La perversion du modèle anthropologique de référence
L’amador
p. 39-92
Texte intégral
La conception marchienne de l’amour
1Depuis que Josep Torras i Bages écrivit que March chantait l’amour humain, et qu’Amédée Pagès abonda en ce sens en le qualifiant de « troubadour attardé1 », la critique s’est accordée à considérer que March est le poète de l’amour. Et pourtant, si l’amour est sans conteste le centre névralgique de la poésie marchienne, le but d’Ausiàs March n’est pas d’en faire une présentation versifiée, d’en exposer la science et en donner les règles. Il s’agit pour lui, avant tout, du moyen privilégié d’une quête ontologique. L’amour informe l’ensemble de la poésie marchienne, aussi bien les Cants d’amor, que les Cants morals, de mort ou encore le dit Cant espiritual, et s’il la structure tout entière, c’est parce que, malgré la diversité apparente de cette division thématique, le but du moi n’est pas de chanter l’amour ou sa dame, puis de faire des leçons de morale ou de dire sa tristesse face à la mort de l’aimée, mais bien de se chercher, et de chercher à se dire. L’amour s’impose comme le fil conducteur idéal car il peut cristalliser entièrement cette quête, qui dépasse de loin le simple discours amoureux pour sonder l’être même du moi. La poésie marchienne est profondément, explicitement, ontologique, et si l’amour en est le thème central, c’est en tant que cheminement ontologique — et, nous le verrons, tragique — du moi qui cherche à se penser et à se dire.
2Il importe donc d’analyser avant toute chose en quoi consiste cet amour marchien. Nous verrons que, comme c’était le cas pour son anthropologie, la conception de l’amour marchienne résulte de la synthèse de plusieurs traditions.
L’impossible définition de l’amour
3Si l’amour est implicitement ou explicitement présent dans chaque vers marchien, il est d’usage de signaler en particulier les longs poèmes xlv, lxxxvii, cxxiii comme les poèmes didactiques où March exposerait sa « théorie » de l’amour. Or, même dans ces poèmes, on ne trouve pas une définition de l’amour comme moteur de l’âme ou comme passion, comme procédé psychologique. L’amour est souvent personnalisé, voire divinisé, mais semble toujours aller de soi. Malgré les efforts d’Amédée Pagès pour affirmer qu’Ausiàs March reprend point par point la doctrine thomiste des passions, nous ne trouvons nulle part une définition de l’amour que l’on pourrait rapprocher de celle que saint Thomas propose dans la Somme théologique2.
4Quelques vers peuvent nous aider à comprendre cette absence de citation « scientifique » :
Accident és Amor, e no substança,
e per sos fets se dón·a nós conéxer;
[xcii, vv. 191-192]
ou encore :
Amor és dat conéxer pells efectes. | |
Sa cantitat no té mesura certa : | |
gran és o poch l’amador segons altre, | |
e poder pren Amor, segons on entra. | [100] |
[xciv, vv. 97-100] |
5Si l’amour ne peut pas trouver chez March de définition générale et abstraite c’est parce qu’il n’est pas une substance mais un accident dont l’existence dépend de la substance qu’il détermine, à savoir, de l’homme qui le ressent. Il ne peut donc être perceptible que par ses effets sur cet homme (« fets », xcii, v. 192 ; « efectes », xciv, v. 97) de la même façon que son degré d’intensité dépend entièrement de ce même homme (« poder pren Amor, segons on entra »). Par conséquent, il n’y a pas d’autre mesure que l’homme amoureux lui-même. De la même façon que le phronimos aristotélicien est mesure de la prudence, l’amoureux marchien est la seule mesure de l’amour. L’amour n’est rien en soi, mais seulement une modalité de l’existence de l’homme : indéfinissable en soi, on ne peut le saisir que par ses effets sur le moi.
Les trois genres d’amour
6Si l’on ne saurait trouver chez March de définition statique de l’amour, trois genres d’amour sont possibles et apparaissent souvent dans l’ensemble de la poésie marchienne. Les vers qui suivent, tirés du premier Cant de mort, sont un exemple parmi tant d’autres de la distinction entre trois sortes d’amour qui suit de près le schéma anthropologique que nous avons établi ci-dessus :
D’arma e cors és compost l’hom, contraris, | |
per què·l voler e l’apetit contrasten ; | |
tot quant aquests de llur natura tasten | |
és saborós e vitals letovaris. | |
Altre voler qu·en mig d’aquests camina, | [55] |
és atrobat que no té via certa ; | |
cuyd·haver port en la plaja deserta, | |
e lo verí li sembla medecina. | |
Aquest voler ab arma y cors converssa, | |
naix d’ells e fa la obra d’éls diverssa. | [60] |
[xcii, vv. 51-60] |
7L’homme est corps, âme, et corps et âme en même temps, et à chacune de ces instances correspond une sorte d’amour particulier. La critique marchienne a considéré que cette tripartition amoureuse provient de l’Éthique à Nicomaque, où Aristote l’appliquait à l’amitié. On la trouve cependant déjà dans le Phèdre de Platon, et, comme nous le montrerons par la suite, ce rapprochement nous semble plus pertinent et fécond par rapport à la poésie marchienne.
8Parmi ces trois genres d’amour, l’amour charnel, est, bien entendu, le plus bas et vil. On en trouve l’exposé suivant au poème xlv :
E l’altr·amor qu·en delit s’entitola | |
e d’onestat és enimich rebel·le, | [30] |
m·arma e cors per ell prenen ses armes, | |
aportants pau e guerra tot ensemble. | |
Aquest·amor per nostres senys nos entra | |
e fa present al comú seny, e passa | |
lo presentat, per sos migs, a l’entendre, | [35] |
d’on voler creix tant com l’om s’i delita ; | |
mas perquè·n grau delitós l’amant puge | |
dins en l’ostal que Venus lo alleuja, | |
totes virtuts e seny de la persona | |
són desijats en servitut de l’acte. | [40] |
Cells qui amor bestialment pratiquen | |
sens acollir en part delit d’entendre, | |
sol per la carn llur apetit se liga | |
que, sinó brut, plaer no·ls acompanya. | |
Qui vol trobar amor qui null temps folgua, | |
no la cerch lla on lo poder se vença, | |
car tota res, perdent la sua causa, | |
no és trobat de aquell algun ésser. | |
[xlv, vv. 29-48] |
9Ces vers commencent par donner à cet amour un nom plus précis : « delit », c’est-à-dire plaisir. Cet amour se confond donc avec le plaisir, et c’est en tant que tel qu’il crée le conflit chez l’homme : il est moralement répréhensible, car il est l’« enimich rebel·le » (v. 30) de l’honnêteté (on peut penser qu’il s’agit aussi bien de celle de l’aimé que de celle de l’amant), et il amène le corps à se confronter à l’âme de façon violente. La violence du conflit que donne à entendre l’image de la guerre, introduite au vers31 par « prenen ses armes », est amplifiée par le vers suivant : « aportants pau e guerra tot ensemble » (v. 32). Ce vers laisse déjà deviner que les effets néfastes de l’amour charnel dépassent largement les limites du corps. Ainsi, si l’on peut comprendre qu’il apporte au corps la paix que celui-ci réclamait au poème ciii par la satisfaction de ses penchants mais aussi la guerre en poussant le corps et l’âme à l’affrontement, on peut aussi bien comprendre qu’il apporte en même temps (« tot ensemble » [v. 32] serait ainsi à comprendre au sens le plus fort) la paix — aussi bien au corps satisfait qu’à l’âme, qui prend aussi part au plaisir charnel — et la guerre — aussi bien au corps, confronté à l’âme et à la fin du plaisir, qu’à l’âme elle-même, tourmentée par le remords —. Cette interprétation nous semble d’autant plus pertinente que la strophe suivante décrit l’asservissement de l’âme rationnelle au plaisir charnel.
10L’amour commence par les sens (« senys », v. 33), comme d’ailleurs la connaissance elle-même, la progression de l’amour étant calquée sur celle de la connaissance : l’objet est d’abord appréhendé (« lo presentat », v. 35) par les sens, qui transmettent leurs sensations au sens commun (« comú seny », v. 34) qui, à son tour, transmet l’information à l’entendement (« l’entendre », v. 35). C’est à l’entendement de juger si la chose présentée est bonne ou mauvaise et donc, s’il faut la suivre ou la fuir, et c’est en fonction de ce jugement que la volonté choisira de la suivre (donc, de l’aimer) ou de la fuir (donc de la haïr). Or, le vers suivant annonce que « d’on voler creix tant com l’om s’i delita » (v. 36). On n’y trouve donc pas la moindre allusion à une délibération qui donnerait une légitimité morale à cet amour. Au contraire, si l’amour s’accroît, ce n’est pas en vertu d’une approbation de l’entendement entraînant l’adhésion de la volonté mais en vertu du seul plaisir. Ici, la volonté, représentée par son activité « voler », adhère non pas au jugement de l’entendement mais seulement au plaisir. L’amour charnel est ainsi d’autant plus intense que son objet (« lo presentat », v. 35) procure plus de plaisir. Puis, la strophe se termine par l’affirmation explicite de l’asservissement de l’âme rationnelle à l’amour corporel : « totes virtuts e seny de la persona/ són desitjats en servitut de l’acte » (vv. 39-40). Une fois logé dans « l’ostal » (v. 38) de Vénus, l’homme souhaite voir toutes ses vertus (à comprendre ici non pas tant au sens moral qu’au sens aristotélicien de « force, puissance ») et toute raison (« seny ») soumises (« en servitut ») à « l’acte » afin de monter au plus haut échelon du plaisir (« en grau delitós », v. 37). De la sorte, l’asservissement de la raison à l’acte d’amour et donc, l’avilissement de la condition rationnelle de l’homme, est la condition du plaisir purement charnel. L’homme devient bête.
11C’est tout naturellement que March choisit l’adverbe « bestialment » au vers suivant (v. 41) pour qualifier le verbe « praticar » dont le complément est « amor ». Toute la strophe est ainsi placée sous le signe de la bestialité de l’amour charnel. Les quatre premiers vers insistent fortement sur cette bestialité (« bestialment », v. 41 ; « sol per la carn llur apetit se liga », v. 43 ; « sinó brut, plaer no·ls acompanya », v. 44), excluant absolument toute participation de la raison : « sens acollir en part delit d’entendre » (v. 42). Les quatre derniers vers en concluent la vanité de l’amour charnel, purement illusoire car périssable : « tota res, perdent la sua causa, / no és trobat de aquell algun ésser » (vv. 47-48). Nous trouvons ici un clair écho du poème iv, dont nous avons vu comment il mettait en scène le fonctionnement de l’âme rationnelle tel qu’il doit être et affirmait le caractère illusoire des plaisirs charnels que l’entendement refusait au corps. Ici, nous sommes dans le cas de figure opposé : l’entendement s’est soumis au corps, a cédé à sa demande, et l’homme ne peut donc plus aspirer à un amour durable car l’amour charnel disparaît quand cesse le plaisir.
12L’amour spirituel tel qu’il est décrit, par exemple, dans les vers suivants, est, quant à lui, le plus haut. Il est le propre de la seule âme, et le corps en est totalement dépourvu.
Aquell·amor que·s diu voluntat bona | [25] |
e solament sguarda part honesta, | |
aquest·amor ha fet a mi amable | |
per mon semblant e·l mijançant ministre. | |
[…] | |
Alguns elets, en molt espoquat nombre, | |
qui solament d’amor d’espirit amen, | [50] |
d’aquest·amor participen ab àngel, | |
e tal voler en per null temps se canssa. | |
[xlv, vv. 25-28 ; vv. 49-52] |
13La première chose qui attire notre attention est le nom qui est donné à ce type d’amour : « voluntat bona » (v. 25). L’écho augustinien est ici évident. Augustin distingue en effet deux types de volonté : la bonne et la mauvaise. La première est définie de la sorte : « Comme si la volonté bonne était autre chose que la charité, dont l’Écriture proclame qu’elle nous vient de Dieu et est donnée par le Père afin que nous soyons enfants de Dieu3 ! ». Quant à la seconde, elle est bien sûr source de péché :
L’homme représente le bon arbre quand il reçoit la grâce de Dieu. […] Au contraire l’homme représente l’arbre mauvais quand il se rend lui-même mauvais en se séparant du Bien immuable ; en effet, la défection à son égard est l’origine de la volonté mauvaise. Cette défection n’est pas au principe d’une autre nature, mauvaise celle-là, mais elle vicie la nature qui a été créée bonne4…
14Ainsi, en vertu du péché originel que constitue la révolte de la volonté humaine face à la loi divine, la nature humaine a été viciée, de sorte que l’homme a perdu la maîtrise de son propre corps. Et Augustin de citer cette courte phrase de saint Paul, tirée de l’Épître aux Romains5, qui condense le conflit paulinien à la source de l’anthropologie augustinienne :
« Dans mes membres je découvre une autre loi qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence ; elle fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans mes membres ». Telle est la tare que la désobéissance de la volonté a infligée à la nature humaine6.
15Dès lors, la volonté, embourbée dans une nature viciée, ne peut plus cesser d’elle-même d’être mauvaise. Il lui faudra pour cela l’aide de la grâce divine. La volonté bonne est ainsi la volonté illuminée par la grâce, et suppose le retour de l’homme dans l’amour de Dieu et des hommes, la charité, qui est « donnée par le Père ». Amour chrétien (ou charité) et volonté bonne se confondent donc dans le texte augustinien, et le fait que March reprenne cette expression est lourd de sens par rapport à sa conception de l’amour spirituel : celui-ci s’inscrit explicitement dans une tradition augustinienne et paulinienne. Il est le propre d’une volonté dont la droiture dépend directement de cet amour infusé par Dieu lui-même et suppose la participation de l’homme à l’amour divin qui est à l’origine de toute la création et qui l’informe tout entière.
16Ainsi, les vers 49 à 52 du poème xlv cités ci-dessus insistent sur cette dimension métaphysique de l’amour spirituel. Les hommes qui ressentent un tel amour sont de très rares élus (« Alguns elets, en molt espoquat nombre », v. 49). La restriction est donc double : seuls les élus peuvent y accéder et, en outre, ils sont rares. Mais l’écho augustinien s’enrichit encore d’un nouveau trait : ne sont capables de « voluntat bona » que les élus, ou encore, en vocabulaire augustinien, les « prédestinés » dont il est si fortement question dans le poème CV. Il faut donc avoir été choisi, et ce choix, gratuit, fait de l’homme l’égal de l’ange (« d’aquest·amor participen ab àngel », v. 51). C’est parce qu’il a été choisi que l’homme, tel un ange, peut entièrement tourner le dos à son corps et atteindre par là une position bien plus proche de la divinité parce que plus spirituelle. Dans une telle situation, l’amour est sans fin : « tal voler en per null temps se canssa » (v. 52). Ce vers oppose diamétralement la constance de l’amour spirituel à la fugacité du plaisir corporel affirmée aux vers 47-48. L’amour spirituel, le « voler » de la « voluntat bona », ne peut jamais se lasser de son objet car celui-ci est le plus haut qui soit, à savoir, Dieu lui-même à travers la créature.
17Entre ces deux amours, March situe l’amour mixte :
Los qui amor ab cors e arma senten, | |
amant lo cors e més la part de l’arma, | |
grau de amor homenívol atenyen : | [55] |
sobre dos colls lo jou d’Amor aporten. | |
Puys arma y cors donen ésser a l’home, | |
prop de forçat és entr·ells lo complaure : | |
ame lo cors a sson semblant conforme, | |
ne fa reptar si·ls infinits no cerqua. | [60] |
Nostre sperit a sson semblant cobeje, | |
e de aquell tots los actes que n’hixen ; | |
mas los volers que d’aquests composts naxen | |
són més punyents que d’algun·amor simple. | |
[xlv, vv. 53-64] |
18Cet amour mixte est présenté comme étant l’amour proprement humain (« amor homenívol », v. 55). Parce qu’il se situe entre l’ange et la bête, l’homme jouit d’une âme et d’un corps (« Puys arma y cors donen ésser a l’home », v. 57) et l’amour qui lui est propre doit nécessairement répondre à cette nature double. Il faut cependant remarquer que l’âme doit être dominante : « amant lo cors e més la part de l’arma » (v. 54, c’est nous qui soulignons). Il est donc permis au corps de l’amant d’aimer le corps de l’aimé, mais de même que nous avons vu que le corps de l’homme doit être spiritualisé par l’âme, la dimension charnelle de l’amour mixte doit être inférieure (et donc, en quelque sorte, soumise) à sa dimension spirituelle. Nous retrouvons ainsi en amour le même équilibre nécessaire (« prop de forçat », v. 58) que dans le schéma anthropologique de référence : le corps peut aimer son semblant, comme le lui permet l’impératif « ame lo cors a sson semblant conforme » (v. 59), tant qu’il ne dépasse pas les limites qu’impose la nature (« ne fa reptar si·ls infinits no cerqua », v. 60). Pour sa part, l’âme peut désirer vivement (« cobeje », v. 61) son semblant, et cet amour s’étend aux fruits de l’esprit de l’aimé (« e de aquell tots los actes que n’hixen », v. 62).
19Cet amour pleinement humain est proclamé le plus fort, le plus poignant (« punyents », v. 64). On en trouve une belle explication au poème lxxxvii :
Yo no·m defens que Amor mi no tente | |
d’aquell voler que arma y cors abracen : | |
aquest voler mes natures l’atracen ; | |
per dues parts me vendrà qui·m contente. | |
Axí com l’om pot més glòri·atényer | [205] |
quant nostra carn ab l’arma serà junta, | |
Amor a mi en delitós grau munta | |
quant dos ligams arma y cors han a strényer, | |
car moltes veus hu per l’altre·s presona, | |
e no·s tant fort l’amor de la persona. | [210] |
[lxxxvii, vv. 201-210] |
20C’est parce qu’il concerne l’homme tout entier que l’amour humain est le plus intense. Il est en cela comparé à la résurrection des corps et à la gloire de la vie éternelle, où l’homme retrouvera son corps et pourra, en corps et âme, jouir de la présence divine. Mais dans tous les cas, il s’agit toujours de subordonner le corps à l’âme car ce n’est qu’à ce prix que l’homme peut atteindre un amour total, puissant et, en même temps, paisible :
Sí com l’arnés d’acer a colp s’engruna | |
e lo de ferr hun petit colp lo passa | |
— quant són hunits no·ls destruu res lur massa ; | |
d’aquests mesclats surt molt gran virtut una —, | |
axí Amor suptil y enfinit tempra | [315] |
la finitat de la del cors y aviva : | |
en cert cas mor nostr·amor sensitiva | |
e l’espirit junt ab ell se destempra. | |
Amen ensemps e l’esperit sols ame, | |
perquè tot l’om no·s trob qu·en res desame. | [320] |
[lxxxvii, vv.311-320] |
21Un tel amour à la fois charnel et spirituel peut donc sembler un idéal. Comme l’union du fer et de l’acier, il est indestructible (« quant són hunits no·ls destruu res lur massa », v.313), et occupe l’homme tout entier (« perquè tot l’om no·s trob qu·en res desame », v.320). Mais la condition de possibilité de cet état de grâce est la suprématie de l’âme sur le corps : « Amen ensemps e l’esperit sols ame » (v.319). En fait, cet amour mixte n’est que l’assomption, ou la spiritualisation de l’amour corporel par l’amour spirituel. Il est en cela le reflet de la droite nature humaine telle que nous l’avons exposée plus haut. Et cette conception de l’amour humain nous ramène à nouveau au Phèdre de Platon, et à la réaction de l’attelage ailé face à l’objet aimé :
Or donc, quand le cocher, à la vue de l’amoureuse apparition, ayant, du fait de cette sensation, échauffé la totalité de l’âme, est déjà presque tout plein de chatouillements et de piqûres sous l’action du désir, à ce moment, celui des chevaux qui est parfaitement docile au cocher, qui, alors comme toujours, est sous l’impérieuse contrainte de sa réserve, se retient spontanément de bondir sur l’aimé ; tandis que l’autre ne se laisse plus émouvoir, ni par les pointes du cocher, ni par son fouet, mais, d’un saut, il s’y porte, violemment, et, causant à son compagnon d’attelage, comme à son cocher, toutes les difficultés possibles, il les force à avancer dans la direction du mignon et à lui vanter le charme de plaisirs d’amour ! Tous deux, pour commencer, résistent avec force, indignés qu’on les oblige à des choses horribles et que condamne la loi ; mais ils finissent, quand rien ne limite le mal, par se laisser mener sur cette route ; ils ont cédé et consenti à faire ce à quoi on les invite7 !
22Ce n’est qu’après un dur dressage que le cocher peut parvenir à maîtriser le cheval rebelle.
Mais le cocher, qui plus fortement encore a éprouvé la même impression, s’étant jeté à la renverse comme pour se détacher de la corde, ramenant en arrière, et même avec une violence accrue, son mors des dents du cheval emporté, a ensanglanté sa langue impudente, ses mâchoires ; et, après avoir fait appuyer fortement à la terre ses pattes de derrière et sa croupe, il l’a livré aux douleurs ! Quand cependant, ayant plus d’une fois subi le même traitement, la bête mauvaise a renoncé à sa démesure, alors, humiliée, elle suit désormais la direction réfléchie du cocher et, quand elle voit le bel objet, elle est morte de peur ! Aussi le résultat est-il alors que l’âme de l’amoureux est désormais réservée et craintive tandis qu’elle suit le bien-aimé8.
23Dès lors que la « bête vicieuse » a été maîtrisée par le cocher, c’est-à-dire par la raison, l’âme est capable de véritable amour. Celui-ci peut être le plus haut de tous, purement spirituel et menant les amants vers la contemplation des intelligibles, ou alors un amour qui prend en compte le cheval rebelle, c’est-à-dire les désirs9. On trouve ainsi déjà dans l’amour mixte de Platon la nécessaire subordination des désirs corporels à la raison que March s’appropriera. Or, nous l’avons vu, la coexistence des deux chevaux platoniciens ne va pas de soi et demande un grand effort de la part du cocher. On retrouve chez March ce conflit entre amour charnel et spirituel : l’homme doit lutter pour spiritualiser son amour charnel. Le cheminement de l’amour se confond ainsi avec celui de la vertu puisque la raison en est la source commune. De la sorte, l’amour bestial, comme l’action irrationnelle, est le propre de l’animal. L’amour mixte est quant à lui, de fait, un amour spirituel qui tolère l’amour corporel, tant que celui-ci lui reste entièrement soumis et que l’amour spirituel, le plus haut, a réussi à se défaire entièrement de tout désir corporel.
24En vertu de cette gradation, on a pu proposer une lecture idéalisée de l’amour marchien et l’on a fait de l’amour spirituel un idéal inaccessible pour le moi. Tiraillé par le conflit entre son corps et son esprit, le moi marchien peinerait à s’y conformer, et n’y réussirait que par moments : l’homme marchien serait, selon la belle formule de Pere Bohigas, l’« home escindit10 », vivant douloureusement au plus profond de lui-même le conflit permanent. Cette scission, ce tiraillement entre la chair et l’esprit est certes évident, et le moi poétique lui-même s’en plaint explicitement et douloureusement à plusieurs reprises. Mais sa portée dépasse largement l’impossibilité de parvenir à un idéal d’amour inaccessible et la plainte bruyante d’un moi excessif. La scission marchienne plonge ses racines dans un problème existentiel et ontologique dont la dimension morale n’est que la manifestation la plus évidente. Pour le mettre en lumière, il nous faut, avant tout, déterminer quelle est la véritable nature de l’amour qui habite le moi poétique.
La nature de l’amour ressenti par le moi poétique
25Que l’on voie en l’amour spirituel marchien l’aboutissement d’une progression morale, comme les critiques de March de la première moitié du xxe siècle l’entendent, ou un idéal difficilement accessible pour un moi qui peine à se défaire de son corps, cet amour apparaît comme étant plus ou moins directement redevable de la tradition de l’amour platonique, comme l’analyse des strophes citées ci-dessus nous l’a montré. Or, une fois le cadre théorique posé, une fois la conception marchienne de l’amour établie, il importe d’analyser les poèmes où le moi poétique dit sa propre expérience d’amador pour déterminer si la nature de cet amour élevé dont le moi affirme être le seul servant correspond à ce qu’il proclame à son sujet.
À la croisée des traditions platonicienne et médicale
26Ce n’est qu’assez récemment que l’on a souligné l’importance que l’influence des théories médicales de l’amour de source aristotélicienne et galénique pouvait avoir eue à l’époque, même sur la poésie des troubadours11. La poésie marchienne a certes été très influencée par la doctrine chrétienne de l’époque, soit par d’éventuelles lectures de Llull ou Eiximenis, soit plus indirectement par la prédication de l’époque (dont Vicent Ferrer est le plus illustre représentant), ou encore par les deux en même temps. Il convient néanmoins de revenir aux textes de référence de la théorie platonicienne (et néo-platonicienne) de l’amour, dont la tradition chrétienne s’est tant inspirée, pour voir dans quelle mesure cette théorie est infléchie par l’influence des théories médicales, par la condamnation que l’Église pouvait dès lors faire de ce genre d’amour, ou par tout autre facteur de transmission. Il n’est pas question ici de savoir si March a eu ou non accès à tel ou tel texte (il va par exemple de soi qu’il n’a pu lire le Commentaire au Banquet de Platon de Ficin, rédigé en 1469), mais la comparaison de sa poésie avec ces textes nous permettra de mieux établir la spécificité de l’expérience amoureuse du moi poétique.
27Les deux textes platoniciens de référence sur l’amour sont Le Banquet et le Phèdre. Dans le premier, l’amour est présenté comme une volonté d’immortalité qui passe nécessairement par l’engendrement :
Dans ce cas, en effet, en vertu du même raisonnement que tout à l’heure, la nature mortelle cherche, dans la mesure où elle le peut, à se donner perpétuité, immortalité. Or, elle le peut seulement par ce moyen, par la génération, vu que celle-ci, à la place de l’être ancien, en laisse toujours un nouveau, qui est un autre être12.
28Or, les hommes peuvent être féconds par leur corps (et ils se tournent alors vers les femmes pour procréer de nouveaux êtres issus d’eux) ou par leur esprit. Ceux qui sont féconds par l’esprit le sont « pour tout ce dont il appartient à une âme d’être féconde et qu’il lui appartient d’enfanter. Or, qu’est-ce, cela qui lui appartient ? C’est la pensée, c’est toute autre excellence13 ! ». Dès lors, pour ces hommes, engendrement et accouchement deviennent synonymes d’éducation : l’homme dont l’esprit est gros va chercher un élève pourvu d’une belle âme pour l’amener à la vertu14 et, en dernier terme, aux « derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces premières démarches15 ». L’amour est donc le chemin à deux vers la contemplation des choses les plus hautes et, par là même, le chemin vers l’immortalité16.
29Cette idée d’ascension à deux est reprise dans le Phèdre mais dans une perspective plus psychologique car ce n’est plus d’hommes dont il s’agit mais d’âmes, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir. Le texte platonicien aborde ainsi, en premier lieu, la naissance de l’amour dans l’âme de l’amant, puis la lutte qu’elle déchaîne entre les chevaux de l’attelage ailé. En fonction de son dénouement, Platon distingue les trois genres d’amour que nous avons retrouvés chez March. Lorsque le cheval rebelle est entièrement maîtrisé, l’amant et l’aimé s’envolent vers l’immortalité17.
30L’amour purement spirituel qui unit l’amant et l’aimé n’est possible que lorsque le cocher, soutenu par le cheval docile, oppose aux désirs du cheval indiscipliné (qui « fait valoir son droit à de petites compensations pour toutes ces souffrances18 ») « l’effort d’une réserve réfléchie19 ». Mais Platon ne refuse pas pour autant un amour en partie charnel :
Supposons maintenant que le régime de vie qu’ils ont pratiqué ait été passablement grossier, désireux des honneurs plutôt que de la sagesse, sans doute pourra-t-il se faire que, dans l’ivresse ou dans toute autre occasion de s’oublier, les deux bêtes indisciplinées de leurs deux attelages, trouvant les âmes mal gardées, s’unissant pour les conduire au même but, aient choisi le parti où la foule voit la béatitude et qu’elles en soient venues à leurs fins. Ajoutons que, une fois qu’elles en sont venues à leurs fins, le parti qui a été pris, on le prendra sans doute encore par la suite, mais rarement, vu que ce n’est pas une pratique approuvée de l’esprit tout entier ! Dans ces conditions, c’est en amis sans doute, eux deux aussi, moins pourtant que les précédents, qu’ils passent leur vie l’un avec l’autre, et pendant que dure leur amour et après qu’ils en sont sortis, estimant s’être mutuellement donné, avoir mutuellement reçu, tous deux, les plus fortes garanties, celles dont, sans impiété, on ne se délierait pas pour aboutir jamais à se détester ; mais, leur dernier jour venu, c’est sans ailes, non pourtant sans avoir ardemment aspiré à être ailés, qu’ils sortent de leur corps ! Aussi n’est-elle pas petite, la récompense qu’ils reçoivent pour prix de leur amoureux délire : ce n’est plus en effet vers les ténèbres du souterrain voyage que s’en vont, d’après la Loi, ceux qui déjà ont commencé le voyage subcéleste ; mais elle veut que, vivant des jours radieux, ils goûtent du bonheur en ce voyage qu’ils font l’un avec l’autre, et que, grâce rendue à leur amour, ensemble ils prennent leurs ailes, quand pour eux sera venu le temps de les prendre20 !
31Cet amour est moins noble et élevé car les âmes des deux amis n’ont pas été capables de rester vigilantes et se sont laissées entraîner par le cheval indiscipliné de chacun d’entre eux. Mais il faut bien noter que les concessions se font dans des moments d’abandon et que donc les âmes restent nobles en ce sens qu’elles ne s’y complaisent pas entièrement. Ce sont plutôt les chevaux indisciplinés qui volent leur plaisir, que les cochers qui y consentent. Mais ces derniers restent néanmoins amoindris par leur manque de vigilance. C’est pour cela que cet amour est moindre que le premier. Il reste pourtant bel et bien amour en ce sens que les amis voyagent ensemble vers le Beau et que, s’ils quittent leur corps sans ailes, ils les mériteront lorsque celles-ci seront distribuées. Ainsi, malgré une concession aux penchants charnels, ceux-ci restent néanmoins anecdotiques dans le lien qui unit les deux amis, qui demeure essentiellement spirituel et dont le but est de s’élever vers une existence infiniment plus haute.
32Quant au troisième amour, celui qui est purement charnel, il ne mérite en fait pas le nom d’amour :
Quant à la familiarité qui provient de l’homme qui n’aime pas, alliage de sagesse mortelle, réglant sa dépense avec une parcimonie mortelle, génératrice dans l’âme amie d’une bassesse de sentiments que le vulgaire loue comme si c’était un mérite, ce qu’elle vaudra à cette âme, c’est, pendant neuf milliers d’années, de rouler autour de la terre et sous la terre, dans la déraison21 !
33Pour Platon, comme plus tard pour March lui-même, l’amour purement charnel n’en est pas un. L’amant n’aime pas l’aimé et n’a donc d’autres biens à lui transmettre que purement matériels. Dès lors, l’attachement de l’aimé devient asservissement à des biens mortels et périssables, ce qui l’amène à la perte de la raison et à une vie purement terrestre et souterraine pendant neuf mille ans. Notre imaginaire occidental ne peut pas manquer de superposer l’image chrétienne de l’enfer à cette condamnation souterraine.
34Ce rapide rappel des textes platoniciens permet de montrer que, pour Platon, l’amour à proprement parler est un voyage à deux vers la contemplation du Beau et, par là, vers l’immortalité. Le christianisme ne manqua pas de s’approprier une telle conception de l’amour. L’un des textes canoniques de la théorie chrétienne néo-platonicienne de l’amour est le De amore de Marsile Ficin, où celui-ci commente et passe par le crible du christianisme, entre autres traditions, le Banquet de Platon.
35Dans ce texte, Ficin établit plusieurs distinctions très significatives pour notre propos. La première distingue le véritable amour, qui amène l’homme vers Dieu, de l’amour bestial, qui est une maladie22. On voit de la sorte comment ce texte canonique de la théorie néo-platonicienne de l’amour intègre déjà à la tradition platonicienne la tradition médicale de source hippocratique et, surtout, galénique. Mais, ce qui est peut-être encore plus important pour notre propos, c’est qu’une maladie appelle toujours des remèdes. Si le faux amour est une maladie, c’est qu’on peut en guérir.
36Le véritable amour est, à son tour, soumis à diverses distinctions. La première est double et semble reprendre en quelque sorte la précédente :
Admettons donc en l’Âme deux Vénus : la première céleste, la deuxième vulgaire, l’une et l’autre accompagnée d’un Amour : Vénus céleste pour contempler la divine beauté, Vénus vulgaire pour l’engendrer dans la matière du monde. Telle la première contemple cette beauté, telle l’autre désire dans la mesure de ses forces en faire don à la machine du monde. Ou plutôt toutes les deux sont portées à engendrer la beauté, mais chacune à sa manière. La Vénus céleste s’efforce par son intelligence de façonner en elle-même avec la plus grande fidélité la beauté des choses divines. La vulgaire grâce à la fertilité des divines semences, tend à enfanter dans la matière du monde la beauté qu’elle a conçue en elle grâce à Dieu. Nous appelons parfois le premier Amour dieu parce qu’il est tourné vers les choses divines, mais la plupart du temps démon, parce qu’il est intermédiaire entre pauvreté et abondance. Quant à l’autre, nous l’appelons toujours démon, parce qu’il semble avoir un attrait pour le corps et être attiré par les régions inférieures du monde : tendance assurément étrangère à la divinité, mais en rapport avec la nature des démons23.
37L’amour est, pour Ficin, un entre-deux, le penchant d’une âme qui cherche à faire la jonction entre elle-même et l’objet de son amour, celui-ci possédant quelque chose dont elle manque elle-même. C’est parce qu’il est un entre-deux que Ficin l’appelle « démon » au sens grec du terme24. Il y a donc deux démons dans toute âme (non pas seulement dans l’âme humaine mais dans celle de toute chose) : celui qui pousse l’être vers son Créateur, et celui qui le porte plutôt vers le monde matériel. Ce dernier est néanmoins bon car sa fécondité assure la pérennité du monde : « L’une [Vénus] est la puissance de cette Âme de connaître les choses supérieures. L’autre est sa puissance d’engendrer les choses inférieures25 ». Les deux démons sont, par conséquent, bons en ce qu’ils sont féconds, chacun dans son domaine, et qu’ils constituent en cela un reflet de l’image divine.
38Chez l’homme, ces deux démons prennent la forme spécifique de l’amour de Dieu et de la connaissance qui mène à Lui d’un côté, et de l’engendrement d’enfants qui perpétue l’espèce de l’autre. Mais entre ces deux démons, l’âme humaine contient trois autres amours :
Entre ces deux extrêmes, trois Amours tiennent le milieu, mais comme ils ne résident pas dans notre âme d’une manière aussi stable que les autres, puisqu’ils naissent, croissent, décroissent, disparaissent, il est plus juste de les appeler émotions (motus) ou sentiments (affectus). L’un des trois se situe à égale distance des deux extrêmes. Les deux autres inclinent chacun d’un côté. De plus, quand la figure d’un corps est vraiment telle, en raison de la disposition de la matière, que celle qu’enferme dans son idée l’intelligence divine, s’offrant à nos yeux et par les yeux pénétrant dans l’esprit, aussitôt elle plaît à l’âme, puisqu’elle s’accorde aux raisons que notre âme, aussi bien que notre puissance d’engendrer, a reçues du ciel et conserve comme les modèles de la chose elle-même. D’où vient que s’insinue en nous ce triple Amour dont nous avons parlé. En effet, de naissance ou par éducation, nous sommes disposés et enclins soit à la vie contemplative, soit à la vie active, soit à la vie voluptueuse. Si c’est à la contemplative, aussitôt la vue de la forme corporelle nous élève à la considération de la forme spirituelle et divine. Si c’est à la voluptueuse, d’emblée nous descendons de la vue à la concupiscence du toucher. Si c’est à la vie active et morale, nous continuons à jouir du seul plaisir de la vue et de la société. Les premiers sont si subtils qu’ils s’élèvent très haut, les seconds si épais qu’ils s’abaissent jusqu’au plus bas, et les derniers, entre les deux, demeurent dans la région moyenne. Ainsi donc tout Amour commence par la vision. Mais l’Amour de l’homme contemplatif monte de la vue à l’intelligence, celui du voluptueux descend de la vue au toucher, celui de l’homme actif s’en tient à la vue. L’Amour du premier se tourne vers le démon supérieur plus que vers l’inférieur, celui du second s’égare plus vers l’inférieur que vers le supérieur, celui du troisième se tient à égale distance des deux. À ces trois amours trois noms sont échus en partage : celui du contemplatif est l’amour divin, celui de l’actif, l’amour humain, celui du voluptueux, l’amour bestial26.
39Une lecture trop rapide de ce texte pourrait donner le sentiment de nous retrouver, une fois de plus, devant la fameuse tripartition de l’amour que nous avons déjà pu analyser chez March. Mais, chez Ficin — et cela nous semble constituer une différence fondamentale —, ces trois amours sont spécifiquement qualifiés de « motus atque affectus », c’est-à-dire d’affects, de passions, de mouvements de l’âme provoqués par le corps dans la mesure où ces amours commencent par la vue. Ce n’est que dans un deuxième moment que, en fonction de ses dispositions naturelles et de son éducation, l’homme en restera à l’amour humain ou alors penchera vers l’amour spirituel ou vers l’amour inférieur. Mais aussi bien l’un que l’autre sont considérés comme bons car ils tendent vers les deux démons qui assurent le passage du corps de l’homme où est né cet amour vers un dépassement de soi, voire une transcendance dans le cas de l’amour spirituel. En définitive, ce qui est déterminant dans les conceptions ficinienne et platonicienne de l’amour, c’est la transcendance, qui lui donne sa raison d’être. C’est parce qu’il y a un au-delà qui appelle l’homme, et qu’il est possible d’y parvenir, que l’amour, le véritable, a une raison d’exister. L’amour purement charnel n’est plus chez Ficin qu’une maladie, le résultat d’un déséquilibre des humeurs amenant à l’obscurcissement, puis à la perte de la raison.
40Or, et c’est là un point essentiel, cette transcendance est absente chez March. Chez lui aussi, l’amour commence par les yeux. Mais, March n’envisageant pas de démon intermédiaire entre le moi et l’au-delà, on peut se demander en quoi pourrait consister l’élévation de l’âme dans l’amour spirituel que le moi marchien proclame par ailleurs.
L’inévitable corporalité de l’amour ressenti par le moi
41L’amour comme cheminement harmonieux vers un au-delà est totalement absent chez March car il n’y a pas la moindre transcendance dans l’univers marchien. En effet, s’il est parfois question de Dieu, et notamment dans le très beau poème cv que l’on a coutume d’appeler Cant espiritual, celui-ci reste de fait toujours absent et sourd. Dieu n’est, pour ainsi dire, qu’une sorte d’autorité livresque, une instance purement théorique qui confère une intelligibilité au monde mais reste radicalement inaccessible pour le moi qui ne ressent en rien sa présence dans l’ici-bas et qui est incapable de trouver le chemin de l’au-delà. « Cathòlich só, mas la Fe no m’escalfa » [cv, v. 185], écrit March dans le Cant espiritual. Et qu’est-ce que la religion sans la foi ? Ce n’est qu’une doctrine, de l’appris, du connu, mais jamais du vécu, du ressenti.
42On peut, sans nul doute, parler de divinité chez March mais celle-ci n’est pas transcendante et ne correspond en rien au Dieu chrétien. L’objet de l’amour marchien n’est jamais Dieu mais sa bien-aimée. Les seules divinités dans sa poésie sont soit l’Amour, soit la dame qui l’inspire.
43La dame est en effet souvent divinisée, mais jamais dans le sens où Dante « divinise » Béatrice, ou Pétrarque Laure. En effet, pour les poètes italiens, la dame est une médiatrice, celle qui les amène vers Dieu en les rendant meilleurs. Ainsi, dans Mon Secret, où Pétrarque se représente en dialogue avec saint Augustin, celui-ci interpelle de la sorte François, qui se défend comme il le peut :
Augustin. — Elle a éloigné ton âme de l’amour céleste, et détourné ton amour du Créateur à la créature. Depuis toujours il s’est agi du chemin qui conduit le plus vite à l’erreur.
François. — Ne conclus pas trop vite, je t’en prie, son amour m’a conduit à aimer Dieu davantage, je t’assure27.
44L’Augustin de Pétrarque ne croit pas François. Il n’aurait pas davantage cru le moi marchien dont la dame constitue à elle seule l’objet et la fin de l’amour qu’il lui porte. D’ailleurs, le culte que le moi lui voue tient davantage de l’idolâtrie qu’Augustin reproche à François28 que d’autre chose, et le moi l’accepte explicitement :
Dona, tal sou que per vós me vull tolrre | [25] |
tots los delits que·l món als jóvens dóna ; | |
a vostr·amor lo meu cor s’abandona, | |
lo vostre cors per deessa vull colrre ; | |
e si d’açò ves Déu comet offensa, | |
yo me’n confés, a penedir no baste : | [30] |
la gran sabor del penident no taste ; | |
la vostra, pens, ser de verins deffensa. | |
[xxxvi, vv. 25-32] |
45Le ton de cette strophe est particulièrement cru et explicite. Si le moi commence par affirmer simplement préférer sa dame à tous les plaisirs qui sont le propre de la jeunesse, le vers 28 dit très clairement que c’est le corps de la dame, et rien d’autre, que le moi veut adorer (« colrre ») comme sa déesse (« deessa », v. 28). Et après avoir proclamé son adoration du corps de sa bien-aimée, il explicite lui-même l’idolâtrie que cela représente en posant son adoration comme une offense à Dieu. Une offense qu’il n’hésite pas à assumer, voire à revendiquer : non seulement il fait de sa dame son dieu, mais il en fait son dieu contre le Dieu chrétien, et s’affirme impénitent deux fois : « a penedir no baste » (v.30), « la gran sabor del penident no taste » (v.31). Il s’agit à notre sens de véritables affirmations d’idolâtrie, par ailleurs assumées par un moi tout à son amour. Il est vrai que nous trouvons de nombreux vers qui font de la dame le dieu du moi, ou qui l’assurent de son adoration sans pour autant exclure explicitement, comme dans l’exemple antérieur, le Dieu chrétien29. Mais des vers comme ceux qui ont été précédemment cités, ou comme ceux qui suivent, expriment très clairement le choix conscient de l’idole face au Dieu chrétien :
Aquella carn on lo meu espirit | [25] |
entrar volgué abans qu·en paradís, | |
mi sembla foch de l’infernal abís, | |
e moltes veus no·n vull ésser fugit. | |
[xcix, vv. 25-28] |
46Le Dieu de l’univers marchien est un Dieu structurant, craint mais irrémédiablement absent, comme le moi l’affirme à maintes reprises dans le Cant espiritual, un poème qui tient pour nous davantage du cri de désespoir que du chant de louange confiant. Dieu est chez March toujours théorique, une espèce d’Idée ou, plutôt, une sorte de principe explicatif. Il est certes Créateur et, en ce sens, principe d’explication. Il détermine et explique le monde dans lequel vit et dans lequel se pense et se pose le moi. Il est souvent source d’images, de comparaisons dont se sert le moi pour diviniser l’amour ou pour insister sur la force de celui-ci (l, vv. 1-9). Mais son esprit n’habite pas le moi, dont le vers « Cathòlich só, mas la Fe no m’escalfa » éclaire de sa lumière sombre l’ensemble de la poésie marchienne. Dieu est un principe logique et ontologique, mais il n’est jamais le Dieu d’amour qu’il devrait être pour un chrétien. Dès lors, aller vers lui, porté par la connaissance et l’amour, afin de le contempler est d’emblée exclu.
47La contemplation de Dieu est ainsi entièrement absente de l’univers marchien. Il y a certes contemplation, mais c’est seulement celle de l’amour divinisé. Dans cet univers privé de transcendance, le poème xviii, dont on trouvera la transcription pp. 151-153, toujours cité comme l’exemple par excellence de la dimension spirituelle de l’amour marchien, nous semble admettre, et même demander, une lecture bien différente.
48Le poème s’ouvre par le gérondif « Ffantasiant » qui exprime l’action de la fantaisie :
Ffantasiant, Amor a mi descobre | |
los grans secrets c·als pus suptils amaga, | |
e mon jorn clar als hòmens és nit fosqua, | |
e visch de ço que persones no tasten. | |
Tant en Amor l’esperit meu contempla, | [5] |
que par del tot fora del cors s’aparte, | |
car mos desigs no són trobats en home, | |
sinó en tal que la carn punt no·l torbe. | |
[xviii, vv. 1-8] |
49Comme l’imagination, avec laquelle d’ailleurs elle peut se confondre selon les auteurs, la fantaisie est dans la psychologie scolastique l’un des sens internes de l’âme sensitive, c’est-à-dire de cette âme que l’homme partage avec la bête. Or, l’emploi du terme « fantaisie » plutôt qu’« imagination » n’est pas neutre : il est l’indice d’une certaine prise de distance par rapport aux théories thomistes. En effet, il renvoie à la tradition avicénienne, qui décomptait cinq sens internes parmi lesquels elle distinguait entre une imagination qui se limitait à recevoir les images transmises par les sens externes, et une fantaisie libre et féconde qui élaborait, à partir de ces images simples, une infinité d’images composées. À l’opposé, saint Thomas se rangeait à la position aristotélicienne et réfutait explicitement la distinction avicénienne entre imagination et fantaisie, pour ne garder que quatre sens internes : sens commun, imagination, faculté estimative et mémoire30. Les deux seules autres occurrences de la fantaisie dans l’ensemble de la poésie marchienne témoignent d’une réelle compréhension du sens philosophique du terme et nous laissent penser que March l’emploie en connaissance de cause31. Il nous semble donc tout à fait légitime de comprendre que le gérondif « Ffantaisiant » renvoie ici en creux à la tradition avicénienne et implique, d’une part, que le poème qui s’ouvre de la sorte est d’emblée situé dans l’âme sensitive du moi poétique et, d’autre part, qu’il s’agit d’une faculté particulièrement puissante, dont l’activité, du fait de son enracinement corporel, échappe au contrôle de la raison.
50L’emploi du gérondif « ffantasiant » situe donc très précisément l’action dans la partie sensitive du moi et affirme, grammaticalement et lexicalement, la puissante activité de la fantaisie. On ne manquera pas de noter que ce gérondif occupe, à lui seul, la première moitié du vers, juste avant la césure, ce qui souligne son importance. L’acteur de cette fantaisie n’est autre que l’Amour qui occupe, quant à lui, la place centrale du vers et qui est immédiatement proclamé autorité savante, capable de dévoiler (« descobre ») des secrets à un moi qui apparaît, pour sa part, en position de récepteur (« a mi »), très proche de cet Amour donateur. Une fois ce lien entre le moi et l’Amour posé, les trois vers suivants développent le sens de « descobre ». Ce qui est donné à voir au moi, ce sont « los grans secrets c·als pus suptils amaga », c’est-à-dire des choses qui demeurent inaccessibles à l’intelligence humaine (« suptils »), mais qui sont révélées au moi, qui est par là même opposé au reste des hommes. Ainsi « a mi descobre » (v. 1) s’oppose à « als pus suptils amaga » (v. 2), « mon jorn clar » (v. 3) à la « nit fosqua » (v. 3) des hommes, la nourriture du moi (« visch de », v. 4) est constituée de ce que « persones no tasten » (v. 4). Ainsi illuminé et nourri par les révélations de cet Amour dont l’action se manifeste au moyen de la fantaisie, le moi est distingué, mis à l’écart du reste des hommes. Il nous apparaît ainsi, au terme de cette première strophe, comme un être à part et les vers suivants ne manqueront pas d’insister sur son altérité radicale.
51Le vers 5 donne à voir l’activité du moi qui, parce qu’elle apparaît après celle de l’Amour, se présente comme une conséquence de celle-ci : « Tant en Amor l’esperit meu contempla ». La révélation d’Amour appelle donc la contemplation du moi, et le lecteur voit ainsi confirmée la divinité de l’Amour, qu’il pressentait déjà après la lecture des vers précédents. Cette contemplation, née de la révélation exclusive, est, elle aussi, forcément exclusive. Elle fait du moi un homme entièrement différent des autres, dans la mesure où il affirme être seul à avoir des désirs purement spirituels (« sinó en tal que la carn punt no·l torbe », v. 8). Or, il y a une restriction de taille : l’emploi du verbe parer32 situe les vers 6, 7 et 8 sous le signe de la pure opinion, de la simple croyance, nuançant, au point de les invalider, les propos du moi qui proclame être devenu par la contemplation un homme incorporel, purement spirituel. De la sorte, la première strophe étant encadrée par le gérondif « Ffantasiant », qui renvoie à l’âme sensitive et à son activité, et par le verbe parer qui invalide l’incorporéité affirmée par le moi, le poème tout entier ne peut pas être lu comme ce qu’il dit être, à savoir l’affirmation de l’amour spirituel et quasi mystique du moi. Il doit, à l’inverse, être lu comme l’impossibilité intrinsèque, mais pas forcément consciente ou assumée, de parvenir à un tel amour.
52La strophe suivante cherche à insister sur la spiritualité du moi :
Ma carn no sent aquell desig sensible, | |
e l’esperit obres d’amor cobeja ; | [10] |
d’aquell cech foch qui·lls amadors s’escalfen, | |
paor no·m trob que yo me’n pogués ardre. | |
Un altr·esguart lo meu voler pratica | |
quant en amar- vos, dona, se contenta, | |
que no han cells qui amadors se mostren | [15] |
passionats e contr·Amor no dignes. | |
[xviii, vv. 9-16] |
53Le moi est ainsi présenté dès les vers 9 et 10 comme étant scindé en un corps, envisagé au vers 9 (« Ma carn ») pour être immédiatement nié (« no sent aquell desig sensible »), et en un esprit, envisagé au vers 10 pour être, lui, renforcé dans son activité avec l’emploi du verbe « cobejar » qui exprime l’intensité du désir spirituel d’accomplir des « obres d’amor ». Le moi insiste donc sur sa qualité d’homme spirituel ayant vaincu son corps et dont l’esprit souhaite ardemment atteindre l’amour. Mais il faut souligner que, de même qu’il lui faut nier son corps pour renforcer son esprit, le moi n’affirme la spiritualité de son amour qu’en l’opposant à la corporalité de celui des autres : « cech foch » (v. 11), « passionats e contr·Amor no dignes » (v. 16). La spiritualité apparaît comme indissociable de la corporalité, comme un revers qui ne pourrait être appréhendé de façon autonome : la quête effrénée de l’amour spirituel semble nécessairement devoir passer par la négation d’un corps qui, par là même, n’en finit pas de disparaître.
54La troisième strophe peut être lue d’emblée comme une affirmation orgueilleuse et obstinée du moi :
Si fos Amor substança rahonable | |
e que·s trobàs de senyoria ceptre, | |
béns guardonant e punint los demèrits, | |
entre·lls mellors sols me trobara fènix ; | [20] |
car yo tot sols desempare la mescla | |
de leigs desigs qui ab los bons s’enbolquen. | |
Càstic no·m cal, puys de assaig no·m tempten ; | |
la causa llur en mi és feta nul·le. | |
[xviii, vv. 17-24] |
55Le moi y affirme, haut et fort, qu’il est le seul (« yo tot sols », v. 21) à pouvoir séparer les bons désirs des mauvais (« desempare la mescla/ de leigs desigs qui ab los bons s’enbolquen », vv. 21-22). Fort d’une position centrale au vers 24 qui vient clore cette strophe, il assure qu’en lui la raison d’être des « leigs desigs » est entièrement annihilée (« en mi és feta nul·le », v. 24). Et pourtant, malgré les déclarations du moi, le lecteur a déjà compris que la strophe est tout entière placée sous le signe de l’irrationalité : « Si fos Amor substança rahonable » (v. 17). Le conditionnel du verbe ser exprime clairement l’irréalité de la situation envisagée, à savoir que l’amour soit une substance rationnelle (nous avons vu qu’il est accident) et qu’il soit donc seigneur, roi (« de senyoria ceptre », v. 18), comme l’est la raison (ou, plus généralement, l’âme rationnelle), pour récompenser ses serviteurs. De la sorte, et bien que le moi proclame son caractère exceptionnel par rapport à l’amour (« entre·lls mellors sols me trobara fènix », v. 20), la conjonction « si » et l’emploi de l’imparfait du subjonctif placent cette première moitié de strophe dans le domaine de l’irréel, démentant ainsi à la fois la rationalité de l’Amour et sa capacité à récompenser son serviteur, fût-il le meilleur parmi tous.
56Le deuxième moment de ce poème est constitué par les trois strophes suivantes, qui sont autant de comparaisons visant à renforcer encore la prétendue spiritualité du moi. La première compare le moi illuminé par l’Amour aux saints élus et illuminés par Dieu :
Sí com los sants, sentints la lum divina, | [25] |
la lum del món conegueren per ficta, | |
e menyspreants la glòria mundana, | |
puys major part de glòria sentien, | |
tot enaxí tinch en menyspreu e fàstig | |
aquells desigs qui, complits, Amor minva, | [30] |
prenint aquells que de l’esperit mouen, | |
qui no·s lassat, ans tot jorn muntiplica. | |
[xviii, vv. 25-32] |
57Éclairés par la « lum divina », les saints sont capables de comprendre (« conegueren », v. 26) que la « lum del món » est fausse (« ficta », v. 26) et en conséquence, ils méprisent (« menyspreants », v. 27) la gloire de ce monde (« glòria mundana »), car ils ressentent (« sentien », v. 28) une gloire supérieure (« major part de glòria », v. 28). Il faut remarquer que la gloire céleste est ressentie et que cette sensation est la conséquence d’un savoir révélé. Dans un mouvement inverse à celui de la connaissance, et même à celui de l’amour, le savoir révélé précède ici la sensation. Comme ces saints, le moi méprise les désirs charnels pour leur fugacité (« tinch en menyspreu e fàstig », v. 29) : le fait d’employer dans les deux cas le terme « mensypreu » permet de mieux assimiler le moi aux saints. Et comme ces derniers, le moi préfère les désirs qui naissent de l’esprit, qui lui, ne s’épuise pas. Nous pouvons remarquer que, dans cette strophe, le corps semble être absent. Il ne l’est pourtant pas tout à fait, car il est présent en filigrane par opposition à « esperit », mais surtout, il est implicite dans ces désirs charnels qui s’épuisent à peine satisfaits. Il faut en outre remarquer le glissement opéré entre l’objet de l’attention des saints, qui est la gloire, et celui du moi, à savoir ces désirs qui renvoient immédiatement à une dimension corporelle. Par ailleurs, l’ordre des strophes est lourd de sens : cette strophe, qui a, plus que toute autre, réussi à minimiser le corps, est suivie par une autre qui s’ouvre en faisant référence à un saint très particulier qui n’est autre que saint Paul :
Sí com sant Pau Déu li sostragué l’arma | |
del cors perquè vés divinals misteris, | |
car és lo cors de l’esperit lo carçre | [35] |
e tant com viu ab ell és en tenebres, | |
axí Amor l’esperit meu arrapa | |
e no y acull la maculada pensa, | |
e per ço sent lo delit qui no·s canssa, | |
sí que ma carn la ver·amor no·m torba. | [40] |
[xviii, vv. 33-40] |
58Ce choix est, bien sûr, très significatif du problème qui sous-tend l’ensemble de ce poème : comment se défaire du corps pour s’élever vers les régions spirituelles. Saint Paul est le saint du conflit entre la chair et l’esprit et, surtout, le miroir dans lequel le moi ne parvient pas à se regarder. Nous sommes donc passés de saints illuminés par Dieu qui choisissent de délaisser le monde à un moi qui affirme préférer les désirs spirituels aux corporels, puis au saint paradigmatique du conflit entre l’âme et la chair. La présence du corps et de ses penchants se fait ainsi de plus en plus forte, malgré, ou plutôt à cause de la volonté farouche du moi de la nier. Ainsi, dans les quatre vers consacrés à Paul, le corps est présent dans le vers 34 (« del cors »), dans le35 (« lo cors ») et dans le36 (« ab ell »). Même si c’est pour le nier, en en faisant le cachot de l’âme (« carçre », v.35) qui empêche celle-ci de voir des mystères divins (« divinals misteris », v.34), le corps de Paul est omniprésent et le saint ne parvient à s’en défaire que parce que Dieu lui-même lui en soustrait l’âme (« Déu li sostragué l’arma/ del cors perquè vés divinals misteris », vv.33-34). On remarquera que, d’une part, et suivant le topos platonicien, on ne peut atteindre le savoir qu’en dehors du corps, source de tenèbres (« carçre », v.35 ; « tenebres », v.36), mais que, d’autre part, on ne peut quitter son corps que par l’intervention divine, c’est-à-dire par la grâce. C’est cela que le moi veut transposer à son propre cas : il affirme en effet que, comme Dieu l’a fait pour Paul, l’Amour arrache son esprit, et le terme catalan « arrapa » (v.37) dit bien la force et la violence nécessaires pour extraire l’âme de son corps. Le moi peut donc s’élever jusqu’aux mystères de l’Amour parce que celui-ci l’attire jusqu’à lui. Mais de quels mystères s’agit-il ? Il s’agit du plaisir (« delit », v.39) qui ne s’épuise pas. Ce plaisir évoqué par le moi est ressenti (« sent », v.39), de la même façon que les saints de la strophe antérieure ressentaient la gloire. Or nous sommes passés de désirs qui dans la strophe antérieure étaient choisis mais, du moins explicitement, non ressentis par le moi (« prenint aquells », v.31), à des plaisirs dont la dimension sensible est mise en avant (« sent », v.39) et qui donc possèdent une existence pour ainsi dire plus réelle et que l’on pourrait considérer comme la concrétisation, voire l’incarnation, dans le moi des désirs précédents. Enfin, ces plaisirs sont, pour être considérés comme spirituels, précédés au vers antérieur de « maculada pensa » (v.38) — qui sous-entend des pensées charnelles — et suivis, au vers 40, par la chair (« ma carn »). Cette apparition de la chair au dernier vers est très lourde de sens, d’une part par sa position, à la quatrième syllabe, sous l’accent rythmique et juste avant la césure et, d’autre part, par le possessif « ma » qui souligne bien qu’il s’agit de la chair du moi et non pas de la chair en général. Certes, elle n’apparaît que pour être niée car ne troublant pas l’amour vrai (« la ver·amor no·m torba », v. 40). Mais là encore, le fait que les désirs du moi soient poétiquement encadrés par la chair, le fait de ne pouvoir affirmer l’esprit que par la négation du corps, rend celui-ci omniprésent. Tout se passe comme si le « desig » de la strophe précédente devenait, sournoisement, une réalité fortement incarnée, d’autant plus incarnée que le moi s’efforce de se défendre de sa chair.
59La strophe suivante constitue une troisième comparaison, celle du moi avec un philosophe :
Pren-me’n axí com aquell philosophe | |
qui, per muntar al bé qui no·s pot perdre, | |
los perdedors lançà en mar profunda, | |
crehent aquells l’enteniment torbassen. | |
Yo, per muntar al delit perdurable, | [45] |
tant quant à·l món, gros plaer de mi lance, | |
crehent de cert que·l gran delit me torba | |
aquell plaer qu·en fastig, volant, passa. | |
[xviii, vv. 41-48] |
60Le cheminement poétique nous amène ainsi des saints illuminés par Dieu à saint Paul, qui bénéficia de la grâce divine pour s’arracher à son corps et découvrir des secrets divins, puis, enfin, au philosophe, représentant d’un savoir non plus révélé mais purement humain. Or, ce savoir, bien qu’inférieur par nature, est aussi capable de distinguer les biens passagers (« perdedors », v. 43) des biens durables (« qui no·s pot perdre », v. 41), et d’attribuer aux premiers le trouble de l’entendement (« crehent aquells l’enteniment torbassen », v. 44). Ce savoir est certes moins assuré que le savoir révélé, et à ce sujet la croyance du philosophe (« crehent ») contraste fortement avec la connaissance (« conegueren », v. 26) des saints. Mais il est toutefois suffisant pour déterminer l’action du philosophe : « los perdedors lançà en mar profunda » (v. 43). Afin de sauvegarder ses capacités intellectuelles et donc, son savoir, le philosophe jette dans la mer ses biens périssables. Il faut noter l’insistance sur la profondeur de la mer qui engloutit ces biens : cette profondeur s’oppose au mouvement ascendant souhaité pour la quête du bien supérieur (« per muntar al bé qui no·s pot perdre », v. 42) et l’amplifie par là même. Bien que comparé au philosophe, le moi quant à lui ne reproduit pas le même écart entre l’ascension vers le haut et l’ensevelissement des biens périssables dans les profondeurs marines. Comme le philosophe, il croit nécessaire (« crehent de cert », v. 47) de monter (« per muntar », v. 45). Toutefois, ce n’est pas un bien qu’il souhaite atteindre par ce mouvement ascendant, mais un plaisir (« delit », v. 45). Le glissement sémantique est ici très significatif. En outre, et bien que le plaisir souhaité soit « perdurable » (v. 45), on peut comprendre que « tant quant à·l món » (v. 46) se réfère aussi bien au « gros plaer » (v. 46) qu’au « gran delit » (v. 47) et que, dans ce cas, le « delit » est somme toute mondain. Au final, le moi ne s’élèvera pas beaucoup, ni n’ensevelira pas trop profondément son plaisir grossier (« gros plaer », v. 46), qui est juste « lancé » (« de mi lance »). L’écart entre le plaisir poursuivi et les plaisirs évités s’est donc considérablement réduit : les plaisirs grossiers sont juste jetés, mais non pas enfouis dans les profondeurs marines ou terrestres (ils sont juste écartés, pourrait-on dire), tandis que les biens durables, devenus plaisirs, restent somme toute de ce monde. Et, du point de vue de l’écriture poétique, ce sont encore les plaisirs grossiers (« aquell plaer qu·en fastig, volant, passa », v. 48) qui viendront clore la strophe et, avec elle, ce deuxième moment du poème, soulignant ainsi l’impossibilité effective de se défaire de la dimension corporelle de l’homme.
61Le dernier moment du poème, constitué par une dernière strophe et la tornada, revient sur la révélation que le moi reçoit du dieu Amour :
Als naturals no par que fer-se pusquen | |
molts dels secrets que la deytat s’estoja, | [50] |
que revellats són stats a molts martres, | |
no tan suptils com los ignorants y aptes. | |
Axí primors Amor a mi revella, | |
tals que·ls sabents no basten a compendre, | |
e quant ho dic, de mos dits me desmenten, | [55] |
dant aparer que folles coses parle. |
Lir entre carts, lo meu voler se tempra | |
en ço que null amador sap lo tempre ; | |
ço fay Amor, a qui plau que yo senta | |
sos grans tresors ; sols a mi.ls manifesta. | [60] |
[xviii, vv. 49-60] |
62La strophe est constituée par une nouvelle comparaison entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Les quatre premiers vers opposent les « naturals » (v. 49) aux « martres » (v. 51). Les « naturals » sont bien sûr les hommes (que l’on entende par là les hommes en général, ou les philosophes, tenants d’un savoir seulement humain), que March appelle de la sorte pour mieux les opposer aux martyrs en insistant sur leur humanité. En effet, insister sur leur « naturalité », c’est insister sur leur nature humaine, c’est-à-dire ce composé de corps et d’âme qui, comme nous l’avons vu, peut être plus ou moins spiritualisé mais ne peut jamais se passer de son corps. Les « naturals » sont donc ramenés à leur seule nature humaine, à leur seule raison, contrairement aux martyrs qui bénéficient, eux, du privilège de la grâce et de la révélation. Celles-ci leur découvrent des secrets doublement voilés, en tant que secrets d’une part, et en tant que réservés à la divinité (« s’estoja », v. 50) de l’autre. Le poème ne dit pas pourquoi ils leur sont révélés, si ce n’est dans leur dénomination même : en tant que martyrs, c’est par la souffrance qu’ils méritent d’atteindre le savoir révélé. Du coup, le moi qui se compare à eux se dit implicitement martyr d’Amour et digne, par ses souffrances, d’en connaître les plus hauts secrets. Or, ces hauts secrets d’Amour sont inaccessibles pour les simples hommes. Comme lors des premières strophes, l’unicité du moi et son exclusion sociale sont alors inévitables. Les hommes, en tant que tels, ne peuvent même pas imaginer l’existence des secrets que Dieu révèle aux martyrs (« no par que fer-se pusquen/ molts dels secrets que la deytat s’estoja », vv. 49-50). Les hommes sont donc « suptils » (v. 52) et « aptes » (v. 52) en ce qui concerne les choses humaines, mais « ignorants » (v. 52) des plus hauts secrets de la divinité. Dès lors, quand le moi tente de dire ce qu’il sait par la révélation qu’il a reçue d’Amour, il reçoit un violent démenti : « quant ho dic, de mos dits me desmenten, / dant aparer que folles coses parle » (vv. 55-56). La parole du moi est trois fois affirmée (« ho dic », v. 55 ; « mos dits », v. 55 ; « parle », v. 56) mais doublement démentie par les savants (« desmenten », v. 55 ; « folles coses », v. 56). Ceux-ci relèguent la parole du moi du côté de la folie, de la déraison, car ils sont incapables de reconnaître ce savoir, tellement différent du leur et absolument exclusif.
63La tornada qui vient clore le poème met à nouveau en scène le moi, assurant encore la dame du caractère unique de l’amour qu’il lui porte et du savoir qu’Amour, tel un dieu, a choisi de révéler (« a qui plau que yo senta », v. 59) à lui seul (« sols a mi·ls manifesta », v. 60). Le poème se termine en insistant sur le fait que le savoir d’Amour n’est pas connu, mais senti, et que le moi est seul au monde à le sentir. On revient donc, comme au début du poème, à la faculté sensitive du moi. Et c’est le même motif qui ouvrait le poème qui viendra le clore à présent, à savoir, celui de l’unicité du moi. Cette structure circulaire renforce l’idée d’inutilité de la parole du moi : sa parole, réputée folle, tourne sur elle-même comme pour marquer davantage le fait qu’elle est incapable d’aller vers autrui. Il s’agit d’une parole qui n’est comprise que par celui qui l’énonce.
64Celui-ci est donc absolument seul. Et cette solitude, qui chez les martyrs est un chemin vers Dieu, ne semble amener le moi qu’à lui-même. Car, qu’est-ce que ce savoir d’amour, donné par la fantaisie ? Si, comme nous le disions au début de l’analyse de ce poème, la fantaisie est la puissance active de l’âme sensitive, ce savoir ne peut être que sensible, il ne peut relever en rien de la partie rationnelle de l’homme puisque l’Amour, qui en est à l’origine, n’est pas une substance rationnelle (« substança rahonable », v. 17). Et si ce savoir n’est pas rationnel, comment pourrait l’être la parole qui en découle ? Et donc, comment le moi pourrait-il prétendre être compris par autrui, alors que, par sa nature même, sa parole, issue de son âme sensitive, ne peut aller au-delà de lui-même ? Bref, le savoir d’Amour n’est pas un savoir rationnel mais un savoir sensitif, né de l’âme sensible, non pas connu mais éprouvé. En outre, nous l’avons vu, le corps du moi est omniprésent et ne disparaît jamais malgré ses efforts pour le nier et s’en détacher. On le retrouve toujours dans la menace de l’amour charnel que le moi cherche à éviter en affirmant la spiritualité de ses désirs, et même dans cette prétendue « spiritualité » qui ne peut en aucun cas s’arracher du corps puisque c’est celle de l’âme sensitive. Certes, on pourrait nous opposer que l’extase des mystiques chrétiens n’est en rien rationnelle et qu’elle consiste quand même en un ravissement de l’esprit par Dieu. Mais la divinité du poème xviii n’est autre que l’Amour. Et l’amour, on le sait, n’est pas une substance, mais un accident qui dépend de l’homme qui en fait l’expérience. Diviniser l’amour revient à diviniser l’homme qui le ressent, et qui le ressent dans la partie la plus sensible de sa personne, dans cette âme sensitive qu’il partage avec les animaux. Tout dans l’amour renvoie à l’homme qui le ressent et qui, par là même, le fait exister.
65Ce poème, constamment cité pour mettre en avant la spiritualité de l’amour marchien, exprime donc de fait, par l’omniprésence d’un corps dont le moi ne parvient pas à se défaire, l’impossibilité d’atteindre un tel amour. L’Amour dont le moi se fait le héros n’est donc en rien l’amour platonicien d’inspiration augustinienne que March peut chanter par ailleurs dans l’absolu. Même quand il se dit spirituel, il est lié au corps : le gérondif « ffantasiant », qui ouvre le poème, enferme d’emblée l’amour du moi poétique, aussi spirituel se veuille-t-il, dans la corporalité de son âme sensitive. L’amour ne va jamais pour le moi marchien au-delà de cette « spiritualité corporelle » qu’est la fantaisie. Celle-ci, en effet, n’est envisagée que comme mode de fonctionnement amoureux de l’âme, mais jamais dans son rôle technique d’intermédiaire entre l’âme sensitive et l’âme rationnelle. Du coup, même quand l’amour ressenti par le moi est soi-disant spirituel, il reste en prise avec le corps car il ne peut dépasser la « spiritualité » de la fantaisie. Et, bien entendu, le moi est incapable de contempler des réalités intelligibles et encore moins un Dieu qu’il n’envisage que comme principe logique et ontologique, relevant d’un plan métaphysique, mais jamais comme un Dieu présent. Son amour le plus élevé ne peut pas, par nature, s’arracher au corps, et toute contemplation est limitée à la contemplation obsessionnelle de l’aimée :
Dormint, vetlant, yo tinch la fantasia
en contemplar qui am, qui és, què val
[ci, vv. 33-34]
66Par ailleurs, si le moi vient de se définir comme le meilleur des amants en vertu d’un savoir qui l’illumine, mais que ce savoir est sensitif, c’est d’un savoir irrationnel que le moi se retrouve investi. On pourrait dire, en d’autres termes, que la révélation de l’Amour court-circuite l’activité de l’âme rationnelle en lui substituant celle de l’âme sensitive, ou encore qu’elle prive le moi de sa raison. Or, s’il est ainsi privé de raison et ramené à son âme sensitive, comment l’amador pourrait-il continuer à correspondre au schéma psychologique de référence défini dans la première partie de cet essai ? Sa psychologie lui est désormais spécifique.
67La conception de l’amour marchien apparaît donc bien, au terme de cette analyse, comme le fruit d’une synthèse de la tradition augustienne de source platonicienne et de la tradition médicale de source aristotélicienne et galénique, reçue peut-être via la prédication chrétienne de l’époque, et certainement nourrie par les lectures du poète. Mais ce n’est pas pour autant que la tradition médicale atténue la charge morale de la tradition platonicienne. Ce n’est pas parce que l’amour ressenti par le moi relève de la fantaisie, et donc, de l’âme sensitive, que l’idéal platonicien est relégué au royaume des chimères. Au contraire, cela rend plus lourde et difficile à vivre la comparaison entre les deux conceptions de l’amour, en enfermant l’amour ressenti par le moi (même lorsqu’il le veut le plus spirituel possible) dans les purs mécanismes corporels, sans pour autant se défaire du modèle platonicien christianisé plus tard par Marsile Ficin, qui fait de l’amour la volonté bonne qui conduit l’homme vers Dieu. Si cette omniprésence du corps est si douloureusement ressentie, c’est parce que justement elle n’amène jamais à faire de l’amour une maladie, et donc, quelque chose de guérissable et de dépassable. Il arrive, certes, que l’amoureux soit comparé à un malade que seule la dame pourrait soigner (voir poème iii) ou que l’amour le soit à une maladie en ce qu’il provoque des symptômes (poèmes xvii, lxxxvii). Mais l’amour n’est jamais décrit en termes médicaux comme une maladie et ces comparaisons servent seulement à créer des images qui expriment la puissance de l’amour et de ses effets.
68Parce qu’il est toujours nécessairement corporel, l’amour coupe absolument le moi de toute transcendance pour se concentrer seulement sur l’ici-bas sans pour autant supprimer le modèle platonicien et ficinien qui ne cesse jamais de fonctionner comme idéal. Il y a donc l’amour qui devrait être, et celui qui habite le moi dans lequel il n’y a pas la moindre place pour cet au-delà qui informe l’amour idéal. C’est ce qui explique l’existence de ces poèmes théoriques qui ont tant étonné la critique. Ils constituent une sorte de clairvoyance de la raison qui garde toujours en vue l’idéal. Mais leur importance, leur longueur et la répétition quasi obsessionnelle des mêmes motifs montrent bien que, s’ils sont didactiques, c’est au moi avant tout qu’ils s’adressent. S’ils ne relèvent pas du vécu, ils relèvent du « pensé » et, dans cette mesure, ils ne sont pas si extérieurs au moi qu’on a pu le considérer.
69On peut de la sorte parler d’un déchirement entre le corps et l’esprit, qui ne recoupe toutefois pas exactement celui de saint Paul ou de saint Augustin. Le déchirement marchien est plus tragique car le moi ne peut pas compter sur l’intervention d’un Dieu qui n’est que simple instance intellectuelle, simple principe structurel de l’univers théorique par rapport auquel le moi se pense. C’est pourquoi il importe de ne pas assimiler, comme March lui-même invite implicitement à le faire, le moi qui s’affirme comme l’amador par excellence avec ces élus de l’amour spirituel dont parle le poème xlv. Si l’amador a été élu, ce n’est pas par Dieu, mais par un Amour qui, lui, naît et vit dans le corps de l’homme, et se définit par celui-ci. Bref, si le moi est devenu amador, c’est parce qu’il a lui-même choisi de devenir un homme différent, avec une psychologie tout à fait différente de celle qui a été exposée au début de ce travail et qu’il convient désormais d’analyser.
L’amador
La chute
70Ce qui caractérise en premier lieu l’amador est, comme nous avons déjà pu l’apercevoir dans le poème xviii, la substitution de la fantaisie à la raison, qui est le mode de fonctionnement de l’âme amoureuse. L’exemple canonique de cette substitution se trouve au poème x, dont on trouvera la transcription pp. 149-150.
71La portée morale de ce poème est incontestable : le lecteur assiste à la dégradation de la raison de l’homme. Comme souvent chez March, le poème s’ouvre par une comparaison dont le comparant est un roi, engagé dans une guerre qui semble ne jamais pouvoir finir.
Sí com hun rey, senyor de tres ciutats, | |
qui tot son temps l’à plagut guerrejar | |
ab l’enemich, qui d’ell no·s pot vantar | |
may lo vencés, menys d’ésser-ne sobrats, | |
ans si·l matí l’enemich lo vencia, | [5] |
ans del sol post pel rey era vençut, | |
ffins qu·en les hosts contra·l rey fon vengut | |
un soldader qui lo rey desconfia ; | |
[x, vv. 1-8] |
72Les protagonistes de ce court récit sont un roi (« rey », v. 1) et son ennemi. Du premier, nous savons qu’il exerce légitimement le pouvoir (« senyor », v. 1), de l’autre, nous ne savons rien si ce n’est son opposition au « rey ». Il se définit donc négativement par rapport au pouvoir royal et cela nous laisse penser que, parce qu’il s’oppose à un pouvoir légitime, ses prétentions sont, elles, illégitimes. Ces deux personnages se livrent une guerre sans merci qui semble devoir toujours durer tant leurs forces sont à égalité (« d’ell no·s pot vantar/ may lo vencés, menys d’ésser-ne sobrats », vv.3-4). De fait, cette situation finira par se régler non pas par la force, mais par la trahison : « un soldader qui lo rey desconfia » (v. 8). L’ennemi aux prétentions illégitimes parvient donc enfin à renverser le roi légitime par le plus vil et le plus illégitime des moyens.
ladonchs lo rey perdé la senyoria | |
de les ciutats, sens ulla possehir, | [10] |
mas l’enemich dues li’n volch jaquir, | |
dant fe lo rey que bon compte·n retria | |
com ha vassall, la renda despenent | |
a voluntat dell despossehidor ; | |
de l’altra vol que no·n sia senyor | [15] |
ne sia vist que li vinga·n esment. | |
[x, vv. 9-16] |
73Après cette victoire, l’ennemi prive le roi de ses trois villes, et le texte insiste fortement sur la dépossession : « perdé la senyoria » (v. 9) ; « sens ulla possehir » (v. 10). Puis, le lecteur assiste à l’asservissement du roi vaincu à son ennemi vainqueur : de roi, il devient vassal (« vassall », v. 13) et reçoit de son nouveau maître la gestion de deux des trois villes perdues, dont il s’engage (« dant fe », v. 12) à rendre compte (« bon compte·n retria », v. 12) de la gestion, tournée uniquement vers les intérêts du maître (« la renda despenent/ a voluntat dell despossehidor », vv. 13-14). La troisième ville lui est, quant à elle, interdite : « de l’altra vol que no·n sia senyor/ ne sia vist que li vinga·n esment » (vv. 15-16). Renversé par un acte de trahison, le roi légitime et courageux de la première strophe devient ici un vassal d’autant plus affaibli que la volonté de son nouveau maître est triplement affirmée : « dues li’n volch jaquir » (v. 11), « a voluntat dell despossehidor » (v. 14), « de l’altra vol que… » (v. 15).
74La troisième strophe introduit enfin le comparé attendu par le lecteur, à savoir, le moi poétique :
Lonch temps Amor per enemich lo sent, | |
mas jamés fon que·m donàs un mal jorn | |
qu·en poch instant no li fes pendre torn, | |
fforagitant son aspre pensament. | [20] |
Tot m’ha vençut ab sol esforç d’un cors, | |
ne l·ha calgut mostrar sa potent força ; | |
los tres poders qu·en l’arma són me força, | |
dos me’n jaqueix, de l’altr·usar no gos. | |
[x, vv. 17-24] |
75Le moi mène depuis longtemps (« Lonch temps », v. 17) une guerre contre l’Amour (« per enemich lo sent », v. 17) que ni l’un ni l’autre ne parviennent à emporter. La comparaison avec l’antagonisme entre le roi et son ennemi nous permet d’enrichir la lecture de cette troisième strophe : le moi est le seigneur légitime, l’Amour est le tyran qui guette. Le traître qui viendra décider de leur affrontement est un corps (« cors », v. 21) dont la simple apparition suffit à terrasser entièrement le moi (« Tot m’ha vençut », v. 21), avec une facilité (« ab sol esforç », v. 21) qui contraste fortement avec le temps qu’a duré la lutte jusque-là (« Llonch temps », v. 1). Il convient ici de souligner que March écrit « cors » et non pas autre chose : c’est bien le corps de la dame qui réussit à terrasser le moi, et non pas son âme, ni même l’ensemble de sa personne. Et puisque cette victoire est le parallèle de celle qui a renversé le roi légitime sur lequel s’ouvrait le poème, le corps de la dame se voit implicitement assimilé au soldat traître qui avait vendu le roi : la victoire que le corps de la dame procure à l’Amour est ainsi tout entière teintée de traîtrise.
76Après cette victoire obtenue par la trahison, le lecteur assiste dans les strophes suivantes au renversement de la psychologie du moi :
E no cuydeu que·m sia plassent mos | [25] |
aquest vedat, ans n’endure de grat ; | |
si bé no puch remembrar lo passat, | |
molt és plassent la càrregu·a mon dors. | |
Jamés vençó fon plaer del vençut, | |
sinó de mi que·m plau qu·Amor me vença | [30] |
e·m tinga pres ab sa·nvisible lença, | |
mas paren bé sos colps en mon escut. | |
[x, vv. 25-32] |
77La quatrième strophe présente une étonnante déclaration de bonheur de la part du moi vaincu. Contrairement au roi, qui semblait disparaître sous la domination de son ennemi, le moi paraît de façon surprenante se relever après sa défaite. Ainsi, il marque une nette rupture avec son passé, dont il ne garde aucune mémoire (« no puch remembrar lo passat », v. 27). De ce passé nous ne connaissons que sa lutte acharnée et sa défaite fulgurante. De son présent, le moi tient à proclamer le bonheur qui est le sien ou, plutôt, le plaisir qu’il ressent : « plassent » (v. 25), « de grat » (v. 26), « plassent » (v. 28), « plaer » (v. 29), « em plau » (v. 30), « paren bé » (v. 32). L’ensemble de la strophe est occupé par le moi (verbes, pronoms personnels et pronoms possessifs à la première personne du singulier) et par le plaisir qu’il ressent à être asservi par l’Amour : « que·m plau qu·Amor me vença » (v. 30). C’est donc tout heureux qu’il assiste à la prise de pouvoir de l’Amour sur son âme rationnelle dans la cinquième strophe :
De ffet que fuy a sa mercé vengut, | |
l’Enteniment per son conseller pres | |
e mon Voler per alguazir lo mes, | [35] |
dant fe cascú que may serà rebut | |
en sa mercé lo conpanyó Membrar, | |
servint cascú lealment son offici, | |
sí que algú d’éls no serà tan nici | |
qu·en res contrast que sia de amar. | [40] |
[x, vv. 33-40] |
78Cette strophe est construite sur la personnification de la triade augustinienne de trois facultés de l’âme qui sera reprise par saint Thomas : entendement, mémoire et volonté. Ainsi, à peine monté sur le trône, l’Amour prend l’entendement pour conseiller (« l’Enteniment per son conseller pres », v. 34). Ce dernier n’a donc plus à conseiller la volonté pour qu’elle suive le bien ou fuie le mal, mais seulement à conseiller l’amour pour qu’il commande à la volonté (« mon Voler », v. 35) devenue son exécuteur (« alguazir », v. 35), de faire ce qu’il entend. La Mémoire, quant à elle, est purement et simplement chassée : « may serà rebut/ en sa mercé lo conpanyó Membrar » (vv. 36-37). Elle disparaît ainsi de la nouvelle psychologie du moi, qui rompt par là irrémédiablement avec son passé.
79Si le moi disparaît à l’instant même où il est vaincu par l’Amour, c’est parce que cette victoire le consacre amador et l’amène ainsi à se confondre complètement avec son ancien ennemi. Par sa victoire, l’Amour s’incarne dans l’homme et celui-ci n’a plus d’existence que dans la mesure où il est habité par celui-là. Fort de sa nouvelle autorité, l’Amour attribue aux facultés de l’âme rationnelle une tâche inédite : satisfaire ses désirs. Et puisque, nous l’avons vu, chez March l’amour est toujours corporel, c’est purement et simplement à l’asservissement de l’âme rationnelle par l’âme sensitive que nous assistons ici. Il n’y a donc pas disparition mais perversion de l’humanité du moi en raison de la nouvelle psychologie que l’Amour confère à cet amador par et dans lequel il existe. Cette transformation implique nécessairement d’importantes conséquences morales. La première concerne le statut même de la connaissance nécessaire pour garantir une action droite.
80Si l’on se reporte à l’analyse que nous avons proposée du poème xviii, force est de constater que cette connaissance a bel et bien disparu, ou plutôt, qu’elle est rendue impossible. En effet, si le savoir de l’Amour, celui qu’il révèle au moi, se transmet « ffantasiant », c’est bel et bien d’asservissement ou, si l’on préfère, de confusion de l’activité de l’entendement avec celle de la fantaisie, faculté active de l’âme sensitive, dont il s’agit. Si, avant la victoire de l’amour, l’entendement devait conseiller la volonté pour bien agir et aboutir à la vertu, il se trouve ici soumis à l’amour, confondu, voire remplacé par la fantaisie, qui pousse la volonté à chercher la satisfaction d’un amour dont la spiritualité pure est, on le sait, impossible. Le mouvement canonique de la connaissance, qui commence par les sens extérieurs pour passer aux intérieurs, nourrir par la suite l’entendement et amener par là l’homme au bon choix et à l’action vertueuse (et, dans la tradition chrétienne, à Dieu) a été ainsi remplacé chez l’amador par un mouvement de la pseudo-connaissance corporelle où l’entendement, soumis au dessein de l’amour, coupé de toute transcendance, perd de vue la vertu et, donc, le salut. Et le moi d’affirmer au poème cviii : « donchs de Amor follia és sa guarda » [cviii, v. 59]. Si l’amour néoplatonicien de la tradition chrétienne suivait le chemin de la connaissance pour amener l’homme vers son créateur, l’amour marchien, lui, parce que naturellement corporel, ne donne lieu qu’à une connaissance strictement corporelle qui vise à satisfaire des besoins purement charnels. L’amour marchien naît du corps, et renvoie au corps. Il tourne sur lui-même, d’où la circularité déjà signalée du poème xviii, que l’on retrouve encore, par exemple, dans la tornada du poème x :
Plena de seny, vullau-vos acordar
com per Amor vénen grans sentiments,
e per Amor pot ser hom ignoscents,
e mostre-u yo qui n’he perdut parlar.
[x, vv. 41-44]
81Voici donc le résultat de la perversion subie par la psychologie de l’amador : la raison étant subjuguée par l’amour, ses opérations sont totalement perturbées. Ainsi, l’amour conduit d’une part à un savoir qui, n’étant pas rationnel, est plutôt un non-savoir (« ignoscents », v. 43) et, d’autre part, à l’impossibilité de la parole (« he perdut parlar », v. 44), qui rappelle la circularité stérile de la parole du moi que nous avons signalée dans le poème xviii.
82Deux savoirs s’affrontent donc : le savoir d’Amour, non rationnel et qui vaut à l’amador le qualificatif de « fou » (« foll33 »), et le savoir rationnel des sages, qui s’avère pourtant impuissant à résister aux assauts de l’amour34 :
Amor, de vós yo·n sent més que no·n sé, | |
de què la part pijor me’n romandrà ; | |
e de vós sab lo qui sens vós està. | |
A joch de daus vos acompararé. | [60] |
[xlvi, vv. 57-60] |
83Amour et connaissance ne peuvent pas faire bon ménage puisqu’ils sont de nature différente : l’amour marchien, même lorsqu’il se veut spirituel, est de fait et reste toujours une passion, relevant de la seule dimension sensible de l’âme, tandis que la connaissance a besoin de cette même raison que l’amour détrône et asservit35. Le portrait de l’amador est donc, forcément, celui d’un homme moins homme en ce sens qu’il est ramené à sa seule âme sensible. Un homme déchu de son humanité.
La conséquence de la faute : la nouvelle anthropologie de l’amador
84Si, comme nous l’avons affirmé, le moi marchien cherche à se dire tout au long de sa vaste œuvre poétique, ce n’est qu’en tant qu’amador qu’il parvient à le faire :
dels grans secrets c·Amor cobre·b sa capa, | |
de tots aquells puch fer Apochalipsi ; | |
yo deffallint, Amor farà eclipsi. | [330] |
Lo món finit, lo sol e luna y signes | |
no correran per lo cel, ne planetes ; | |
per ops d’aquell los ha Déu fets e fetes, | |
y, él defallint, cessen llurs fets insignes. | |
Tot enaxí si d’aquest món trespasse, | [335] |
aquell poder qu·en amar nos enclina | |
caurà del cel, car pus hom no s’afina | |
en ben amar, ans quascú veig que·s lasse. | |
Si Amor veu qu·errant sens profit vaja, | |
envergonyit yo creu de son loch caja. | [340] |
[lxxxvii, vv.328-340] |
85Comme l’existence et la qualité de l’amour dépendent entièrement de l’homme qui le ressent, affirmer la hauteur et la qualité de son amour revient pour le moi à s’auto-proclamer le plus haut et le meilleur serviteur de l’amour, et cela au point d’affirmer que l’amour disparaîtra avec le moi. Nul ne peut se targuer d’aimer davantage que le moi car un amour supérieur supposerait une mort immédiate :
Yo son aquell pus estrem amador,
aprés d’aquell a qui Déu vida tol
[xlvi, vv. 41-42]
86Le moi peut donc se proclamer le plus haut serviteur de l’amour pour trois raisons. La première est sa propre nature :
Vehent lo cel ma natura disposta, | |
volch influir dos poders separables | |
a mi vinents ab manera diversa, | |
cascú prenent la part a ell condigna : | [20] |
ffahent amar simplament la mi·arma | |
lo seu semblant, sentit de vici munda, | |
e l’altra part en mi no roman solta, | |
y en son voler son decret l’arma posa. | |
[xlv, vv. 17-24] |
87Si le moi est le premier des amoureux, c’est en premier lieu parce que sa double nature, spirituelle et corporelle, est bien disposée à l’Amour. Les vers que nous venons de citer mettent en avant que le moi est le fruit d’une double création : celle de sa nature et celle de son amour, infusé par le ciel (« lo cel », v. 17) en fonction de la disposition préexistante de sa nature (« Vehent lo cel ma natura disposta », v. 17). On le sait, cette nature étant double, chaque partie est en principe disposée à l’amour qui lui correspond, et le texte insiste fortement sur l’idée de diversité : « separables » (v. 18), « ab manera diversa » (v. 19), « cascú prenent la part a ell condigna » (v. 20). L’unité de ces deux types d’amour, coexistant en un homme particulièrement apte à accueillir en même temps l’un et l’autre, n’est assurée que par une garantie, qui s’avère faible : le commandement de l’âme (« en son voler son decret l’arma posa », v. 24). Or si, comme nous l’avons vu auparavant, la droite nature de l’homme consiste justement en la spiritualisation du corps par l’âme, dans la réalité du moi la nature d’amador revient de fait à une disposition plus corporelle qu’autre chose :
Si lo falcó, senyor, no·m voleu dar, | |
causa sereu de ma perdició, | [10] |
car tornaré a ma complexió, | |
d’on era tolt, ço és, dones amar36. | |
[cxxii a, vv. 9-12] |
88C’est donc de sa complexion, du mélange particulier des humeurs qui lui est propre, que dépend la qualité d’amoureux du moi. Ou, pour le dire en d’autres termes, c’est de sa nature physiologique la plus matérielle que dépend son être : c’est cela même que Vivès et Huarte appeleront plus tard ingenio37. Dès lors, deux conséquences s’imposent : dès qu’il est amador, le moi est ainsi, car il ne pouvait être autrement. Mais, s’il ne pouvait être autrement, son état relèverait au pire du déterminisme, ou, au mieux, du domaine médical où un certain régime ou une certaine hygiène de vie pourraient permettre un changement de complexion, et donc, d’être. Or, il en va tout autrement pour le moi marchien.
89En effet, si la disposition de sa nature la plus matérielle est un élément décisif, l’amador le devient avant tout par choix :
Déu m’à donat tal disposició, | |
que mon voler s’esguarda sol amar, | [10] |
e fahent àls, serveix a companyar | |
l’estat d’Amor ; en tot l’àls, abandó. | |
[lv, vv. 9-12] |
90Ces vers commencent par la mention de Dieu, créateur du moi, cause première de cette nature qui ne peut faire de lui que le plus haut des amadors. Or, cette disposition n’est pas, comme on a pu le penser à un moment, purement physiologique. Elle est en mesure d’entraîner, en effet, la volonté du moi : « que mon voler s’esguarda sol amar » (v. 10). C’est parce que sa nature est telle que sa volonté est portée à aimer, et à aimer exclusivement, en soumettant tout autre chose à l’amour (« e fahent àls, serveix a companyar/ l’estat d’Amor », vv. 11-12) et en délaissant tout autre chose (« en tot l’àls, abandó », v. 12). Sa volonté ne peut pas s’opposer à sa nature et, dès lors, celle-ci prend une dimension morale que le moi ne perd jamais de vue. Cette soumission de la volonté à l’amour éveille très tôt dans la poésie marchienne le sentiment de la faute. Ainsi, le premier vers du poème vi, « Molt he tardat en descobrir ma falta », place tout le poème sous le signe de la faute, explicitée de la sorte à la tornada :
Plena de seny, si algú mi esmenta,
tots los hoents dien que só mellor,
pus flach e fort e callant amador,
ma voluntat faent d’Amor serventa.
[vi, vv. 49-52]
91La faute est clairement énoncée : « ma voluntat faent d’Amor serventa » (v. 52). Il s’agit de l’asservissement de la volonté à l’amour et, par là, de toute l’âme rationnelle à l’âme sensitive. Et pourtant, il s’agit là d’un passage obligatoire pour qui souhaite être entièrement habité par l’amour :
Cell qui d’Amor del tot no·s lexa vençre, | |
sí que rahó de son consell no lunya, | |
no mereix pas la corona de martre | |
d’aquells passius no havents altre compte | |
sinó pensar haver lur vida terme, | [85] |
ffinit aquell qui·n tal estrem los mena, | |
crehent de ferm los fets del món ser ombra | |
d’aquell sol clar qui tot lur cor escalfa. | |
[xlv, vv. 81-88] |
92Cette strophe renvoie à l’idée de divinisation de l’amour que nous avons déjà eu l’occasion d’analyser. L’Amour est une divinité par laquelle il faut se laisser vaincre, se laisser habiter. Il faut donc être passif (« passius », v. 84) pour qu’Amour habite l’homme à sa guise, ce qu’il fait en se confondant entièrement avec la chaleur vitale du cœur : il devient le « sol clar qui tot lur cor escalfa » (v. 88). Chaleur vitale donc, mais aussi image du Souverain Bien platonicien, vérité qui illumine le sage, et dont les événements du monde ne sont qu’une pâle copie, une ombre (« ombra », v. 87). De même que le sage platonicien est informé par la vérité qu’il a atteinte par la contemplation de l’Intelligible, l’amador est informé par l’Amour qui l’a fait naître (« pensar haver lur vida terme », v. 85). Or, il ne s’agit pas dans ces vers d’une sagesse comparable à la sagesse intellectuelle de Platon mais de martyre (« martre », v. 83). Nous avons déjà trouvé cette image au poème xviii, où l’amador se comparait justement aux martyrs atteignant la vérité par la révélation, méritée non pas par leurs capacités intellectuelles mais par leur souffrance. Il en va de même ici. Le « martre » se caractérise par sa passivité et non pas par son savoir, ouvertement refusé : « sí que rahó de son consell no lunya » (v. 82). Si l’on veut devenir martyr d’amour, il faut donc absolument se défaire de la raison ou, tout du moins, s’en éloigner. Certes, il y a ici une certaine image d’extase mystique qui est un topos dans la poésie des troubadours mais que nous ne pouvons plus prendre au premier degré après l’analyse que nous avons faite du poème xviii. Ce qu’il nous faut retenir c’est que, pour parvenir à afficher par son martyre d’amour sa supériorité sur tous les amoureux, pour être en mesure de se remettre entièrement à son amour, le moi est obligé de renoncer entièrement à la direction de la raison qui assurait son humanité. Il s’agit donc bien ici d’aliénation de la partie la plus humaine à la partie la plus sensuelle, la plus charnelle, pour ne pas dire la plus animale.
93Il ne pouvait pas en être autrement : puisque l’amour marchien impliquait cet asservissement, la psychologie du moi le répercute nécessairement. Ainsi, l’amador devient le lieu de l’amour, et par là même, un homme qui a mis sa volonté et sa raison au service de son amour. Mais si cette démarche a d’abord été induite par la complexion du moi, c’est parce qu’elle a été confirmée par son libre choix qu’elle marque de façon indélébile le moi de ses conséquences morales.
94En effet, à partir du moment où le moi a choisi de faire de l’Amour le seigneur de son âme rationnelle, un tel choix devient une seconde nature : « Axí d’Amor ses penses me deliten/ per l’àbit pres que natural repute » [cxvii, vv. 213-214]. L’amador a certes été créé avec une nature disposée à l’amour. Mais, il a librement consenti à la suivre en acceptant l’asservissement à l’amour. Cet asservissement est dès lors tout naturellement devenu un « àbit » ou une seconde nature, qui découle de la première, mais qui, de fait, constitue une faute puisqu’elle a été librement choisie par le moi :
Del pare sant no·m cal haver perdó, | [25] |
car mon peccat és amar follament ; | |
deman-l·a mi, c·ab mon consentiment | |
he fet d’Amor cativa ma rahó. | |
[xxii, vv. 25-28] |
95Si ces vers sont un exemple parmi tant d’autres de cet orgueil marchien qu’on a tant souligné et remarqué, ils constituent aussi, et en même temps, la double affirmation de l’asservissement voulu de la raison à l’amour et la conscience du péché qui en découle : « mon peccat és amar follament » (v. 26). Or, on le sait, la raison est le guide efficace de la volonté guidant l’action humaine. Dès lors, le moi privé de raison est également, par voie de conséquence, privé de liberté. Soumis à l’amour, et par là même, à sa propre âme sensitive, il est réduit à suivre une nature, la sienne, dont il n’est plus maître :
menys de rahó, ve de passió volença : | |
yo he volgut ço que sens mon grat obre. | |
Àbit antich és lo terç que us nomene, | |
que·m fa seguir la vida que yo mene. | [40] |
[cxviii,37-40] |
96Le moi garde néanmoins une certaine distance critique par rapport à ses actions (« la vida que yo mene », v. 40) : il est encore capable de garder à l’esprit la norme et donc, de ne pas adhérer à ce qu’il a pourtant voulu faire : « yo he volgut ço que sens mon grat obre » (v. 38). L’intensité de l’écho paulinien justifie que l’on s’y attarde un moment :
Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ?… Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur !… Ainsi donc, moi-même, je suis par l’entendement esclave de la loi de Dieu, et je suis par la chair esclave de la loi du péché38.
97Comme Paul, captif de la loi du péché inscrite dans ses membres, le moi marchien reste clairvoyant sur ce qu’il devrait faire, mais se retrouve entre les mains de l’amour, privé de toute liberté, passif et incapable de redevenir actif, parce que prisonnier à jamais de la loi de la chair, en termes pauliniens. Mais, pourrait-on objecter, quelle réelle liberté a eu ce moi, dont la nature poussait déjà la volonté à s’assujettir aux lois de l’amour ? Celle-là même qu’eut le premier homme de ne pas pécher :
Sí com Adam pres mal del vedat gust, | |
com sa muller li mostrà mal camí, | [50] |
dient : « Adam, mengem d’aquest bocí, | |
e semblarem a Déu, qui és tot just », | |
ne pren a mi, car mon seny ha cregut | |
la voluntat, fent-li promissió | |
que ben servint aconsegria do | [55] |
que per null temps tal no fon conegut. | |
[vii, vv. 49-56] |
98Ces vers sont particulièrement significatifs pour notre propos : la seule référence au péché originel que l’on trouve dans l’ensemble de la poésie marchienne est employée pour connoter le choix du moi, qui décide de laisser son seny suivre sa volonté. La comparaison est limpide. Adam, l’homme, est l’équivalent du seny, c’est-à-dire de cet entendement qui se doit de montrer à la volonté le chemin à suivre. Comme le seny, Adam savait que ce que lui proposait Ève, la femme, leur était interdit (« vedat », v. 49), et il lui fallait la réprimander. Pourtant il la suivit, alors qu’elle-même avait choisi, s’était déterminée, par pure adhésion, sans connaissance éclairante, comme ce sera le cas pour la volonté du moi. De la même façon qu’Ève avait convaincu Adam, la volonté convainc le seny par la promesse (« promissió », v. 54) du plus grand bien concevable : « do/ que per null temps tal no fon conegut » (vv. 55-56). Et il est significatif de voir que, alors qu’Ève adhère à l’éventuelle possibilité de devenir l’égale de Dieu (« semblarem a Déu, qui és tot just », v. 52), la volonté du moi, et le seny à sa suite, n’adhèrent quant à eux qu’à la promesse d’un don d’amour. Il ne s’agit donc même plus d’égaler Dieu mais seulement d’obtenir les ultimes faveurs amoureuses. En outre, la promesse de la volonté contient un élément nouveau par rapport à la promesse d’Ève : l’entendement est tenu de donner une contrepartie qui n’est autre que sa liberté (« servint », v. 55). Il doit troquer sa liberté contre le don promis. Comme Adam, le seny accepte. Et comme lui, il en paie les conséquences (« pres mal », v. 49) : l’amour devient seigneur, comme nous l’avons vu lors de l’analyse du poème vi, et cet asservissement de la raison devient une deuxième nature.
99Ainsi, l’amador ne le devient que par un deuxième péché originel. Comme Adam, il renonce à sa liberté par convoitise d’un bien perçu comme étant supérieur, perd dès lors toute liberté et se voit entièrement dominé par ses parties inférieures, suivant ainsi la conception augustinienne du péché originel dont on trouve l’une des analyses canoniques dans le livre XIV de la Cité de Dieu39. Mais l’analyse qu’en fait Augustin dans La nature et la grâce est plus significative pour notre propos :
De ce péché l’injustice était d’autant plus grave que l’homme avait alors plus de facilité pour l’éviter, car aucun affaiblissement ne le frappait encore. Un châtiment très juste s’ensuivit, de telle façon que l’homme reçut en lui-même, par contrecoup, le salaire de son péché, perdant en quelque sorte la maîtrise de son corps qui lui était soumis : il avait méprisé cette dépendance éminente à l’égard de Dieu. Du fait que maintenant nous naissons avec cette même loi du péché qui dans nos membres résiste à la loi de l’esprit, nous ne devons ni murmurer contre Dieu, ni disputer contre une réalité très évidente, mais, en raison de notre châtiment, demander par la prière la miséricorde divine40.
100Parce qu’il était parfaitement ordonné pour la contemplation de Dieu et du bien, Adam fut doublement coupable de tomber. Dès lors, un péché si grave méritait le plus rigoureux des châtiments : la perte de la maîtrise du corps, et donc, la rébellion des passions à travers les générations.
101Chez March, le moi est né fortement marqué par le péché originel : c’est ainsi que l’on peut comprendre cette disposition qui pousse le moi à devenir amador, mais il ne le devient de fait que lorsqu’il pèche une deuxième fois, en soumettant volontairement son entendement à sa volonté déjà gagnée par l’amour. De la sorte, le moi a deux fois plus de mal à maîtriser son corps, car il est à la fois fils d’Adam et nouvel Adam.
102Expulsé de son humanité comme Adam du Paradis, le moi voit dès lors comment l’amour se confond avec l’âme qui le fait vivre pour devenir ainsi son être même :
Axí com és en nós l’ànima tota | |
en tot lo cors e tota·n cascun membre | |
— tallant algú, no cal per açò tembre | |
que per aquell ella romanga rota —, | |
la mi·amor és en lo tot d’aquesta, | [135] |
e si·l veig res que per desalt m’altere, | |
no sent en mi que d’amor despodere ; | |
en lo seu tot la mia tota resta, | |
sí com la mar un punt no se n’altera, | |
si hom ne trau una gran albufera. | [140] |
[cxvi, vv. 131-140] |
103La comparaison est progressive : l’âme, qui est présente partout dans le corps, est le comparant de l’amour qui, à son tour, est présent dans l’âme tout entière. Dès lors, de même que la perte d’un membre n’entraîne pas de diminution de l’âme, tout ce qui peut contrarier l’amour (« res que per desalt m’altere », v. 136) ne peut pas pour autant le diminuer (« no sent en mi que d’amor despodere », v. 137). Amour et âme de l’amador deviennent donc une seule et même chose, au point que, pour penser la disparition de l’amour, le moi doit penser son propre non-être :
… no bastant ser atés
lay on tots temps he tengut mon camí;
tot per defalt qu·és atrobat en mi:
hahir Amor e volgra sser no-res.
[xxxv, vv. 37-40]
104Cette volonté de non-être apparaît plusieurs fois chez March, et il nous faudra y revenir dans un contexte plus métaphysique. Mais ce qui est frappant ici, et ce qu’il nous faut retenir dès maintenant, c’est cette assimilation entre le non-amour et le non-être. Il ne s’agit pas de mourir pour faire disparaître l’amour car, dans l’univers somme toute chrétien qui est celui de March, la mort suppose une vie (ou une mort) sans fin dans l’au-delà et, si amour et âme se confondent, on peut supposer que l’amour suivra l’âme là où celle-ci se rendra après la mort du corps. Pour l’amador, tant qu’il y a être, quelles qu’en soient ses modalités, il y a amour. Pour que l’amour ne soit pas, l’être ne doit pas être. Et pour l’amador, désormais ontologiquement défini par l’amour, l’équation est univoque : cesser d’aimer revient à cesser d’être.
105S’il est, le moi est par nature, par volonté et par habitude, amador. Cela implique nécessairement qu’il se soit donné tout entier à l’amour en lui soumettant la plus haute partie de soi : son âme rationnelle, celle par laquelle il était fait à l’image de Dieu. Et ce faisant, le moi a gravement péché. Il a commis un second péché originel lorsque pour devenir amador il s’est trahi lui-même en annihilant sa raison, et avec elle son humanité et l’ordre même que le Créateur avait imprimé en lui. Cette idée de trahison revient plusieurs fois sous la plume de March, mais un passage est particulièrement significatif :
No dech morir solament ab coltell : | |
mon cors mig mort deu ser viand·als cans ; | |
mon cor, partit entre corps e milans ; | |
mon espirit tinga lo loch d’aquell | |
qui volch trahir, besant, lo Fill de Déu : | [85] |
aquest és loch a ell just e degut ; | |
puys ha trahyt a ssi, Déu no l’ajut, | |
e·n gran pecat deu rebre pena greu. | |
[xcix, vv. 81-88] |
106Ces vers sont très suggestifs en raison, avant tout, de la force de l’image du châtiment que le moi demande pour son péché. Châtiment d’abord du corps, qui doit mourir plusieurs fois : au couteau (« ab coltell », v. 81) puis, encore vivant, donné en pâture aux chiens (« mon cors mig mort deu ser viand·als cans », v. 82), et enfin dépecé par les oiseaux charognards s’arrachant la dépouille de son cœur (« partit entre corps e milans », v. 83). Mais aussi châtiment de l’âme pour laquelle le moi demande la place même de Judas, le traître par excellence. L’assimilation du moi à Judas, qui a vendu le Christ et a pour cela mérité le châtiment éternel, est ici particulièrement lourde de sens. Immensément coupable, le moi ne peut échapper à la damnation. Or, le poème met en avant la trahison du moi comme étant une trahison envers soi-même : « puys ha trahyt a ssi, Déu no l’ajut » (v. 87). La dureté du châtiment éternel (« Déu no l’ajut ») demandé par le moi pour son « espirit » s’enrichit de la comparaison avec la trahison de Judas : se trahir soi-même comme l’a fait le moi et trahir le Christ semblent ainsi se confondre. En effet, le Christ est le Sauveur, celui par qui l’homme a été racheté du péché originel, celui qui, par son sacrifice, a rétabli la nature humaine. Pour le moi marchien, à la fois nouvel Adam et nouveau Judas, pécher contre soi revient à reproduire le péché originel contre celui-là même qui est déjà venu racheter le genre humain. L’entêtement du moi à subvertir l’ordre déjà une fois rétabli par la mort du Christ est donc un péché doublement grave contre Dieu. Dès lors, le moi apparaît nécessairement comme le premier des damnés.
Notes de bas de page
1 A. Pagès, Auzias March et ses prédécesseurs, p. 254.
2 Saint Thomas, Somme théologique, Ia-IIae, qq. 26-28, t. II, pp. 191-204.
3 Saint Augustin, La grâce du Christ et le péché originel, Livre Ier, XXI, 22, dans Id., Œuvres, t. III, p. 818.
4 Ibid., Livre Ier, XIX, 20, pp. 816-817.
5 Saint Paul, Rom., 7, 23.
6 Saint augustin, La nature et la grâce, LIII, 62, dans Id., Œuvres, t. III, p. 778.
7 Platon, Phèdre, 253e-254a-b, p. 45.
8 Ibid., 254e, p. 46. C’est nous qui soulignons.
9 Ibid., 255e, pp. 47-48 : « Or, quand ils sont ensemble pour dormir, le cheval indiscipliné de l’amoureux a beaucoup de choses à dire au cocher, et il fait valoir son droit à de petites compensations pour toutes ses souffrances ».
10 Pere Bohigas, « Ausiàs March, home escindit ? », dans Id., Aportació a l’estudi de la literatura catalana, Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1982, pp. 205-207.
11 Voir à ce sujet Lola Badia, Tradició i modernitat als segles xiv i xv, pp. 146 et sqq.
12 Platon, Le Banquet, 207d, dans Id., Œuvres complètes, t. I, p. 742.
13 Ibid., 209a, p. 744.
14 Ibid., 209b-209c, pp. 744-745.
15 Ibid., 210a, p. 745.
16 Ibid., 211b-212a, pp. 747-748.
17 Platon, Phèdre, 256a-b, p. 48.
18 Ibid., 255d, pp. 47-48.
19 Ibid., 256, p. 48.
20 Ibid., 256c-e, pp. 48-49.
21 Ibid., 256e-257a, p. 49.
22 Marsile Ficin, Commentaires sur Le Banquet de Platon, De l’amour, VII, 7, trad. et éd. de Pierre Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 228.
23 Ibid, VI, 7, pp. 146-148.
24 « Donc comme l’âme de l’amant possède en partie le bel objet, et en partie ne le possède pas, on est en droit de la dire belle en partie et en partie non belle. C’est ainsi que nous tenons qu’Amour, du fait de ce mélange, est un sentiment intermédiaire entre le beau et son contraire et participant des deux. Et c’est pour cela que Diotime, à laquelle j’en arrive maintenant, a qualifié Amour de “démon”. Car, comme les démons sont intermédiaires entre le ciel et la terre, ainsi l’Amour tient le milieu entre la beauté et l’absence de beauté », ibid., VI, 2, pp. 128-130.
25 Ibid, VI, 7, p. 146.
26 Ibid, VI, 8, p. 150.
27 Pétrarque, Mon secret, trad. et prés. de François Dupuigrenet Des-roussilles, Paris, Rivages, 1991, p. 135.
28 « Augustin : Rien ne porte plus facilement à l’oubli ou au mépris de Dieu que l’amour des choses temporelles, et surtout cette passion que l’on nomme Amour et à laquelle on donne même par sacrilège le nom de Dieu, sans doute pour donner aux folies humaines une excuse céleste, et pour se laisser aller aux crimes les plus graves sous couvert d’inspiration divine », ibid., pp. 141-142.
29 Par exemple xxxvii, vv.37-40 ; liii, vv. 25-28.
30 Saint Thomas, Somme théologique, I, q. 78, art. 4, réponse, t. I, pp. 692-693.
31 Voir ci, v.33 ; cxvii, v. 167.
32 Verbe archaïque qui signifie « apparaître », « paraître », « sembler ».
33 « O foll·Amor ! En l’om molt desijós/ cabre no pot en ell sats conexença ;/ sa passió li torba sa sciença, / e majorment lo qui és amorós », lxii, vv. 57-60.
34 « En contr·Amor no valgué saviesa ;/ si no David se’n fóra bé deffés, / e savis molts no hagren tant amprès/ si contr·Amor valgués alguna·mpresa », xvii, vv. 53-56.
35 Ils sont donc exclusifs l’un de l’autre : « Mentre d’Amor sentí sa passió, / d’ell no haguí algun coneximent ;/ quant he perdut d’aquell lo sentiment, / yo bast assats donar d’ell gran rahó », cxxiii, vv. 1-4.
36 C’est nous qui soulignons. Voir aussi cxxii b, vv. 17-20.
37 Juan Luis Vives, De anima et vita, éd. et trad. de Mario Sancipriano, Padoue, Gregoriana, 1974, Livre II, chap. vi, pp. 286-301 ; Huarte de San Juan, Examen de ingenios para las ciencias, édition de Guillermo Serés, Madrid, Cátedra, 1989, pp. 185-209.
38 Rom., 7, 22-25.
39 Saint Augustin, Cité de Dieu, Livre XIV, 15-16, dans Id., Œuvres, t. II, pp. 575-579.
40 Saint Augustin, La nature et la grâce, XXV, 28, dans Id., Œuvres, t. III, pp. 751-752.
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Ausiàs March
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