Lecture III
p. 219-227
Texte intégral
1Les quatre textes qui composent cette section fournissent de nombreuses pistes de réflexion pour l’étude de la frontière à l’époque moderne, dans des contextes européens mais aussi extra-européens. En analysant des communautés qui peuplèrent des territoires situés à proximité d’espaces-frontières, les auteurs convoquent plusieurs perceptions de la frontière, qu’ils n’envisagent pas comme une réalité objective ou essentialisée mais comme une réalité construite socialement au cours d’un long processus auquel prirent part de nombreux agents. Le fait de vivre près de la frontière génère des phénomènes sociaux spécifiques : si, dans certains cas, cette proximité donne naissance à une société volatile et fragmentaire, modelée par le mouvement permanent des populations, dans d’autres cas, elle engendre des liens sociaux solides qui façonnèrent des identités plus soudées face à l’ennemi.
2À une époque — le XVIe et le XVIIe siècles — où le concept de démarcation territoriale, représentée par des lignes bien tracées, n’était que partiellement opératoire, et où les frontières étaient essentiellement mobiles, l’activité militaire contribua, en Europe et dans les espaces américains colonisés par les Européens, à une délimitation rigoureuse et précoce des territoires. La guerre — non seulement les grandes batailles animées par les intérêts géostratégiques des monarchies espagnole et française, mais aussi ce qui ressemble à une sorte de guerre « subalterne » et quotidienne — est bien présente dans les textes de Fernando Chavarría et de José Javier Ruiz Ibáñez. Parallèlement aux sièges de villes et aux grands affrontements, se déroulaient des « guerres privées » qui consistaient en des razzias et des mises à sac avec capture d’hommes et vol de bétail, deux pratiques rendant difficiles les conditions de vie des populations civiles devant cohabiter avec des troupes militaires.
3José Javier Ruiz Ibáñez aborde de façon systématique cette question dans son étude qui porte sur les territoires frontaliers situés entre les possessions des Habsbourg de Bourgogne et celles de la monarchie française. Cette frontière connut une situation de guerre quasi permanente au cours de la période moderne et ne fut stabilisée qu’après le traité de Cateau-Cambrésis (1559). En identifiant les principaux effets de la proximité frontalière, l’auteur soulève plusieurs questions pertinentes : l’existence d’une telle frontière fut-elle à l’origine d’une véritable polarisation du territoire et de l’émergence, de part et d’autre du front, d’identités sociales incompatibles ? Ou, au contraire, les communautés qui vécurent dans ces espaces réussirent-elles à préserver un lien entre elles en dépit de la rivalité stratégique qui opposa les deux puissances européennes dont elles dépendaient ?
4Ces réflexions montrent clairement que la ligne frontière qui sépara les possessions des Habsbourg de Bourgogne du territoire de la monarchie française eut une spécificité, à savoir que la guerre n’y fut pas exclusivement l’affaire de soldats professionnels. Cette situation hybride accéléra certes la modernisation des structures défensives, mais elle contribua aussi à la présence, plus ou moins durable, d’une société volatile formée par des professionnels de la guerre, parfois remplacés par des milices traditionnelles.
5La présence de contingents militaires extérieurs aux communautés locales intéresse au plus haut point tous les auteurs de cette section. Les soldats, outre le fait qu’ils formèrent une population de passage souvent déstabilisatrice, eurent un impact fort sur la vie quotidienne puisqu’ils pratiquèrent, de manière plus ou moins systématique, l’extorsion sur les populations locales. Les milices urbaines furent réactivées dans la deuxième moitié du XVIe siècle dans les domaines des Habsbourg de Bourgogne et dans d’autres territoires de la Monarchie catholique, mais, tout comme José Javier Ruiz Ibáñez, Gaetano Sabatini et Valentina Favaró, dans leur étude sur Naples et la Sicile, reconnaissent que ces contingents étaient indisciplinés et qu’ils n’occupèrent jamais les premières lignes des dispositifs militaires. Plus encore, les systèmes de défense et d’autoprotection paysans ne purent mobiliser ni les ressources ni les structures présentes dans les villes. C’est à ce titre que le recours à des armées professionnelles devint incontournable.
6Les textes de cette section montrent aussi que la frontière, y compris dans le contexte difficile d’un conflit armé durable, fonctionna toujours comme un lieu de communication. Le commerce se maintint en dépit de l’interdiction qui pesa sur les échanges car, par définition, la guerre fut irrégulière et les lignes de frontière perméables. Par conséquent, la frontière ne signifia pas une fermeture totale étant donné que le contact avec l’ennemi proche ne fut jamais interrompu. Elle donna même naissance à des pratiques de communication particulièrement intenses, quand les agents locaux s’aperçurent que la frontière était une limite mal contrôlée par les autorités. Les différents textes mettent clairement en évidence le fait que la frontière représente souvent une ressource pour les communautés situées à proximité du limes : une ressource économique car, en dépit des dévastations, la frontière offre des opportunités commerciales et engendre des phénomènes de contrebande auxquels prennent part un grand nombre d’acteurs locaux ou venus d’ailleurs, ainsi que les instances en charge de leur répression1.
7La frontière est aussi perçue comme une ressource politique. Dans beaucoup d’espaces frontaliers, les pouvoirs locaux apprennent plus rapidement qu’ailleurs à s’imposer et à faire valoir leurs arguments. Certains réussirent à s’ériger en interlocuteurs privilégiés de l’autorité royale. Ils mirent en avant leur capacité à utiliser les ressources disponibles et à les capitaliser en termes politiques. La référence faite à la proximité de l’ennemi et aux périls qu’impliquait la position frontalière pour le maintien de l’intégrité du territoire fut, par exemple, un argument abondamment utilisé par les autorités locales dans leurs échanges avec le pouvoir central, lesquelles étaient pleinement conscientes des avantages politiques que de tels arguments pouvaient impliquer.
8Le service rendu au roi fut une autre manière de tirer parti de la frontière, surtout dans des contextes de « guerre vive ». Ainsi, les services rendus dans la défense de la frontière ou dans la récupération de territoires frontaliers conquis par l’ennemi servirent de base aux revendications de droits politiques, en Europe comme dans les territoires d’outre-mer, au sein des monarchies ibériques2. C’est ce qui survint à Pernambuco après la défaite hollandaise de 1654. Il en fut de même pour le financement de la guerre. À vrai dire, le besoin de maintenir un dispositif défensif obligea la Couronne à établir un dialogue et des négociations intenses avec les agents politiques situés de part et d’autre de la frontière. Certaines localités se retrouvèrent ainsi au centre de la stratégie de la Monarchie en dépit d’une position excentrée3. Nous touchons ici à des questions liées à la communication politique, à l’histoire des mouvements de politisation des sociétés et des rythmes d’intégration des différents ensembles formant une communauté, qu’elle fût frontalière ou non4. Dans des situations déterminées, la proximité de la frontière entraîna une communication politique plus intense avec l’autorité royale, une plus grande circulation de l’information et un plus grand investissement de la part du pouvoir royal qui furent matérialisés par l’envoi de troupes professionnelles, la construction de fortifications ou le développement de villes planifiées.
9Dans les cas étudiés, il apparaît que la plupart des acteurs sociaux réussit à tirer parti des ressources liées au contexte frontalier. Le fait d’habiter à proximité d’un espace de frontière offrit, comme nous l’avons vu, une plus grande capacité de dialogue avec le pouvoir royal, puisque la frontière permit aux pouvoirs politiques locaux d’interpeller directement le roi pour solliciter son secours face à la menace ennemie, rappelant à celui-ci ses obligations. Dans certains cas, de ce dialogue entre périphéries frontalières et centre politique naquit l’adéquation entre la frontière locale, la frontière royale et la frontière nationale.
10Dans leur analyse des processus de construction identitaire, José Javier Ruiz Ibáñez et Fernando Chavarría soutiennent que les populations frontalières, confrontées à la question de la mobilisation, prirent position selon des critères multiples. C’est dans ces lieux que surgirent des perceptions politisées de l’identité nationale. Mais, comme les deux auteurs le soulignent, les arguments religieux, liés à l’opposition entre catholiques et protestants, intervinrent aussi dans ce processus. Cet aspect et des éléments xénophobes plus ou moins préexistants furent déterminants dans la construction de la notion d’ennemi naturel et héréditaire dans les Flandres et les Pyrénées navarraises.
11En raison des multiples interactions entre la « grande politique » et l’univers politique local, on peut estimer que l’expérience de la frontière confrontée à celle de la « guerre vive » accéléra la politisation des communautés de frontière5. Néanmoins, même si les mouvements d’association de territoires conduisirent à la production d’un discours fortement mobilisateur, on ne peut oublier que l’adhésion collective ne fut jamais capable de totalement transcender les fidélités et les enracinements locaux et régionaux6.
12Poser un regard réflexif sur la frontière permet également de saisir les étapes qui marquèrent les processus d’incorporation de nouveaux territoires. Tamar Herzog nous transporte vers une frontière extra-européenne, le Seno mexicain au milieu du XVIIIe siècle, et s’interroge sur la relation entre la conquête et l’intégration territoriale et sociale de ces nouveaux territoires. Elle choisit d’étudier les missions de José de Escandón (constituées de soldats, de clercs et de colons), mais aussi l’ensemble des tensions engendrées par les expéditions militaires organisées par celui-ci, lesquelles mettent en évidence la pluralité des points de vue concernant la pacification d’un territoire de frontière. L’étude de la production écrite, riche en réflexions sur la définition de la frontière dans le contexte américain, conduit Tamar Herzog à questionner le sens du mot « conquête ». Elle montre que les contemporains n’avaient pas une idée claire et univoque du sens à donner au terme « conquête » et qu’il apparaît clairement comme une construction sociale. Du reste, les groupes affectés de forme inégale par ce processus produisirent des points de vue contrastés sur le travail d’Escandón, alimentant ainsi de nombreux débats au sein de l’administration espagnole7, car, dans le contexte géographique américain, les Européens envisageaient la frontière sur le mode de la confrontation entre civilisation et barbarie.
13Par ailleurs, Tamar Herzog évoque la décision prise par les autorités espagnoles d’installer, dans des espaces menacés par les attaques des Indiens, des populations habituées à vivre en zones de conflit dans le but de créer des zones tampon. Le peuplement fut par conséquent d’abord l’œuvre de soldats, ce qui accentua l’instabilité sociale de ces espaces et fut souvent un facteur favorisant la poursuite de la guerre.
14Le travail de Tamar Herzog, tout autant que celui de José Javier Ruiz Ibáñez, contribue à la problématisation de la notion de « conquête » et révèle l’existence d’une pluralité de points de vue concernant la réalité frontalière, un phénomène tout particulièrement opérant à une époque caractérisée par la multiplicité des appartenances et la coexistence, pas nécessairement conflictuelle, de sentiments d’attachement à des entités très diverses. José Javier Ruiz Ibáñez souligne en effet que les identités frontalières épousent, non pas de simples divisions territoriales déterminant un partage entre deux souverains, mais qu’elles sont adossées à des partages souvent complexes, définis par une pluralité de juridictions imbriquées les unes dans les autres, dont les modifications, lorsqu’elles interviennent, ont un impact fort sur les communautés frontalières. Cet auteur envisage la frontière comme un locus de discontinuité juridictionnelle et, à ce propos, il analyse l’impact qu’eut, sur la structure ecclésiastique, le transfert de souveraineté issu de la séparation des territoires des Pays-Bas et de l’archevêché de Reims.
15Les études qui composent cette section manient des notions de frontière organiques et spontanées, caractéristiques des communautés locales et de la perception que celles-ci avaient de leur espace vital. Elles manient aussi des notions plus abstraites liées aux dimensions administratives et militaires de la frontière, lesquelles trouvent leur définition dans les sphères juridictionnelles. L’activation, par les acteurs frontaliers, des mécanismes renvoyant à ces multiples notions met en évidence que le fait d’habiter dans des espaces frontaliers favorisa la prise de conscience d’une appartenance multiple et celle qu’à chaque situation d’affiliation correspondait une gamme déterminée de droits et de devoirs.
16La recherche de Fernando Chavarría est celle qui illustre le mieux cette question : elle porte sur la frontière des Pyrénées navarraises, et plus précisément sur la ligne de division tracée dans les monts Alduides, espace qui permet de découvrir des perceptions organiques, caractéristiques des limites entre les communautés, mais également d’appréhender le processus de création de la frontière linéaire, imposée par les gouvernements centraux des États qui se disputaient la région. Cette recherche est d’autant plus intéressante qu’elle porte sur un territoire scindé en deux parties — la Navarre française et la Navarre espagnole —, ce qui conduit la société navarraise, à bien des reprises, à un intense processus de réflexion (et de lutte) sur la signification de l’idée de loyauté politique8. Il en ressort que les enjeux locaux, en dépit de tout, déterminaient fortement la nature des liens politiques.
17En rapportant une situation de conflit frontalier plus ou moins endémique, Fernando Chavarría remet en cause la force du sentiment de « hermandad montañesa » puisque, dans cette zone de frontière, le bétail était au centre de toutes les tensions et donnait lieu à des conflits récurrents autour du contrôle des ressources naturelles communautaires indispensables à l’économie silvo-pastorale. Cette tension plus ou moins permanente engendra une « guerre non déclarée » entre des vallées de frontière, dans le cadre de laquelle les acteurs alléguaient la mémoire des droits communautaires ne révélant guère l’existence d’une solidarité transcommunautaire.
18La « grande politique » occupa aussi une place importante dans ces conflits. La frontière fixée par le Roi Catholique et le Roi Très-Chrétien était évidemment une construction plus ou moins artificielle et abstraite pour les habitants des Alduides. Cependant, Fernando Chavarría montre que dans le cadre de ces conflits, les instances politiques locales étaient parfois capables de tirer parti de telles circonstances en ayant recours aux autorités royales et en sollicitant leur intervention. Comportement qui, comme nous l’avons signalé, conférait une importante centralité politique à des régions physiquement éloignées du centre politique. Dans son approche, Fernando Chavarría alterne les perspectives micro et macro, l’analyse détaillée de la trajectoire de cet espace frontalier en l’associant à l’étude de l’influence de la « grande politique » — par exemple celle des guerres de Religion — dans l’univers local. Il prend ainsi en compte la réponse fournie par le roi aux appels lancés par les communautés de frontière qui réclamaient son intervention et souligne le fait que le centre politique hésita à s’engager dans des querelles frontalières afin de maintenir une certaine cohérence avec les accords signés. Quoi qu’il en soit, ces situations confirment, s’il le fallait, que la capacité de dialogue des communautés frontalières n’était pas négligeable et que leur contribution à la construction de la frontière « royale » doit nécessairement être prise en compte.
19En revanche, Fernando Chavarría remarque qu’en dépit de l’existence de cette communication entre acteurs locaux et royauté, la désobéissance aux directives royales fut fréquente et que les situations de pillage, de mise à sac et de contrebande se multiplièrent. Il fournit ainsi une image très suggestive d’un cadre dans lequel le recours à l’intervention du centre politique coexista avec l’absence de mécanismes institutionnels capables d’imposer sur le terrain la notion de frontière élaborée par les gouvernements ou les hiérarchies militaires9. Du reste, les appels à l’intervention du roi lancés par les frontaliers restèrent limités, ces derniers ne souhaitant pas une intervention royale qui aurait remis en cause leurs libertés traditionnelles.
20L’importance, dans ces quatre études, du phénomène militaire dans les régions de frontière doit être soulignée. Si elle ne fut pas limitée aux zones de frontières, la guerre concerna plus souvent ces régions et contribua à la configuration d’une réalité sociale et politique. Il faut ici prendre en compte les différentes perceptions du service militaire proposées par Gaetano Sabatini et Valentina Favaró, mais aussi les effets de la guerre sur le quotidien des populations qui vécurent dans les zones de frontière — étudiées par Fernando Chavarría, Tamar Herzog et José Javier Ruiz Ibáñez — qui se matérialisaient de diverses manières : destruction de biens, phénomènes d’opposition au sein de populations qui jusqu’alors avaient entretenu des relations plus ou moins pacifiques entre elles, augmentation des prélèvements sur la population (approvisionnement des troupes, paiement d’impôts additionnels), efforts de rationalisation du dispositif défensif (en Sicile avec la Nuova Milizia de 1554), construction de fortifications10, présence de soldats professionnels, ce qui constituait une société génératrice d’instabilité. À tel point que, dans certains cas, les populations refusèrent de combattre et finirent par protester avec plus de véhémence contre l’oppression de leurs propres armées que contre les attaques des ennemis.
21Des quatre textes qui composent cette section, l’étude proposée par Gaetano Sabatini et Valentina Favaró est, sans conteste, celle qui accorde la plus grande attention à l’organisation militaire dans un cadre frontalier, d’autant plus qu’elle porte sur une forme très spécifique de limes : la frontière maritime des royaumes de Naples et de Sicile qui agirent comme une barrière défensive face à la Méditerranée orientale ottomane. Au-delà des effets sociaux liés à la proximité de la frontière, les auteurs se sont attachés à mettre en lumière l’impact exercé par ce voisinage sur le dispositif militaire napolitain et sicilien.
22Dans leur analyse du système défensif de Naples et de la Sicile, ils soulignent le refus très marqué du service militaire qui s’explique par le fait que la frontière est longtemps demeurée relativement pacifique. Ils rejoignent ainsi José Javier Ruiz Ibáñez dans son identification des facteurs qui perturbèrent le plus les populations, à savoir l’approvisionnement alimentaire des militaires venus de l’extérieur. La présence d’armées extérieures à la communauté locale généra toujours des mécontentements, conduisant la Couronne à envisager le recours à des contingents de miliciens comme une alternative représentant une économie substantielle. Ils soulignent toutefois que le recours à des milices « régionales » doit être pondéré car, même si l’on procéda à la création de forces miliciennes (outre celles existant déjà au sein des communautés urbaines), ce type d’armée fut en définitive peu utilisé. D’autre part, à Naples et en Sicile, la milice de création royale ne fut jamais perçue comme l’expression d’identités collectives ou comme la traduction organique des mécanismes défensifs de la communauté. C’est pourquoi l’engagement de la population fut toujours très limité.
23Néanmoins, on peut parler d’un engagement royal dans la réorganisation des milices. Ces auteurs font remarquer que les représentants de la Couronne cherchèrent à garder à jour les listes des hommes aptes au combat, mais ils reconnaissent aussi les difficultés rencontrées dans l’application des décisions royales dans ce domaine. Ils arrivent à la conclusion que la « nouvelle milice » fut peu utilisée, avant tout parce que, durant cette période, Naples et la Sicile furent confrontées à un nombre réduit de conflits. L’impopularité de cette milice reposait sur la coexistence de plusieurs perceptions sociales du service militaire : d’un côté, une perception de la guerre selon un système de valeurs de type nobiliaire qui refusait que les charges militaires soient exercées par des non-nobles et, de l’autre, un imaginaire plus « populaire » du service militaire qui voyait dans les milices un fardeau supplémentaire s’ajoutant à ceux déjà existants. Ainsi, ces visions contrastées du service militaire eurent un impact dans la définition de la frontière et expliquent le faible engouement des individus pour l’enrôlement dans la « nouvelle milice », fut-ce pour défendre la région qui était la leur.
24On le voit, il n’existe pas une signification unique de la frontière, mais au contraire une réalité sémantique plurielle qui résulte des différentes perceptions de cette réalité complexe. La signification de la frontière est, tout compte fait, le résultat de l’interaction entre les perceptions locales et les représentations produites depuis l’extérieur ou depuis le pouvoir central, et parfois imposées aux habitants dont les territoires se retrouvent divisés du fait de décisions prises en haut lieu. Néanmoins, comme nous l’avons vu, les habitants des frontières n’acceptèrent pas toujours ces décisions de forme passive et automatique et surent répondre de façon originale aux injonctions de la Couronne.
25Quant on compare les situations italiennes ou flamandes à celle des territoires américains, on s’aperçoit que les incidences sociales de la frontière sont encore plus fortes en Amérique qu’en Europe. Dans l’Amérique coloniale, la frontière se trouvait un peu partout, car tout territoire mal pacifié et bénéficiant d’un faible degré d’intégration était une frontière11, même si parfois celui-ci faisait partie de la Monarchie depuis longtemps. Situation qui vaut aussi bien pour l’Amérique espagnole que pour l’Amérique portugaise12. Aux yeux de ceux qui se trouvaient à Madrid ou à Lisbonne, la frontière s’apparentait à une entité dont la signification était incertaine et pouvait donner lieu à des interprétations plurielles13. La dialectique entre les représentations abstraites de la frontière et une conscience plus ou moins organique des limites entre les communautés frontalières ne fut jamais aussi perceptible qu’alors.
26Dans les quatre espaces analysés par les auteurs, il est indéniable que la frontière constitue un lieu d’expérimentation et un espace où, grâce au caractère exceptionnel du lieu, l’extraordinaire se transforme en quotidien. Il se traduit en termes de présence militaire importante, matérialisée par une frontière visuellement imposante (forteresses, tracés rigoureux) et l’ingérence systématique de la juridiction militaire dans la juridiction civile. Le renforcement de la pression fiscale et un commandement au profil spécifique marqué par la discipline et l’observation d’une stricte obéissance en sont enfin l’ultime conséquence. A. M. Hespanha a montré que sur le plan judiciaire, le droit militaire se caractérise par sa rapidité et sa simplicité, qu’il dépend d’une magistrature « extraordinaire » et engendre un type de gouvernement éminemment autoritaire et impératif14. On comprendra aisément que les princes en profitèrent pour intégrer ces modes de fonctionnement à leur effort pour renforcer leur autorité, d’autant que de nombreuses solutions testées dans les territoires de frontière furent ensuite appliquées au territoire continental.
27Ainsi, dans les espaces de frontière, les questions de fidélité au roi et d’identité se posent avec une acuité particulière du fait de la pression exercée par la proximité de l’ennemi, que ce dernier soit désigné par le pouvoir central ou qu’il émane des tensions plus ou moins quotidiennes entre des populations voisines se disputant les mêmes ressources. José Javier Ruiz Ibáñez et, dans une moindre mesure, Fernando Chavarría montrent que les liens entre la fidélité politique, la filiation nationale et le statut de membre d’une communauté située à proximité d’une frontière agissaient simultanément et de manière complexe sans qu’a priori aucun de ses aspects détermine de manière exclusive les fonctionnements sociaux et politiques frontaliers.
Notes de bas de page
1 Moutoukias, Contrabando y control colonial.
2 Voir Cabral de Mello, Rubro veio.
3 Arrieta, « Las formas de vinculación a la Monarquía ».
4 Schaub, « El pasado republicano del espacio público ».
5 Tallon (éd.), Le sentiment national, p. xii.
6 Fernández Albaladejo, « De Hispania a Britania ».
7 Almeida, « Os Índios Aldeados ».
8 Floristán Imízcoz, « Lealtad personal, fidelidad nacional y fe religiosa ».
9 Hespanha, « O espaço militar », pp. 25 sqq.
10 Gomes, Castelos da Raia, et Possamai, A Vida Quotidiana na Colónia do Sacramento.
11 Garavaglia et Marchena, América Latina, pp. 288 sqq. ; Garavaglia, « Frontières des Amériques ibériques ».
12 Almeida, A Colónia do Sacramento, pp. 255 sqq. ; Prado, Colônia do Sacramento.
13 Ventura, Portugueses no Peru, pp. 76 sqq.
14 Hespanha, « Disciplina e jurisdição militares ».
Auteur
Universidade Nova de Lisboa
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