Les surtouts de table au xviiie siècle : un langage visuel artistique et patriotique
p. 191-197
Résumé
Les surtouts de table apparaissent dans le courant du xviie siècle mais c’est au siècle des Lumières que la place qui leur est réservée au milieu de la table va être de plus en plus importante. La beauté de ces surtouts fait de ces objets des accessoires indispensables des tables royales et aristocratiques de cette période.
À l’origine, simples objets d’orfèvrerie, les surtouts vont se développer et s’insérer dans des programmes iconographiques et artistiques dans lesquels se mélangent les différents arts (architecture, peinture, sculpture), présentant ainsi un véritable langage visuel, connu dans d’autres formes artistiques, et transposé à travers eux lors des repas.
Cette communication a pour but de montrer comment ce langage visuel se décompose et de quelle façon il constitue un reflet des goûts de l’époque ainsi qu’une vitrine à la fois artistique, politique et commerciale de la France, notamment avec la manufacture royale de Sèvres.
Texte intégral
1Les arts de la table du xviiie siècle en France sont marqués par des nouveautés culinaires ainsi que par un développement et une diversification des accessoires de table. Parmi ces accessoires, le surtout de table est un exemple frappant. En effet, apparu à la fin du xviie siècle sous le règne de Louis XIV, il va évoluer au fil du temps et constituer à lui seul un langage visuel primordial des repas royaux et aristocratiques. L’iconographie et les objets de table conservés, ainsi que les sources écrites, attestent d’ailleurs leur importance croissante au fil du siècle.
2Mais avant de présenter en quoi et de quelle façon le surtout de table fait partie d’un langage visuel mettant en valeur l’art et le royaume de France au xviiie siècle, il est nécessaire de se pencher sur ce qu’était un surtout à l’origine et son évolution durant le siècle des Lumières. Mais quelquefois, le terme de milieu de table est utilisé, ou encore celui de dormant.
3Il s’agit donc dans un premier temps de définir de façon précise, à travers les dictionnaires et traités culinaires, ces différents termes, avant de porter une attention particulière sur les surtouts et leur langage.
Définition des surtouts et dormants
4Le surtout de table est un accessoire apparu à la fin du xviie siècle. C’est un objet d’orfèvrerie que l’on dispose au milieu de la table et qui reste présent tout le long du repas ; il sert à rassembler les divers accessoires dont on a besoin et qui doivent être utiles à tous les services. Les traités culinaires ou dictionnaires du milieu du xviiie siècle en donnent la définition. Ainsi, le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1740 en donne l’acception suivante : « On appelle aussi Surtout une grande pièce de vaisselle d’argent, de cuivre doré, &c. qu’on place au milieu des grandes tables, & sur laquelle il y a un sucrier, un poivrier, un vinaigrier, des salières, &c.1 ». L’édition de 1777 du Dictionnaire de l’Académie françoise reprend cette dernière définition.
5Le sieur Gilliers, dans son ouvrage Le cannaméliste français daté de 1751, explique que le surtout « est une machine d’argent que l’on met dans le milieu d’une table pendant tous les services : on la garnit ordinairement d’huiliers, de sucriers, de citrons & de bigarades2 ». Le dictionnaire de Trévoux, dans son édition de 1752, explique que le surtout est « une piéce de vaisselle d’argent, ou du moins de cuivre doré, que l’on sert sur la table des Grands, & où l’on place le sucrier, le poivrier, le vinaigrier, les salières, le fruit. Le surtout a aussi plusieurs bobêches à proportion de sa grandeur, dans lesquels on place des bougies.3 »
6Si l’iconographie conserve quelques représentations de surtouts (Nicolas Delaunay et sa famille par Levrac-Tournières en 1704), on en trouve également mention dans les sources écrites. Le duc de Luynes dans ses Mémoires explique, pour le mois de juillet 1749, que « Le roi a vu ces jours-ci un ouvrage du Sieur Roettiers, orfèvre fameux, que l’on dit extrêmement digne de curiosité. C’est un très-grand surtout d’argent pour l’électeur de Cologne. L’électeur a mandé à Roettiers qu’il avoit pris un cerf sur la maison d’un paysan, et ne lui a pas marqué d’autre détail ; il a dit qu’il désiroit que cette chasse fut représentée dans un surtout ; Roettiers a composé un dessin admirable. Le milieu du surtout représente la chasse de cerf, autant dans le vrai qu’elle peut être dans un ouvrage d’orfèvrerie ; les deux côtés représentent deux autres chasses. Le même ouvrier a fait, pour accompagner ce surtout, quatre flambeaux, qui sont quatre chênes parfaitement bien exécutés.4 »
7C’est seulement plus tard que l’on va noter de légères variations dans la définition du surtout. Ainsi, l’édition de 1835 du Dictionnaire de l’Académie françoise donne l’explication suivante : « Surtout se dit aussi d’Une grande pièce de vaisselle d’argent, de cuivre doré, etc. qu’on place au milieu des grandes tables, et sur laquelle il y a des figures, des vases de fleurs et de fruits, etc. » Si l’objet en question est toujours une pièce en métal, les autres accessoires ont laissé leur place à des figures (sans plus de précisions) ainsi que des vases de fleurs et de fruits. Le dormant est de même un élément primordial de la décoration de la table que l’on place, tout comme le surtout, au milieu de celle-ci. Là encore, les dictionnaires et traités culinaires de l’époque apportent de précieux renseignements sur eux. Ainsi, dans son Cannaméliste français de 1751, Gilliers explique : « On appelle dormant, ce qui se met d’abord au commencement, dans le milieu des tables, avec les services de cuisine, & qui reste si l’on veut jusqu’à la fin du repas. Il y a en a de toutes façon ; il y en a qui sont montés sur des jattes qui se trouvent éloignées des unes des autres, parce que l’on en met une, ou trois, ou cinq, ou plus : d’autres sont montés sur des plateaux de bois, que l’on contourne de differentes figures, suivant la figure des tables, ou sur des carrés de glaces. C’est à l’Officier de décorer ses dormants du mieux qu’il pourra, ayant soin d’y mettre des gobelets, pour mettre des bigarades & des citrons.5 »
8Quant à l’édition de 1779 de la Cuisinière bourgeoise de Menon, on apprend que ce qu’on appelle dormant est : « ce qui se met au commencement du repas dans le milieu des tables, avec le service de cuisine, & qui reste, si l’on veut, jusqu’à la fin du repas. Il y en a de plusieurs façons, les uns montés en jattes, d’autres sur des plateaux de bois : il faut les décorer et avoir soin d’y mettre des goblets pour mettre des Bigarades & des citrons.6 »
9À la lecture de ces deux définitions, on constate donc qu’il s’agit d’un ensemble décoratif éphémère réalisé à l’Office et composé de plusieurs accessoires (plateaux, jattes, etc.), qui trouvent leur place, tout comme le surtout, au centre de la table dès le début du repas.
10Si, en théorie, la différence entre surtout et dormant semble évidente, dans la réalité, elle est plus complexe. De fait, il arrive quelquefois que les relations de repas apportent des éléments différents. C’est le cas du chroniqueur du Mercure de France qui relate le mariage du Prince de Guéméné avec mademoiselle de Soubise le 13 janvier 1761 : « Au milieu d’un Dormant de 44 pieds de long sur 6 pieds de large, étoit représenté le Temple de l’Hymen avec deux Péristiles. D’un côté de ce Dormant on voyoit la figure de Mars avec tous ses attributs ; de l’autre, celle de Mercure avec les Arts. Le filet étoit terminé à l’une des extrémités par une Fête Pastorale, & à l’autre par la représentation d’un Bal masqué. Le Dormant fut accompagné, au fruit, de tout ce qui peut rendre un dessert magnifique et brillant.7 »
11Ce dernier témoignage est intéressant car il montre que, contrairement aux définitions données, le dormant n’est pas seulement un ensemble d’accessoires de table comportant des fruits mais qu’il est bel et bien un ensemble décoratif proposant un programme iconographique.
12Mais plus troublante encore est la difficulté que l’on peut avoir à différencier, pour certains repas, le surtout du dormant d’un point de vue terminologique ; ces deux éléments pouvant être assimilés ou utilisés conjointement, quoique dans ce cas-là il semblerait que, dans certains cas, l’on parle plutôt de « filet dormant ». Ainsi, dans le Mercure de France de juin 1739, lit-on, à l’occasion du « Diner-souper dans la grande Salle de l’Hôtel de Ville, ordonné par M. le Prévôt des marchands, &c pour Mrs les Officiers du Châtelet & du Corps de Ville » : « Une Table de 35 pieds de long, & de 50 Couverts, fut servie avec la dernière magnificence, à sept heures du soir, au retour de la Publication de la Paix. Le milieu de la Table, sur sa longueur, étoit occupé par un Filet dormant de 30 pieds de long, dont le magnifique Surtout d’Orfévrerie, appartenant à la Ville, marquoit le milieu. Aux côtés du Surtout, étoient placés, en figures de ronde-bosse, de 24 pouces de proportion. […] Ces six Morceaux en figures de ronde-bosse, étoient moulés d’après les plus grands Maîtres, & reparés à ne rien laisser désirer aux Gens de goût. La matiere de tous ces Ouvrages étoit de Sucre Royal, avec l’odeur de la fleur d’Orange, du Cédra, de la Bergamotte, de la Vanille, &c. d’une délicatesse & d’un goût exquis, délicatesse non seulement au goût mais aux yeux, qui étoit encore renduë plus sensible, par un luisant semblable à celui du Marbre & du Bronze, & encore par la transparence au travers des lumières.8 »
13Lors du repas au château de Choisy pour l’arrivée de la Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, on conserve, dans le manuscrit colligeant les menus de cette année-là, une description du « de la Table du Roy de 50 Couverts, dressée dans la Gallerie du Château à l’arrivée de Madame la Dauphine du 8 Février 1747 ». Or, il s’avère que ce dormant est une mise en scène historiée composée de diverses figures sur toute la table. Dans ce cas, le terme de dormant est employé pour désigner ce qui apparaît comme un « filet dormant » – à l’instar de la description précédente – sauf qu’il n’y a pas ici de surtout en métal au centre de la décoration.
14L’exemple le plus spécifique est celui qui concerne le mariage, en 1770, du Dauphin, le futur Louis XVI, et de Marie-Antoinette. À ce propos, le Mercure de France relate :
« Le surtout que cette manufacture [la manufacture royale de Sèvres] vient d’exécuter pour la table du banquet a étonné & satisfait les connoisseurs par l’étendue & la précision du travail : l’ensemble de ce morceau est tel qu’on ne peut rien soustraire, & le sujet assez riche pour décorer, sans secours étrangers, la table qui est de 30 pieds sur 14. »9
15Il semble ainsi que la définition du surtout ait évolué justement en fonction de son assimilation au dormant. Ainsi, dans le dernier tiers du xviiie siècle, environ, ce qu’on appelle surtout est un ensemble décoratif qui occupe une place centrale (et par là même importante) sur la longueur de la table composé de divers éléments architecturaux, sculpturaux, peints, etc., et ce malgré la définition que continue à donner le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1777 qui donne toujours la même acception qu’une trentaine d’années auparavant.
16En tenant compte de ces divers éléments, il est donc nécessaire pour cette étude de considérer les surtouts et les dormants comme un seul tout. On comprend donc, que si, à l’origine, les surtouts sont des objets d’orfèvrerie dont le rôle est utilitaire, peu à peu, cet aspect utilitaire va perdre de son importance au profit de l’aspect décoratif, possédant un langage visuel.
Le surtout de table : un langage visuel propagandiste
17Durant la première moitié du siècle des Lumières, ce sont surtout les sources écrites qui apportent des précisions sur ces dormants ou surtouts. Et plus spécifiquement, les relations officielles de repas telles que le Mercure de France, comme on a pu le voir avec l’exemple cité supra du « Diner-souper dans la grande Salle de l’Hôtel de Ville, ordonné par M. le Prévôt des marchands, &c pour Mrs les Officiers du Châtelet & du Corps de Ville ».
18Néanmoins, pour cette période, la description la plus importante est celle du dormant cité supra dont nous conservons le témoignage dans le manuscrit des Menus de Choisy.
19Mesurant 47 pieds de long sur 3 pieds de large, ce colossal milieu de table représentait l’allégorie de la Dauphine sous les traits de la déesse « Hébé, Déesse de la Jeunesse, à qui l’amour rendoit les armes ». Enfants, tritons et autres personnages de la mythologie sont figurés avec les allégories des saisons, accompagnés de scènes champêtres.
20L’ampleur décorative de ce dormant est mise au service du repas pour lequel il a été réalisé. En effet, ce repas a eu lieu pour la venue au château de Choisy de la Dauphine, seconde épouse du fils de Louis XV. La description qui est conservée met d’ailleurs en avant ce message : « Les deux Bouts du Dormant etoient formez par deux Grandes Arcades de Palmier ou des Enfans attachoient des Trophées d’Armes et d’Amour, Mercure sur Briare va publier le Bonheur de la France et une union si belle. À l’autre bout, la Renommée sur Pegaze s’efforce de faire retentir par sa Trompette les Glorieux Exploits du Monarque de la France.10 » Avec cette description, qui n’est pas sans rappeler les chevaux de Marly, on constate qu’il s’agit ici de célébrer le mariage princier et ses conséquences heureuses pour le royaume de France. Ce message politique s’inscrit dans la lignée des repas des périodes précédentes, du Moyen Âge jusqu’au règne de Louis XIV, où se déroulaient des repas dont le langage visuel était propagandiste (entremets médiévaux tels que le banquet du faisan qui s’est déroulé le 17 février 1454 à Lille ou le repas de la première journée des Plaisirs de l’Isle enchantée, qui fut servi dans les jardins du château de Versailles en 1664).
21Une quinzaine d’années plus tard, on retrouve le même principe de langage avec le dormant de la table pour le souper du mariage de M. le Prince de Guéméné avec Mademoiselle de Soubise, dont il a déjà été fait mention. Rappelons, en effet, la description qu’en fait le chroniqueur du Mercure de France, en février 1761 : « Au milieu d’un Dormant de 44 pieds de long sur 6 pieds de large, étoit représenté le Temple de l’Hymen avec deux Péristiles. »
22La présence d’un temple dédié à l’hymen est donc en corrélation avec le sujet du repas. Le dormant de ce souper n’a rien à envier, par ses dimensions colossales, à celui réalisé pour la venue de la Dauphine au château de Choisy en 1747.
23Les repas de mariage sont décidemment un moment privilégié pour la réalisation de milieux de table d’envergure dotés d’un message politique durant tout le xviiie siècle car, en 1770, lors du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui s’est déroulé le 16 mai, un surtout a été réalisé. La description complète de ce surtout est donnée dans le Mercure de France de juillet 177011 et est un précieux support pour la reconstitution de ce surtout, qui a d’ailleurs été réalisée par Pierre Ennès12.
24Là encore, le message politique est capital. Cependant, contrairement aux repas précédemment cités, ici, le sujet des éléments décoratifs n’est pas en correspondance directe avec le mariage puisque l’on ne trouve pas, contrairement par exemple au dormant réalisée pour la Dauphine en 1747, de représentations de trophées d’Amour. En effet, pour le mariage du futur Louis XVI, un grand surtout a été disposé. Le chroniqueur du Mercure de France commence sa description de cette façon : « C’est un portique dorique ouvers dans le milieu de sa longueur, & dont le centre est occupé par la statue du Roi, d’après le célèbre Pigale ; le tout de porcelaine d’une blancheur éblouissante. La beauté du plan, l’élégance des formes & la distribution des ornemens font oublier que l’or & les couleurs n’y ont point été employés.13 »
25Ici, un véritable morceau d’architecture « en miniature » est disposé sur la table. Au milieu de cet édifice, se trouve la statue de Louis XV, reproduction en biscuit de Sèvres de l’œuvre originale réalisée par le sculpteur Pigalle cinq ans auparavant pour la place royale de la ville de Reims. La présence de la copie de cette sculpture montre la place du message politique que l’on veut transmettre, et qui se fait à travers les arts.
Le surtout de table : un langage artistique et « patriotique »
26Si, durant la première moitié du xviiie siècle, ce sont surtout les sources écrites qui apportent de précieux renseignements sur les surtouts, dans la seconde moitié, et surtout à partir des années 1770, l’iconographie est également une source précieuse.
27On peut prendre pour exemples deux dessins14, peut-être deux services d’un même repas, conservés au département des dessins du musée des Arts décoratifs de Paris datant des années 1770. Ils montrent que la place du surtout est considérable : celui-ci s’est étalé et occupe la quasi-totalité de la surface de la table. De plus, les accessoires qui autrefois se trouvaient sur le surtout sont à présent à l’extérieur. Entre les couverts et le surtout mais aussi aux angles de la table entre les couverts eux-mêmes, alternent divers accessoires parmi lesquels on note des huiliers-vinaigriers et des boîtes à épices. Les surtouts sont composés de divers éléments décoratifs, sont réalisés peut-être à l’aide de glaces sur lesquelles sont disposés les divers éléments décoratifs (peints, etc.). La composition générale est tripartite avec un élément central (un carré aux angles et côtés ondulés) et, de part et d’autre, des décorations suivies d’un élément dont la forme est identique à l’élément central. Cette composition semble caractéristique des surtouts de cette décennie et que l’on retrouve également durant la décennie suivante. Ainsi, le Souper offert par Madame du Barry à Louis XV le 2 septembre 1771 pour l’inauguration du pavillon de Louveciennes montre cette organisation tripartite composée de trois édifices, l’un central et deux latéraux, l’élément central étant d’une taille plus imposante que les architectures qui l’entourent. La même remarque peut être faite pour le Festin donné au Roi et à la Reine par la ville de Paris le 21 janvier 1782 à l’occasion de la naissance du Dauphin et que l’on peut voir dans le dessin15 et la gravure16 de Moreau de Jeune. Dix ans après le souper de Louveciennes, on retrouve la même composition tripartite ainsi que la forme circulaire des éléments architecturaux qui sont représentés (sans doute des temples). La ressemblance est telle qu’on pourrait croire qu’il s’agit du même surtout, même si l’observation des illustrations montre une différence entre eux. Néanmoins, le parallèle dans la composition de ces surtouts est suffisamment remarquable pour être notée.
28La réalisation de ce type de représentations sur la table procède en partie du développement de la mode du biscuit, figurine en porcelaine, dont la France est « spécialiste », notamment grâce à la manufacture de Sèvres.
29Si le biscuit peut servir de figurine décorative (mobilier), à partir de 1755, il fait son apparition sur la table et devient un élément constitutif de la décoration des surtouts de table. La manufacture de Sèvres a réalisé à plusieurs reprises des figurines en biscuit d’après les modèles de François Boucher (1703-1770), en 1752 et 1755, et d’Étienne Falconet (1716-1791), en 1757. Sont conservés des biscuits qui représentent La mangeuse de bouillie17 (ou de crème), d’après Boucher (1755) et Le marchand de colifichets18 d’après Falconet (1757). Ces deux objets représentent des enfants aux visages calmes et sereins ; ce sont des personnages issus du monde du théâtre et de l’univers pastoral présentés dans une occupation de la vie quotidienne. Ces deux enfants appartiennent à une série de plusieurs personnages montrés dans diverses occupations pas nécessairement liées aux arts de la table qui n’est pas un sujet de prédilection mais qui s’insère dans un thème plus large et dans un « programme » de représentation d’un univers irréel, idéalisé, car ce sont des personnages existant déjà dans l’imaginaire, dans les mentalités des hommes et des femmes du xviiie siècle avec lesquels ces derniers sont donc familiarisés. Ces exemples montrent surtout la volonté de promouvoir l’art français et la manufacture de Sèvres qui, ainsi, devient une vitrine artistique et commerciale du royaume de France.
30L’exemple le plus éloquent reste le mariage du futur Louis XVI avec Marie-Antoinette, décrit par le chroniqueur du Mercure de France qui explique : « Jusqu’à présent la porcelaine n’avoit exécuté que des objets d’un très-petit volume ; morceaux détachés qu’on ne pouvoit lier à un ensemble raisonné, qui ne formoient qu’une décoration postiche ». Mais, si l’on en croit le chroniqueur, dans le cas de ce mariage, « Le Banquet royal a fourni à la manufacture de Sèves l’occasion de montrer ce que le zèle & les talens réunis peuvent produire. »19
31La très grande partie de la description met l’accent sur l’aspect architectural, sur les différents édifices « en miniature » qui composent cet immense surtout. Néanmoins, d’autres éléments décoratifs sont décrits : c’est le cas du portique dorique ouvert qui est occupé par la statue du roi réalisée par Pigalle. La présence de cette figurine représentant, en dimensions réduites, un portrait officiel du roi, visible d’ailleurs au quotidien par des sujets vivant dans la ville pour laquelle la statue originale a été réalisée, montre que l’on a ici un double langage « patriotique ». En effet, il s’agit d’une statue représentant le roi et, par ailleurs, elle est réalisée en porcelaine de Sèvres qui est une manufacture royale. Donc ici, le langage « propagandiste » est comme mis en abyme car on assiste à une volonté de promouvoir à la fois le souverain mais aussi la manufacture qui est sous sa protection.
32Si le terme patriotique peut sembler, si ce n’est fort, du moins anachronique, on remarque qu’il est utilisé déjà à cette époque-là puisque le chroniqueur du Mercure de France l’emploie en parlant de Jean-Jacques Bachelier : « On en doit l’invention & le dessin à M. Bachelier, de l’Académie royale de peinture & directeur des écoles royales gratuites. Cet artiste célèbre pour ses talens distingués dans différens genres, & par son zèle patriotique pour l’utilité des arts & des artistes françois, a réuni dans cette occasion tous ses talens échaudés par le sentiment, & a formé, on ose dire, un monument admirable digne d’être conservé par l’objet qu’il représente, & par les circonstances qui y ont donné lieu. »20
33On constate donc, au fil de temps, une évolution du surtout qui est assimilé au dormant à tel point qu’il est difficile de distinguer l’un de l’autre. Objet en métal à l’origine, il devient ainsi une grande composition comprenant des pièces en porcelaine possédant son langage propre. Le langage qui est justement utilisé dans ces surtouts est avant tout visuel et a pour but une communication propagandiste, artistique et « patriotique », selon le terme utilisé par les contemporains.
34L’évolution de ce genre de surtouts va continuer puisque, au xixe siècle, on trouve des surtouts du même type que celui réalisé pour le mariage de Louis XVI, notamment le célèbre surtout égyptien de Napoléon Ier.
Bibliographie
Dictionnaire de l’Académie françoise, 1740.
Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé « Dictionnaire de Trévoux », 1752.
Ennès Pierre, « Le surtout de mariage en porcelaine de Sèvres, du Dauphin, 1769-1770 », in Revue de l’Art, 1987, n° 76.
Gilliers, Le Cannameliste français ou nouvelle instruction pour ceux qui désirent apprendre l’Office, rédigé en forme de dictionnaire, contenant les Noms, les descriptions, les usages, les chois, & les principes de ce qui se pratique dans l’Office. Par le sieur Gilliers, chef d’office & distillateur de Sa Majesté le Roi de Pologne, Duc de Lorraine & de Bar, 1751.
Menon, La cuisinière bourgeoise suivie de l’office. À tous ceux qui se mêlent de dépenses de maisons. Contenant la manière de connoître, disséquer & servir toutes sortes de viandes ; des avis interessans sur leur bonté & sur le choix qu’on en doit faire. La façon de faire des Menus pour les quatre Saisons, & des Ragoûts les plus nouveaux ; une explication de termes propres & à l’usage de la Cuisine & de l’Office ; & une liste alphabétique des ustensiles qui y sont nécessaires, chez L. Cellot, Paris, 1779, tome 1 (première édition 1746).
Mercure de France, février 1761.
Mercure de France, juin 1739
Mercure de France, juillet 1749.
Mercure de France, juillet 1770.
Voyages du roi au château de Choisy, 1747-1748, BHVP
Notes de bas de page
1 Dictionnaire de l’Académie françoise, 1740.
2 Gilliers, Le Cannameliste français ou nouvelle instruction pour ceux qui désirent apprendre l’Office, rédigé en forme de dictionnaire, contenant les Noms, les descriptions, les usages, les chois, & les principes de ce qui se pratique dans l’Office. Par le sieur Gilliers, chef d’office & distillateur de Sa Majesté le Roi de Pologne, Duc de Lorraine & de Bar, p. 227.
3 Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé « Dictionnaire de Trévoux », p. 1930.
4 Mercure de France, juillet 1749, p. 442.
5 Gilliers, op. cit., p. 75
6 Menon, La cuisinière bourgeoise suivie de l’office.
7 Mercure de France, février 1761, p. 214.
8 Mercure de France, juin 1739, p. 1444-1447
9 Mercure de France, juillet 1770, p. 175.
10 Voyages du roi au château de Choisy, 1747-1748, BHVP.
11 Mercure de France, juillet 1770, p. 175-179.
12 P. Ennès, « Le surtout de mariage en porcelaine de Sèvres, du Dauphin, 1769-1770 », in Revue de l’Art, 1987, n° 76, p. 63-73.
13 Mercure de France, juillet 1770, p. 175
14 Anonyme, Plans pour une table de cinquante couverts, vers 1770, encre, lavis, 22 x 58 cm, Paris, musée des Arts décoratifs, cabinet des dessins.
15 Moreau le Jeune, Festin donné au Roi et à la Reine par la ville de Paris le 21 janvier 1782 à l’occasion de la naissance du Dauphin.
16 Jean-Michel Moreau dit Moreau le Jeune, Le festin royal, gravure, 46 x 36,4 cm, Paris, musée du Louvre, collection Rothschild.
17 François Boucher (d’après), La Mangeuse de bouillie, 1755, biscuit, porcelaine tendre, 19 x 13,1 x 9,2 cm, Paris, musée des Arts Décoratifs.
18 Étienne Falconet, Le Marchand de colifichets dit aussi Le Marchand de gimblettes, 1757, biscuit, porcelaine tendre, 14,8 cm de haut, Sèvres, musée national de la céramique.
19 Mercure de France, juillet 1770, p. 175.
20 Ibidem, p. 179.
Auteur
Docteur en histoire de l’art
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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2016