Les structures administratives impériales
p. 21-39
Texte intégral
1La mauvaise administration est un lieu commun des causes avancées par les hommes politiques, les hauts fonctionnaires, les réformateurs de tout poil, pour expliquer les difficultés financières et politiques rencontrées par la Monarchie espagnole au XIXe siècle. L’affirmation est récurrente pour la Péninsule dès les années 1820. Ainsi, Cea Bermúdez, chef du gouvernement en 1833, vantait « les réformes administratives, les seules qui produisent immédiatement la prospérité1 ». Cet état d’esprit s’inscrit dans l’émergence du droit administratif liée à la construction de l’État libéral modéré, fortement influencé par l’expérience administrative napoléonienne2. Il est surtout lié à la mutation fondamentale qui, à partir des années 1830, voit d’une part s’éteindre progressivement la logique de la culture juridictionnelle de l’Ancien Régime et d’autre part s’imposer une extension de la sphère du gouvernement (gobierno) au judiciaire et inventer la notion de pouvoir administratif détenu par un collectif appelé l’Administration, « une et indivisible3 ».
2Avec un certain décalage, la même mutation touche les colonies, ainsi que le discours sur la mauvaise administration qui en est le reflet. Après avoir décrit la richesse insuffisamment exploitée de ces territoires et l’agitation qui y sévissait, de nombreux auteurs ne voyaient de salut que dans une réforme administrative à partir des années 1840. Tel est le cas du capitaine général Gutiérrez de la Concha au milieu du siècle ou, vingt ans plus tard, du député Carlos de Sedano pour qui Cuba « requiert seulement une administration juste et éclairée pour atteindre l’état de grandeur auquel elle est destinée4 ». Dans le préambule du décret du 16 août 1870, le ministre réformateur Moret vantait les richesses dont regorgeaient les Philippines en déplorant qu’elles ne soient pas exploitées ou « exploitée sans intelligence », signe que « la colonisation espagnole ne progresse pas5 » et que « la civilisation espagnole semble ne pas prendre possession de ce sol ni ne s’approprie les ferments infinis qu’il contient et qui attendent l’activité et l’initiative pour se transformer en gisement de richesse6 ».
3L’histoire de l’outre-mer est donc jalonnée d’une série de projets de réformes, dont certaines ont été appliquées, de redécoupages territoriaux, de transfert de compétences d’un ministère à un autre. Ces réformes sont le reflet d’une part du poids considérable de l’augmentation forte de la population à administrer et d’autre part de l’évolution des rapports de force entre les différents groupes de pression qui, à Madrid comme dans les sociétés coloniales, contribuaient à orienter la politique menée par la Monarchie. À partir de la révolution de 1868, la réforme s’oriente vers un discours teinté d’assimilationnisme qui vise à aligner l’espace coloniale sur les normes et pratiques administratives de la Péninsule. Il ne s’agit pas de procéder ici à une description exhaustive des changements intervenus, mais de comprendre la logique globale de la machine administrative et de son évolution afin de situer mieux la place occupée par l’objet central de ce livre : les acteurs de l’administration coloniale.
GOUVERNER DEPUIS MADRID ?
4Le gouvernement des Indes, puis de l’outre-mer était exercé depuis Madrid par une poignée d’hommes inclus dans des structures administratives dispersées et peu stables, au gré des nombreux changements politiques et institutionnels de l’État espagnol au XIXe siècle. La question a donné lieu à une historiographie solide et relativement récente dominée par les historiens du droit et centrée sur les mutations législatives et normatives. Deux grandes tendances se sont opposées et l’ont alternativement emporté du XVIIIe siècle à la création du ministère de l’Ultramar en 1863. La première privilégie un traitement séparé des affaires coloniales sous la forme d’institutions propres, la seconde repose sur une vision intégratrice de la gestion des territoires de la Monarchie, quels qu’ils soient, et considère que les colonies doivent être administrées comme les autres territoires, au travers des secrétariats d’État ou des ministères ayant compétences sur l’ensemble de l’Empire. Après la guerre d’Indépendance, la restauration de la Monarchie absolue voit dans un premier temps le retour au système qui avait prévalu entre 1754 et 1787, avec un grand Ministerio Universal de Indias7. Toutefois, la poursuite des guerres d’indépendance en Amérique conduisit pour des raisons politiques (la nécessité de présenter une monarchie intégrant ses territoires d’outre-mer) et pratiques (la « matière » à administrer en outre-mer s’était brutalement réduite) à un retour à partir de septembre 1815 au schéma qui avait été mis en place en 1790. Celui-ci distribuait les affaires coloniales entre les différents secrétariats d’État (Estado, Gracia y Justicia, Hacienda, Guerra, Marina). À côté des secrétariats perdurait le vieux Conseil des Indes, doté en 1820 de 24 conseillers. Cet organe consultatif n’avait plus guère de pouvoirs mais restait compétent pour proposer au roi des noms pour certaines des hautes fonctions administratives de l’Empire. Ce schéma resta en vigueur jusqu’en 1836 (1834 pour le Conseil des Indes), à l’exception de la parenthèse du régime libéral de 1820-1823 qui institua un secrétariat de la Gobernación de Ultramar qui n’eut guère le temps d’agir. Les pouvoirs exceptionnels accordés en 1825 aux capitaines généraux et gouverneurs dans les colonies restantes ont eu pour conséquence un affaiblissement de l’administration centrale madrilène sur la gestion de ces territoires, renforcé par la dispersion de celle-ci.
5La révolution libérale rompit avec le modèle absolutiste tout d’abord en supprimant en 1834 le Conseil des Indes comme l’ensemble des vieux conseils. Il fut remplacé durant deux ans par un Consejo Real de España e Indias, organe uniquement consultatif dans lequel la 7e section était chargée des affaires d’Outre-mer8. Ce Conseil fut supprimé avec la naissance d’une nouvelle structure ministérielle en septembre 1836 et la création d’un secrétariat d’État de Marina, Comercio y Gobernación de Ultramar. Tout comme en France, les affaires coloniales étaient liées à la Marine. Ce secrétariat d’État ne rassemblait pas l’ensemble des affaires coloniales car les secrétariats d’État de Guerra, Hacienda et Gracia y Justicia restaient compétents pour l’outre-mer. L’exclusion des provinces d’outre-mer de la légalité constitutionnelle proclamée par la Constitution de 1837 et l’affirmation de lois spéciales pour gouverner ces territoires a renforcé les partisans d’une centralisation des affaires coloniales dans une même structure, mais sans aucun moyen : les caisses de l’État étaient vides. Ainsi, le budget de 1839 du ministère de Marina, Comercio y Gobernación de Ultramar était consacré à la Marine et aux tribunaux de commerce mais ne prévoyait rien pour l’administration de l’outremer en dehors de cinq postes d’employés pour les archives des Indes à Séville9 !
6Après la fin de la guerre carliste, les initiatives reprirent. Une Junta revisora de las Leyes de Indias vit le jour en juillet 1841, chargée d’actualiser et de rationaliser la législation coloniale, mais aussi de jouer un rôle de conseil dans certains domaines10. Dans le même esprit unificateur, le régent Baldomero Espartero, ancien soldat des guerres d’indépendances américaines, projetait la création d’un grand ministère pour l’ensemble des affaires d’Outre-mer. La chute d’Espatero en 1843 enterra provisoirement le projet. Il ressurgit sans succès deux ans plus tard, porté par le capitaine général de Cuba, Leopoldo O’Donnell. Le Conseil d’État fut restauré en 1845 et reprit le dispositif de 1834 dans lequel les affaires d’Outre-mer étaient du ressort d’une de ses sections. La création d’un ministère du Comercio, Industria y Obras Publicas en janvier 1847 conduisit à la suppression du secrétariat d’État de Guerra, Hacienda et Gracia y Justicia et à l’intégration des attributions de celui-ci dans un grand Secretaría de Gobernación del Reino. Les affaires d’Outre-mer étaient ainsi plus que jamais fractionnées tant pour l’exécutif que pour les fonctions consultatives. La capacité de gestion de la métropole sur ces territoires était particulièrement réduite, occupant au mieux quelques dizaines de fonctionnaires. Cet état de fait depuis la fin des années 1820 correspondait à la faiblesse des moyens de l’État et au principe de l’autofinancement de chacun des territoires coloniaux. Il tient aussi au pacte passé par une majorité des élites créoles avec la Monarchie par lequel la fidélité à la couronne avait pour contrepartie une large autonomie de fait dans le domaine commercial.
7Le risque d’annexion de Cuba par les États-Unis, appuyé par une partie des élites créoles et l’intérêt croissant des ressources des Antilles pour alimenter le Trésor public de la métropole11 conduisirent au milieu du siècle à une volonté de renforcement du contrôle exercé par Madrid sur ses colonies. Les affaires financières coloniales furent regroupées en janvier 1851 dans une Dirección general de Ultramar, hébergée au ministère des Finances. Créé en 1851, le Tribunal de Cuentas chargé de la révision et de l’approbation des comptes du royaume était doté d’une salle spécifique pour les affaires d’Outre-mer. Les comptes de Cuba, des Philippines et de Porto Rico y étaient remis chaque année. Après avoir débattu de l’opportunité de centraliser les affaires d’Outre-mer, le ministère Bravo Murillo créa en septembre de la même année une Dirección General de Ultramar adossée à la présidence du Conseil des ministres, ayant compétences dans toutes les affaires touchant ces territoires, sauf dans le domaine des Finances, de la Guerre et de la Marine qui restaient traitées dans les ministères respectifs. En parallèle, les fonctions de conseil furent regroupées au même moment dans un Consejo de Ultramar présidé par le président du Conseil des ministres et travaillant en collaboration avec la Dirección General de Ultramar12. Le départ de Bravo Murillo scella la fin de ce Consejo de Ultramar et le basculement des attributions de conseils à plusieurs organes successifs à l’activité erratique (Junta Consultiva para los Negocios de Ultramar de 1854 à 1856, section du Consejo Real en novembre 1856, puis du Consejo de Estado qui remplaça ce dernier Conseil en juillet 1858).
8La Dirección General de Ultramar eut un destin plus heureux. Durant les 12 années de son existence (1851-1863), elle constitua une expérience qui prépara le terrain à la création du Ministerio de Ultramar. Malgré la résistance du ministère des Finances, une part croissante des questions financières basculèrent à la Dirección General de Ultramar et la réforme portée par le décret du 30 avril 1854 organisa celle-ci en cinq sections : Gracia y Justicia y negocios eclesiásticos, Hacienda de Cuba y Puerto Rico, Hacienda de Filipinas, Gobernación y Fomento de Cuba, Gobernación y Fomento de Puerto Rico. Quelques mois plus tard, la Dirección changea de tutelle et fut rattachée au ministère de Estado. Le nombre de sections fut modifié à plusieurs reprises mais la plus grande part des employés était occupée aux affaires financières. Madrid souhaitait prioritairement exercer un contrôle dans ce domaine, les autres domaines étant très largement abandonnés pour chacun des territoires aux capitaines généraux et gouverneurs civils qui administraient en s’appuyant sur une alliance entre le milieu des commerçants péninsulaires et celui d’une partie des élites locales, ce qui à Cuba était « los peninsulares más ricos y los cubanos más aristocratas13 ». Toutefois, l’émergence d’un nouvel esprit colonialiste, incarné par les opérations militaires aventureuses du gouvernement O’Donnell à partir de 1860, avait comme référent les courants colonialistes des grands pays d’Europe de l’Ouest et en particulier du Royaume-Uni où existait depuis 1854 un secrétariat d’État aux colonies. Dans un premier temps, ce nouveau contexte ne produisit rien en terme organisationnel car O’Donnell était très lié aux groupes coloniaux partisans du statu quo. La chute de son ministère en mars 1863 et l’arrivée au pouvoir du marquis de Miraflores, fervent partisan d’une politique centralisatrice, débloquèrent la situation et créèrent le ministerio de Ultramar par le décret royal du 20 mai 186314. Dans ce premier temps, et dans le but de rassurer les milieux coloniaux locaux, le nouveau ministère était présenté comme une simple dénomination nouvelle de la Dirección General de Ultramar. Ce ministère est resté sous doté pendant longtemps, avec même une réduction de sa dotation budgétaire entre 1863 et 1870. En 1868 il ne disposait que de 35 employés15. Toutefois, son poids s’accrut par la suite, à la faveur d’une quinzaine de réformes qui l’ont affecté jusqu’à sa disparition, ainsi qu’au travers de nombreux conflits de compétences qui se sont posés avec les autres ministères et qui, à de nombreuses reprises, ont été résolus en sa faveur16. Les conflits existaient aussi avec les capitaines généraux/gouverneurs supérieur civils qui conservaient les pouvoirs exceptionnels qui leur avaient été confiés depuis les années 1820. Ceci était en particulier vrai pour la question des nominations d’employés, l’autorité locale gardant la main sur les emplois subalternes et sur une grande part des nominations de l’administration supérieure. Seule l’administration des Finances parvint à être pilotée en grande partie depuis Madrid17. On reviendra ultérieurement sur ce ministère18.
LA DOMINATION DU CAPITAINE GÉNÉRAL/GOUVERNEUR CIVIL
9Les guerres d’indépendance de l’Amérique continentale ont bouleversé le mode de gouvernement des territoires restés sous la tutelle de la Monarchie espagnole. La clé de voûte est connue : celle d’un capitaine général/gouverneur civil doté de pouvoirs extraordinaires et responsable uniquement devant le roi. L’ordonnance du 28 mai 1825 lui donnait à Cuba les pleins pouvoirs militaires d’un commandant d’une place en état de siège, ainsi que le contrôle de toute l’administration civile grâce au pouvoir de destituer librement les employés publics et de suspendre l’exécution de toute ordonnance avec comme seule limite de rendre compte de son action au roi. Ces pouvoirs exceptionnels furent confirmés par les décrets des 21 mars et 26 mai 183419. Le décret du 18 février 1835 justifiait la réunion en une seule personne de deux fonctions : celle de capitaine général et celle de gouverneur civil, afin de « ne pas démembrer son autorité à une telle distance du trône royal20 ». Ces pouvoirs furent étendus au capitaine général des Philippines en 183721 et de Porto Rico l’année suivante, à la faveur de la répression menée par le capitaine général Miguel López Baños contre le pronunciamiento libéral du régiment de Granada de la Isla22. Le capitaine général exerçait aussi l’autorité royale en matière de patronage sur l’Église, ce qui est important en particulier aux Philippines où l’Église exerçait une fonction d’intermédiaire administratif majeure auprès des populations locales.
10À la faveur de ce régime d’exception qui resta en vigueur jusqu’en 1869, le capitaine général/gouverneur civil (aux Philippines on parle plutôt de gouverneur général) accrut ses pouvoirs au détriment des municipalités, de la Marine ainsi que des deux autres branches traditionnelles de l’administration civile : les services des Finances et surtout les audiences.
11À Cuba, l’oligarchie sucrière cubaine s’appuyait en grande partie jusqu’au milieu du siècle sur le surintendant aux Finances qui conservait le contrôle de cette administration. Cet appui avait un visage : celui de Claudio Martínez de Pinillos, inamovible surintendant de 1823 à 1851. Celui-ci s’opposa toujours à ce que son secteur passât sous la direction du capitaine général23. L’opposition était moins forte mais tout aussi réelle à Porto Rico, en particulier à propos des questions douanières24. Aux Philippines, la domination du capitaine général sur l’intendant était une réalité plus ancienne, le capitaine général obtenant à plusieurs reprises la fonction de surintendant aux Finances, mais les services des Finances conservaient une large autonomie. La dépendance des services financiers à l’égard des capitaines généraux s’imposa finalement partout avec le décret du 16 août 1854 qui confia dans tout l’outre-mer la fonction de surintendant des Finances aux capitaines généraux25. À Cuba, le capitaine général obtint aussi au même moment la direction de plusieurs organes consultatifs touchant des secteurs liés au ministère du Fomento : junta de Fomento, Inspección de estudios, junta de beneficiencia, de sanidad y de propios26. L’année 1853 vit enfin les capitaines généraux de Cuba, Porto Rico et des Philippines investis du commandement supérieur de la Marine27.
12Sous l’Ancien Régime, les audiences étaient des institutions puissantes dotées des compétences supérieures en matière de justice et d’administration. Leur pouvoir était encore plus fort aux Indes à cause du caractère plus limité du reste de l’administration civile et de l’institution du Real Acuerdo28. Cette fonction de conseil supérieur auprès du vice-roi ou du capitaine général était aux Indes beaucoup plus importante qu’elle ne l’était dans les territoires de l’ancienne couronne d’Aragon où l’institution avait aussi existé. Les audiences avaient en particulier un pouvoir très fort sur les municipalités au travers d’un contrôle sur la nomination des autorités municipales ainsi que sur les finances de cellesci. L’administration des Finances ne s’empara de cette branche importante des propios y arbitrios qu’à partir de 1836 à Cuba29.
13Les conflits entre les audiences et les autorités supérieures (vice-roi, ou gouverneur/capitaine général), conflits de préséance et de compétences, étaient récurrents avant même les décrets de 1825, l’autorité militaire cherchant à faire reculer le poids des juges sur la gestion des territoires qui leur étaient confiés. Dans la Péninsule, le conflit s’est résolu progressivement avec la révolution libérale, d’abord à la faveur de la Constitution de Cadix qui garantit aux tribunaux l’exclusivité d’appliquer les lois dans les causes civiles et criminelles (art. 242), mais limite leur pouvoir à ce domaine : « Les tribunaux ne pourront exercer d’autres fonctions que celles de juger et de faire exécuter ce qui est jugé30 » (art. 245) et « ils ne pourront non plus suspendre l’exécution des lois ni faire des règlements pour l’administration de la justice31 » (art. 246). La restauration de l’absolutisme en 1814, puis en 1823 ne permit pas aux audiences de retrouver leur lustre passé. En effet, celles-ci s’étaient déconsidérées en 1808 à cause de leur passivité face à l’envahisseur français et le roi Ferdinand n’était guère soucieux de redonner du lustre au monde des letrados, suspecté de constituer une entrave potentielle à la puissance du pouvoir royal32.
14Le principe libéral de séparation des pouvoirs contenu dans la Constitution de Cadix ne fut jamais appliqué dans les faits et, au sortir des années révolutionnaires de 1835-1837, s’impose une progressive mise sous tutelle du pouvoir judiciaire par le pouvoir exécutif et sa lente relégation au rang d’une administration comme une autre33. Le signe le plus emblématique de cette « administrativisation » de la justice est l’échec des tentatives à imposer l’inamovibilité des juges et leur dépendance à l’égard des changements politiques. Les audiences furent réduites à des tribunaux d’appel et le décret du 26 janvier 1834 réorganisait la carte de ces tribunaux en fonction de la nouvelle division territoriale en provinces définie deux mois plus tôt34. Dans les colonies qui étaient exclues du périmètre d’application des principes constitutionnels, la longue persistance de la Ley de Indias ainsi que de l’institution du Real Acuerdo ont fait perdurer les logiques et les anciens conflits de pouvoir jusqu’à la fin du règne d’Isabelle II, l’opposition entre le capitaine général et l’audience devenant une figure récurrente de la vie administrative de ces territoires. Aux Philippines, l’ancienneté de l’audience (fondée en 1583) lui conférait un poids plus important que dans les autres colonies et les conflits furent très forts durant les mois et les années qui suivirent l’expulsion des députés d’outre-mer des Cortès et l’exclusion des colonies de tout cadre légal35. À Cuba, l’autoritarisme du capitaine général se fit sentir plus tôt et l’opposition apparut dès 1825 avec la création de la Comisión Militar Ejecutiva, sorte de justice militaire d’exception36, implantée aussi dans la Péninsule. Alors qu’elle avait été supprimée en métropole, le capitaine général Miguel Tacón la confirma à son arrivée en 1834. Le bras de fer entamé avec l’audience de Puerto Principe alla jusqu’à soustraire provisoirement à la juridiction de l’audience la partie occidentale de l’île, la plus riche et la plus peuplée37. L’oligarchie sucrière cubaine parvint à obtenir le renvoi de Tacón en 1838 mais les tensions perdurèrent avec les successeurs de celui-ci. Le capitaine général Gutiérrez de la Concha écrivait plus de quinze ans plus tard :
Les tribunaux méritent un grand et profond respect dans l’administration de la justice ; toutefois, dans les affaires purement de gouvernement, qu’il me soit permis de croire que les magistrats sont non seulement exposés à se tromper [...] mais aussi à se laisser entraîner parfois par l’esprit de corporation38.
15La résistance des audiences déclinait ainsi inéluctablement. En 1837, elles avaient perdu au profit du capitaine général le privilège de recevoir les premières la correspondance gouvernementale et en 1842 ce dernier acquit à Cuba le pouvoir de publier les lois et décrets venant de la métropole, ainsi que d’ignorer ceux qui lui semblaient mettre en cause la tranquillité du territoire39. Enfin, les audiences finirent par être reléguées à la justice civile et criminelle par le décret du 4 juillet 1861 qui supprimait le Real Acuerdo40. Les magistrats perdaient en particulier tout ce qui touche au contentieux administratif, signe du poids croissant de l’administration et de l’agonie de la culture juridictionnelle d’Ancien Régime41. Les juges conservaient toutefois un rôle administratif car plusieurs membres des audiences appartenaient de droit aux Consejos de Administración créés au même moment dans chaque colonie. Outre un rôle consultatif en matière administrative, ce nouvel organe était compétent en matière de contentieux administratif42. Les magistrats ont donc conservé plus longtemps que dans la Péninsule un pouvoir et un prestige social importants. Toutefois, la primeur accordée à l’exécutif par les décrets de 1861 marque la fin d’un mode de gouvernement pluriséculaire. Par ailleurs, les magistrats étaient soumis, à l’instar de leurs collègues de la Péninsule, aux caprices des destitutions et nominations au gré des alternances rapides des gouvernements à Madrid.
16Les pouvoirs immenses des capitaines généraux/gouverneurs généraux acquis en 1825 se sont donc accrus au milieu du siècle, au point que certains proposaient de les doter du titre de vice-roi pour sortir de l’exceptionnalité de principe de l’étendue de leurs compétences43. Une première tentative pour institutionnaliser cette fonction pour les affaires civiles eut lieu à Cuba par le décret du 26 novembre 1867 qui déclare que celui qui était désormais désigné sous le nom de Gobernador superior civil devait être considéré comme « […] l’autorité supérieure de toutes les branches civiles du service public de l’État dans l’île de Cuba », « le représentant du gouvernement » et « le seul qui soit directement en contact avec le ministère d’Outre-mer »44. Aux Philippines, la sortie de l’état d’exception intervint par une série de décrets qui, entre 1865 et 1874, précise les pouvoirs du gouverneur général, sans les réduire45.
17À Cuba, quelques mois après la fin de la guerre de Dix Ans, un ensemble de réformes administratives précisa les attributions du Gobernador general par le décret du 9 juin 1878. La double autorité, civile et militaire, qui venait d’une double fonction, était désormais concentrée en une seule fonction, celle du Gobernador general, qui en tant que chef des armées, ne pouvait être qu’un militaire. Il était désigné comme le représentant du gouvernement et de la nation, ainsi que le délégué des ministères d’État, d’Outre-mer, de la Guerre et de la Marine. Il était assisté d’une Junta de autoridades, organe consultatif, constitué des autorités supérieures de l’Armée, de la Marine, de l’Église et des trois branches principales de l’appareil administratif (Justice, Finances et Administration)46.
18Le modèle mis en place dans les trois principales colonies espagnoles se retrouve à Fernando Poo. L’île ne fut dotée d’un statut qu’à partir de 1858. Le pouvoir était concentré dans les mains d’un gouverneur militaire aux attributions similaires à celles du capitaine général. L’expérience cubaine joua un rôle majeur : l’île était une étape ancienne du trafic d’esclaves vers les Antilles, elle était financée sur les caisses de Cuba et le premier gouverneur, le capitaine de frégate Carlos Chacón, avait fait une partie de sa carrière à Cuba. Il existe toutefois une similitude avec les Philippines car la colonisation fut aussi confiée au clergé, en l’occurrence ici aux jésuites47. À la fin du XIXe siècle, le Maroc n’était pas encore considéré comme un territoire faisant partie de l’outre-mer. Avant l’établissement du protectorat au début du XXe siècle, la logique d’organisation restait celle des enclaves anciennes, dirigées dans chacun des cas par un gouverneur militaire et le vocable utilisé pour désigner cet espace avant 1898 dans les recensements ou les budgets était les Posesiones del Norte y Costa occidental de áfrica.
L’ADMINISTRATION DU TERRITOIRE
19La domination écrasante du capitaine général/gouverneur civil ne doit pas masquer le fait qu’il n’existait pas une centralisation des services administratifs. Chaque secteur était constitué de corps bénéficiant d’une juridiction qui lui était propre et de services centraux siégeant dans la capitale (Manille, San Juan de Puerto Rico, La Havane, avec jusqu’en 1838 l’exception de l’audience qui siégeait à Puerto Principe). Le renforcement des pouvoirs du capitaine général est moins une centralisation qu’une accumulation de facultés qui auparavant appartenaient à d’autres organes ou autorités, en particulier à l’audience. Pour ceci, et suivant les propos de M. J. Solla Sastre, il est préférable de parler d’une concentration de pouvoirs en faveur de la sphère administrative, fondée sur une « déjudiciarisation » de la nature des décisions prises par les pouvoirs représentants le monarque48.
20Cette diversité, dénoncée par les tenants de la centralisation49, explique en grande partie le fait que les divisions territoriales dépendaient de chacun des secteurs d’activité (pour l’essentiel les affaires militaires, de la Justice, des Finances et de la Marine), au moins jusqu’au milieu des années 1870. Par ailleurs, ces divisions se sont modifiées avec le temps au fil de réformes imposées par les changements politiques, mais aussi par la forte augmentation de population qu’ont connue ces colonies en trois quarts de siècle.
21Dans la mesure où les structures et les logiques administratives d’Ancien Régime restèrent plus longtemps présentes en outre-mer que dans la Péninsule et qu’il est par nature impossible d’ordonner la pluralité normative des sociétés d’Ancien Régime sous forme hiérarchisée50, on connaît le caractère utopique à prétendre proposer un schéma global de l’organisation des pouvoirs. Le schéma ci-dessous (fig. 1) n’est qu’une tentative pour comprendre mieux les grands principes de structuration de l’administration royale. Au milieu du XIXe siècle, avant les grandes réformes concentrant les pouvoirs aux mains du capitaine général et avant la suppression du Real Acuerdo, un type d’administration proche s’est imposé dans les trois grandes colonies, avec trois branches principales : Gobierno civil y militar, Finances et Justice.
22La première branche dépend directement du capitaine général/gouverneur civil et concerne les affaires militaires, de police et pendant longtemps la justice dans la mesure où, à l’échelle locale, les gouverneurs des gobiernos civiles y militares étaient aussi alcaldes mayores et donc responsables de la justice en première instance. Cette dernière fonction recule à partir des années 1840 au profit d’une administration de juges professionnels, d’abord dans les villes. Le capitaine général avait aussi la haute main sur les services du courrier et les communications (routes et plus tard télégraphes). Les deux autres branches étaient relativement autonomes à l’égard du capitaine général jusque respectivement en 1853 et 1861, comme nous l’avons vu plus haut. Dirigées par les intendants ou surintendants, les services des Finances étaient dotés dans la capitale d’une comptabilité générale, d’une trésorerie et d’un tribunal aux comptes, puis d’une administration générale des rentes (terrestres et maritimes) et d’une administration générale des douanes ayant des bureaux à l’échelle locale. L’intendant était aussi à la tête du corps des douaniers (Resguardo).
23Les audiences exerçaient la tutelle sur la justice ordinaire et sur une partie des hommes qui l’exerçaient. À partir du milieu des années 1840, ce sont de plus en plus des alcaldes mayores devenus des professionnels percevant un salaire fixe, ce qui n’était pas le cas auparavant car la fonction était soit exercée par le gouverneur soit par un faisant fonction (teniente gobernador, alcalde ou asesor)51. Par ailleurs, ce changement s’accompagne en 1844 aux Philippines de l’interdiction de faire du commerce, pratique jusqu’alors très répandue parmi les alcaldes mayores52. La professionnalisation des juges à l’échelle locale va de pair avec la séparation des fonctions judiciaire et administrative, dont le principe est affirmé en 1855 à Cuba, puis concrétisé par la fin du Real Acuerdo.
24Le schéma présenté pour 1850 n’est ainsi plus opératoire par la suite, pour une bonne part à cause de cette concentration des pouvoirs aux mains du capitaine général qui prenait de plus la tête des nouveaux services créés, tels la Guardia Civil créée à partir de 1852 à Cuba, 1868 aux Philippines et 1869 à Porto Rico. L’autre nouveauté consiste en la création en 1861 des Consejos de administración dans chaque île.
25Après la période troublée de révolution et de guerre à Cuba des années 1868-1878, le statut du capitaine général/gouverneur civil sortit de l’état d’exception mais l’articulation générale des pouvoirs reste globalement la même, complétée par l’apparition de nouveaux services (par exemple le télégraphe) et de nouvelles instances consultatives. Le secteur de la justice est celui qui connaît une rationalisation liée à la relégation des juges à des fonctions de justice et à leur éviction de toute fonction purement administrative ou de police. Le décret du 25 octobre 1870 divise chacune des trois colonies en districts dotées chacune d’une audience, ces districts sont partagés en partidos dotés d’un ou de plusieurs alcaldes mayores. L’édifice est complété par la présence de juges de paix dans les villes53. La fin des années 1880 voit l’apparition de nouvelles audiences54, ce qui traduit en fait l’affaiblissement des audiences de Manille, La Havane et San Juan de Porto Rico et confirme la fin de la puissance des audiences dans le monde colonial. Ce schéma général connaît toutefois des nuances en fonction des colonies, nuances liées le plus souvent à des modifications de l’organisation territoriale et, dans le domaine des Finances, aux spécificités de l’origine des revenus de chacune des colonies.
LA DIVERSITÉ DE L’INSCRIPTION DANS LE TERRITOIRE
26À Cuba, l’île était divisée à partir de 1827 en trois départements pour l’administration militaire et pour l’administration civile dépendant du capitaine général au titre de sa deuxième fonction, celle de gobernador civil (lo gobernativo) : oriental, central et occidental avec respectivement comme capitales Santiago de Cuba, Puerto Principe et La Havane (carte 1).
27Ces départements furent réduits à deux en 1853 par absorption d’une grande partie du département central par le département oriental, retrouvant de cette manière les limites entre les deux diocèses de l’île (La Havane et Santiago de Cuba) alors que les divisions militaires passaient à quatre (carte 2).
28Chaque département était dirigé par un gouverneur politico-militaire, fonction occupée dans le département oriental par le capitaine général/gouverneur civil. Les gouverneurs et leurs subalternes dépendaient du ministère de la Gobernación à partir de sa création en 1835, pour la partie civile de leurs attributions. Ces départements étaient divisés en 22 (en 1827) à 30 juridictions politico-militaires (juzgados), appelées parfois tenencias de gobierno, dirigées par un teniente gobernador (carte 3).
29Enfin la dernière division était constituée par plus de 250 districts pour les villes ou par des partidos dans les zones rurales, où il existait des capitaines de partidos, tandis que ces fonctions de surveillance étaient remplies par des policiers dans les villes55. À partir de 1838, les affaires judiciaires étaient divisées entre les deux audiences de l’île (La Havane et Puerto Principe) et, pour la justice ordinaire, entre 25 à 30 juzgados qui étaient les circonscriptions judiciaires qui territorialement correspondaient en gros aux juridictions politico-militaires56. La justice ordinaire en première instance était donnée par des alcaldes mayores dans les juzgados les plus importants (carte 4) ou, en leur absence, par les tenientes gobernadores ou des faisant fonction. À la fin de la période coloniale, le système des alcaldes mayores professionnels s’était étendu à tout le territoire.
30L’administration des Finances était aux mains des intendants : d’abord trois jusqu’en 1839 à Puerto Principe, Santiago de Cuba et La Havane, ce dernier étant aussi surintendant général délégué des Finances, puis leur nombre fut réduit à deux avant la création d’une intendance générale unique à La Havane au milieu du siècle, le capitaine général devenant surintendant. Les intendants dirigeaient avant tout leurs services centraux à La Havane et les services des rentes terrestres et des rentes maritimes présents dans chacune des circonscriptions fiscales où existaient des bureaux de la administración subalterna de rentas reales.
31Leur nombre est croissant au fil du siècle : 13 en 1827, 41 en 185457. Après la guerre de Dix Ans, l’augmentation du nombre de bureaux se poursuivit dans les deux tiers ouest de l’île mais recula à l’est, dans les territoires où le conflit fut le plus fort58. Enfin, Cuba disposait du service des loteries le plus important des colonies.
32Les lendemains de la guerre de Dix Ans ont conduit à une série de réformes entre lesquelles le décret du 7 juillet 1878 qui divisa l’île en six provinces : Pinar del Río, La Havane, Matanzas, Santa Clara, Puerto Principe et Santiago de Cuba (carte 5). Le principe était d’aligner Cuba sur la Péninsule et de procéder à une même division territoriale pour chacun des secteurs d’activité de l’administration coloniale. Ces provinces étaient dirigées par un gouverneur, nommé par le ministère de l’Ultramar, qui représentait l’autorité supérieure en manière administrative et économique59. Tous les découpages administratifs n’étaient toutefois pas alignés sur celui-ci. Ainsi, les services de la Marine conservaient une division en sept provinces maritimes (La Havane, Santiago de Cuba, Cienfuegos, Trinidad, Nuevitas, Sagua, Remedios)60.
33Enfin, la dernière réforme territoriale fit revenir à une division en trois régions, occidentale, centrale et orientale, ayant respectivement pour capitales La Havane, Matanzas et Santiago61, tout en conservant un découpage inférieur en six provinces.
34À Porto Rico se retrouve la division cubaine en départements appelés aussi provinces qui sont au nombre de huit dès la fin du règne de Ferdinand VII (carte 6) : San Juan, Bayamon, Arecibo, Aguadilla, San German (puis Mayagüez), Ponce, Humacao, Caguas (puis Guayama)62.
35L’appareil administratif était très limité dans cette île jusqu’en 1810. Elle était à l’écart des grands circuits commerciaux et occupait avant tout une fonction défensive dans le dispositif impérial antillais et le financement de l’armée et des rares employés se faisait sur les caisses du Mexique. Les indépendances de l’Amérique continentale conduisirent à une redéfinition de la fonction de l’île et contraignirent à imaginer un autofinancement de celle-ci, associé à une prise en main des autorités péninsulaires désireuses de tirer des revenus de ce territoire63. Son économie fondée sur l’autoconsommation se transforma ainsi en économie d’exportation (café, sucre et tabac). Une administration fiscale fut par conséquent mise sur pied à la fin du règne de Ferdinand VII après le choix de faire peser avant tout les impôts sur les douanes. Par conséquent, ces services représentaient à eux seuls les deux tiers de l’ensemble des employés des Finances en 1850 et étaient répartis sur tout le territoire64. Le reste de cette administration était concentré à San Juan : une Contaduría Mayor qui vit le jour en 1832, de laquelle fut issue une Tesorería en 1834, puis un bureau central des contributions et des rentes. Ces bureaux furent installés grâce à des employés des Finances émigrés du Vénézuela65. En parallèle, une audience était créée à San Juan en 1831 et des alcaldes mayores étaient installés dans chaque département, avec quelques rares exceptions.
36Les Philippines constituent un monde fort différent des Antilles par le nombre très limité d’Espagnols dont une part dominante était constituée par les militaires et les employés, par le poids des communautés religieuses comme intermédiaires administratifs, ainsi que par l’immensité et la dispersion des territoires constituant l’archipel. Ceci a pour conséquence un enchevêtrement complexe de territoires aux statuts différents et changeants au fil du siècle. Manille était un monde à part et concentrait la plus grande partie des postes d’employés. À l’échelle locale, le pouvoir administratif appartenait au gouverneur d’une des quelques trente à cinquante provinces qui divisaient l’archipel (carte 7)66. Ils étaient de trois types : gouverneurs politico-militaires, alcaldes mayores et commandants politico-militaires, auxquels il faut ajouter quelques commandants militaires, l’ensemble dépendant du ministère de la Guerre. Ces hommes étaient les représentants du roi et avaient des attributions très variées. Ils étaient d’abord responsables de l’ordre public et de l’application des décisions prises par le gouvernement ou le gouverneur général. Ils étaient chef des armées, à l’exception des alcaldes mayores, juge civil et criminel en première instance (fonction remplie dans les gobiernos políticomilitares par un délégué appelé teniente de gobernador), subdélégué de l’administration des Finances, c’est-à-dire chef d’une partie de cette administration67.
37Avec un personnel réduit de deux à cinq personnes, ces gouverneurs/ alcaldes mayores étaient particulièrement peu dotés en personnel68. La justice en appel était rendue par l’audience de Manille qui conserva des fonctions administratives jusqu’aux années 1860 (carte 8). Toutefois, malgré cette rupture valable pour l’ensemble des colonies qui visait à ôter à l’appareil judiciaire toute compétence en matière administrative afin de la reléguer au seul domaine de la justice, les alcaldes mayores conservèrent dans au moins dix-huit provinces la double compétence traditionnelle justice/administration, jusqu’au décret du 26 février 1886 qui remplaça ce personnel par des gouverneurs civils69.
38L’administration des Finances était différente de celle qui existait aux Antilles car y perdurait le système fiscal du XVIIIe siècle, à savoir celui des monopoles (rentas estancadas) qui avait disparu à Cuba et Porto Rico en 181770. Le monopole de l’alcool et surtout du tabac constituait donc un service important de l’administration des Finances dans les provinces productrices. Il fonctionna jusqu’à son abolition en 1882. Le besoin en numéraire pour rentabiliser ce monopole a conduit à libéraliser le commerce extérieur de la colonie (1834 à Manille, 1855 dans les îles Visayes) et à favoriser les cultures d’exportations71. Ceci eut pour conséquence le développement de l’administration des douanes existante. Perdurait enfin le vieux système du tribut versé par les populations indigènes dans les territoires administrés par le clergé. À l’échelle des provinces, il existait un administrateur des Finances qui avait en charge l’ensemble des tâches liées aux finances dans les plus petites provinces, dans les plus importantes d’entre elles, il était déchargé des douanes et des monopoles qui avaient leurs propres représentants72. Après la parenthèse des ministères d’outre-mer réformateurs, Manuel Becerra et Sigismundo Moret en 1869-1870, le cadre administratif traditionnel perdura aux Philippines, confirmé par la Constitution de 1876. Les appels à une réduction du nombre de provinces, tout comme les autres tentatives de réforme restèrent pour une bonne part lettre morte73, à l’exception de la fin du monopole de la Régie des tabacs en 1882 et de la création des audiences de Cebu (1886) et Vigan (1893).
39Ainsi, les changements ont été beaucoup plus lents aux Philippines qu’aux Antilles, à l’image de la longue persistance des alcaldes mayores aux doubles fonctions traditionnelles ou du système des tributs et des monopoles. Ce thème de l’originalité de l’archipel est d’ailleurs récurrent à partir des années 1870, où se succèdent les tentatives de réformes visant à rapprocher les fondements administratifs de l’outre-mer sur ceux de la Péninsule. Les particularités ethniques, démographiques et géographiques sont alors sans cesse soulignées pour justifier un traitement particulier de l’archipel. Ainsi, le décret d’unification de l’administration de la justice en outre-mer du 25 octobre 1870 oppose les Antilles à la « culture quasi totalement européenne » à la population des Philippines74. Dix-huit ans plus tard, un autre décret de réforme de la justice exclut l’archipel à cause du « […] retard de sa culture, de la diversité des langues de ses habitants, de leur manque de notions claires concernant les devoirs politiques et la citoyenneté75 ». C’est ainsi aux Philippines que furent poussés à l’extrême les contradictions et le double discours des autorités espagnoles qui pouvaient à l’image du député et ministre Patricio de la Escosura en 1863 affirmer que « […] la bonne politique exige théoriquement [...] d’assimiler le plus possible les provinces d’outre-mer à la mère patrie, tant dans le domaine de la langue, des croyances et des coutumes, comme dans celui de l’administration et du gouvernement », puis militer à propos des Philippines en faveur d’un renforcement des pouvoirs du capitaine général et relever, quelques paragraphes plus loin, « ces îles doivent être considérées comme un empire annexe à l’État et à la couronne, mais par sa nature même, séparé et distinct de l’Espagne péninsulaire »76.
Notes de bas de page
1 Miraflores, Memorias para escribir la historia contemporánea, pp. 473-476.
2 Luis, 2004.
3 Expression de Manuel Colmeiro, l’un des pères du droit administratif espagnol, en 1850, citée dans Garriga, 2002, p. 326.
4 « […] sólo requiere una administración justa é ilustrada para llegar al estado de “engrandecimiento” à que está destinada », Sedano y Cruzat, Cuba desde 1850 a 1873, p. 7.
5 « La colonización española no adelanta », cité dans Ortego Gil, p. 63.
6 « La civilización española parece como que no toma posesión de aquel suelo, ni se apodera de sus infinitos gérmenes que sólo esperan la actividad y la iniciativa para convertirse en veneros de riqueza », ibid.
7 Voir sur ces questions Sánchez Andrés, 2007b et sa bibliographie détaillée.
8 Arvizu Garralaga, 1974.
9 Presupuesto general de… 1839, pp. 882-883.
10 Martínez Navas 2007.
11 Roldán de Montaud, 1997.
12 Sánchez Andrés, 2007a, p. 208.
13 Piqueras, 2006, pp. 111-117.
14 Sánchez Andrés, 2007b, pp. 44-46.
15 Guía de forasteros en Madrid para el año de 1868, pp. 859-860.
16 Sánchez Andrés, 2007b, pp. 56-58.
17 Ibid., pp. 60-61.
18 Sur les ministres et sous-secrétaires d’État, voir ici Roldán de Montaud, pp. 99-118.
19 Fradera, 2005, p. 228.
20 García de Gragitena, Guia del empleado, p. 24.
21 Artaza Montero, 2001, p. 358.
22 Fradera, 1999a, p. 116.
23 Fradera, 2005, pp. 178-179 et 204.
24 Ibid., pp. 208-209.
25 Ibid, pp. 248-249 ; Huetz de Lemps, 2006, pp. 86-87 ; Diaz-Trechuelo, 2001.
26 Gutiérrez de la Concha, Memoria dirigida, p. 20.
27 Alonso Romero, 2002, pp. 24-25 ; Lalinde Abadia, 1980, pp. 168-169.
28 Garriga, 2004a.
29 Sedano y Cruzat, Cuba desde 1850 a 1873, pp. 32-33.
30 « Los tribunales no podran exercer otras funciones que las de juzgar y hacer que se execute lo juzgado ».
31 « Tampoco podrán suspender la execución de las leyes ni hacer reglamento para la administración de justicia ».
32 Martínez-Pérez, 1999 ; Luis, 1999.
33 Solla Sastre, 2007a.
34 Decretos de la reyna, pp. 32-35.
35 Fradera, 2005, pp. 250-252.
36 Godicheau, Risques, 2015.
37 Fradera, 2005, pp. 139-140.
38 « Grande, profundo respeto me merecen los tribunales en la administración de la justicia ; pero en asuntos puramente de gobierno me ha de ser permitido creer que los magistrados no solo están espuestos a errar [...] sino que es muy posible que a veces se dejen arrastrar del espíritu de corporación », Gutiérrez de la Concha, Memorias sobre el estado político, p. 109.
39 Fradera, 2005, pp. 250-251.
40 Gaceta de Madrid, 13 juillet 1861.
41 Lorente Sariñena, Garriga, 1998.
42 Sánchez-Arcilla Bernal, 1997, pp. 188-190 ; Lirias Rodríguez, 2004, pp. 22-23.
43 L’hypothèse est avancée dès 1838 pour le capitaine général de Cuba. Voir Alvarado Planas, 2013, pp. 147-148. Elle est reprise au Philippines 25 ans plus tard. Voir Escosura, Memoria sobre Filipinas, pp. 89-90.
44 « […] la autoridad superior de todos los ramos civiles del servicio público del Estado en la isla de Cuba », « el representante del Gobierno » et « el único que se entiende directamente con el ministerio de Ultramar », Alonso Romero, 2002, p. 35.
45 Artigas, Manual del empleado, pp. 7-10.
46 Sánchez-Arcilla Bernal, 1997, pp. 200-205.
47 Voir ici Álvarez Chillida, « Los gobernadores », pp. 157-166.
48 Solla Sastre, à paraître b, p. 4.
49 Gutiérrez de la Concha, Memorias sobre el estado político, p. 232.
50 Agüero, 2006, p. 32.
51 Gutiérrez de la Concha, Memorias sobre el estado político, pp. 117-118. Pour Cuba, cédule royale du 24 juillet 1845. Pour les Philippines, décret royal du 23 septembre 1844.
52 Huetz de Lemps, 2006, pp. 27-48.
53 Gaceta de Madrid, 28 octobre 1870.
54 Voir ici, Luis, « Les magistrats d’outre-mer », pp. 189-209.
55 Pezuela, Diccionario geográfico, t. I, pp. 127-137 ; Gutiérrez de la Concha, Memorias sobre el estado político, p. 113.
56 Pezuela, Diccionario geográfico, t. I, pp. 157-158.
57 García de Gragitena, op. cit., pp. 38-39 ; Sagra, Historia economico-politica, p. 298.
58 Voir ici Luis, « Les employés », pp. 227-251, carte 5.
59 Alonso Romero, 2002, pp. 40-41.
60 Presupuestos generales… Cuba... 1883-1884.
61 Alonso Romero, 2002, p. 77.
62 Guia de forasteros en Puerto Rico, pp. 9-10 ; Lalinde Abadia, 1980.
63 Fradera, 2005, p. 564.
64 AHN, Ultramar, leg. 1 079.
65 Sonesson, 1990, pp. 103-104.
66 Voir la carte des provinces des Philippines à la fin du siècle dans Huetz de Lemps, 2006, p. 23.
67 Ibid., pp 25-26. Il y avait 37 provinces au milieu du siècle : 13 gobiernos político militares, 23 alcaldías mayores, une comandancia militar. Diaz Arenas, Memorias Históricas Estadísticas de Filipinas, 7e Cuaderno, división territorial y judicial.
68 En 1890, il y avait 19 gouverneurs civils, 28 gouverneurs politico-militaires, 19 commandants politico-militaires, 7 commandants militaires. Liria Rodríguez, pp. 24-27.
69 Gaceta de Madrid, 28 mars 1886.
70 Voir des schémas complets de l’administration fiscale dans Robles, 1969.
71 Fradera, 2005, pp. 481-482.
72 Cabezas de Herrera, Apuntes históricos, pp. 11-12.
73 Huetz de Lemps, 2006, pp. 305-310.
74 Préambule du décret du 25 octobre 1870, Gaceta de Madrid, 28 octobre 1870.
75 « […] el atraso de su cultura, la diferencia de lenguaje de aquellos habitantes, su falta de nociones claras acerca de los deberes públicos y de ciudadanía », préambule du décret du 26 octobre 1886. Gaceta de Madrid, 4 novembre 1888.
76 « […] la buena política exige teóricamente [...] asimilar en todo lo posible las provincias ultramarinas a la madre patria, tanto en idiomas, creencias y costumbres como en administración y gobierno » et « estas islas deben considerarse como un imperio anexo al Estado y la corona, pero por la naturaleza misma, separado y distinto de la España penínsular », Escosura, Memoria sobre Filipinas, pp. 85-86.
Auteur
CHEC, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand
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