Préambule de la deuxième partie
p. 57-59
Texte intégral
1La deuxième partie de notre réflexion est consacrée à la mise en évidence de la centralité de la question de la pureté, concept majeur pour ne pas dire fondateur pour le judaïsme comme pour le christianisme, dans l’autodéfinition des groupes majoritaire et minoritaires en péninsule Ibérique — mais la réflexion vaut pour l’Occident chrétien tout entier — et dans leur positionnement l’un vis-à-vis de l’autre. Cette question en est venue à constituer à la fois un horizon d’attente permanent et le fondement durable d’une frontière infranchissable entre ces deux systèmes de croyance à la fin du Moyen Âge. L’exigence de pureté est en effet également partagée par les juifs et par les chrétiens, moyen d’accéder au divin chez les juifs ou désignant le divin chez les chrétiens1. Chez les juifs il faut être pur pour accéder à Dieu, mais cet état est temporaire et doit être constamment renouvelé. L’exigence de pureté est déclinée à travers de nombreux gestes et moments de la vie quotidienne qui agissent comme autant de témoignages de l’adhésion à la foi. Chez les chrétiens, le divin est pur, mais l’exigence de pureté semble moins importante pour les hommes, au moins dans la doctrine, puisque le baptême administré une fois pour toutes est l’instrument de leur purification sur lequel on ne peut revenir. Les écrits théologiques comme les commentaires exégétiques glosent à l’envi sur le thème de la pureté avec deux effets symétriquement opposés : l’exclusion ou l’inclusion de l’autre, chez les uns comme chez les autres.
2Les modalités de la purification des individus et des choses définissent un accès plus ou moins aisé à la pureté chez les juifs et chez les chrétiens, par leur facilité ou leur complexité. Pour les juifs historiquement minoritaires au moment de la constitution du groupe religieux, le principe fondateur était la distinction fondée sur la revendication d’un idéal de pureté, au sein d’une majorité païenne considérée comme impure. L’idolâtrie des païens constituait en effet le principal objet de répulsion pour les adeptes de la nouvelle foi monothéiste. Et c’est entre autres pour en éloigner la menace — les contacts persistant durant l’Antiquité— que s’ensuivit l’élaboration de rites distinctifs extrêmement précis, exposés dans l’Ancien Testament et, plus tard, dans la Mishna2. Ceux-ci reposaient sur l’idée que le groupe qui les accomplissait assumait ce faisant le rôle d’interlocuteur privilégié d’un nouveau Dieu, unique pour lui. À ce moment et dans cette situation d’extrême minorité, la question de la pureté était alors distinctive et restrictive. Si l’Ancien Testament expose les entreprises menées par les Hébreux pour convertir leurs voisins, celles-ci n’avaient qu’une vocation territorialement limitée à l’espace censément attribué par Dieu aux descendants d’Abraham3. La terre de Canaan et elle seule avait vocation à être convertie. Cette conversion et le processus de purification qu’elle supposait pour les tribus ou les peuples concernés était en elle-même une élection, et elle avait donc une dimension foncièrement restrictive.
3Lorsque mille sept cents ans plus tard4 s’élaborent les fondements théologiques du christianisme, le contexte n’est pas le même. Le monothéisme, à défaut de s’être diffusé dans des proportions importantes, apparaît tout de même comme un mode de croyance résolument ancré dans les mentalités. Bien que le christianisme reste longtemps minoritaire, sa nouveauté radicale est sa vocation à l’universalité. Dès lors, la pureté qui en est une valeur cardinale est déclinée différemment de ce qui la caractérisait dans le judaïsme. Les rites qui permettent de se purifier sont impératifs mais d’une bien plus grande simplicité, par le nombre et par les modalités de réalisation, que les rites du judaïsme. C’est pourquoi la pureté des chrétiens, ayant pour finalité l’intégration de toute l’humanité, apparaît comme foncièrement inclusive là où la pureté des juifs, définie en opposition ou en défense, voire même en distinction, était exclusive. Ces caractères déterminés dans les premiers temps des deux religions leur sont restés durablement attachés. La vocation à l’universalité pour le christianisme et la vocation à l’interlocution privilégiée avec Dieu pour le judaïsme ont suscité des approches totalement différentes de l’étranger et du groupe, qui ont eu tendance à se figer au fur et à mesure de l’avancée dans le temps. La vocation perpétuellement minoritaire du judaïsme s’est confirmée avec la diaspora et est devenue totalement assumée et intégrée, alors que la vocation à l’universalité du christianisme s’est progressivement trouvée confortée au cours du Moyen Âge. Dès lors la pureté, qui avait été longtemps un facteur d’inclusion, est devenue facteur d’exclusion.
4Dans tous les cas, pour l’un comme pour l’autre des deux premiers monothéismes, la pureté est la condition sine qua non de l’entrée dans le groupe et de l’assurance d’y rester, mot d’ordre ou injonction réitérée à leurs membres, tant dans les rapports qui les animent que dans les relations qu’ils ont avec Dieu et dans celles qu’ils entretiennent avec les étrangers. Cette question de la pureté, que l’on peut qualifier de donnée anthropologique topique ou première, avant de se décliner dans le champ proprement religieux a aussi une portée historique ou politique et sociale, et c’est elle qui nous intéresse au premier chef. Il s’agit de voir comment ce concept, ce mode de définition primordial, a évolué dans une échelle de temps variable : depuis les temps bibliques de la fixation des groupes et des identités religieuses dont les principaux repères sont donnés pour mémoire, jusqu’aux temps médiévaux où, loin d’avoir perdu sa puissance de définition et d’identification, il est sans cesse réactivé pour fixer les limites entre les groupes, en particulier dans l’espace qui nous occupe : l’espace catalano-aragonais tout au long du xve siècle5.
Notes de bas de page
1 Nous devons d’ailleurs préciser que si nous nous intéressons ici au judaïsme et au christianisme, l’exigence de pureté comme élément de définition ne les caractérise pas exclusivement.
2 Stern, 1994.
3 Voir : « J’établirai mon alliance entre moi et toi, ainsi que tes descendants après toi, au fil des générations : ce sera une alliance perpétuelle en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de ta descendance après toi » ; « Je te donnerai, à toi et à tes descendants après toi, le pays où tu séjournes en étranger, tout le pays de Canaan ; il sera leur propriété pour toujours et je serai leur Dieu » ; « Dieu dit à Abraham : Quant à toi, tu garderas mon alliance, toi et tes descendants après toi au fil des générations » (Genèse XVII, 7-9).
4 Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les querelles techniques de la datation réelle ou supposée des événements et personnages bibliques, mais de prendre pour repères des éléments qui font généralement consensus.
5 Les « bornes » choisies pour cette étude couvrent la période 1391-1492. La date de 1391 correspond à la flambée de violences antijuives qui se produit dans toute la péninsule Ibérique et qui marque un tournant dans l’existence des communautés juives de cet espace. Il n’est pas besoin de préciser le sens de la date de 1492. Ce champ chronologique pourra néanmoins être élargi lorsque cela s’imposera.
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