Jouer avec l’animal : penser à partir des dispositifs spatio-temporels des chasses aux migrateurs
Résumé
Pour reprendre Marcel Mauss, la chasse au singulier n’existe que comme catégorie d’activités au pluriel : des chasses. Certaines d’entre elles font usage d’animaux semi-domestiques qui servent d’appelants pour leurs congénères sauvages. Ils sont le centre de dispositifs spatio-temporels qui offrent la matière à des images pour interpréter les réalités d’un monde en transformation. Les pratiques de la chasse au gibier d’eau via la hutte ou des colombidés au moyen des palombières fournissent deux exemples de ces dispositifs qui utilisent des animaux partenaires involontaires, mais essentiels pour rapprocher le ciel des fusils. De leurs lieux d’affûts, les adeptes de ces modes de prédation sophistiqués traduisent les mutations qu’ils observent et qui les questionnent à partir de la grille de lecture que leur fournit leur dispositif spécifique.
Texte intégral
De l’animal prétexte à l’animal baromètre
1En 1982, lorsque parut le numéro spécial d’Études rurales consacré aux pratiques de chasse et de cueillette1, le jeu avec l’animal « cynégétisé2 » apparaissait encore comme le prétexte à un autre exercice ludique, humain celui-ci, qui ne prenait en quelque sorte l’animal que comme prétexte à des échanges entre groupes masculins faisant prévaloir leurs droits d’accès à certaines portions de l’espace naturel. Et, indéniablement, le divertissement humain autour des animaux de chasse met en jeu des dimensions profondément sociales dans les manières de « faire territoire ». Derrière la « cynégéphilie3 », dont la France reste le bastion européen quant aux effectifs pratiquants (encore plus d’un million), se profile une petite galaxie faite d’une multitude de planètes aux teintes sociologiques très différenciées4. Rien de commun en effet, socialement parlant mais encore dans les modi operandi, entre la grande vénerie équestre de la baronne de Rothschild en forêt de Compiègne (Oise) et la chasse au gibier d’eau chez les ouvriers du Vimeu (Somme) dit rouge5 ou encore les palombières dans le Sud-Ouest de la France.
2Pour autant, la perception du rôle de l’animal dans l’exercice prédateur humain a commencé à changer chez les sociologues, notamment avec les récentes diffusions de travaux sur les relations anthropozoologiques6. En anthropologie, l’insertion des activités cynégétiques dans un écheveau de pratiques culturelles a permis très tôt de reconnaître en l’animal des caractéristiques comportementales qui donnent son sens au jeu, dans et par l’action de sa chasse. Si d’ailleurs on avait écouté et pris au sérieux le discours des chasseurs eux-mêmes, serait probablement apparue l’idée selon laquelle la « mise en loisir » de la chasse n’a pas suffi à en faire un ball-trap d’un genre particulier, en situation « réelle » en quelque sorte7. Contrairement à la pêche, le no-kill ne s’est pas répandu dans la chasse et l’attitude consistant à simplement atteindre sa cible, par un faisceau lumineux notamment, se cantonne aux jeux vidéo. Ainsi, la mise à mort demeure une dimension essentielle de la pratique. Par cette prédation, les adeptes estiment assumer une part de leur animalité, au-delà donc des nécessités alimentaires. Pourtant, observateurs attentifs, ces chasseurs constatent également des changements comportementaux au sein des espèces qu’ils visent8, au point qu’il est possible de reconsidérer la formule de Claude Lévi-Strauss (le « bon à penser ») sous un angle certes symbolique, mais aussi très pragmatique9. L’animal chassé, par sa raréfaction ou au contraire sa prolifération, donne en particulier naissance à des théories qui tentent d’expliquer ces phénomènes. On réalise alors que c’est l’ensemble des modifications affectant les biotopes qui est mobilisé pour fonder ces interprétations, amenant progressivement les acteurs à se doter d’une grille d’analyse particulière des transformations socio-économiques d’ensemble, mais aussi une façon originale de traiter de la politique. En d’autres termes, la présence/absence des espèces, leurs évolutions quantitatives mais encore les comportements animaliers servent d’indicateurs quant aux modifications des biotopes qui constituent leurs habitats. Modifications qui sont elles-mêmes redevables des formes d’exploitation de la nature anthropisée et plus récemment des changements à l’échelle mondiale, comme le réchauffement climatique. En conséquence, l’observation des animaux peut faire penser à la consultation d’un thermomètre qui révélerait la fièvre. Pour passer au baromètre prédictif, les chasseurs interprètent les données dont ils disposent localement, les mettent en lien avec les politiques publiques menées sur les territoires qui touchent leur espace de pratique et produisent ainsi leurs philosophies de l’état du monde. L’animal (fig. 1) tend alors à devenir la boussole qui informe sur les changements en cours.
3Nous reviendrons ici sur la manière dont le jeu avec l’animal s’articule avec les dimensions spatiale et temporelle des cadres dans lesquels il se réalise. Parce qu’elle s’acquiert, au travers de ce médiateur que constitue le corps, la culture de la nature qu’implique la chasse représente un bon exemple d’apprentissage sensoriel, moteur et émotionnel : des « connaissances procédurales10 », pour reprendre Jean-Pierre Warnier. L’ensemble des sens se trouve mobilisé par des expériences physiques, aux implications mentales quant à l’acceptation de cette mort violente qui détient les potentialités d’une identification anthropomorphique, dans la mesure où elle concerne des êtres inscrits de longue date dans un bestiaire investi de fonctions symboliques. Mais, au-delà de l’observation des manières de faire, la verbalisation de ces épreuves avec la nature donne lieu à une topographie particulière : telle parcelle à lièvres, tel talus à lapin, quand il ne s’agit pas de toponymie avec un bois des biches, une hutte des 400 coups, etc. Par ces façons de qualifier le territoire anthropisé, tout en maintenant l’illusion du sauvage11, la chasse produit des espaces de jeu différenciés quant à cette production plurielle d’une nature laissée délibérément indomptée, au moins pour partie. Probablement parce qu’il faudrait renoncer à parler de la chasse, tant ses univers socioterritoriaux sont multiples, mais plutôt y voir des modalités de captation de la faune, selon des procédures qui empruntent autant à la culture qu’au pragmatisme, les dispositifs qui en résultent sont redevables de la manière d’habiter une nature laissée farouche, peu ou prou.
4Au travers d’un quart de siècle de recherches sur cet objet (depuis 1993), nous avons pu observer différents modes de pratique (à courre, à l’affût, au chien d’arrêt, avec des chiens courants, etc.), dans différentes régions françaises (Picardie, Nord – Pas-de-Calais, Normandie, Loire-Atlantique, Grands Causses, Pyrénées, Alpes notamment) et plusieurs pays (Canada, Cameroun), nous amenant à penser cette forme de prédation humaine comme un opérateur de sens qui ouvre sur des manières de se penser dans la nature.
5Nous prendrons ainsi appui sur plusieurs modes de pratique, dont en particulier les chasses aux migrateurs avec la hutte et la palombière, à savoir des installations pérennes qui servent de lieux d’affût aux abords d’un plan d’eau aménagé pour la première, au sommet des arbres pour la seconde, et ce afin de montrer qu’il s’agit de dispositifs stratégiques, dans des écosystèmes contraignants, qui mobilisent des manières de penser l’animal, ses déplacements, son mode de vie… En retour, ces réflexions apportent non seulement un lexique fleuri, des métaphores colorées, mais également des façons de réfléchir l’environnement naturel, et plus généralement social et politique.
6L’originalité des modes de chasse que nous souhaitons mobiliser pour l’analyse consiste, en particulier, dans le fait qu’un jeu à trois s’y trouve mis en place entre les chasseurs, les animaux qu’ils utilisent comme appâts (les appelants) et les gibiers recherchés. Au travers de ce jeu se conscientisent des façons de penser par métaphores et donc d’agir sur le territoire, mais encore dans la vie sociale ordinaire.
7Dans un premier temps, il s’agira de réfléchir à la définition du jeu en regard des spécificités de l’activité cynégétique, puis d’aborder ces deux dispositifs de chasse comme révélateurs de cette triade qui modifie sensiblement le jeu avec l’animal par l’introduction de ce complice involontaire qu’est l’appelant.
Le game : caractéristiques du jeu cynégétique
8Derrière le terme jeu, on trouve l’idée d’un amusement ou tout au moins d’un divertissement. C’est peut-être à ce niveau que la chasse contemporaine, au moins dans les pays où elle n’est plus une activité de subsistance, trouve tout son intérêt pour interroger les activités ludiques. Plaisirs indicibles, de par la nouvelle économie morale qui, sous l’effet de la montée en puissance du questionnement sur la condition animale, rejette la mise à mort dans les tréfonds d’une humanité malsaine, les pratiques cynégétiques se retrouvent ainsi confrontées à un dilemme : soit assumer haut et fort cette relation au nom de l’âpreté des rapports entre espèces dans la nature (relations présentées comme « vraies »), mais au risque de la stigmatisation, soit chercher à édulcorer cette dimension en en faisant un acte final, mais secondaire, non recherché pour lui-même (le « loisir comme un autre », retrouvé lors des entretiens, qui serait avant toute chose convivialité avec d’autres hommes et « communion » avec la nature). Au-delà de cette alternative, le chasseur gestionnaire avance derrière l’utilité de sa démarche, comme la régulation des espèces, l’alerte biosanitaire en cas d’épizootie et surtout l’entretien de territoires. Autant d’arguments qui amènent à placer au second plan la question du plaisir. Il y a effectivement comme une gêne à traiter de la chasse comme d’un jeu. On est sans cesse tenté de mettre des guillemets à une cynégétique purement « ludique ». Pourtant, il s’agit bien de divertissement si l’on prend en considération les spéculations amusées quant au comportement à adopter afin de remporter la partie sur l’animal recherché.
La notion et ses apories : quelle définition du jeu ?
9Pour évaluer le potentiel heuristique de la cynégétique quant aux questionnements soulevés par le jeu vis-à-vis de l’animal, une définition claire de ce que nous entendons par cette notion protéiforme permet de mettre à plat l’infinie variabilité de ses significations, dans le temps, mais également selon les espaces sociaux où on l’utilise. Pour n’en rester qu’aux acceptions en français, le dictionnaire fait état d’une grande volubilité qui contredit certains usages appliqués du terme.
10En premier lieu, le jeu est défini comme une activité, ce qui permet de l’appréhender sous l’angle des dispositifs d’action. Que cette activité puisse être d’ordre physique ou mental offre l’opportunité de la penser comme et l’une et l’autre en même temps, tant un jeu est susceptible de proposer une réflexion quant à la manière de se mouvoir dans l’espace, y compris si ce dernier n’est qu’un plateau12. Concernant les formes de chasse, nous nous trouvons précisément dans cette configuration réflexive et motrice : traquer par le mouvement pour déloger l’animal remisé ou au contraire s’interdire tout geste pour surprendre le gibier en cours de déplacement.
11Deuxièmement, parce que cette activité est ludique, cela implique qu’elle ne soit ni imposée, ni réglée par une fin utilitaire. Le dispositif qu’offre le jeu peut donc être porteur de sens, comme justement ici le fait de s’abstraire des obligations sociales ordinaires. Or c’est bien l’éthique qu’imposa la pratique bourgeoise de la chasse, spécialement après la Seconde Guerre mondiale pour la France, en décrétant qu’il ne devait plus s’agir de remplir sa gibecière, le « viandard » se trouvant alors disqualifié par la finalité alimentaire de sa quête. Dans ce sens, ce n’est pas par hasard si la langue anglaise a fait dériver la signification du terme game, du jeu qu’il est dès ses origines, vers le gibier qu’il est devenu. C’est en effet dans ce pays que la « sportivation13 » de la chasse s’est affirmée en premier. Pour autant, la compétition entre pratiquants, bien que feignant le respect envers le code des valeurs du désintéressement pour la viande, maintient la prééminence de la réussite au travers du tableau de chasse, et ce même si elle subsiste dans le non-dit. Il ne peut ici s’agir de paris, comme dans d’autres jeux qui prennent l’animal pour enjeu, mais la dimension concurrentielle s’est axée sur la prise exceptionnelle : une bête rare, d’un poids ou d’une taille hors du commun, le coup de fusil abattant deux animaux en même temps, etc. Autrement dit, à la valeur quantité, qui se maintient néanmoins, s’est substituée la performance qualitative.
12Troisièmement, la raison d’être du jeu consiste en un divertissement, ce qui en fait un plaisir de la vie. Ici commencent les difficultés pour nombre d’exemples de jeux peu convaincants quant aux sensations de bien-être procurées.
13Ces difficultés peuvent partir des règles conventionnelles qui sont appelées à encadrer le jeu afin d’en faire ressortir des gagnants et des perdants. Sauf dans les jeux de hasard, les qualités physiques et/ou intellectuelles se trouvent évaluées par la sanction du résultat : adresse, habileté, raisonnement, ruse, etc. Une autre dimension vient ainsi compléter la définition : accepter la part du risque à ressentir un déplaisir face à l’échec, ce qui sera moralement sanctionné dans le cas du mauvais joueur, ici rentré bredouille de sa partie de chasse. La dimension distraction interroge encore quant au déplaisir consenti pour accéder à une forme de contentement : longues marches soumises aux intempéries ou attentes au pied d’un arbre.
14Pourrait-on néanmoins considérer que le volant volontaire de la définition serait susceptible d’englober toutes les acceptions du jeu ludique ? Activités délibérées, ces jeux ne sont pas pour autant dénués d’intéressement, comme le montre toute l’économie qui se trouve en arrière-plan de la cynégétique. Le jeu ne reste également libre que dans une certaine mesure. Par exemple, les propriétaires fonciers qui ne verraient dans la traque des animaux aucun jeu digne de ce nom sont pour autant considérés, par la loi française, comme responsables des dégâts que causerait la faune sauvage présente sur leurs terrains. L’objection de conscience à la chasse, ouverte par la grande loi de 2000, trouve ici un puissant frein, amenant parfois à une tolérance pour la pratique de la prédation, sans gaieté de cœur. De même pour les battues administratives, décrétées par les autorités préfectorales et très mal vécues par les chasseurs qui y voient un échec à leur régulation. Mais, de plus en plus, les cynégètes des régions où leur densité se révèle trop faible pour contrecarrer l’explosion des populations de grands gibiers se plaignent de devenir des « tueurs ».
« On nous demande de toujours en tuer plus ; ce n’est plus un plaisir. Parce que maintenant ça devient un devoir. On nous pousse. Il faut tuer. Moi, quand je me lève pour aller à la chasse, je ne me lève pas pour aller au boulot. Ce n’est pas un boulot, c’est un plaisir. L’an dernier on a rendu 28 bracelets de biches sur 50 qui nous étaient attribués. Parce que le loup tue les petits. On s’est fait engueuler comme des putois14. »
15Paradoxe, en apparence, l’obligation de résultats chiffrés faite aux chasseurs n’est que la contrepartie du rôle gestionnaire qu’ils se sont donnés afin de légitimer leur monopole prédateur sur la faune sauvage. Pour autant, dans les secteurs montagneux, où l’exode rural s’est cumulé au vieillissement des adeptes, des effectifs en forte diminution se voient astreints à des objectifs qui entrent en contradiction avec la notion de plaisir ludique.
16Un autre problème se pose quant aux différentes parties prenantes du jeu, dont on peut rappeler ici l’origine étymologique : du latin jocus, signifiant « plaisanterie ». Dans le bon jeu de mots, qui peut aussi être cruel, le joueur utilise une « tête de turc » très peu volontaire a priori, de la même manière qu’il serait hasardeux de considérer l’animal comme disposé à servir de proie. Lorsqu’il rapporte un « change d’amour15 », Paul Vialar fait mention d’une stratégie de défense sordide, par laquelle un chevreuil mâle (le brocard) « aux abois » utilise sa femelle comme subterfuge pour confondre sa trace olfactive au nez des chiens qui le courent, gagnant donc au change16, sans que l’on puisse penser à un jeu.
17Entrée dans le corpus des jeux par le rejet de sa finalité alimentaire, la chasse, dans les pays occidentaux, interpelle ainsi par la notion de plaisir qui provoque l’essentiel de sa critique. Les arguments gestionnaires, s’ils sont les plus habituellement présentés par les instances cynégétiques, n’en cachent pas moins d’autres formes d’utilité, liées à la manière d’habiter le territoire.
La problématique cynégétique : un loisir qui se veut utile
18Si donc maintenant l’on tente d’appliquer ces discussions générales à la cynégétique en particulier, force est de reconnaître que le jeu avec l’animal s’en trouve passablement problématique. Il est tout d’abord possible de tracer les contours d’un croisement entre humanité et animalité sous l’angle du jeu (tabl. 1).
Tabl. 1. – Pour qui est le jeu ?
Animal | |||
Jeu | Contrainte | ||
Humain | Jeu | Jeux domestiques (lancer la balle) | Chasses (traque) |
Contrainte | Expériences scientifiques (le rat dans le labyrinthe) | Guerres (animal porteur) |
19Avec cette question du « qui joue dans le jeu », on perçoit une variété de situations où le jeu ne concernerait qu’une partie des acteurs17. Plus sûrement, jouer s’oppose à travailler, comme la liberté à la nécessité. Pourtant, on ne peut pas toujours opposer le ludique et le professionnel. Le trappeur est un professionnel, sans que soit annulée pour autant la dimension jeu avec l’animal. La distinction nette entre jeu et travail est le produit des transformations sociales. Le salariat a imposé une organisation temporelle où le travail s’oppose aux loisirs. Société des loisirs, mais loisirs utiles, la valeur travail domine dans nos organisations sociales et l’illusio18 d’une utilité gestionnaire permet de compenser l’aspect inutile de la chasse, aujourd’hui, pour s’alimenter. Au contraire, dans la chasse contemporaine, cette utilité devient fort coûteuse. Il s’ensuit qu’il est particulièrement difficile d’appliquer la notion de jeu à la chasse, bien que cette activité ait un ressort ludique évident.
20Les difficultés que pose la notion de jeu appliquée à une catégorie d’activités n’entrant ni dans le registre du travail ni dans celui de la contrainte, sans pour autant relever explicitement des « plaisirs », sont du même ordre que l’exercice consistant à attribuer les pratiques cynégétiques à la catégorie des loisirs. Le problème est du même type dans la mesure où l’opposition entre travail et loisirs ne peut pas être envisagée sous un angle manichéen, soit l’un et strictement l’un, soit l’autre. Il existe davantage un continuum entre ces deux pôles, dont le bénévolat à visée professionnalisante constitue un bon exemple. De même, opposer radicalement liberté et contrainte, plaisir et affliction laisserait dans l’ombre un ensemble de situations où ces ressentis se trouvent mêlés, voire pas exactement opposés comme dans la théorie du don et du contre-don19.
21La chasse ne peut que difficilement être appréhendée comme un jeu banal, l’implication morbide soulevant la question de la nature du réjouissement. Aussi, pour le chasseur, son activité doit être utile.
« On n’est pas des gens à marcher sans un but ici ; il faut un but. On ne part pas tête baissée. On n’est pas des gens à aller courir comme un sauvage : il faut un but, un objectif, voir quelque chose. On ne fera pas de la marche nordique. Bon, on le fait de plus en plus, les jeunes. Il y a des clubs de marche, mais moi je vais derrière un lièvre ; je vais voir mes tendelles20. On n’a pas besoin d’aller marcher après, voilà… On n’est pas des OS de chez Renault. Je n’ai rien contre eux, hein21 ! »
22La chasse bourgeoise de loisir a donc franchi cette limite de l’utilité en favorisant une éthique faisant de la chance laissée à l’animal son principe cardinal. Dans son acception, rechercher une finalité intéressée (en particulier la viande issue de la chasse) devient le signe d’une infamie indigne de ce que doit être un chasseur, qualifié de « bidochard » quand il enfreint cette règle. Dans la citation précédente, au contraire, la conception du jeu, tout en étant antagonique avec le labeur désagréable, doit remplir un objectif fécond, à commencer par la surveillance du territoire approprié par le groupe local. Le jeu cynégétique peut alors être considéré comme un dispositif qui simule une réalité laborieuse, sans déplaisir pourtant. Les conditions de possibilité pour la chasse demandent en effet un biotope qui fait l’objet d’un travail intense, dont le gibier constitue la récompense et la justification.
23Pour résumer, la chasse continue à être ce cadre pluriel où persiste une tension quant à sa finalité. Nous avons montré ailleurs que ce qui rassemblait toutes ces formes de pratique avait trait à un jeu avec le territoire, dont l’animal était le médiateur22. Au travers de la quête cynégétique s’exprime en effet une connaissance de l’espace naturel et des potentialités qu’il offre pour la faune sauvage, mais elle met également en pratique la faculté d’un groupe à l’aménager de façon propice. Il s’agit ainsi d’un jeu proprement social, au sens d’un espace anthropisé, mais qui entretient en permanence l’illusion du sauvage, du non-civilisé. La satisfaction que procure l’activité est légitimée par les différentes formes d’utilité qu’on peut lui accoler : compensation aux conséquences de l’agriculture industrielle, « régulation » des espèces, surveillance sanitaire, etc., mais il s’agit d’abord de participer à une société locale par la captation d’une partie de ses ressources fauniques.
24Selon les espèces recherchées et le mode retenu pour leur chasse, des dispositifs spatiaux sont instaurés, qui révèlent les règles du jeu précises, une forme d’implication dans la socialité locale, mais encore une manière de penser le territoire, sa gestion et les transformations en cours. Autrement dit, l’espace cynégétique devient « bon à penser » les changements comme les permanences, les impacts de la mondialisation sur une portion réduite de territoire comme les efforts à maintenir la biodiversité. Le gibier, pourtant au cœur de l’activité, constitue un prétexte à bien autre chose : l’expression d’une appartenance à la société locale qui s’exprime au travers des droits que l’on exerce sur son territoire.
25En définitive, les pratiques cynégétiques répondent bien à une définition du jeu si on entend par là l’articulation entre un dispositif spatial, plus ou moins produit par le chasseur, mais dont au minimum il sait user habilement, et l’attraction produite sur un type de faune.
Les chasses aux migrateurs : l’animal complice involontaire
26Il est possible d’appréhender la quête cynégétique autrement que comme une activité de prédation imprévisible, telle que les chasseurs se la représentent parfois, où la rencontre avec le sauvage serait le fruit d’une longue patience, parfois récompensée par une miraculeuse apparition. S’il n’est pas faux de considérer le hasard et l’inattendu, toute la démarche consiste au contraire à l’anticiper par la mise en œuvre de tactiques destinées à faciliter la réussite. En d’autres termes, c’est la mètis qui domine le sens pratique du chasseur et cette faculté à la ruse se situe au cœur de ses compétences. Si le Nemrod contemporain ne peut, ne veut et ne doit se comporter comme le tueur d’un abattoir, il ne cesse d’attendre le kairos, ce moment propice où il déjouera les stratégies de défense de l’animal. Ainsi, les modes de chasse sont autant de dispositifs spatio-temporels, établis pour arriver à cette fin, tout en ménageant l’impression (également réelle) d’une bonne fortune inopinée, où l’inattendu constitue la part du sauvage. C’est ici précisément que se situe le jeu dans la chasse, à savoir la latitude de survie laissée à la proie. L’équilibre recherché se situe entre la réalisation possible de la prise et l’échappée toujours maintenue comme un événement crédible.
« Aller à la hutte » : une orchestration animalière
27Certains modes de chasse aux migrateurs innovent quant à ce jeu avec l’animal. En dehors du gibier et du chien, une troisième catégorie de bêtes entre en ligne de compte : les appelants. Par ce terme, il faut entendre des animaux utilisés pour leur capacité à attirer leurs congénères sauvages, généralement anatidés et colombidés. Effectivement, dans la mesure où le ciel est leur domaine, les migrateurs sont principalement chassés lorsqu’ils se posent, sur les plans d’eau en ce qui concerne les canards et les oies, à la cime des arbres pour les pigeons. C’est la dimension grégaire de ces espèces qui va être sollicitée par l’usage des appelants.
28Dans la chasse à la hutte, auxiliaire indispensable du huttier, l’appelant vivant a pour rôle de rendre attractive, par son cri (ou chant), la mare de hutte que les chasseurs ont aménagée pour provoquer la pose de ses semblables. En action de chasse, les appelants sont attelés sur la mare (dans un agencement stratégique particulièrement réfléchi) par l’intermédiaire de cordeaux lestés ou fichés dans la vase. Ainsi, par ces dispositions très spécifiques, véritable savoir-faire du huttier, l’attache tient d’un ensemble d’éléments tels que les températures, l’orientation du vent, l’axe d’arrivée des migrateurs recherchés, la proximité des installations huttières voisines parmi bien d’autres variables, à commencer par la région où se situe la hutte et qui doit nécessairement correspondre aux couloirs de migration (fig. 2).
29Ce faisant, l’appelant n’est ni un animal domestique, ni une bête sauvage. Il tient de l’élevage d’une certaine manière, mais la façon de conduire le cheptel vise ici à maintenir, autant que se peut, l’instinct recherché.
30À l’origine, les appelants étaient uniquement des colverts (fig. 3), leur sélection ayant été guidée par leur docilité à l’attache et surtout les caractéristiques sonores de leurs chants, qui se déclinent en de nombreuses variantes. De ce fait, on dira d’une cane qu’elle est chanteuse, long-cri, demi-cri, court-cri. Ce dernier, également appelé maillard en Picardie, joue un rôle tellement essentiel dans la réussite de la chasse qu’on peut le choyer et en jalouser l’heureux détenteur. Il a en effet pour mission d’amener le gibier à portée de tir23.
31Le huttier est très souvent un éleveur épris de ses animaux, qu’il maintient à son domicile, ce qui l’amène à aménager un petit plan d’eau au fond de son jardin. Idéalement, ces sauvaginiers, tels qu’ils se dénomment eux-mêmes, s’installent en bordure d’un cours d’eau. C’est le cas des villages, mais également de certaines villes du littoral picard, dont Abbeville, sous-préfecture de près de 25 000 habitants, qui compte deux faubourgs (Rouvroy et Les Planches) où on les retrouve particulièrement nombreux24. À chaque printemps, le huttier voit naître un ensemble de couvées issues de ses propres géniteurs ou de ceux d’autres collègues. L’été, il opérera une sélection des meilleurs individus, de manière à créer une « monture » de canards répondant à ses exigences et généralement composée d’une douzaine d’appelants aux chants très complémentaires. Ce chasseur d’un genre particulier compose ainsi un véritable orchestre, où chaque oiseau tient un rôle bien déterminé dans l’attractivité de la mare pour les oiseaux de passage.
32Certaines régions pratiquent quasi exclusivement par cette modalité la chasse des anatidés, comme le littoral picard où le « huttage » avec appelants se situe à un niveau élevé d’environ 90 % des huttiers25. Ils se trouvent de ce fait peu nombreux à ne pratiquer que la passée, où canards et oies sont tirés au vol. En fait, lors des deux enquêtes menées en 2003-2004 et 2004-2005, respectivement sur les sites Natura 2000 des estuaires et de l’arrière-littoral, on comptait seulement cinq chasseurs en activité qui s’abstenaient d’appelants. Ces derniers26 sont installés en disposition raisonnée (fig. 4) avec un dispositif de va-et-vient, composé à partir d’une technique de cordes tendues que l’on actionne de la berge, sur le pied de hutte.
33Ainsi, comme pour la tonne ou le gabion, ses équivalents normand et aquitain, la hutte picarde recèle tous les ingrédients constitutifs d’un rapport distinctif au sauvage. Il s’agit de constructions souvent bricolées et spartiates où s’exerce une prédation longtemps tolérée par la force des rapports sociaux en sa faveur, inscrite dans un processus de maîtrise de la nature, légitimé par le « travail des anciens » qui installèrent les premiers abris.
34Cette méthode huttière serait née à deux pas du Hâble d’Ault (un espace conquis sur la mer au sud de la baie de Somme), à la fin du xixe siècle, inaugurée par les ouvriers paysans assujettis au paternalisme industriel qui régnait alors dans le Vimeu. Y cohabitent encore des hommes qui se détachent temporairement des contingences du monde. L’imaginaire y joue un rôle central, dans le sens de cette verticalité avec les migrations espérées : véritable métaphore d’un éden perdu, antérieur à la division classiste de la société. « J’ai refusé des plans de carrière très intéressants pour pouvoir rester près de ma baie », mentionne un questionnaire révélateur27.
35Les « durs du Vimeu », comme on les appelle, disposent d’une réputation haute en couleur (fig. 5). Un administrateur de la fédération des Pyrénées-Atlantiques déclarait ainsi d’eux : « On a compris ce que c’était que d’être chasseur corps et âme quand nous sommes allés en baie de Somme28. » Eux qui répondent : « Ici, la chasse n’est pas une passion, c’est une religion. »
36Le huttier a son lexique, ses dictons, ses légendes, ses commandements29 ! Ces « huttes », parfois baptisées d’un événement marquant (comme les fameux « 400 coups » du vicomte Henri de Brossin de Méré, en 190430), ce sont au total 2 234 immatriculations recensées officiellement dans la Somme, sur les quelque 14 500 installations dénombrées en France. Plus du quart des localités du département sont concernées par leur présence (203 communes sur 783), jusqu’à 128 sur le même territoire communal comme à Cayeux-sur-Mer. Pour certains conseils municipaux, il s’agit d’une ressource financière non négligeable provenant de la location des terrains.
37La Somme est le sixième département français en nombre de chasseurs. C’est surtout le département où la proportion de sauvaginiers est la plus importante : plus de 47 %. Au tournant du siècle, ils représentaient localement 14 000 fusils (300 000 au niveau national), essentiellement à l’ouest du département, soit à proximité de la côte et le long du fleuve Somme. C’est à partir de leurs actions revendicatives, dès 1988, combinées à la mobilisation des chasseurs de migrateurs du Sud-Ouest français, que naîtra en France la fronde cynégétique de la fin du xxe siècle31 et le parti politique Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT).
La palombière : une « vigie du monde rural »
38Dans les Landes, les recherches de Bernard Traimond32 font remonter au 18 octobre 1768 la première trace de cabane, mais à l’époque il s’agit de palombières au sol. Les archives font également état d’un incendie, le feu étant déjà le moyen de se venger et de rétablir les normes vis-à-vis des propriétaires qui veulent louer leurs cabanes et pire à des « étrangers ». Lieu de ritualisation, la palombière est nécessairement ritualisée, à commencer par son « baptême », avec généralement sa dénomination en fonction de la parcelle sur laquelle elle est située, ou le cas échéant du nom de son initiateur lorsque celui-ci s’est particulièrement impliqué. Il y a donc toujours de nos jours un lien direct entre la cabane posée sur la cime des arbres et le sol déjà identifié dans l’histoire de l’implantation humaine. Deux grandes familles de techniques s’y côtoient : le tir des vols qui passent à proximité du poste ou uniquement lorsque les animaux sont posés. Cette distinction est ici encore absolument centrale pour qui veut accéder à l’univers hiérarchique des valeurs qui animent la palombière, comme la hutte précédemment. Le tir au vol ne pourra jamais permettre de tirer de sa pratique toute la reconnaissance qu’un tir au posé apportera. Dans les règles de l’art, faire se poser une palombe sur une branche spécialement préparée pour la recevoir permet d’accéder au sommet de l’excellence cynégétique, via la maîtrise du sauvage que cette technique exige. On relève en conséquence qu’il existe là aussi des modi operandi distinctifs, opérant justement comme des critères structurant la différenciation interne au groupe des adeptes : attirer / attirer + faire se poser. Cette grammaire cumulative des « paloumayres » pourrait alors être rapprochée de ce que Sylvia Ostrowetsky et Jean-Samuel Bordreuil constataient pour l’architecture pavillonnaire de « style régional33 ». Le mieux disant en matière d’authenticité, c’est celui qui multiplie les signes.
39Une différenciation peut encore et surtout se réaliser à partir des moyens matériels mis en œuvre, à commencer par les filets, particulièrement courants dans les méthodes de chasse dites traditionnelles. En la matière, on distingue trois grandes catégories de filets : les pantes, les pantières ainsi que les filets rabattants. Les premiers34 et derniers ont pour caractéristique d’être posés horizontalement à la zone de piégeage, quand les pantières le sont verticalement35. Dans ce dernier cas de figure, il s’agit de stopper par un obstacle, alors que la méthode exige de faire se poser, encore une fois, et de rabattre ou de faire tomber le filet sur les volatiles avec les pantes et les rabattants. On compte actuellement quelque 5 800 palombières équipées de ce dispositif de rabats36, lequel rehausse le prestige de l’installation par sa rusticité et la difficulté de son maniement. De là à affirmer que le rustique et la complexité font la tradition, il y a un gouffre à franchir sur la pointe des pieds.
40C’est surtout le fusil qui semble peser dans le sens d’une sorte de moins-value culturelle. Les filets rabattants affectés à la prise des palombes concernent une zone limitée qui, en dehors des Pyrénées-Atlantiques, va du Gers à la Gironde, en passant par les Landes et le Lot-et-Garonne, soit l’extrême Sud-Ouest. Quoi qu’il en soit, la légitimation diachronique par un fait enregistré comme historique se trouve convoquée pour la presque totalité des chasses traditionnelles. Ici, on rapporte qu’un très ancien règlement de la haute cour du Béarn aurait accordé des droits spécifiques à la ville d’Oloron sur le bois d’Herrère concernant la taille des arbres pour permettre cette chasse.
41Quant aux pantières, la fédération des Pyrénées-Atlantiques les soutient à bout de bras par cars entiers de chasseurs touristes invités à admirer le spectacle impressionnant du piège gargantuesque qui se prépare dans le col. Comme le dit la pancarte qui accueille les visiteurs à Lantabat, le sacré est au rendez-vous par cette césure annoncée avec le monde profane au moment d’entrer dans l’une « des dix chasses traditionnelles restant au monde ». Sitôt qu’un vol est signalé par les guetteurs qui parsèment la vallée, les « chatarlis » entrent en scène, criant et agitant des banderoles afin de canaliser le flux en direction du dispositif. À l’approche de celui-ci, les « abataris » mènent la danse en lançant au meilleur moment leurs raquettes de bois de façon à imiter l’attaque d’un autour fonçant sur le volier de palombes, lesquelles ont pour réflexe de défense, face à leur prédateur, une brusque descente de niveau. La réussite devient conditionnée à l’incapacité du vol à se relever pour échapper aux filets que les hommes au sol viennent de relever à la hâte. Du haut de leurs tours, ou des monticules rocheux environnant la zone d’approche quand ceux-ci le permettent par leur position, les « abataris » s’élevant très haut au-dessus du point culminant ont quelque chose qui frise le rêve d’Icare. C’est d’ailleurs à eux que revient le plus grand prestige pour cette chasse exigeante en personnel et très aléatoire. Non seulement le col est coupé à la circulation pendant la chasse, mais encore le retentissement du son strident des sifflets informe les environs du silence absolu qu’il convient d’observer, tapi dans la végétation.
42Il faudrait remonter au Moyen Âge pour retrouver un moine anonyme de l’abbaye de Roncevaux37 inventant la stratégie des pierres plates, lancées sur les vols de pigeons afin d’imiter l’attaque d’un autour, alors que cette chasse « se perpétue avec foi jusqu’à nos jours » pour Jean Saint-Josse, l’ancien président du CPNT38. Non seulement nous retrouvons encore la thématique d’une passion qui friserait le religieux, mais toujours l’histoire du territoire est avancée comme cause explicative à la dévotion des « élus ».
43Dans le cas des pantières, le rôle central des « chatarlis » s’assimile à une forme d’animalisation, mais le rapace y reste fictif. Les palombières, cabanes construites au sommet des arbres, procèdent différemment. On y chasse au fusil et l’usage des appelants est similaire à celui qui en est fait par les huttiers, si ce n’est qu’il s’agit de pigeons et qu’ils sont disposés sur les branches les plus hautes. Le chant des canards est ici remplacé par le battement des ailes des colombidés, qui constitue le signe de leur présence pour les vols de palombes sauvages. Afin de favoriser ce mouvement d’aile, les « paloumayres » installent leurs oiseaux sur de petites planchettes qu’ils déséquilibrent par un système de cordes, obligeant les appelants à se rééquilibrer et provoquant le battement. Pour accentuer encore l’attractivité du dispositif, on a installé au sol une volière que l’on ouvrira au meilleur moment, par un autre système de cordes actionné à partir de la palombière installée à l’entrecroisement des plus grosses branches de l’arbre. Les oiseaux auront alors pour comportement de rejoindre leurs collègues captifs de la cime, accentuant l’impression qu’une colonie de palombes y a trouvé de quoi se nourrir. Comme pour la mare de hutte, le houppier des arbres devient un piège fatal.
44C’est ici, notamment dans la palombière de Jean Saint-Josse, qu’est né l’un des slogans du CPNT : « La vigie du monde rural. » Cette vigie est un chasseur à l’œil perçant, réputé pour pouvoir distinguer un vol de palombes à des kilomètres à la ronde. Homme clé du dispositif, il est celui qui annonce la bonne nouvelle, mais avec le « parti des chasseurs » il devient un lanceur d’alerte quant aux nuages qui menacent un monde vécu comme en perdition. Par cette allégorie, la pratique offre ici la matière à imager les perceptions du changement.
Attirer le ciel à soi
45Trois grands principes organisent les pratiques de chasse : pousser l’animal recherché à sortir de son gîte en se dirigeant vers les espaces où il est susceptible de s’être remisé (chasses à la billebaude avec chien d’arrêt, battues bruyantes ou silencieuses, usage de chiens courants, chasses à l’approche), le laisser venir à soi en se positionnant de manière adéquate sur ses lieux de passage (l’affût) et enfin créer un véritable biotope afin de le faire se déplacer vers la souricière. C’est la raison pour laquelle cette dernière modalité incite parfois les environnementalistes à modérer leurs critiques à l’égard des sauvaginiers. Ces derniers entretiennent ou reproduisent en effet des espaces extrêmement intéressants pour la biodiversité, en particulier en ce qui concerne les zones humides qu’ils conservent et aménagent. Sans intervention à la tronçonneuse et à la débroussailleuse, les marais tendent à se refermer par un boisement rapide, ce qui va à l’encontre des objectifs d’ouverture des milieux, qui entendent préserver une flore qui se raréfie et avec elle la faune qui s’en nourrit. Sans travaux sur les berges des mares, celles-ci s’effondrent et la terre se mêle à l’eau. Sans faucardage et curage réguliers du plan d’eau, celui-ci s’eutrophise et ne remplit plus ses fonctions naturelles recherchées. Le biotope est ainsi le produit d’une action humaine permanente qui passe ici par une motivation cynégétique.
46Mais le réalisme opéré par cette troisième option de pratique ne s’arrête pas à l’espace. Il s’inscrit également dans les rythmes de vie des gibiers, la périodicité de leurs déplacements et leur grégarité. Les anatidés migrant de nuit comme de jour, le huttier est présent dans son abri lorsque les conditions du passage sont réunies : descente des températures, vents favorables, diminution de la ressource alimentaire dans les régions de provenance. Généralement, dans les baies et sur l’ensemble du domaine public maritime, ou dans les marais les plus prisés, la période des migrations voit les huttes occupées 24 heures sur 24, par « tour » allant de midi à midi. On laisse généralement tout pour ne pas rater le mythique « passage du siècle ». Les entreprises des régions concernées s’adaptent bien souvent aux absences impromptues, mais également les conjointes. Tel huttier de la baie de Somme confesse avoir « exagéré » en découchant sept nuits consécutives. Un autre raconte un subit demi-tour sur la route qui le menait à un mariage (« Ça passait au-dessus »), laissant sa concubine interloquée. Marcel, guide de chasse sur le lac Saint-Pierre, entre Montréal et Québec, s’est lui marié sur l’eau. Les chasseurs au hutteau, une boîte oblongue épousant la forme du corps, qui remplace la hutte pour ceux qui n’en disposent pas, et que l’on pose pour la nuit sur le sable des baies de Somme et d’Authie, expriment souvent le vœu d’être enterrés dans leur « cercueil », tel qu’ils l’appellent.
47On pourrait multiplier les exemples, qui ne contrediraient pas la question qui se pose, devant autant d’abnégation pour ces formes de prédation, quant aux motifs de cette inclination à vivre religieusement cette passion.
48Le principe structurant de cette astuce cynégétique, consistant à produire un paysage et une ambiance favorables, tient dans l’acte de faire se poser le gibier. Il s’adresse bien évidemment à des espèces inatteignables pour l’humain : l’animal volant. Autrement dit, ces chasses sont réputées les plus difficiles et pas simplement du fait de la rigueur des éléments : la nuit, l’hiver, le vent, la marée, les sables mouvants des baies ou encore le sol spongieux des marécages. Mais surtout, en attirant à eux l’inaccessible, ces dits sauvaginiers font la démonstration de leur maîtrise experte du sauvage. S’ils n’ont pas pu réaliser le rêve d’Icare en suivant les vols d’anatidés, ils les approchent à leur manière.
49Lorsque les chasseurs utilisent des animaux vivants, semi-domestiques, afin d’attirer le sauvage à portée de leur fusil, comme dans les modes de chasse à la hutte ou en palombière, il ne s’agit donc pas seulement de le leurrer sur une réalité, tels qu’ils le font avec les « blettes », ces formes sculptées dans le bois (aujourd’hui en plastique) qui simulent la présence d’animaux sur un plan d’eau ou la cime des arbres. Cette réalité, attractive pour les migrateurs, est produite effectivement, avec non seulement la perception visuelle d’un lieu propice à la halte (milieux aqueux, roselières, ceinture arborée du marais afin d’en maintenir l’isolement), mais encore les sonorités qui marquent le site en tant qu’il est bel et bien habité par l’espèce recherchée. Pour ce faire, la maîtrise d’une batterie d’auxiliaires, que sont les appelants, se révèle indispensable.
50Ce « mode de vie », comme ils le perçoivent et décrivent, est également une puissante fabrique d’images afin de penser la réalité au-delà de la chasse. C’est ainsi que les chasseurs de gibier d’eau de la baie de Somme estimaient, en 2012, qu’ils avaient réussi une belle « pose » en amenant le candidat Sarkozy à leur rendre visite. Il s’agissait là, pour eux, d’une application concrète de la pose des anatidés sur les mares de leurs huttes. Le personnel politique se trouvait ainsi réfléchi au travers de l’activité cynégétique au nom de laquelle le « lobby de la gâchette39 » avait décidé d’entrer lui-même dans le champ de la politique.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 La chasse et la cueillette aujourd’hui.
2 P. Salvadori, La chasse sous l’Ancien Régime.
3 C. Baticle, « Les pratiques de chasse comme affirmations politiques du principe d’autochtonie : dimensions territoriales des luttes cynégétiques ».
4 M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, La chasse à courre : ses rites et ses enjeux.
5 Longtemps (et encore aujourd’hui), cette petite région de la Picardie maritime, caractérisée par la présence d’industries rurales (serrurerie, robinetterie) de petites tailles, fut un bastion du Parti communiste français.
6 Voir le groupe Imaginaires et pratiques des relations anthropozoologiques (IPRAZ), fondé en France en 2009.
7 J.-C. Chamboredon, « Les usages urbains de l’espace rural : du moyen de production au lieu de récréation ».
8 Voir le film réalisé par Christophe Baticle et Raphaël Mazzéi, Habiter la nature au travers de la chasse, Habiter le monde (EA 4287) / Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances, 2011, 40 min.
9 C. Baticle, « La corporéité cynégétique : une démarche territoriale entre symbolique locale et spatialité animale ».
10 J.-P. Warnier, « Chasse et territoires : un apprentissage par corps ».
11 S. Dalla Bernardina, L’utopie de la nature : chasseurs, écologistes et touristes.
12 Voir le jeu de société « Allons à la chasse » de Jocelyne et Bernard Buisine, ACSIOM, 2000.
13 É. Dunning, N. Elias, Sport et civilisation : la violence maîtrisée.
14 Entretien avec Jean-Luc, président d’une société de chasse, Lozère, 3 décembre 2015.
15 P. Vialar, La chasse.
16 À l’origine de l’expression « donner le change ».
17 Pour autant, on ne peut que reconnaître notre ignorance quant à la qualification en activité ludique de certains comportements animaliers reconnus comme tels par les éthologues. À tout le moins pourra-t-on constater une excitation, au travers de certains signes visibles chez certains animaux mis dans certains dispositifs.
18 P. Bourdieu, Raisons pratiques.
19 M. Mauss, « Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ».
20 Mode de chasse typique des Grands Causses de Lozère et d’Aveyron, consistant dans une forme de piégeage des Turdidés (grives et merles) au moyen d’un assommoir constitué de pierres calcaires (C. Baticle, « La grive, la lauze et le genévrier : habiter en caussenard(e) “garderem los tindelles” sur les Grands Causses de Lozère et d’Aveyron »).
21 Entretien avec un chasseur, propriétaire foncier, agriculteur à la retraite sur le causse de Sauveterre, Lozère, 3 décembre 2015.
22 C. Baticle, « Les pratiques de chasse comme affirmations politiques du principe d’autochtonie : dimensions territoriales des luttes cynégétiques ».
23 Le courrier picard, quotidien régional omniprésent dans la Somme, se fait régulièrement l’écho de vols d’appelants sur lesquels les gendarmeries enquêtent. La revente d’un bon court-cri peut en effet représenter plusieurs centaines d’euros.
24 B. Caux, « L’approche sociogéographique d’un phénomène politique : le vote CPNT en baie de Somme ».
25 C. Baticle, « Chasse et environnement : implications réciproques ? Étude cynégétique du site Natura 2000, arrière-littoral picard (PIC. 02) ».
26 Cela représentait, pour les sites mentionnés, quelque 900 anatidés actifs, mais plusieurs milliers si l’on compte l’ensemble des canards et oies présents dans les parcs à sauvagines ou à domicile.
27 C. Baticle, « Chasse et environnement : implications réciproques ? Étude cynégétique du site Natura 2000, estuaires et littoral picards (PIC. 01) ».
28 Entretien pendant un voyage d’échange avec les chasseurs de la Somme, col d’Iraty, octobre 2003.
29 « Ainsi même mort, tu vivras dans ta hutte éternellement » ; « à Sainte-Irmine passe el sauvagine » (Association picarde des chasseurs de gibier d’eau de la Somme, Guide du sauvaginier, p. 27-29).
30 À l’occasion du repas d’inauguration, le maître des lieux aurait demandé à ses gardes de tirer sans discontinuer, les amenant à épuiser leurs munitions, soit 400 cartouches, d’où, dit-on, l’expression « faire les 400 coups ».
31 C. Baticle, « Un espace public oppositionnel contrarié ? L’institutionnalisation partisane de la rébellion cynégétique en France ».
32 B. Traimond, « La chasse à la palombe dans la lande ».
33 S. Ostrowetsky, J.-S. Bordreuil, Le néo-style régional : reproduction d’une architecture pavillonnaire.
34 « Les pantes : construite dans les bois, la palombière à filets horizontaux est une cabane d’affût au sol d’où partent les couloirs de circulation pour les hommes. Aux abords des couloirs sont aménagées de petites surfaces sur lesquelles sont tendus les filets (les pantes). Au sommet de certains arbres alentour sont disposés des appelants. L’art du “paloumayre” consiste à attirer l’attention des vols migratoires, à les faire se poser sur les arbres autour de la palombière puis à amener les palombes à descendre sur les “sols” et, enfin, à déclencher les pantes qui se rabattront sur les palombes. » (chasseurdefrance.com, site internet de la Fédération nationale des chasseurs, présentation des modes de chasse.)
35 « Les pantières : ces filets verticaux d’une largeur de 10 à 20 mètres et d’une hauteur inférieure à 20 mètres sont utilisés dans une dizaine de cols des Pyrénées-Occidentales (Pays basque, Béarn) au moment des migrations d’automne des palombes. Les vols sont contraints à suivre certaines vallées par des hommes agitant des banderoles sur les hauteurs. Ensuite, on oblige les oiseaux à perdre de l’altitude en lançant des raquettes spéciales que les palombes prennent pour des rapaces et qui les font plonger au ras du sol. Si le vol a été bien canalisé, il finit par s’engouffrer dans le filet qui est rabattu par d’autres participants cachés à proximité. » (Ibid.)
36 F. Guyon, « Chasser la palombe, vivre dans une palombière ».
37 Au moins faut-il considérer, d’après les spécialistes, que ce sont six siècles continus qui font l’histoire des pantières dans certaines vallées. Mais, s’agissant de pratiques populaires, les sources s’avèrent extrêmement rares, Phébus et Ferrières ne faisant que les évoquer. Le mot pente est à l’origine des pantières parce que cette chasse nécessite des coteaux graduels formant des gorges dans lesquelles s’engouffrent les vols.
38 J. Luquet, « Évolution de la chasse aux pantières dans les Pyrénées », p. 141.
39 H. Constanty, Le lobby de la gâchette.
Auteur
Socio-anthropologue, université de Picardie – Jules-Verne / Université catholique de Lille / Habiter le monde (EA 4287)
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