Préface
p. IX-XV
Texte intégral
Lo jorn ha por de perdre sa claror Ausiàs March, xxviii, v. 1.
1L’on se risquera à dire d’emblée, sans trop craindre de faire erreur, que le grand public français d’aujourd’hui ne connaît pas le nom d’Ausiàs March, un poète valencien né et mort au xve siècle, qui écrivit toute son œuvre en langue catalane. Ausiàs était un contemporain de François Villon et du marquis de Santillana, poète majeur, de langue espagnole, qui admirait March, un excellent trobadour, disait-il, doté d’un bel esprit.
2Dans ce que l’on appelle communément les pays de langue catalane, March a joui, dès son époque, d’une indiscutable renommée : des joutes poétiques témoignent du respect et de la ferveur de ses interlocuteurs, c’est-à-dire des poètes qui vivaient au royaume de Valence. Au xvie siècle, Ausiàs fut lu, imité et traduit aussi en castillan par Jorge de Montemayor. Le xviie espagnol ne manqua pas non plus de le célébrer. Dès le xixe siècle, après des temps difficiles liés à l’histoire générale de l’Espagne et moins productifs dans le domaine de la poésie catalane, March retint l’attention de plusieurs auteurs fort cultivés qui prônaient une renaissance (renaixença) de la culture et de la langue, à l’image de ce que Frédéric Mistral et le Félibrige accomplissaient en France pour l’occitan. La plupart d’entre eux virent en Ausiàs un romantique avant la lettre mais, au début du xxe siècle et surtout plus avant, cette interprétation fut remise en question et la passion pour l’œuvre de March ne fit que croître à la fois chez des universitaires qui écrivirent alors d’intelligents essais et chez des poètes qui le citèrent — titres et épigraphes —, réinventant la vie de March et nourrissant leur propre création de certains de ses vers parmi les plus connus. La liste de ces écrivains est longue et l’on évoquera ici quelques noms prestigieux : Carles Riba, Vicent Andrés Estellés, Pere Gimferrer.
3Un doute s’instaure cependant : en Espagne, Ausiàs n’est-il pas essentiellement lu et vénéré par l’intelligentsia, autrement dit par les poètes et les professeurs ? Il n’en est rien, car March est connu d’un public plus large et même populaire, parce que l’Espagne en général — et pas seulement les pays de langue catalane — pratique beaucoup plus que la France la lecture orale et la mise en musique de poèmes dans des lieux de la vie immédiate : cafés, rues, places, jardins publics… Chanter les mots d’un poème du xve siècle, en faire une chanson, tel peut être le biais par lequel se maintient et s’enrichit la mémoire poétique collective. C’est grâce à un chanteur valencien doté d’une très belle voix, lui-même compositeur et poète, Raimon, que March a atteint un très vaste public dans les années 1960-1970, alors même que Raimon se voyait souvent interdire, à la dernière minute, à Barcelone, à Valence ou ailleurs, la salle où il allait se produire, parce que le spectacle annoncé comportait des hymnes à la liberté, mais aussi pour une autre raison, parce que les poèmes, ceux de March et ceux de Raimon, étaient écrits en langue catalane, cette langue que le régime franquiste avait voulu éradiquer. March était ainsi perçu comme le premier et le plus grand poète de langue catalane. Cinq siècles s’étaient écoulés depuis sa mort (en 1459) : or, ni la poésie ni la langue ne s’étaient éteintes. La beauté des vers anciens, si bien frappés, devenait immédiatement perceptible et faisait naître l’émotion chez des gens qui comprenaient soudain que ce langage, par-delà les siècles, leur parlait d’eux, de leurs angoisses et de leurs désirs.
4Aujourd’hui, à Valence, presque quarante ans après la fin de la dictature franquiste, alors qu’a commencé une autre phase de l’histoire espagnole, la passion des chercheurs pour l’œuvre marchienne ne faiblit pas. En 2009, à l’occasion du 550e anniversaire de la mort du poète, s’est tenu à l’université de Valence un colloque entièrement consacré à l’œuvre du Valencien, sous l’égide de l’Institució Alfons el Magnànim et de la Diputació de València ; dès l’année suivante, en 2010, ce riche colloque était déjà publié, toujours sous le patronage de ces mêmes entités.
5La fascination des poètes reste la même : Josep Piera, l’un des écrivains valenciens les plus connus, a publié en 2001 une séduisante biographie romancée d’Ausiàs March, dont le titre est l’un des vers emblématiques de l’œuvre marchienne : Jo sóc aquest que em dic Ausiàs March. Toujours en 2009, pendant le colloque universitaire dont il vient d’être question, se sont déroulés quotidiennement des récitals, diverses rencontres, qui ont abouti à la publication d’un chansonnier (Cançoner) où figurent des poèmes écrits par quinze auteurs de langue espagnole, catalane et italienne, dans la perspective d’un hommage à March, en toute liberté, sans forcément évoquer directement le grand prédécesseur, simplement pour signaler la durabilité d’un héritage poétique et la foi en la poésie. Des hommes de théâtre ont également mis en scène le personnage toujours énigmatique d’Ausiàs March.
6Les Valenciens dans leur ensemble connaissent des vers de leur auteur, qui est d’abord un mythe capable, par ses seuls mots, d’alimenter les imaginaires. Si l’on visite Gandia, petite ville au sud de Valence, où est sans doute né le poète — ce n’est pas une certitude absolue et des chercheurs espèrent trouver un jour la solution définitive dans les archives valenciennes… —, l’on est invité à admirer, près de la gare, la haute statue moderne due à José Rausell Sanchis, qui est censée représenter l’orgueilleux chevalier tenant un livre dans sa main gauche. Lors de rencontres congressistes à la mairie de la ville, l’on découvre un tableau d’une grande beauté où s’allient le rouge, l’orange et l’or, exécuté au xve siècle par un peintre célèbre, qui représente officiellement saint Sébastien, très élégamment habillé, porteur de quelques longues flèches, mais dont on dit depuis le Moyen Âge qu’il s’agit du poète Ausiàs March, qui aurait ainsi servi de modèle. En bibliothèque, l’on a accès à des gravures du xixe siècle qui font d’Ausiàs non plus un jeune homme imperturbable, mais un imposant vieillard barbu vu de profil.
7 Une question vient ici à l’esprit : comment Ausiàs March est-il lu et perçu aujourd’hui par les gens de langue espagnole qui ne parlent pas le catalan ? Dans les années 1970-1980, des Valenciens et des Catalans — professeurs et/ou poètes — ont traduit l’œuvre de March, en entier dans un seul cas et en prose mais, plus généralement, ils ont opté pour une sélection de poèmes et pour l’emploi du vers, en fonction de leurs goûts personnels : l’on a vite fait de remarquer que sont surtout traduits les textes les plus fameux depuis le xixe siècle (i, iii, xi, xiii…) et d’une longueur moyenne de quarante à cinquante vers, ceux qui sont très riches en images poétiques, tandis que sont plus rarement transposés les longs poèmes de plus de cent vers, plus théoriques et abstraits, appelés Cants morals.
8Ces traductions en langue espagnole sont généralement accompagnées de commentaires et de notes dont on admire la rigueur et qui sont manifestement indispensables au lecteur non-catalaniste pour parvenir à une pleine connaissance du langage marchien. Le génie verbal d’Ausiàs y est analysé de manière ouverte et inventive et le Valencien y apparaît comme l’un des grands écrivains européens du xve siècle. Cette lecture met en valeur l’universalité d’Ausiàs March : elle incite à faire lire et dire les poèmes ailleurs qu’en Espagne par un vaste public de lecteurs et d’auditeurs, en conjurant les difficultés qui ne manquent jamais de surgir lorsque l’on veut faire connaître une littérature écrite dans une langue sans État.
9Cependant, depuis les années 1980-1990, hors d’Espagne, Ausiàs March a inspiré des traducteurs qui souscrivent à la vision d’un poète médiéval ayant participé à la plus haute culture de l’Europe occidentale. L’œuvre entière ou partielle a donné lieu à des traductions en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Hongrie… effectuées le plus souvent par des universitaires qui sont parfois aussi des écrivains. L’on signalera enfin la publication en 2009, à l’initiative de Vicent Martines, d’un livre de 634 pages qui rassemble les traductions en vingt-cinq langues de huit poèmes de March (i, iii, xi, xxiii, xxviii, xxix, xlvi, lxxxii) : ne figurent pas ici seulement la plupart des langues européennes, mais bien d’autres telles que le coréen, le japonais, le chinois, le russe, l’ukrainien et jusqu’au tagalog des Philippines.
10Une autre question se pose alors : pour accéder à Ausiàs March, de quelles traductions les Français disposent-ils ? Deux livres sont à consulter en priorité : Chants de mort, aux Éditions Corti, Chants d’amour et de mort. Chant spirituel, aux Éditions La Différence. Il existe d’autres traductions ponctuelles dans des revues et des anthologies, mais leur diffusion reste limitée. C’est pourquoi une traduction française de l’œuvre marchienne complète sera entreprise en 2014 par un groupe de catalanistes français, dont Marina Mestre, l’auteur du livre que nous avons entre les mains, livre que nous tenons pour une réussite, ceci à plusieurs titres.
11En effet, et c’est là un premier point, les poèmes de March étant imprégnés d’une riche culture philosophique — Aristote, Saint Thomas, dont l’influence a été depuis longtemps signalée par les spécialistes de l’œuvre —, il fallait, pour relire March, être soi-même philosophe, ce qui est le cas de Marina Mestre. Tous les courants philosophiques qui traversent l’œuvre sont ici réinterrogés en profondeur, et la lecture critique s’enrichit de nouvelles pistes très éclairantes pour l’interprétation, dans la mesure où il est souligné à quel point le langage poétique de March est nourri d’un augustinisme aussi diffus que profond.
12Pour Marina Mestre, les 128 poèmes qui parlent d’amour et de mort font apparaître un moi toujours écartelé, scindé — le mot est de Pere Bohigas —, en désaccord total avec le monde et les autres, incapable de trouver un lieu véritable pour sa parole, mais en même temps dans l’impossibilité de remettre en question et de refuser une idéologie à laquelle il adhère puisqu’il est chrétien. L’analyse philosophique de Marina Mestre témoigne d’un savoir sans faille, qui ne nous paraît jamais austère ni rigide. L’exposé est limpide, toujours élégant et tout semble facile au lecteur alors que les questions abordées sont extrêmement complexes. Marina Mestre propose une lecture personnelle, une interprétation nourrie de tous les nombreux travaux des ausiàsmarchiens qui ont écrit et écrivent encore sur le poète, pas toujours convergente avec ceux-ci sur tel ou tel point, mais toujours complémentaire. Rien n’est résolu, dit-elle avec sérénité, et le débat reste nécessairement ouvert.
13Cependant, et c’est là le deuxième point, la lecture philosophique ne suffisait pas et Marina Mestre procède en même temps à une lecture poétique. Elle commente la syntaxe, les sonorités du décasyllabe, les images toujours contrastées, les métaphores et comparaisons qui mettent en rapport les périls de la mer et les échecs du locuteur, les maladies ou les infirmités des hommes et les angoisses qui habitent le poète endeuillé. Marina Mestre cite plusieurs longs poèmes en catalan parce qu’elle tenait à maintenir la littéralité textuelle mais, pour que le lecteur non-catalaniste soit immédiatement éclairé, elle propose un commentaire substantiel qui consiste à extraire le sens poétique des mots, donc à rapprocher le lecteur du texte originel.
14Enfin, et ce sera le troisième point, cette riche lecture interprétative met en exergue la violence intérieure d’un moi provocateur et parfois insolent, ce que Pere Gimferrer appelle « l’esclatant modernitat de March » (Dietari, 1980). Lire Ausiàs March aujourd’hui, sans aucun anachronisme bien entendu puisque toute la culture valencienne du xve siècle est parfaitement décryptée, nous permet d’accéder à une poésie qui nous concerne, après plus de cinq cent cinquante ans, comme celle de François Villon ou de Jorge Manrique.
15Une dernière et lancinante question reste posée. Pourquoi Ausiàs March a-t-il été le premier à écrire sa poésie en catalan, alors que, jusqu’au xve siècle, les poètes — le père d’Ausiàs March lui-même — utilisaient l’occitan, langue jugée sacrée, celle des troubadours et des Jeux floraux ? L’intensité de la douleur exprimée par le moi exigeait peut-être le recours à la langue quotidienne, à des formes proverbiales, à une certaine familiarité et même au prosaïsme. Peut-être aussi l’orgueilleux Ausiàs March avait-il pressenti que, pour devenir un grand poète, il lui fallait délaisser une langue occitane affadie par une pratique de plusieurs siècles en Catalogne et au royaume de Valence ? Ou bien, parce que toute langue implique un jour l’existence de la poésie, n’y avait-il pas urgence au xve siècle, pour le catalan d’inventer sa poésie ?
16Ce n’est pas le catalan en tant que langue qui était en cause dans la littérature au xve siècle, puisque la prose l’utilisait brillamment depuis Raymond Lulle jusqu’à Joanot Martorell, beau-frère d’Ausiàs March et auteur du célèbre Tirant lo Blanch, loué par Cervantes dans un chapitre du Quichotte. Il s’agit donc ici d’un problème d’ordre ontologique et poétique : le livre de Marina Mestre le démontre avec talent.
Auteur
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