L’anthropologie médiévale
Un cadre de référence jamais mis en cause
p. 9-37
Texte intégral
1Depuis le renouveau des études marchiennes par Josep Torras i Bages et par Amédée Pagès, affirmer que l’anthropologie médiévale, et plus particulièrement la psychologie aristotélico-thomiste, informe totalement la poésie marchienne est devenu un lieu commun. Mais ni Josep Torras i Bages ni Amédée Pagès n’en donnent des preuves convaincantes : ils se limitent à un repérage de vers, souvent hors contexte, qui illustrent des idées qu’ils assimilent, parfois trop vite, à saint Thomas et, par son intermédiaire, à Aristote. De la sorte, Josep Torras i Bages considère que March expose en vers la philosophie chrétienne, tandis qu’Amédée Pagès fait de sa poésie une illustration de la théorie des passions exposée par saint Thomas dans la Somme théologique1. En fait, à suivre trop aveuglément l’opinion des illustres inaugurateurs de la critique marchienne contemporaine, on s’est longtemps interdit d’y voir d’autres matériaux intellectuels qu’un thomisme affirmé mais invoqué de façon assez vague.
2Certes, Amédée Pagès signale déjà la présence d’un certain stoïcisme qui vient enrichir l’aristotélisme dominant dans les « poésies morales »2. Enfin, depuis un certain nombre d’années, l’omniprésence de saint Thomas et Aristote a commencé à être remise en cause et on a signalé d’autres influences, notamment celle de Ramon Llull3. Mais ce n’est qu’assez récemment que certains travaux ont commencé à souligner l’influence de l’augustinisme chez March, et tout particulièrement en ce qui concerne la question de la prédestination4. Nous pensons quant à nous que l’influence augustinienne dépasse largement la simple question de la prédestination pour informer profondément l’ensemble de la poésie marchienne. Le thomisme est certes présent, mais plutôt comme un arrière-fond culturel dans lequel baignait notre auteur que comme une vraie influence vivifiante. Ce qui est vraiment prégnant et significatif, ce qui constitue une véritable clé de lecture problématique de l’ensemble de l’œuvre marchienne, ce sont certains éléments caractéristiques de la pensée cosmologique et anthropologique augustinienne et, surtout, les problèmes moraux qu’ils posent.
3Il est avéré que March a pu avoir un accès direct à certaines œuvres lulliennes. Nous savons en effet, par l’inventaire de ses biens, qu’il possédait deux ouvrages de Ramon Llull : l’Arbre de ciència et le Liber proverbiorum. Mais au-delà de ce fait, il convient de ne pas oublier le rôle que la prédication de l’époque a dû jouer comme voie très vraisemblable de pénétration d’un certain augustinisme, plus ou moins diffus, dont nous nous attacherons à identifier les éléments déterminants pour la pensée marchienne. Sans prétendre ici identifier des sources précises, notre hypothèse est que la poésie marchienne est informée d’éléments plutôt chrétiens au sens large que scolastiques stricto sensu, éléments qui pourraient certes provenir des écrits lulliens, de traités intermédiaires, mais également, et peut-être surtout, d’une prédication plus soucieuse de toucher et convaincre son public que d’enseigner tel ou tel système philosophique scolastique. Ceci est particulièrement évident lorsque l’on se penche sur l’anthropologie, et plus précisément, sur la psychologie marchienne, dont on fait à juste titre l’épine dorsale de cette immense œuvre poétique.
Le schéma anthropologique de référence
Un dualisme matriciel
4À la suite des travaux de Josep Torras i Bages et d’Amédée Pagès, on a longtemps considéré que l’homme marchien correspond à celui que dessine l’anthropologie thomiste.
5On le sait, saint Thomas fut le récupérateur d’Aristote, celui qui permit l’appropriation par le christianisme de la philosophie aristotélicienne. Or, il ne s’acquitta pas de cette entreprise par un tête-à-tête avec Aristote hors du temps : pour lui, concilier Aristote avec le christianisme revenait à le faire s’accorder avec la tradition patristique et avec saint Augustin au premier chef. En ce qui concerne l’anthropologie, l’une des questions centrales était celle de l’union de l’âme et du corps. Le corps, qui était pour le christianisme un don du Créateur et ne pouvait donc pas être considéré comme absolument mauvais, ne parvenait pourtant pas à trouver une place de plein droit dans une anthropologie marquée par le dualisme platonicien tel qu’il avait été repris par saint Augustin. L’hylémorphisme aristotélicien donna à saint Thomas les moyens de penser un rapport plus intime et étroit que celui du pilote dans son navire ou du cocher de l’attelage ailé platonicien. Ainsi, d’après Aristote, l’âme est la forme du corps organisé ayant la vie en puissance :
Par suite, l’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elle est la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Mais la substance formelle est entéléchie ; l’âme est donc l’entéléchie d’un corps de cette nature5.
6Cette âme peut être de trois sortes (ou posséder trois facultés) en fonction de l’être qu’elle anime : végétative, sensitive, rationnelle6. On retrouve l’écho de ce schéma chez saint Thomas, qui le retravaillera dans le sens de l’unité absolue de l’âme qui est, chez l’homme, rationnelle7. Or, une lecture attentive de l’ensemble de l’œuvre de March ne permet de relever qu’un seul passage reprenant stricto sensu la conception aristotélico-thomiste de l’homme comme le composé d’un corps et d’une âme rationnelle intégrant en son sein les facultés végétative et sensitive8 :
Res sens esguart no·s d’hom pròpia cosa, | |
car general és als bruts e als arbres; | [130] |
del sentiment lo brut a l’arbr·avança, | |
e la rahó a l’hom d’aquells separa. | |
Donchs l’apetit, hon la raó no·s mescla, | |
no·s propi d’om, per bé qu·en ell se trobe, | |
e tant és hom com més ne participa, | [135] |
e segons quant, d’hom se lunya u s’acosta. | |
[cxvii, vv. 129-136]* |
7Pour expliciter en quoi tout ce qui ne comporte pas de réflexion (« Res sens esguart », v. 129) n’est pas digne de l’homme, March semble ici se référer à la conception aristotélicienne des trois âmes que l’on trouve dans le De Anima : la vie dépourvue de réflexion est commune aux végétaux et aux animaux (« general és als bruts e als arbres », v. 130). Mais, concrètement, d’après Aristote, ce qui est commun aux végétaux, aux animaux et aux hommes, c’est l’âme végétative, celle qui assure, spontanément et sans la moindre opération réflexive, les strictes fonctions physiologiques de nutrition, de croissance et de reproduction9. Or, le texte marchien évince de fait cette dimension physiologique commune à tout être vivant pour n’en retenir que le manque de réflexion (en somme, de raison) propre aux végétaux et aux animaux. L’animal, quant à lui, possède en outre l’âme sensitive (« sentiment », v. 131), c’est-à-dire une certaine vie émotionnelle qu’il partage avec l’homme (« Donchs l’apetit, hon la raó no·s mescla, / no·s propi d’om, per bé qu·en ell se trobe », vv. 133-134). L’homme, qui trône en haut de l’échelle des êtres, possède quant à lui en exclusivité l’âme rationnelle (« la rahó », v. 132). Celle-ci le définit comme étant radicalement différent des autres êtres vivants (« d’aquells separa », v. 132), et permet de qualifier ses actions d’humaines ou non (« e tant és hom com més ne participa, / e segons quant, d’hom se lunya u s’acosta », vv. 135-136). On voit bien que cette unique occurrence à peu près complète de la psychologie aristotélicienne est employée pour affirmer avec force la rationalité ontologique de l’homme qui le distingue du reste des êtres vivants. Ce qui paraît importer ici le plus à March ce n’est pas tant de dessiner l’échelle des êtres pour installer l’homme à son sommet que de poser avec force la raison comme la condition nécessaire de l’humanité de l’homme et, surtout, de son action.
8Avec cette unique occurrence, la triade aristotélicienne des âmes se révèle tout à fait anecdotique par rapport à l’omniprésence d’une conception dualiste de l’homme, telle qu’elle apparaît, par exemple, quelques vers plus loin dans ce même poème cxvii :
Ésser no pot que l’arma obre sola | [145] |
e que lo cors sens aquella res faça ; | |
res no fa l’hom que tot no y comunique, | |
segons ses parts de l’acte han semblança. | |
[cxvii, vv. 145-148] |
9Le schéma anthropologique omniprésent, celui sur lequel la poésie marchienne s’est construite, est très clairement celui de la dualité âme-corps. Cela éloigne clairement l’homme marchien de l’homme aristotélico-thomisme pour l’enraciner dans une tradition plus augustinienne que platonicienne. Certes, la conception augustinienne de l’homme doit beaucoup — et sa dualité ontologique et conflictuelle tout particulièrement — à la pensée platonicienne. Mais Augustin reçoit cette dualité platonicienne à travers les écrits de saint Paul qui l’avait enrichie d’un autre élément déterminant pour la poésie marchienne, à savoir la dimension théologique : dans le conflit entre l’âme et le corps se joue, à chaque instant, à chaque décision prise par l’homme, le salut de l’âme.
10C’est justement ce face-à-face conflictuel entre le corps et l’âme que saint Thomas avait cherché à éviter en s’appuyant sur Aristote. Mais si l’hylémorphisme aristotélicien constituait un très bel outil pour ce faire, Aristote n’avait bien évidemment pas envisagé la question du salut de l’âme dans un contexte chrétien. Pire, son anthropologie pouvait donner lieu à des interprétations matérialistes. Saint Thomas dut donc retravailler l’anthropologie aristotélicienne pour assurer l’immortalité de l’âme sans retomber dans le dualisme, et il fut amené à faire de l’âme la seule instance capable de conférer une substantialité au composé humain, en refusant ainsi au corps cette faculté10. Or, même si saint Thomas parvient de la sorte à penser l’unité du corps et de l’âme, les deux éléments du composé humain restent toujours présents, et séparables à un moment donné de la vie humaine.
11Dans un tel contexte théorique, force est de constater que la conception marchienne de l’homme penche résolument du côté d’un dualisme plutôt tranché. L’homme marchien correspond à un être composé d’un corps et d’une âme de natures différentes, plutôt qu’à un être dont l’âme rationnelle aurait intégré les fonctions inférieures spiritualisant ainsi la matière, comme l’avait décrit saint Thomas. Il est composé de deux natures radicalement différentes dont l’union ne va jamais de soi.
Le conflit par nature
12Le corps et l’âme de l’homme marchien étant de nature différente, voire antagonique, chacun cherche à satisfaire des besoins tout à fait particuliers :
Aquell voler per null temps fartarem | [25] |
que passa d’om lo delit natural, | |
e sols aquest és lo mer sensual | |
y aquell major que d’entendre prenem. | |
Quant aquests han lo seu propi esguart, | |
l’ome pot dir qu·és en lo món content : | [30] |
ladonchs lo ver coneix l’enteniment | |
y ell cors, sens fam e fastig, roman fart. | |
[ciii, vv. 25-32] |
13Les besoins de chacune des parties qui composent l’homme sont clairement opposés : « lo mer sensual » (v. 27) auquel aspire le corps s’oppose à l’« entendre » (v. 28) qui est le propre d’une âme dont nous avons vu qu’elle se définit par la raison. Pour qu’il n’y ait pas d’interférence, il faut une première condition : que le désir de chacune ne dépasse pas les limites de la nature (« delit natural », v. 26). Dès qu’elles s’y tiennent, leur satisfaction respective est possible. Elles sont alors repues et l’homme connaît le bonheur (« l’ome pot dir qu·és en lo món content », v. 30).
14Mais quelle est cette nature dans les limites de laquelle l’homme doit contenir chacune de ses parties ? Nous trouvons une réponse à cette question dans le célèbre poème iv, qui chante la supériorité de l’amour spirituel sur l’amour charnel.
15Ce poème, dont on trouvera la transcription complète pp. 147- 148, montre bien ce que doit être le bon fonctionnement de cet être à la fois corporel et spirituel qu’est l’homme. On voit bien que l’opposition corps/âme se confond avec l’opposition corps/ entendement ou, encore, que l’entendement (ou la raison, son mode de fonctionnement) devient le plus souvent le représentant par métonymie de l’âme humaine tout entière. Cette opposition est significative en ce qu’elle met côte à côte deux modes d’action : l’un déterminé par le pur désir, et qui n’est de fait qu’un mouvement instinctif, primaire (« prim moviment », v. 34) ; l’autre déterminé par la raison et qui donne lieu à un mouvement réfléchi, c’est-à-dire à l’action proprement humaine. Les termes de l’opposition marchienne montrent déjà, avant toute autre analyse, que ce qui intéresse March n’est pas une définition statique de l’homme mais bien le mécanisme de détermination de son action. Derrière l’opposition corps (instinct) / âme (entendement), c’est donc tout le conflit moral de la détermination de l’action que March met en avant :
mon cors no cast estava congoxan | |
de perdre loch qui l’era delitós. | [20] |
Una rahó fon ab ell de sa part, | |
dient qu·en ell se pren aquest·amor, | |
sentint lo mal o lo delit major, | |
sí qu·ell content, cascú pot ésser fart. | |
[iv, vv. 19-24] |
16Le premier vers de la première strophe met en scène le corps du moi, introduit par le possessif « mon » qui ne laisse aucun doute : c’est bel et bien à la mise en scène de l’intériorité du moi que le lecteur est invité, ce qui le projette immédiatement dans la plus grande intimité de ce moi qui se donne à voir. Ce corps est de suite qualifié de « no cast » (v. 19), un vice aggravé par le fait que le corps s’attache à l’objet de son plaisir coupable et redoute l’idée même de le perdre (« congoxan », v. 19). Le fait d’exprimer le plaisir au moyen du lieu où il est pris (« loch qui l’era delitós », v. 20) renforce le sentiment de bassesse de ce plaisir : il est matériel au point de se confondre avec le lieu où il est pris, et c’est en tant que tel qu’il est le propre d’un corps « no cast ». Effrayé à l’idée de perdre son plaisir, le corps se montre capable d’une certaine rhétorique pour essayer de le sauver, d’un pseudo-raisonnement visant à défendre sa cause (« una rahó », v. 21) et demande à garder l’objet de son plaisir, argumentant que son contentement est la condition de possibilité de celui de l’esprit : « sí qu·ell content, cascú pot ésser fart » (v. 24). Il reprend ainsi l’idée d’une possible coexistence paisible par la satisfaction des désirs respectifs développée dans les vers 25-32 du poème ciii que nous avons cités précédemment.
17Or, l’entendement prend la parole dès la strophe suivante pour s’opposer violemment aux propos tenus par le corps :
L’enteniment a parlar no vench tart, | [25] |
e planament desféu esta rahó, | |
dient que·l cors, ab sa complexió, | |
ha tal amor com hun lop o renart ; | |
que lur poder d’amar és limitat, | |
car no és pus que apetit brutal, | [30] |
e si l’amant veheu dins la fornal, | |
no serà plant e molt menys defensat. | |
[iv, vv. 25-32] |
18Il convient de remarquer la rapidité avec laquelle l’entendement réagit (négation de l’adverbe « tart », v. 25) et combien sa réaction est sans appel, comme le souligne l’adverbe « planament » (v. 26) qui détermine le verbe de destruction « desféu ». Son argumentation repose sur la nature même de l’amour que le corps cherche à satisfaire. Il commence ainsi par qualifier cet amour de bestial (« com hun lop o renart », v. 28 ; « apetit brutal », v.30) car déterminé par la seule complexion corporelle (« ab sa complexió », v. 27). Puis, il en tire sans plus attendre les conséquences morales : un tel amour ne mérite que la condamnation éternelle, exprimée par une métaphore simple, qui tient en un seul mot, mais d’une très grande force plastique : « fornal » (v.31). Celui qui aime d’un amour bestial ne mérite que de brûler dans un four dont les flammes sont symbolisées par la fonction même du four, mais dont l’intensité est efficacement rendue par la rime entre « brutal » et « fornal ». Cette rime souligne certes la relation de cause à effet entre le premier élément (« apetit brutal ») et le deuxième (« fornal »), mais aussi, et surtout, la force des flammes elle-même par la violence de la prononciation de ces deux termes bisyllabiques et aigus rimant en fin de vers successifs. Cette condamnation est d’autant plus juste que, malgré sa violence, le coupable qui l’endure ne mérite pas la moindre compassion (« no serà plant e molt menys defensat », v.32). De la sorte, l’intervention rapide de l’entendement après le corps relègue celui-ci sans appel du côté de l’animalité la plus vile et annonce le châtiment terrible mais très juste qu’encourt celui qui se laisse aller à cet « apetit brutal ». L’entendement pose ainsi de façon définitive que toute action déterminée par l’appétit corporel, animal et irrationnel, relève du péché.
19La strophe suivante semble constituer une parenthèse dans les propos de l’entendement dont le moi profite pour reprendre la parole et définir ce qu’est l’entendement et quelle est sa fonction.
Ell és qui venç la sensualitat ; | |
si bé no és en ell prim moviment, | |
en ell stà de tot lo jutgament : | [35] |
cert guiador és de la voluntat. | |
Qui és aquell qui en contra d’ell reny ? | |
Que voluntat, per qui·l fet s’executa, | |
l’atorch senyor, e si ab ell disputa, | |
a la perfí se guia per son seny. | [40] |
[iv, vv. 33-40] |
20L’entendement est érigé en vainqueur de la sensualité, c’est-à-dire du corps dont elle est le propre, et cela, malgré une restriction : « si bé no és en ell prim moviment » (v. 34). En effet, ce premier mouvement, nous l’avons vu dans la strophe précédente, est l’instinct qui fait réagir le corps avant même toute réflexion. Parce que l’action n’est humaine à proprement parler que si elle est rationnelle, elle dépend exclusivement de l’entendement, le seul à pouvoir juger de toute chose (« en ell stà de tot lo jutgament », v. 35) et donc à pouvoir déterminer la volonté : « cert guiador és de la voluntat » (v. 36). Notons l’adjectif « cert » qui insiste sur la solidité de cette direction rationnelle, fondée sur le jugement. Et, en effet, les quatre derniers vers de cette strophe insistent sur l’autorité incontestable de l’entendement, auquel nul ne peut s’opposer (« Qui és aquell qui en contra d’ell reny ? », v. 37) et qui détermine toujours la volonté. On remarquera que la volonté, dont la détermination est la condition même de l’action (« per qui·l fet s’executa », v. 38), n’est pourtant pas qualifiée de faculté « reine » : ce qui semble intéresser notre poète ici c’est moins son pouvoir de détermination de l’action que le fait qu’elle suive toujours l’entendement. Soit elle s’y soumet d’emblée, en le reconnaissant comme « senyor » (v.39), c’est-à-dire comme celui qui commande et qui a pouvoir sur elle, soit elle discute les décisions de l’entendement (« si ab ell disputa », v. 39) mais pour finir toujours, tôt ou tard, par s’y soumettre (« a la perfí se guia per son seny », v. 40). Au terme de cette strophe, l’entendement exerce un pouvoir sans conteste sur l’âme rationnelle ou, ce qui revient au même, sur l’homme tout entier, et cela par-dessus une volonté réduite au simple rôle d’exécutant de ses conseils. L’entendement est ainsi défini par les opérations rationnelles qui lui sont propres (« jutgament », v. 35 ; « seny », v. 40) et c’est par elles qu’il s’affirme comme la faculté dominante chez l’homme (« venç », v. 33 ; « cert guiador », v. 36 ; « senyor », v. 39).
21Après avoir été de la sorte défini par le moi, l’entendement reprend la parole pour définir, à son tour, ce qu’est ce corps auquel il s’oppose et qu’il est en train de réprimander :
Diu més avant al cors ab gran endeny : | |
« Vanament vols e vans són tos desigs, | |
car dins hun punt tos delits són fastigs, | |
romans-ne llas, tots jorns ne prens enseny. | |
Ab tu mateix delit no pots haver : | [45] |
tant est grosser qu·Amor no n’és servit ; | |
volenterós acte de bé és dit, | |
e d’aquest bé tu no saps lo carer. | |
[iv, vv. 41-48] |
22On notera l’irritation méprisante (« ab gran endeny », v. 41) avec laquelle l’entendement s’adresse au corps, assuré qu’il est de sa supériorité absolue et incontestable. Le premier reproche, essentiel, qu’il adresse au corps est la vanité de son vouloir et de ses désirs : « vanament vols e vans són tos desigs » (v. 42). Observons le crescendo de la portée du vers, constitué de deux propositions coordonnées, qui s’ouvre par l’adverbe « vanament » appliqué au verbe « voler » et qui, au moyen de la conjonction de coordination « e », étend naturellement la critique de vanité à ce qui découle de ce vain vouloir, à savoir, les désirs : « vans són tos desigs ». Ce vouloir, mis en relief par sa position à la quatrième syllabe, juste avant la césure, et qui reçoit l’accent rythmique, semble ainsi se matérialiser en une multitude de désirs aussi vains que lui dans la deuxième moitié du vers. Puis, l’entendement poursuit sa condamnation raisonnée du corps en explicitant, aux deux vers suivants, la raison d’être de sa vanité, à savoir le dégoût qui se substitue très vite aux plaisirs purement charnels dont il fait pourtant l’expérience quotidienne : « car dins hun punt tos delits són fastigs, / romans-ne llas, tots jorns ne prens enseny » (vv. 43-44). En seulement deux vers s’accumulent deux termes appartenant au champ lexical du dégoût (« fastigs », « llas ») qui qualifient le moment qui succède au plaisir charnel, disparu quant à lui très vite (« dins hun punt »). Et l’idée d’absolu qu’exprime le pluriel du pronom possessif « tos » associé au pluriel de « delits » ne laisse pas de place à la moindre incertitude : tous les plaisirs charnels sont vains car extrêmement fugaces et immédiatement remplacés par un dégoût qui, lui, est persistant (comme l’expriment le verbe romanir et la présence des termes de dégoût tout au long des deux vers commentés ci-dessus) et récurrent (« tots jorns »). La conséquence de cette vanité du plaisir charnel est énoncée au vers suivant : « Ab tu mateix delit no pots haver » (v. 45). Le corps, seul (« ab tu mateix »), est incapable de plaisir car, comme nous venons de le voir, le plaisir charnel n’en est pas un. Le vers suivant vient expliciter la cause de la vanité du plaisir charnel : « tant est grosser qu·Amor no n’és servit » (v. 46). La grossièreté du corps se révèle être, de fait, la cause naturelle de son impossibilité à ressentir du plaisir, et du plaisir amoureux en particulier, car l’amour ne peut se satisfaire d’une telle nature, purement matérielle. L’allégation initiale du corps demandant la satisfaction de son amour est ainsi vidée de tout sens car la possibilité même d’un amour charnel et, même, de tout plaisir charnel, est niée. Mais le discours prend immédiatement son envol, pour prendre une tournure clairement morale : « volenterós acte de bé és dit » (v. 47). Ce vers pose nettement le lien entre le bien et l’action humaine telle que nous l’avons envisagée plus haut, à savoir comme étant le résultat de la volonté guidée par l’entendement, et mue par le bien, son objet. En effet, après les acquis de la strophe antérieure, il est évident que l’expression « volenterós acte », au sens d’acte déterminé par la volonté, n’est rien d’autre que l’acte rationnel. De la sorte, l’entendement affirme le lien d’équivalence entre le bien et l’action déterminée par la volonté et donc, par lui-même. March reprend ici à son compte l’équivalence socratique entre le Vrai et le Bien. L’entendement affirme ainsi le postulat de l’intellectualisme moral socratique, excluant explicitement, et sans appel, le corps de toute moralité possible : « e d’aquest bé tu no saps lo carer » (v. 48). Il faut souligner que si le corps en est incapable c’est parce qu’il ignore le chemin à suivre, c’est-à-dire parce qu’il est dépourvu de raison, « grosser ». La conclusion a contrario s’impose donc d’elle-même : si le « volenterós acte » est le bien, il faut en conclure que l’acte corporel, et donc irrationnel, est le mal. Voici l’idée de péché qui revient, en creux, toujours du côté du corps.
23Enfin, l’entendement termine son discours par une formidable affirmation de soi :
« Si bé complit lo món pot retener, | |
per mi és l’om en tan sobiran bé, | [50] |
e qui sens mi sperança·l reté | |
és foll o pech e terrible grosser. » | |
Aytant com és l’enteniment pus clar, | |
és gran delit lo que per ell se pren, | |
e son pillart és suptil pensamén, | [55] |
qui de fins pasts no·l jaqueix endurar. | |
[iv, vv. 49-56] |
24L’entendement affirme être le seul moyen pour l’homme d’atteindre le plus haut bien possible dans ce monde : « Si bé complit lo món pot retener, / per mi és l’om en tan sobiran bé » (vv. 49-50). Après une apparente hypothèse introduite par la conjonction « Si » qui avance l’éventuelle l’existence d’un bien parfait (« bé complit ») ici-bas (« lo món pot retener »), l’entendement s’impose comme le seul accès à un bien dont l’existence n’est plus mise en doute mais affirmée aussi bien par le verbe ser au présent de l’indicatif (« és », v. 50) que par l’adjectif « sobiran » qui qualifie le substantif « bé » et dont le sens absolu n’admet plus de doute sur l’existence du bien qu’il qualifie : le souverain bien existe sur terre, et l’homme ne peut l’atteindre qu’au moyen de sa raison. Certes, comme le poème cherche à départager l’amour charnel de l’amour spirituel, on peut penser que ce souverain bien est l’amour spirituel, mais le poème tout entier se construisant essentiellement sur l’opposition entre le corps et l’entendement et leurs modes de fonctionnement, il est légitime de voir plus généralement, derrière l’amour spirituel, le bonheur découlant d’une bonne action. Par opposition, l’homme qui espère loin de la raison, est qualifié de « foll o pech », c’est-à-dire d’irrationnel, avant de mériter une dernière invective : « terrible grosser ». Dans les deux cas, la critique est la même : s’il n’est pas guidé par la raison, l’homme ne peut espérer atteindre le souverain bien. Ou, en d’autres termes : s’il n’est pas guidé par la seule raison, l’homme est condamné au mal. Bref, qu’il s’agisse de l’amour, ou de tout autre domaine de la vie humaine, l’homme n’est homme que s’il se laisse guider par son entendement, seul capable de le guider jusqu’à ce « souverain bien » où raison et bonheur se confondent. Et le moi de reprendre la parole après l’entendement pour insister encore sur la dimension spirituelle du vrai plaisir (qui semble donc se confondre avec une lecture platonisante ou stoïcisante du bonheur aristotélicien)11, d’autant plus grand que l’entendement est clair et se nourrit de pensées subtiles : « Aytant com és l’enteniment pus clar/ és gran delit lo que per ell se pren, / e son pillart és suptil pensamén/ qui de fins pasts no·l jaqueix endurar » (vv. 53-56).
25Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que, loin de pouvoir coexister pacifiquement de façon quasi-autonome, le corps et l’âme (représentée métonymiquement par l’entendement) sont par nature en conflit, un conflit permanent qui se doit d’être résolu toujours au profit de l’entendement si l’homme veut pouvoir atteindre le vrai bonheur. C’est là le gage de toute humanité.
L’homme en quête de dieu
L’ordre comme fondement de la nature humaine
26Cette idée de conflit entre les deux parties de l’homme, récurrente dans l’ensemble de l’œuvre marchienne, constitue une clé essentielle pour cerner ce qu’est la nature de l’homme marchien.
Quant la rahó l’apetit senyoreja, | |
és naturall de l’hom tota sa obra, | |
e lo revers sa natura li torba, | |
e no ateny la ffi qu·en tots fets cerca. | [40] |
Quant l’apetit segueix la part de l’arma, | |
l’ome va dret, seguint natura mestra, | |
car la major part la menor se tira | |
e ves la fi que va lo camí troba ; | |
e l’appetit volent son necessari, | [45] |
l’ome no fall, si no trespassa l’orde, | |
e si s’estén més que natura dicta, | |
surt-ne voler fals, oppinionàtich. | |
[xciv, vv. 37-48] |
27Ces vers montrent de manière explicite ce que doit être le fonctionnement harmonieux du composé humain ou, en d’autres termes, ce qu’est la droite nature humaine. La dualité ontologique s’exprime ici par l’opposition entre, d’une part, la « rahó » (v. 38), toujours employée par March comme synonyme d’entendement ou métonymie de l’âme rationnelle et qui montre à la volonté le chemin à suivre et, d’autre part, « l’apetit », c’est-à-dire les penchants du corps eux-mêmes, métonymie du corps dont ils sont issus. Ici, encore, l’enjeu est plus moral que théorique, comme le confirme le terme « obra » (v. 38). Il s’agit, en effet, de déterminer si une action est humaine ou non. Elle est humaine lorsqu’elle est le fruit de la raison, qui domine l’appétit. Mais cette humanité s’affiche comme l’heureux résultat d’une confrontation : l’emploi du verbe « senyorejar » (v. 37) exprime bien l’issue victorieuse d’une lutte, ou du moins, d’une tension. À l’origine de toute action humaine se joue nécessairement une confrontation entre la raison et l’appétit. Si la raison est le vainqueur, l’action de l’homme est proprement humaine (« és naturall de l’hom tota sa obra » v. 38). Il faut signaler, et c’est fondamental, que le texte dit « tota sa obra », c’est-à-dire que ce qui est en jeu n’est pas seulement l’action de l’âme rationnelle victorieuse, ou encore l’action purement spirituelle, mais il s’agit aussi des actions concernant également le corps qui, malgré sa bassesse, est une partie de l’homme. Même dans l’accomplissement des fonctions corporelles, l’homme doit suivre la raison pour éviter de tomber dans la satisfaction bestiale de purs besoins animaux, indignes de son humanité. En revanche, si c’est l’instinct qui prend le dessus (« e lo revers », v. 39), la nature de l’homme est mise à mal, perturbée (« sa natura li torba », v. 39). L’emploi du verbe torbar est très significatif car il exprime bien l’idée de désordre qui sera reprise quelques vers plus loin, et qui est récurrente dans toute la poésie de March pour exprimer l’issue malheureuse du conflit intérieur du moi. La nature humaine se définit donc par le règne absolu de la raison sur l’appétit, c’est-à-dire sur le corps. La perversion d’un tel ordre entraîne nécessairement la perte de la bonne direction pour l’homme : « no ateny la ffi qu·en tots fets cerca » (v. 40). C’est-à-dire que, en prenant appui sur l’idée aristotélicienne de telos (« ffi »), March affirme qu’une fois la nature troublée, l’homme ne peut plus parvenir à son accomplissement, car celui-ci n’est possible que par le biais de l’action rationnelle désormais hors d’atteinte.
28La strophe suivante est pour le moi l’occasion de mettre en scène la nature humaine au moyen d’une métaphore classique chère à March, à savoir, la métaphore du chemin.
29Sur ce chemin (« camí », v. 44), l’homme est régi par sa nature qualifiée de « maîtresse ». Cette « natura mestra » (v. 42) que l’homme suit n’est pas la raison seule, mais la raison qui fléchit et dirige l’appétit : « Quant l’apetit segueix la part de l’arma » (v. 41). Suivant la tradition chrétienne de l’unité du corps et de l’âme assumée dans le dogme de la résurrection des corps et les acquis de l’anthropologie thomiste, il s’agit ici pour le moi non pas de supprimer son corps, mais de le mettre sous la coupe de l’âme qui, nous l’avons vu, se confond chez l’homme marchien avec l’âme rationnelle ou, plus simplement, avec la raison. Il n’est pas question pour le moi de faire disparaître le corps : « e l’appetit volent son necessari, / l’ome no fall, si no trespassa l’orde » (vv. 45-46). Le corps a des désirs légitimes, à savoir ce qui est nécessaire à sa survie : « son necessari ». Il convient donc de pourvoir à ces seuls besoins physiologiques à condition de ne pas dépasser certaines limites, marquées par la nature elle-même : « natura dicta » (v. 47).
30De la sorte, ce n’est que lorsque la raison domine le corps (« la major part la menor se tira », v. 43) que la nature est véritablement « maîtresse » et qu’elle constitue un guide efficace : l’homme, véritable homo viator, marche dans la bonne direction (« va dret », v. 42) lorsqu’il suit cette nature (« seguint natura mestra », v. 42). Le portrait de l’homme marchien est, encore une fois, celui d’un homme qui se définit exclusivement par son action, représentée ici par l’image du chemin, métaphore classique de la vie. L’homme de ces quelques vers, paradigme de l’homme de référence marchien, est celui qui vit droitement en agissant droitement d’après les indications d’une nature droite : celle qui résulte de la maîtrise du corps par la rationalité de l’âme et respecte ainsi l’ordre de la création. La nature de l’homme est donc, par définition, dynamique et consiste en l’équilibre délicat d’un rapport de force constant. Maintenir par son action volontaire cet équilibre délicat revient donc à se maintenir dans l’ordre décidé par Dieu.
31Cette notion d’ordre, déjà présente dans la pensée de saint Paul12, structure l’ensemble de la morale augustinienne13. Fondamentale dans toute la conception chrétienne médiévale du monde, elle était centrale dans la cosmogonie lullienne et devait certainement constituer un lieu commun dans la prédication de l’époque. Ce qu’il nous importe de souligner ici, c’est que March assume parfaitement, en tout cas théoriquement, cette idée d’un monde théocentrique, découlant de son créateur, où chaque être a une place bien définie qu’il se doit de conserver. Contrevenir à l’ordre, c’est s’opposer au Dieu qui l’a établi. C’est donc pécher. Et March parle bien de « fallir », c’est-à-dire de « faillir » au sens de commettre une faute (« l’ome no fall, si no trespassa l’orde », v. 46). Voilà donc les limites que l’homme se doit de respecter en ce qui concerne la satisfaction des instincts de son corps : ce que la nature exige (« natura dicta »), c’est ce qui ne transgresse pas l’ordre divin. Parce qu’elle est constituée par une raison qui domine le corps, cette nature humaine montre le chemin car elle est dans la vérité. Dépasser ses bornes revient donc à sortir des limites de la raison, c’est-à-dire à tomber dans l’erreur : « surt-ne voler fals, oppinionàtich » (v. 48). Ce vers assimile très clairement l’erreur à l’opinion, c’est-à-dire à la connaissance du contingent. Nulle présence ici d’une possible connaissance pratique, de cette prudence qui permet à l’homme aristotélicien d’agir dans le domaine du contingent14. Chez March, la seule connaissance possible est celle de l’entendement (et de la raison, son mode de fonctionnement) dont l’objet est la vérité. L’objet de l’opinion n’étant pas la vérité, celle-ci se trouve radicalement du côté de l’erreur, du faux.
32L’homme marchien apparaît donc comme plutôt augustinien en ce sens qu’il est un composé binaire d’âme rationnelle et de corps dont la saine relation doit consister en la domination active de la première sur le deuxième. Voilà donc l’ordre qui constitue la nature humaine et que l’homme doit respecter. Mais le maintien de cet ordre ne va pas de soi : le rapport des deux composantes est dynamique car conflictuel, et l’homme doit toujours suivre sa raison contre son corps sous peine de « fallir ». De la sorte, la simple détermination du schéma anthropologique de référence marchien et son inscription dans la tradition de l’augustinisme et du platonisme nous situe d’emblée dans une problématique morale : pour March, la définition de l’homme et de ses puissances n’est abordée que pour poser une norme morale, un exemple d’action vertueuse, et cela jamais d’un point de vue descriptif, jamais dans un dessein de vulgarisation de la philosophie naturelle, ni même de la psychologie. Il convient donc à présent d’analyser cette notion de vertu marchienne à laquelle nous renvoie irrésistiblement l’analyse de son anthropologie.
La vertu
33Affirmer que la notion marchienne de la vertu est clairement aristotélicienne, en particulier à propos du poème xxxii, est désormais un lieu commun. En effet, la conception marchienne semble provenir directement de la conception aristotélicienne de la vertu comme le moyen terme entre les deux extrêmes que constituent le vice par excès et le vice par défaut15. Ainsi, dès le poème xxx, consacré à l’attitude humaine face à la mort, la vertu est définie de la façon suivante :
L’ome tastart qui no tembrà morir, | [25] |
no faent fruyt, son perill assajat, | |
grau de virtut volrrà en si possat ; | |
mas en aquest se deu mils soferir, | |
puys ab perill molt gran de sa persona | |
cuyda guanyar lo que no·l da son dret, | [30] |
car la virtut en lo mig loch se met | |
e los estrems per vicis abandona. | |
Guanya virtut qui son cors a mort dóna | |
per hun gran bé o de molts beniffet ; | |
pensar no deu compte li’n sia fet : | [35] |
virtut, de si, lo virtuós guardona. | |
[xxx, vv. 25-36] |
34Il s’agit ici d’un homme téméraire (« tastart »), qui court au-devant de la mort pour un rien (« no faent fruyt, son perill assajat », v. 26), uniquement pour atteindre la vertu (« grau de virtut volrrà en si possat », v. 27). Pourtant, la voix poétique vide immédiatement de tout sens l’entreprise de cet homme qui n’est pas sans nous faire penser à ces chevaliers qui peuplent la partie anglaise du Tirant lo Blanc16, capables de se laisser tuer par pur orgueil. En effet, se faire tuer par le seul désir d’atteindre la vertu sans que ce sacrifice, cette souffrance, ne donne le moindre fruit est parfaitement vain, car cela revient à chercher la vertu dans l’excès (« ab perill molt gran de sa persona », v. 29) alors même que celle-ci relève du moyen terme : « car la virtut en lo mig loch se met/ e los estrems per vicis abandona » (vv.31-32). Ce qui est intéressant dans le texte marchien c’est qu’il personnifie la vertu, qui apparaît donc comme l’opposé de l’homme téméraire (l’un des vices par excès reconnus par Aristote) et qui se pose (« se met », v.31) au milieu des extrêmes, qu’elle fuit activement (« abandona », v.32) en ce qu’ils constituent des vices. Et si jamais vertu il y a dans le fait de se laisser tuer, c’est uniquement lorsque cette mort est féconde : « per hun gran bé o de molts beniffet » (v.34). La mort n’est vertueuse que si elle permet un bien ou un bienfait pour de nombreux hommes, et non la seule renommée du mort. En d’autres termes, elle n’est vertueuse que si elle est acceptée au nom de vraies valeurs. Ce qui sous-entend la capacité de l’homme à savoir les reconnaître ou, ce qui revient au même, un entendement capable de juger droitement des vraies valeurs pour être en mesure de guider sûrement la volonté.
35Et pourtant, si un tel jugement est nécessaire, il n’est pas suffisant, car on ne peut pas parler de vertu sans passage à l’acte :
Entre·ls estrems al mig virtut atura, | [25] |
molt greu d’obrar y entre pochs conegut ; | |
per ell saber no·s hom per bo tengut | |
mas fets hobrant forans, dins tal mesura. | |
Aytant és larch l’om menys de fer larguesa | |
com és escàs si no fall en despendre : | [30] |
vicis, virtuts per actes s’an a pendre ; | |
aprés lo fet és llur potença presa. | |
No conqueran virtuts per gran abtesa, | |
no les hauran poetes per llur art : | |
han-les aquells metents vicis a part, | [35] |
obrant virtut per amor de bonesa, | |
res no duptant viciosa vergonya | |
mas solament amant virtuós preu ; | |
e l’ome pech en aquest banch no seu, | |
e qui n’és luny lo gran delit se lonya. | [40] |
[xxxii, vv. 25-40] |
36Il ne s’agit plus ici de définir ce qu’est la vertu mais de déterminer comment l’atteindre. Ainsi, l’extrait cité commence par un vers qui rappelle les vers31 et32 de la quatrième strophe du poème xxx : « Entre·ls estrems al mig virtut atura » (v. 25), et pose immédiatement la question de la mise en pratique de la vertu. Celle-ci ne va pas de soi car le milieu où se tient la vertu comporte une double difficulté pour l’homme : celle de son identification (« entre pochs conegut », v. 26) et celle de sa mise en œuvre (« greu d’obrar », v. 26). En effet, même les rares hommes qui savent où se trouve le moyen terme ne peuvent pas prétendre l’atteindre par cette seule connaissance (« per ell saber no·s hom per bo tengut », v. 27) car, pour cela, il faut passer à l’acte. Et la voix poétique d’insister doublement sur la nécessité du passage à l’acte en juxtaposant le substantif « fets » au gérondif « obrant » pour exprimer en même temps l’action efficace et son résultat. La strophe se termine sur l’affirmation du principe aristotélicien selon lequel, dans la vertu, l’acte précède et détermine la puissance (« és llur potença presa », v. 32).
37La capacité ou habileté (« abtesa », v. 33) et le savoir-faire (« art », v. 34) sont écartés au profit de l’action (« metents vicis a part/ obrant virtut », vv. 35-36) guidée par l’amour du bien (« amor de bonesa », v. 36) et méprisant toute autre considération (« res no duptant viciosa vergonya », v. 37). Or, une telle action n’est pas à la portée de l’homme stupide (« pech », v. 39). En effet, la vertu est à la portée du seul homme vertueux, c’est-à-dire de celui qui agit en connaissance de cause (« obrant virtut per amor de bonesa », v. 36) et elle constitue la seule voie menant au plus haut plaisir (« lo gran delit », v. 40). On peut percevoir ici l’intellectualisme moral socratique réinterprété par Aristote. Mais cette influence, indiscutable, n’est pourtant pas exclusive.
38Dans la conception marchienne de la vertu, l’influence aristotélicienne se double d’une influence stoïcienne claire, particulièrement évidente au poème cviii :
Menys de caler enteniment despendre, | |
tot quant Déu féu és bo per sa natura : | [10] |
Ell establí a tota creatura | |
terme de bé e no·n pogués més pendre ; | |
e l’ome foll sa natura regira | |
e met valor on degun preu se troba : | |
despulla si e dón·a l’estrany roba ; | [15] |
gràcia fa, de si mateix la tira. | |
L’ull de l’hom pech totes les coses mira | |
desobre ssi, essent elles jusanes, | |
y a sson voler vol portar les foranes ; | |
e quant no pot, en contra Déu sospira, | [20] |
no compenssant com en ell és la falta, | |
per no dompdar l’appetit no fartable : | |
penssant que és bastant e sats durable | |
la cosa que és poca, e tost salta. | |
Assats en hom és la rahó malalta | [25] |
c·a sson voler portar vol tota cosa, | |
ne sab que l’hom en lo món no reposa | |
si del forçat que sofir se desalta. | |
Donchs, ¡quant és foll lo qui vol l’inposible | |
e té’s per cert qu·és molt leus de atényer, | [30] |
ne sab que may l’apetit pot estrényer, | |
si donchs no·l met en lo cert e posible ! | |
[cviii, vv. 9-32] |
39Ces vers constituent un petit condensé du stoïcisme christianisé de March. Parce qu’il a été créé par Dieu, l’homme a reçu une nature qui est bonne (« tot quant Déu féu és bo per sa natura », v. 10). Comme c’est le cas de toute créature, sa nature contient en elle-même sa propre limite (« Ell establí a tota creatura/ terme de bé e no·n pogués més pendre », vv. 11-12). Dès lors, on l’a vu, tout franchissement de cette limite revient à bouleverser l’ordre donné (« sa natura regira », v. 13) et ne peut provenir que d’une raison faible ou déficiente (« ome foll », v. 12 ; « hom pech », v. 17 ; « Assats en hom és la rahó malalta », v. 25). Si l’homme agit contre nature, c’est donc parce que sa raison ne fonctionne pas correctement et qu’elle l’amène à faire des jugements faux (« no compenssant », v. 21 ; « penssant que », v. 23 ; « ne sab », v. 27). C’est en vertu de ces jugements fautifs que l’homme est capable d’accorder de la valeur à ce qui n’en a point (« met valor on degun preu se troba », v. 14). Il refuse d’accorder ses désirs avec le monde, cherche au contraire à accorder le monde à son désir (« c·a sson voler portar vol tota cosa », v. 26) et devient ainsi la proie de ses passions. Cet homme, parce qu’il est ignorant et vit dans l’erreur, est voué au malheur : incapable de distinguer le vrai bien des faux biens, il court après des mirages par définition inaccessibles. L’homme trompé dont March fait le portrait ici est tout le contraire de cet idéal stoïcien, passé par le filtre du christianisme, que notre poète s’est approprié : « l’hom en lo món no reposa/ si del forçat que sofir se desalta » (vv. 27-28).
40Tout l’enjeu est donc de parvenir à cette droite raison qui est capable de juger des choses droitement et, par là même, de déterminer l’action droite qui garantit toute humanité :
Sí com aquell c·adorm ab artifici | |
son cors perquè la dolor no sufferte, | |
volgr·adormir los penssaments qui·m porten | |
coses a què ma voluntat s’enclina, | [20] |
causant en mi cobejança terrible, | |
passionant l’arma, qui és ajunta | |
en soffertar aquest turment tan aspre | |
ab lo meu cors, qui·n tal cas l’acompanya. | |
Sí co·l castor caçat, per mort estorçre, | [25] |
tirant ab dents part de son cors aranqua | |
—per gran instint que Natura li dóna | |
sent que la mort li porten aquells membres—, | |
per ma rahó volgr·aver conexença, | |
posant menyspreu als desigs qui·m turmenten, | [30] |
matant lo cors, enpeccadant-me l’arma, | |
sí que jaquir los me cové per viure. | |
[xxiv, vv. 17-32] |
41Ces célèbres strophes sont tirées du poème xxiv où le moi exprime la souffrance que lui imposent ses désirs charnels. Dans ces deux strophes, il se compare à un homme (« aquell », v. 17) et à un animal (un « castor », v. 25) qui, l’un et l’autre, parviennent à se défaire de ce qui les tourmente. Dans le premier cas, il s’agit d’une douleur. L’homme inconnu auquel le moi se compare est un homme qui souffre et qui, pour cesser de souffrir, parvient à anesthésier son corps (« adorm ab artifici/ son cors », vv. 17-18). Mais si cet homme anesthésie son corps pour lui éviter de subir la douleur, le moi souhaite pour sa part endormir ses pensées qui, elles, sont la cause de son malheur. En effet, elles sont porteuses d’images qui attirent très puissamment la volonté (« cobejança terrible », v. 21), provoquant par là la douleur du moi tout entier : celle de l’âme (« passionant l’arma », v. 22) et celle du corps (« ab lo meu cors », v. 24). Ainsi, les deux sont ici intimement liés, et le texte le dit deux fois en trois vers : « és ajunta » (v. 22), « qui·n tal cas l’acompanya » (v. 24). L’âme et le corps en même temps se voient plongés dans la terrible douleur (« aquest turment tan aspre », v. 23) qu’éveillent les pensées du moi. Or, si le poème ne dit pas explicitement quelles sont ces « pensées », il le sous-entend par la comparaison qui est établie entre le corps anesthésié et les pensées que le moi souhaite endormir : corps et pensées sont assimilés, et il est dès lors évident que ces pensées sont charnelles.
42Cette assimilation se voit confirmée et renforcée par une nouvelle comparaison, celle que le moi établit à la strophe suivante entre lui-même et le castor, capable d’arracher ses organes génitaux pour les abandonner au chasseur et sauver ainsi sa vie. Cette strophe est tout entière placée sous le signe de la mort qui guette le castor, poursuivi par un chasseur. C’est pour échapper à cette mort que, poussé par l’instinct, l’animal comprend pourquoi on cherche à le tuer et comment sauver sa vie. C’est par rapport à cet exemplum, extrêmement connu à l’époque, que le moi voudrait établir sa stragégie de survie, car c’est bien de cela qu’il s’agit (« per viure », v.32). Or, par la comparaison, les « desigs » du moi sont ici très clairement associés à la carnalité la plus crue (les organes génitaux) et celle-ci à la mort la plus terrible : la mort éternelle qu’entraîne le péché. En effet, ces désirs tuent le corps incapable de les satisfaire, mais tuent aussi l’âme qui pèche parce que celle-ci les convoite tout autant que le corps (« empeccadant-me l’arma », v.31). Dès lors, la menace de mort devient pour le moi menace de mort éternelle et le moi dispose d’un unique moyen pour y échapper : arracher ces désirs de la même façon que le castor a arraché ses organes génitaux avec ses propres dents (« jaquir los », v.32). Le corps apparaît encore à l’origine du péché, du châtiment éternel auquel l’homme ne peut échapper qu’en maîtrisant ce corps coupable, et cela jusqu’à le mutiler lorsqu’il le faut. Comme c’était le cas pour la coexistence entre l’âme et le corps, la droite détermination de l’action ne peut qu’être conflictuelle, et même violemment conflictuelle.
43On pourrait pourtant objecter ici que l’exemple que nous venons d’analyser est peu représentatif car il est tiré d’un poème qui met justement en scène la lutte du moi contre l’assaut des désirs charnels, et que le contexte est donc spécifiquement érotique. Cela est juste, mais n’invalide en rien le mécanisme décrit, à savoir que seule la maîtrise du corps par l’âme permet un jugement droit et, donc, une action vertueuse. C’est pourquoi March écrit dans un autre poème, telle une vérité universelle :
De la virtut és nostra vida·xempta,
sí que lo cors venç a l’arma batalles
[xlv, vv. 65-66]
44Ainsi, toute cette conception aristotélicienne de la vertu, teintée de stoïcisme, est toujours sous-tendue par la dualité conflictuelle entre l’âme et le corps et par le conflit moral qu’elle pose : si l’âme (la raison) l’emporte, l’homme se conforme à sa propre nature et donc, est vertueux. Si c’est le corps qui l’emporte, l’homme trahit sa nature et tombe dans le vice et le péché. De fait, si aristotélisme et stoïcisme moral il y a chez March, c’est dans la mesure où ils s’accordent avec le dualisme augustinien et le conflit permanent où se joue, à chaque instant, le salut de l’âme.
La marche harmonieuse de l’homme vers Dieu
45La condition de possibilité de l’action vertueuse est donc, on l’a vu, le maintien de la droite nature. À partir du moment où l’homme parvient à maintenir l’ordre imprimé en lui par son Créateur, c’est tout naturellement que son action l’amène vers Lui.
Per ésser l’om contra mort animós, | [65] |
l’és obs virtut teulogal e moral, | |
sí que lo cors sia racional | |
per l’appetit portat a virtuós. | |
Ladonchs tot l’om bons delits usarà, | |
passats pel cors, mas a l’arma semblants, | [70] |
més d’inmortal que de mortal tocants, | |
sí qu.en est món de l’altre ja sentrà. | |
Qui en tant ve, la mort no dubtarà, | |
car lo seu cors en arm·aurà conduyt17 ; | |
sí com lo mal hom d’ànima és buyt, | [75] |
axí lo bo, lo cors nosa no·l fa, | |
puys ab rahó jaquit ha tot estrem | |
e temprats ha tots los mals moviments : | |
espera·n Déu, e dón·als no havents, | |
e viu en fe, d’on tots nos salvarem. | [80] |
[cvii, vv. 65-80] |
46Lorsque la nature humaine est bien ordonnée, la raison spiritualise le corps reproduisant ainsi en son sein la marche ascendante de la création tout entière vers son Créateur. En effet, le corps n’est acceptable (« lo cors nosa no·l fa », v. 76) que s’il est spiritualisé, adouci (« jaquit ha tot estrem/ e temprats ha tots los mals moviments », vv. 77-78), conduit sûrement par l’âme vers une vie en Dieu, c’est-à-dire une vie de foi et d’espoir (« viu en fe, d’on tots nos salvarem », v. 80). Cet idéal chrétien brossé par March rappelle fortement l’image que Platon donne de l’âme dans le Phèdre :
[l’âme] ressemble, dirai-je, à une force à laquelle concourent par nature un attelage et son cocher, l’un et l’autre soutenus par des ailes. Or donc, dans le cas de Dieux, les chevaux, aussi bien que les cochers, sont, eux-mêmes, tous bons comme ils sont faits de bons éléments, tandis que, dans le cas des autres êtres, il y a du mélange : premièrement, chez nous l’autorité appartient à un cocher qui mène deux chevaux attelés ensemble ; secondement, en l’un d’eux il a un beau et bon cheval, dont la composition est de même sorte, tandis qu’en l’autre il a une bête dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent, comme est contraire sa nature. Dans ces conditions, c’est nécessairement, par rapport à nous, une tâche difficile, une tâche peu plaisante que de faire le cocher18 !
47Le texte est bien connu. Le cocher représente les facultés rationnelles de l’homme, le bon cheval correspond à la partie irascible de l’âme, et le mauvais, à la partie désirante. Le premier cheval, « amoureux d’une gloire dont ne se séparent pas sagesse et réserve, compagnon de l’opinion vraie, se laisse mener sans que le cocher le frappe, rien que par les encouragements de celui-ci et à la voix19 ». Le deuxième, quant à lui, est « compagnon de la démesure et de la vantardise ; une toison dans les oreilles, sourd, à peine docile au fouet et aux pointes20 ». Le cocher doit donc maîtriser le mauvais cheval pour pouvoir, à l’instar des dieux, s’élever à la contemplation des vérités éternelles21. Il est donc impossible pour l’homme d’atteindre la contemplation des intelligibles, et donc, par conséquent, d’atteindre la vertu, sans un « dressage » préalable du corps. Chez March, ce dualisme conflictuel originel adopte des nuances chrétiennes : le corps doit être maîtrisé, dominé par l’intellect pour permettre à ce dernier d’atteindre le savoir, et par là même, la vertu. À partir du moment où cet ordre est respecté, l’homme accomplit parfaitement sa nature mi-corporelle, mi-spirituelle et, par son action vertueuse, reproduit en lui l’élan de la création tout entière vers son créateur.
48L’homme marchien n’est donc pas aussi thomiste qu’on l’a longtemps cru : l’influence de l’anthropologie thomiste et, par-là, de celle d’Aristote, semble plutôt relever du domaine de la rhétorique, d’un arrière-fond culturel. On peut sans doute parler d’un certain thomisme lorsque March prône la spiritualisation du corps par l’âme, mais l’élément poétiquement fécond dans son écriture est sans aucun doute la résolution de cette confrontation en termes de victoire guerrière et de contrainte plutôt que de collaboration harmonieuse, ce qui témoigne, de fait, d’un dualisme matriciel de racine augustinienne. L’anthropologie marchienne est largement dominée par le dualisme augustinien, et la morale qui en découle, d’apparence plutôt aristotélicienne (quoique fortement teintée de stoïcisme) en vertu du vocabulaire employé, est de fait entièrement construite sur la confrontation entre le corps et l’esprit. Le modèle de l’homme marchien est avant tout bipartite : un corps et une âme dont l’intégration s’opère moins par un réel hylémorphisme que par un rapport de forces qui doit toujours se résoudre en faveur de l’âme pour que l’homme soit en mesure de trouver le chemin vers son Créateur. On pourrait à la rigueur parler d’un thomisme qui, sans refuser théoriquement l’hylémorphisme aristotélicien et sa puissance d’intégration, fait à tout moment l’expérience aiguë de la dualité matricielle du composé humain. Voilà le modèle anthropologique de référence qui sous-tend la poésie marchienne.
49Mais, de fait, March cherche moins à établir une anthropologie théorique qu’à poser les conditions de l’action vertueuse. Plus qu’anthropologique, sa démarche introspective est morale et exprime l’inquiétude, voire le mal-être d’un moi poétique qui peine à se reconnaître dans un tel schéma cosmologique et anthropologique et dans la morale qui en résulte. Force est de constater que, pour le moi poétique, l’harmonie souhaitée est de fait impossible à atteindre car le corps et ses penchants se dressent tels des obstacles insurmontables. Toute la poésie de March exprime, d’une façon ou d’une autre, l’impuissance du moi face à un corps que la raison ne parvient pas à maîtriser. Alors qu’il n’est pas rare dans le Tirant lo Blanch de voir les personnages alterner sans le moindre scrupule les scènes de piété avec des scènes d’un érotisme parfois très cru, on ne trouve pas chez March un tel partage, une telle dichotomie apaisée. Le corps et ses penchants apparaissent dans la poésie marchienne comme le rappel constant et douloureux de la déchirure intérieure du moi, qui, ne parvenant pas à résoudre le conflit de ses deux natures dans le bon sens, échoue à se conformer au modèle anthropologique et de vertu qu’il accepte par ailleurs comme axiologique. Du coup, derrière le conflit moral, dans la bataille sans cesse perdue par le moi, se fait jour une dimension ontologique et cosmologique. En d’autres termes, ce qui se joue pour le moi dans l’opposition entre l’âme et le corps c’est certes le salut de l’âme mais, à travers cette opposition, on assiste à l’émergence d’une anthropologie spécifique au moi à côté de cette anthropologie chrétienne de référence que nous venons de mettre en avant. Du mal-être du moi émerge un nouvel être.
Notes de bas de page
1 J. Torras i Bages, La tradició catalana, pp. 534 et sqq ; A. Pagès, Auziàs March et ses prédécesseurs, pp. 277-308.
2 A. Pagès, Auziàs March et ses prédécesseurs, pp.361 et sqq.
3 Sur le lullisme de March, voir Manuel de Montoliu, Ausiàs March, Barcelona, Alpha, 1959, pp. 87-90, et Pere Ramírez Molas, La Poesia d’Ausiàs March. Anàlisi textual, cronologia, elements filosòfics, Basilea, Privatdruck der J. R. Geigy A.G., 1970, pp.313-387.
4 Robert Archer, « Ausiàs March and the Baena debate on predestination », Medium Aevum, 62, 1993, pp.35-50 ; Ramon Arnau, « Tragedia y esperanza en el Cant espiritual de Ausiàs March », Anales valentino. Revista de filosofía y teología, 29, 1989, pp. 73-92. Dans son article « “E volgra sser no-res” : notes al poema xxxv de March » (dans Antoni Ferrando et Albert Hauf [éd.], Miscel·lània Joan Fuster. Estudis de llengua i literatura/V, Valence, Universitat de València – Associació Internacional de Llengua i Literatura Catalanes – Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 1992, pp. 101-119). Lluís Cabré analyse la notion de prédestination sans avoir recours à Augustin, mais en faisant référence à ce qui nous semble être de probables sources intermédiaires, telles Eiximenis ou Vicent Ferrer.
5 Aristote, De l’âme, Livre II, chap. i, 412a 20, trad. et notes de Jean Tricot, Paris, Vrin, 1992, p. 67.
6 Ibid., Livre II, chap. iii, 414a30 et sqq, pp. 80-81.
7 Saint Thomas, Somme théologique, Ia, q. 76, art.3, Paris, éditions du Cerf, 1984-1986 (4 vol.), t. I, pp. 668 et sqq.
8 Aristote, De l’âme, Livre II, chap. iii, 414b 1-20, p. 81.
9 Ibid., Livre II, chap. iv, pp. 84 et sqq ; ibid., II, v, pp. 95 et sqq.
10 Saint Thomas, Somme théologique, Ia, q. 76, art. 1, solution 5, t. I, p. 665.
11 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre I, chap. xi, 1101a 10-15, éd. de Jean Tricot, Paris, Vrin, 1990, p. 75 : « Dès lors, qui nous empêche d’appeler heureux l’homme dont l’activité est conforme à une parfaite vertu et suffisamment pourvu des biens extérieurs, et cela non pas pendant une durée quelconque mais pendant une vie complète ? ».
12 Cor, 7, 17-20 : « Seulement, que chacun marche selon la part que le Seigneur lui a faite, selon l’appel qu’il a reçu de Dieu. C’est ainsi que je l’ordonne dans toutes les Églises. Quelqu’un a-t-il été appelé étant circoncis, qu’il demeure circoncis ; quelqu’un a-t-il appelé étant incirconcis, qu’il ne se fasse pas circoncire. La circoncision n’est rien, et l’incirconcision n’est rien, mais l’observation des commandements de Dieu est tout. Que chacun demeure dans l’état où il était lorsqu’il a été appelé ».
13 Ainsi, saint Augustin écrit : « Pourquoi, donc, lui est-il [à l’âme] commandé de se connaître elle-même ? Je crois que c’est pour qu’elle se représente elle-même et vive selon sa propre nature, c’est-à-dire qu’elle désire d’être ordonnée selon sa propre nature : au-dessous de celui auquel elle est soumise, au-dessus de ce à quoi elle doit être préférée ; au-dessous de celui dont elle doit subir le gouvernement, au-dessus de ce qu’elle doit gouverner », Saint Augustin, La Trinité, Livre X, 7, dans Id., Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2002, t. III, p. 520.
14 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VI, chap. v, pp. 284-287 et tout particulièrement 1140b 25, p. 287 : « Des deux parties de l’âme, douées de raison, l’une des deux, la faculté d’opiner, aura pour vertu la prudence : car l’opinion a rapport à ce qui peut être autrement qu’il n’est, et la prudence aussi ».
15 Ibid., Livre II, chap. vi, 1107a, pp. 106-107 : « Ainsi donc, la vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent. Mais c’est une médiété entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut ; et <c’est encore une médiété> en ce que certains vices sont au-dessous, et d’autres au-dessus du “ce qu’il faut” dans le domaine des affections aussi bien que des actions, tandis que la vertu, elle, découvre et choisit la position moyenne. C’est pourquoi dans l’ordre de la substance et de la définition exprimant la quiddité, la vertu est une médiété, tandis que dans l’ordre de l’excellence et du parfait, c’est un sommet ».
16 Joanot Martorell, Tirant lo Blanc i altres escrits, éd. de Martí de Riquer, Barcelone, Ariel, coll. « Clàssics catalans Ariel », 2000 (6eéd.).
17 C’est nous qui soulignons.
18 Platon, Phèdre, 246a-b, dans Id., Œuvres complètes, trad. et notes par Léon Robin, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1950, t. II, pp.34-35.
19 Ibid., 253d, p. 45.
20 Ibid., 253e, p. 45.
21 Ibid., 247b, p. 36.
Notes de fin
* Nous citerons toujours suivant l’édition des Poesies de P. Bohigas, révisée en 2000 (voir les sources marchiennes pp. 139-140). Nous avons fait le choix de respecter la représentation typographique de la césure des vers telle qu’on la trouve dans les premiers manuscrits de March, et dans l’édition Bohigas elle-même.
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Ausiàs March
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