Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341)
p. 51-63
Résumé
Ces insultes qui brisent la paix (Fréjus, 1300-1341) Les Archives du Vatican conservent les cahiers des juges de l’évêque de Fréjus, de 1300 à 1341, comptes rendus de 138 parlements, énumèrant 2868 condamnations, presque toutes de justice criminelle. Ces condamnations sont soutenues par une conception hautaine du bien commun, du devoir de protection et de paix, par une dévotion à la fonction publique de la justice qui trouvent leur perfection chez le juge Pierre Antiboul, et par le souci de l’équité ; la relation des injures et des insultes qui brisent la paix est rapportée, en langue vulgaire, dans 571 d’entre elles, une sur cinq. Classiquement, on y stigmatise la rupture de l’ordre matrimonial, la prostitution, la trahison. Les femmes y apparaissent comme les victimes les plus vulnérables, en particulier de la chanson infamante. Et, naturellement, c’est en public que défi, geste menaçant, humiliation s’expriment, sur le théâtre de la place, de la rue, de la Cour. Comme la « beffa » italienne, c’est une violence exercée d’abord contre les faibles.
Texte intégral
1Dans une communication au congrès de Fréjus de 20081, j’ai analysé les cahiers des juges épiscopaux de Fréjus, de 1300 à 1341, conservés aux Archives du Vatican, et qui proviennent des dépouilles des prélats décédés en Cour romaine, Jacques Duèze, évêque de Fréjus de 1300 à 1310, et Barthélemy Grassi, de 1318 à 1340. Ce sont les comptes rendus de quelque cent trente-huit parlements, qui énumèrent 2 868 condamnations, presque toutes de justice criminelle. Au xive siècle, Fréjus est une seigneurie ecclésiastique compacte, sans « enchevêtrement des droits », même si l’évêque partage les bans, à Fayence avec les carlans, à Fréjus avec le chapitre canonial.
2J’ai rappelé les acquis des recherches sur l’institution judiciaire en Provence, celles de Jean-Louis Bonnaud, de Jacques Chiffoleau, d’Yves Grava, de Rodrigue Lavoie, de Patricia Mac Caughan, de Thierry Pécout, de Laure Verdon, insérés dans un vaste renouvellement des perspectives sur les procédures et les peines, et les débats qu’ils ont suscités. J’ai déduit de mes analyses que ces condamnations sont soutenues par une conception hautaine du bien commun, du devoir de protection et de paix, par la dévotion à la fonction publique de la justice et par le souci de l’équité, en me ralliant à la fonction pédagogique de la condamnation et de l’amende et au rôle nouveau de la fama, mais aussi à la conception de la sainteté de la loi et d’un État au service de la Loi. À Fréjus, cependant, ce n’est pas la justice étatique qui fonctionne, mais une justice ecclésiastique qui participe à l’élaboration d’une pratique attentive, mais sans sévérité excessive, destinée à restaurer la paix, et les vertus des juges, humanité, mansuétude, sens de l’égalité, se résument dans le nom et la réputation du plus grand d’entre eux, Pierre Antiboul, juge de l’évêque en 1323-1324. La relation des injures et des insultes qui brisent la paix y est rapportée, en langue vulgaire, dans cinq cent soixante-et-onze d’entre elles, une sur cinq.
3La source se présente comme la copie d’un résumé de sentence ; elle comprend, dans la marge, le nom de la cité ou du castrum du coupable, puis son nom, la cause de la condamnation, le plus souvent le nom de la victime et une phrase mi-latine mi-vulgaire quand le juge a incriminé un délit d’injures, l’énoncé de la peine, puis l’indication des sommes versées et des restes à payer. La visée fiscale est évidente, ce sont des registres de clavaire, révisés, corrigés à chaque payement, quelquefois rectifiés. Ces listes sont en effet conservées dans les registres Introitus et Exitus et Collectorie2 ; le registre IE 4 et 11 et Collettorie 104 renferment les cahiers des années 1300-1303 et 1308-1310 et le registre IE 163 une pléiade de cahiers qui s’étendent du 19 décembre 1320 au 3 mars 1341. Ces cahiers ne sont pas tous semblables : les trois premiers, de 1300 à 1303, conservent l’enregistrement de sentences plus nombreuses, les résumés sont plus détaillés. Ce sont probablement des copies complètes des registres de sentences lues lors des parlements. Deux autres cahiers, pour 1308-1309 et 1327, sont hors normes : ce n’est qu’une récapitulation faite par le clavaire des seules sommes reçues et des restes à payer, sans autre détail.
4Les parlements témoignent de la territorialité de la justice et leur itinérance confirme la nécessité de la présence de la Cour pour éviter l’usure du temps et l’usurpation de ses droits par la Cour royale de Draguignan : au centre de la « terre de la juridiction épiscopale » un noyau compact rassemble la cité, Fréjus, et les castra où l’évêque a la totalité des justices, Saint-Raphaël, Puget, Bagnols, Fayence. Ailleurs, il détient des parties de juridiction, la moitié à Favas, à Flayosc, au Revest, à Bourigaille, à Saint-Julien et à Saint-Paul, le quart à Villepey et aux Esclans, les neuf vingt-quatrièmes à Montauroux, le huitième à Seillans, le soixante-douzième à Puybresson, et il dispose encore d’une juridiction sur ses hommes de l’évêque dans les castra qui entourent le noyau central, Bargemon, Callian, Estérel, Palaison, et probablement Roquebrune, ainsi qu’à Lorgues et à Ramatuelle. De plus, le tribunal fonctionne aussi comme cour de l’official et juge les clercs dans tout l’espace de l’évêché, à Draguignan, au Luc, à Grimaud, etc.
Injure et insulte
Le contexte
5Le récit apparaît toujours comme celui de la victime, du plaignant, mais sans doute toujours devant témoins, même s’ils ne sont invoqués que pour donner gravité au scandale. L’insulte reçoit souvent une expression chaotique et souvent incompréhensible. L’exercice de l’insulte et de la violence apparaît en effet désordonné, marqué par la colère, le défi et la volonté d’humilier : le coupable a quelquefois fait la « figue », il arrache le chaperon ou le voile des veuves, il lance des menaces incohérentes.
6Le théâtre de l’injure, qui peut être une simple insulte ou s’accompagner de voies de fait, n’est également évoqué que pour souligner les conséquences du fait sur la fama et sur l’ordre public. C’est la rue, dans quinze cas, dont quatre sur la place publique, la platea, et trois sur la rue droite, carreria recta, de Fréjus, deux aussi devant une maison, une dans un jeu violent, un béhourd, une encore lors d’une farandole, chorea, qui impliquent tous la publicité recherchée et condamnée. La cour de justice apparaît aussi comme un lieu privilégié de l’insulte, treize occurrences et deux devant des officiers de la cour, deux autres aussi dans le palais épiscopal. L’église, dans trois cas, le four, dans deux, le moulin, une fois. On signale une seule fois que l’incident se déroule dans une maison, lieu privé.
La langue
7Le notaire écrit le résumé de la sentence dans un latin médiocre, généralement calque du vulgaire3, comme dans l’insulte de Jean de Saint-Paul, clerc dracénois, criée pendant la farandole devant la maison de Jacques Alexii, frater meretricis eyssaurellate et corregute, « frère d’une prostituée essorillée et flagellée »4. Le notaire cède particulièrement à la tentation du code-switching des linguistes, quand il rapporte des expressions scandaleuses, insultes et mots mençants. Ainsi dans le défi d’un forgeron de Fréjus à son rival, quod si se amoverat ante januam suam ipse sibi daret un frestell, « s’il sort devant sa porte, il lui donnera une volée »5 ou dans celle d’un clerc de Draguignan à un autre Dracénois : si ego te potero invenire que affar fassa, tu emes de corpore, « si je peux à l’avenir te rencontrer en occasion favorable, tu payeras de ta personne »6, ou encore dans la méprisante, mais prudente, insulte collective lancée par Mitre Jourdan de Châteaudouble, quod ipse non licebat clericos forojulienses intitulatos un gran viech d’ase tribus exceptis, « il n’aimait pas les clercs incardinés de Fréjus, un viédase, sauf trois »7. L’insulte est normalement laissée en provençal, rarement traduite en latin. Le notaire manifeste un souci évident d’en garder l’expression exacte, telle que l’a rapportée l’accusation et acceptée le coupable, comme dans dicebat gran messonegassa salva reverencia audiencium, « il disait un grand mensonge sauf le respect des auditeurs [la Cour] »8, ou Tu es de falsa rason, « tu es un hypocrite »9. C’est le cas dans le défi, si volebat exire foras, cap e cap ! « s’il veut sortir, entre hommes ! » ou dans celui lancé par un clerc de Gassin, avec ironie, après avoir blessé Nicolas Buriol de Marseille : O valent home de Massilia, exeas !, « vaillant Marseillais, sors ! »10.
8La langue ainsi rapportée présente un caractère classique et même archaïsant. Une femme de Saint-Raphaël lance à sa voisine : Si no sest ribauda, vos o fayts semblant, « si vous n’êtes pas une ribaude, vous faites semblant »11. On note quelques variantes dialectales. Fréjus, port de commerce et centre administratif, connaît en effet des passages et une immigration constante, de la montagne et de la Provence occidentale, de Nice et sans doute de la Ligurie. Citons Guillaume Grimaud de Fréjus, devant la Cour : Per corpo de Cristo, enanç que fosses nadi, voy degray esser negadi, per tanto malefici, que aves fayti, « Par le corps du Christ, avant que vous fussiez né vous auriez dû être noyé pour tant de méfaits que vous avez commis »12 ; la scansion et les rimes pourraient indiquer une chanson et la langue évoque un dialecte italien ; Grimaud pourrait être un Grimaldo. Un certain Datil, de Fréjus, est condamné pour avoir dit quod ipse Guillelmus erat le plus rieu hom d’esta vila, que Guillaume [Balmerius] était le plus querelleur de cette ville »13, qui semble du français.
9Les insultes présentent un riche assortiment de langue verte et d’obscénités. Alasacia, femme de Jean Ottobon, de Fréjus, lance à Jacoba Coqua : Jeu non siu pas moguda de sotz peccat in ma via, non portava pas lo barute ne’l cruvel al cul , « Je ne suis pas mue par ses péchés dans ma rue [ ?]. Je ne portais pas le blutoir ni le crible au derrière »14. Rissende Brunessa rapporte publiquement quod eidem Beatrici ponebat linguam dictus Romanus in os dicte Beatricis, « Romain [le clerc Romain de Seillans] mettait sa langue dans la bouche de Béatrice [Abellessa] »15. C’est le cas aussi d’un récit qui a pour cadre l’auberge à Draguignan. Au four des chanoines, Arnaude Gayrard rapporte qu’Adelasia Marescalle a répondu par une obscénité provocatrice à l’invite indécente de Jean Sardagna : ipsa Adelasia venit ad lectos ipsorum in camisia tantum, ad cujus Johannis dicentis « Ubi albergabo furonem meum ? », ipsa Adelasia respondit : « In culo meo », « Adelasia vint vers les lits des hommes en chemise, Jean lui dit : “où vais-je loger mon furet ?”, Adelasia répondit : “dans mon derrière” »16. Cette obscénité scandaleuse et vigoureuse montre une liberté féminine inattendue, elle aurait dû être cachée et l’évoquer est une insulte. Citons encore une Fréjussienne qui dit à une jeune fille quod pulcriores habebat suas gautas de so cul quam ipsa Huga faciem suam, « qu’elle avait les fesses plus belles que la figure d’Hugua »17.
L’insulte et le défi
10L’usage de l’insulte n’est pas toujours mu par une colère irrépressible, il peut s’accompagner de manœuvres, de ruses. On ouvre le parapluie de la rumeur, comme Tiburge Cabassole, insultant Guillaumette Guesse : et quod audiverat dici quod mater dicte Guillelme inventa fuerat ad molendinum cum Raymundo Valani, « elle avait entendu dire que la mère de Guillaumette avait été trouvée au moulin à vent avec Raymond Valani »18. L’agresseur peut aussi se cacher derrière une feinte protestation, qui rejette la culpabilité ou la tare sur l’adversaire ; des Fréjussiennes disent à d’autres : Jeu non siu pas filha de peveyre ni de monegua, « Je ne suis pas fille de prêtre ni de moniale »19, Mater mea non fuit fachureria nec portavit candelas ad ecclesiam sicut vestra, « Ma mère à moi n’a pas été jeteuse de sorts et n’a pas porté de chandelles à l’église comme la vôtre »20, ou encore Ego non sum illa que fecerat supponi filia mea a Guillelmo Castilhono, « Je ne suis pas celle qui fait coucher ma fille avec Guillaume Castillon »21. Le clerc marié Peyronet de Gassin lance à un barbier : Modo invenires Peyronetum a guisa de fals, de trachor, de malvays et de layre com tu yast, « Tu ne trouveras pas Peyronet faux, traître, mauvais et voleur comme tu l’es »22. La ruse et l’offense peuvent être aussi défensives : après avoir tenté de séduire ou de violer Hugua Rossessa, le vicaire de Châteaudouble, dom Hugues Leda, lui crie : Vilis, meretrix, non credis quod ego te cognoscam, « Vile prostituée, ne crois pas que j’ai envie de te connaître »23.
11Selon une procédure bien établie, l’injure verbale annonce, justifie et accompagne les coups, les injures physiques, mais elle peut aussi contribuer à les éviter. La sélection opérée par le notaire est sans doute réductrice, car bien des coups ont dû être accompagnés de paroles, de verba rixosa ou injuriosa. Entre protestation et défi, on compte trente-deux démentis, généralement « par ta gueule », sur le modèle de Vielha destral, tu mentiris per gulam !, « Vieille maquerelle tu en as menti par ta gueule »24, ou encore de la gola sagnenta, « par ta gueule sanglante ».
12On compte soixante dix-sept défis seulement, comme dimitte me, aliter veniret tibi mala ventura !, « Laisse-moi ou il t’arrivera un malheur ! », ou dom Jean Porcellus, prêtre de Callas : De istis cogosis de Calars ego faciam tirassas, « Ces cocus de Callas, je les traînerai »25. Un clerc de Draguignan lance à son adversaire, tout en dégaînant son couteau : Ne moveatis vos quia mala ventura veniret vobis !, « Ne sortez pas car il vous arrivera un malheur ! »26, et un Raphaèlois, Se tu yeuses de fora, mala ventura ti venra e compraras de la persona, « Si tu sors, il t’arrivera un malheur et tu payeras de ta personne »27. L’insulte peut s’accompagner d’une mimique, la figue, faciendo sibi ficum, d’une gesticulation, quand l’agresseur balaie devant la maison de la victime avec son épée, ou d’une menace méprisante, celle d’un clerc de Roquebrune d’aller crotter chez le garde de la Cour, quod ipse cagaret in suo28, ou comme Adalasia Palayona qui crie à Pierre Pascal dans la rue droite : in despectu tuo iro cagatum in casale tuo quod servis Domino episcopo, « en signe de mépris j’irai crotter dans ton casal car tu sers le seigneur évêque »29.
13Le défi manifeste aussi la crainte : dans six cas un recul laisse sa chance à l’insulté de préférer l’humiliation, mais cette dérobade peut révéler la conscience d’une faiblesse. Antoine Jean dit à Raymond Cays et à sa femme quod nisi esset propter metum Curie tirassaret eas vel quod ipsi eicerent, « si ce n’était par peur de la Cour, il traînerait les femmes ou que les hommes sortent ! »30. Ayant saisi le bayle de Fréjus par le collet, Pierre Fauchier lui dit quod nisi esset pro timore, ego darem tibi de pugno in maxilla, « si ce n’était par peur, je te frapperais du poing sur la machoire »31. Et le mari trompé, Guillaume Serrator, peut renvoyer sa menace aux calendes grecques : Nunquam Deus permitat me mori quousque vindicavero me de fratre Guillelmo et Bertrando de Autiniaco !, « que Dieu ne permette pas que je meure avant de me venger de F. Guillaume et de Bertrand d’Autignac », amants de sa femme32, ou Foulque Trigance qui crie à Rissende Brunessa quod Deus non permitteret eum morte mori quousque vindicatum se vidisset de eodem, « que Dieu ne lui permette pas de mourir avant d’être vengé de lui », sans doute son mari33.
Le matériel de l’insulte
14Les insultes rapportées sont cent vingt-six, plus cent laissées implicites par les sentences, dont douze verba injuriosa, et soixante courts récits comprenant des accusations détaillées, toujours peu cohérents. Le vocabulaire de l’injure manifeste peu d’originalité par rapport à celui qu’a glané Nicola Gonthier34. On peut en donner une hiérarchie, qui suggère que les valeurs reconnues aux hommes appartiennent au champ de l’honneur militaire et citoyen, tandis que l’honneur des femmes dépend du sexe et du corps.
Injures contre les hommes
15Trachor, traître, 16 ; Arlot, voyou, Layre, voleur, 12 ; Vilan 11 ; Fals 9 ; Malvays 8 ; Cogos, cocu, 7 ; Pugnays, puant, 6 ; Malastruc, Raubator, voleur, Rieu (querelleur ?), 2 ; Barba merdosa, Bastart, Bragos, crasseux, Can, chien, Destral, maquereau, Fil de destral, Fil de putan, Filius usurariii, Fol, Gavot d’autre terra, Gavot étranger, Gibelin, Guers, tordu, Homicida, Jugador, joueur, Merdos, Mesel, lépreux, Perjur, Sagnent, sanglant, Ubriac, ivrogne, 1.
Contre les femmes
16Putan, 18 ; Sossa, sale, 8 ; Vil, vila, 8 ; Ribauda, 7 ; Destral, maquerelle (« hache »), Merdosa, 5 ; Vielha, 4 ; Falsa, Ubriaga, ivrognesse, 3 ; Orresa, sale, Segnenta, sanglante, 2 ; Filha de peveyre, fille de prêtre, Fotutosa, Glota, gloutonne, Goza, chienne, Malastruga, Meselha, Palota, sotte, Perfida, Securis, maquerelle, Stragada, gâtée, Stranesida, harassée, Trueia, truie, Truffa, hypocrite, 1.
17Ces insultes ne sont pas isolées, elles partent en rafales, contre les hommes : Vilan, fals, cogos !, Vilan, malvais, sagnent !, Fol, fals, trachor, malvays !, Vilan, fals, trachor, malvais, sagnent !, Arlot, ribaut, gavot d’autra terra !, Arlot, ribaut, cogos !, Vilan, trachor, ubriac ! ; et pour les femmes : Vilas, falses, malvayses !, Folla, malvaysa, bragaça !, Putan, bagassam, merdosa !, Sossa, folla, ribauda de la sossa meselha !, Orresa, putan, merdosa !, Vil putan, merdosa, ribauda, malvaysa !, Ribauda, sossa, malastruga, ubriaga !, Orreza, vielha, putan, destral de vostra filha ! On voit que ces rafales brutales sont spontanément panachées : les tares physiques, la saleté, le sang se combinent chez les hommes avec les excès sexuels et leur contraire, la défaillance qui justifie le cocuage, et avec les vices moraux, fausseté, traîtrise, lâcheté. Chez les femmes, la démesure du besoin sexuel mène la danse, entraînant malpropreté et ivrognerie, tandis que la vieillesse donne à la figure de la femme insultée un appoint de répulsion.
Le temps qui resurgit
Le passé qui ne passe pas
18L’insulte fait référence à des faits anciens, peut-être folkloriques. Une femme de Fayence lance au héraut de la Cour : Trachor malvays, perjur, en aitan malas prisons sias tu mes com foron los clergues de Calhans que mangeron l’un l’autre, « Traitre, mauvais, parjure, que tu sois jeté dans une prison aussi mauvaise que celle des clercs de Callian qui se mangèrent réciproquement »35. L’expression alambiquée évoque aussi une histoire proche et mystérieuse ; une femme de Fréjus interpelle Guillaume Cartal : En Cartal, vil arlot, ribaut merdos, ego faciam vos tantum verberari ribaudis domini Raymundi de Villanova, illi qui mingit per anum, quod vallati sencient de vobis et eatis ad sororem vestram Garratonam !, « Seigneur Cartal, vil débauché, ribaud merdeux, je vous ferai tellement fouetter par les valets de messire Raymond de Villeneuve, celui qui urine par l’anus, que les fossés entendront parler de vous, et allez chez votre sœur Garratona ! »36 : une autre Fréjussienne lance à Pierre Feuchier : Talis est inter celum et terram qui faciat tibi vomere merda superius et inferius, « Il y quelqu’un entre ciel et terre qui te fera vomir de la merde d’en haut et d’en bas »37, et un clerc de Grimaud, lui-même noble, interpelle la femme d’un damoiseau : Folla, folla, melius fuisset amicis tuis quod te cremassent X anni sunt elapsi, « Folle, folle, il aurait été mieux que tes amis te brûlassent il y a dix ans »38.
Les crimes
19L’insulte est l’occasion d’une dénonciation, qui semble n’être jamais relevée par le juge. Elle peut exprimer une imputation de crime contre les biens, de vol et même de roberie, assez fréquemment, dans vingt-cinq cas, comme, entre habitants du Puget, Arlot pugnays, tu nolles vivere nisi de raubaria !, « Voyou puant, tu ne saurais vivre sinon de roberie »39, Raubador de camin ! « voleur de grand chemin », quod nunquam furatus fuit yrcum neque capram, « que [l’insulteur, Pierre Gayoni] n’a jamais volé, lui, de bouc ni de chèvre »40 ; l’accusation de vol, ou de recel, peut se mêler à une vieille histoire qui a conduit à la pendaison d’un (faux ?) coupable, dans l’accusation de Guillaume des Esclans contre Foulque Savary : Layre qui melius deberes suspendi quam Raymundum Abelli et X sunt anni lapsi que o as tengut, « Larron qui aurait dû être pendu plutôt que Raymond Abel, et voici dix ans que tu l’as tenu »41. Autre imputation de crime contre l’ordre moral, le jeu : O arlot jugador !, Arlot jucador ! Il se lie au blasphème, insulte suprême et défi transgressif, comme ce chapelain du Luc, dom Pierre Rostaing, qui joue aux dés et dit que « c’est au mépris de Dieu que se feraient ces jeux », in despectu Dei essent isti ludi42. L’insulte expose aussi l’infidélité et le mensonge, Desleyal trachor ! ou ce clerc marié de Draguignan qui dégaine et crie : Per ventrem Dei, En vilan ! ben es de vestras malvestats et del vilan Duran Aycart, « Ventredieu, Seigneur vilain, c’est bien là de vos méchancetés et de Duran Aicart, ce vilain ! »43. Elle peut rendre manifestes la trahison et la délation. Au four, Bertrand de Briansono de Puget dit à Alasacia Garinessa : Perfida que fecisti capi Petrum Cosam pro blado Giraudi Garini, « Perfide qui a fait arrêter Pierre Cosa pour le blé de Giraud Garin »44 et Pierre Laugier de Bagnols dénonce, dans la rue droite, le notaire Pierre Bergame de Fayence quod ipse erat causa captionis Jacobi Senequerii, « qu’il était cause de la capture de Jacques Sénéquier »45.
La rupture de l’ordre matrimonial
20L’adultère représente l’essentiel des imputations, soixante-quinze : la réalité de l’adultère et du pêché charnel, réprimés dans d’autres sentences, explique leur place dans les incriminations que cachent les injures. Elles manifestent la longue mémoire de la société provençale. Une comptabilité qui ne va peut-être pas sans jalousie quand une femme de Saint-Raphaël dit à une autre : Tres homes t’an fotuda, « trois hommes t’ont possédée »46. Une bizarre imputation frappe Alasacie Silvestressa, insultée par Jacoba Coqua : Desta ubragessa, malvayassa, sossaza, que habuit nova cum Tiburgia, « Va ivrognesse, mauvaise, répugnante, qui a eu des affaires avec Tiburge »47.
21L’adultère est évoqué crûment. Adalasie Pelayona, de Fréjus, dit d’Ayna : aplatetis bene ipsam, non aplatetis ipsam ita quando inmisit drudos suos in domo mariti sui, « cachez la bien, ne la cachez pas comme quand elle a introduit ses amants dans la maison de son mari »48. Pierre Bordelli de Fayence lance à sa belle-fille : Mirases vos en la vil putanassa Astrugua Agulhona cosina vostra que a agut un enfant del cal a perdut so marit, « Regardez la vile prostituée Astrugua Agulhon qui a eu un enfant, du quel elle a perdu son mari »49. Sa conséquence est la bâtardise : deux femmes de Fréjus, Aygline Caracausa et Jacoba Coqua, échangent des accusations in via publica, l’une vociférant quod mater sua habuerat duos spurios , « sa mère avait eu deux bâtards », et l’autre que « sa grand-mère a eu des bâtards », avia sua habuit spurios50. L’injure s’étend au lignage : mulieres de parentela sua portabant bastartz et bastardas, « les femmes de sa parentèle avaient des bâtards et des bâtardes »51.
22La prostitution, largement attestée dans la cité comme dans les castra, et le concubinage n’impliquent aucune répression visible dans les sentences et ne retirent pas la protection de la justice, mais l’insulte atteste le discrédit qui touche la prostituée, l’intermédiaire et la maquerelle (destral). Jacoba Coqua, plurirécidiviste, lance à Alasacie Ottobona : Putan vil, tu exivisti de putanaria a modo non invenies qui te velit supponere et tu es meretrix et soror tua fuit meretrix, « Vile putain, tu es sortie du bordel et maintenant tu ne trouves personne pour coucher avec toi, tu es une prostituée et ta sœur est une prostituée »52, et Rissende Brunesse à Béatrice Abellessa quod Romanus de Celhanis supposuerat dictam Beatricem in domo sua pro uno tornense argenteo, « Romain de Seillans avait couché avec Béatrice dans sa maison pour un tournois d’argent »53.
23Le maquerellage aussi est une imputation explicite, Destral de vostra filha, Securis, et de courts récits donnent quelque précision. Un Fréjussien dit à une veuve quod Gentilis soror sua erat destral filie sue et ducebat eam per terram, « que Gentilis, sa sœur, était la maquerelle de sa fille et la menait par le territoire »54, quod dicta Raymonda ducebat filiam suam per montaneam causa deflorandi ea, « Raymonde menait sa fille dans la montagne pour la déflorer »55. Bertrande Raffellessa de Fréjus dénonce le passé de Bertrande Marrocca : Day folla, ribauda, quod mater tua duxit per castra per far ti socoyre et de eo lucrata fuistis tunicam rubeam quam habes, « Va, folle, ribaude, ta mère t’a menée de village en village pour te faire un revenu et tu y as gagné le surcot rouge que tu as »56.
24On note particulièrement deux accusations d’infanticide. Une femme de Fréjus accuse Béatrice de Montauroux, femme de Pierre Stephani de Fréjus : Putan proada, ego non timeo quod aliqua persona possit mi recasternare quod ego feceram mori infantem meum in Burgo novo, « Putain confirmée, je ne crains pas, moi, qu’on puisse me reprocher d’avoir fait mourir mon bébé au Bourguet »57. Une Fréjussienne accuse dame Bertrande de Bagnols quod ipsa fecit mori filium suum extra terram istam, « elle a fait mourir son fils hors de ce territoire »58. Mais le juge ne décidera pas de châtiment pour l’infanticide supposé et une faible amende pour l’insulte, cinq sous.
25La sorcellerie est familière, elle apparaît dans d’autres sentences, car sa répression n’est pas déléguée à l’inquisiteur. Il s’agit de sorcellerie amoureuse, de fachura qui sort à peine du cadre familial par un appel à des spécialistes, des femmes. Deux insultes évoquent le port de chandelles à l’église, pour les faire bénir avant un usage indu : ne portetis vestrum eculum cum candelis ad ecclesiam sicut alias fecistis, « Ne menez pas votre poulain [ ?] avec des chandelles à l’église comme d’autres fois »59. Un fustier de Fréjus dit à une femme mariée : mater mea non fuit fachureria nec portavit candelas ad ecclesiam sicut vestra, « Ma mère n’a pas été jeteuse de sorts et n’a pas porté de chandelles à l’église comme la vôtre »60 ; en 1303, Marie Bellessa de Fréjus dit à sa belle-sœur : Ego non sum illa que fachurariam maritum meum ut me plus diligat, « je ne suis pas celle qui jetterais un sort sur mon mari pour qu’il m’aime plus »61. On ne repère pas non plus de châtiment pour la sorcellerie supposée et l’insulte est punie d’une modeste amende de cinq sous.
26Comme la violence, l’injure s’exerce, mais en tout petit nombre de cas, onze, à l’intérieur de la famille, une fois contre le père, contre la mère, contre la sœur et contre le frère, une fois aussi contre les beaux-parents et contre la belle-fille, deux fois contre le mari et trois fois contre l’épouse. Guillaume Serrator de Fréjus vilipende ainsi par deux fois sa femme adultère et ses « amis » : Non potero me vindicare de una putan ? « Ne pourrai-je pas me venger d’une putain ? », et Vidistis hodie aliquam meretricem maritatam ? « Avez-vous vu aujourd’hui une prostituée mariée ? »62.
Coupables et victimes
Les délinquants
27Sur trois cent quarante-deux coupables, on compte soixante-seize femmes, 22,2 %, quarante-six clercs, 13,4 %, un seul noble et aucun juif. Les femmes sont nettement sous-représentées : neuf insultes contre les notaires, les officiers ou le clergé, quarante-neuf contre d’autres femmes. C’est une délinquance faible et une délinquance de faibles. Généralement, elles défendent la norme. Sauf Rissenda Brunessa de Fréjus, qui met la tête de son mari, Pierre Brun, aux enchères dans la rue et joue à chercher quelqu’un qui le tue : [dicebat] in carreria publica quod ipsa vellet esse vidua de dicto marito suo et quod sibi decostaret meliud indumentum quod habebat et quod vellet invenire aliquem qui dictum maritum interficeret et cum aliqui homines de Forojulio morirentur et vicine sue mortem illorum morencium ei refferrent ipsa dicebat quod sic vellet de dicto marito suo et de eo esse vidua et si invenisset aliquem qui deliberaret eam de dicto marito suo quod libenter daret ea que habebat, « [elle disait], en pleine rue, qu’elle voulait être veuve de son mari et que ça lui coûterait son plus beau vêtement et qu’elle voulait trouver quelqu’un qui tue son mari et, comme certains hommes de Fréjus étaient morts et que ses voisines lui rapportaient leur mort, elle disait qu’elle voulait qu’il en arrivât ainsi à son mari et que si elle trouvait quelqu’un qui la libérât de son mari, elle lui donnerait volontiers ce qu’elle possédait »63. Mais était-elle victime ou coupable ?
28Les clercs paraissent un milieu éminemment criminogène, capable et coupable, par ailleurs, des pires excès, port d’armes, adultère, coups et blessures, viol : vingt-sept sont de simples clercs, sept des clercs mariés, neuf des prêtres et un clerc intitulatus. Leur surreprésentation dans l’échantillon est due en partie au volet « officialité » du tribunal, mais nous percevons ici une structure diamétralement opposée à celle qu’analyse ailleurs Claude Gauvard et où le clerc est une victime privilégiée. Classiquement, ce sont des jeunes, fils de famille souvent, quelquefois nobles, damoiseaux, en majorité sans liens affectifs, tous joueurs, pauvres, voleurs, violents, à la recherche de bonnes fortunes. Ils sont critiques de leur propre monde : pour Raymond de Seillans, faux clerc qui mène une vie boccacesque et violente, il n’y avait pas à Fréjus de chanoine ou de clerc « propres », mundi. Parmi leurs victimes, pour vingt-six hommes, deux clercs, un officier, on compte dix-neuf femmes. On peut y voir un équivalent de la « beffa » italienne, l’humiliation des faibles.
29Les clercs se révèlent sans doute de méchants poètes, mais des poètes méchants : deux clercs de Roquebrune, Guillaume d’Aups et Fouque Lupi, attaquent le Templier frère Raymond de Rue (Le Rouet, dépendance du Temple) et Hugua, fille d’Elisabeth de Roquebrune dans un poème diffamatoire, un carmen famosum64 :
L’autriar de Palayon parti | Avant-hier je quittai Palaison |
De Costa Rua mon dret cami. | De Costa Rue mon droit chemin |
Trobiay plorava Dan Ysabet. | Je trouvai dame Élisabet qui pleurait. |
Demandiay li. | Je lui demandai pourquoi. |
Ilhi tantost respondet mi : | Aussitôt elle me répondit : |
Huga querent anava. | Elle allait cherchant Hugua. |
Bonna, dih eu, non vos plores, | Bonne femme, dis-je, ne pleurez plus, |
Que briau say que la trobares. | Car je sais que vite vous la trouverez. |
Frayre Raymon la mana. | Frère Raymond l’envoie. |
30Un autre clerc, le prêtre dom Jean Porcellus, chante à Callas un autre carmen famosum insultant, toujours pour une femme65 :
De Chautart lo mersier | De Chautard le mercier |
Que sa mayra a fach baysar | Que sa mère a fait baisser |
O calar lo brayet | Ou tomber le caleçon |
Enans che issis de Calars | Avant de sortir de Callas |
A cent berbeguiers | À cent bergers. |
31D’un troisième carmen famosum seu cantilenam redundantem vituperium et infamiam Raymundi Argenti de Castroduplo quam in corea sive ballo cantavit , chanté pendant la farandole à Châteaudouble par le prêtre dom Hugo Torniol, joueur et violent, nous n’avons que la notice66.
Les cibles
32Un comptage des victimes donne des résultats très différents : sur un total de trois cent cinquante-quatre, on dénombre cent-une femmes, 28,5 %, et seulement huit clercs, 2,2 %, et deux nobles, 0,5 %, mais trente-huit officiers épiscopaux et notaires, 10,7 %, et deux juifs, 0,5 %.
33On note que très peu de conflits naissent, ou se révèlent, au sein de la famille. Les insultes frappent trois pères, un frère, un mari, une belle-fille, un oncle, un beau-père, une épouse adultère, peut-être une mère, et, par la bande, une belle-sœur. Bertrand Bergama de Draguignan s’entend dire sur la place, à Fréjus : Magnum honorem accepistis de ista meretrice, vili, falsa, sagnente, sorore istius Guillelme Giraude, uxore fratris mei, « Vous avez reçu un bien grand honneur de cette prostituée, vile, fausse, sanglante, la sœur de cette Gillaumette Giraud, la femme de mon frère »67.
34Les femmes apparaissent comme les victimes désignées des coups et de l’insulte. Leur diffamation accompagne le viol ou la séduction violente. Peyronnet, fils de Guillaume Suffredi de Fayence, se vantera d’avoir connu charnellement Béatrice, fille de Pierre Brun et vierge, pour se venger de son refus68. C’est une justification, l’expression de la déception, la compensation de l’échec. Les juifs sont dans la même position ; on note qu’ils ne manifestent pas de réticence à faire appel au juge, mais dans quel pourcentage ? Une dénonciation, qui repose sans doute sur la réalité du prêt à intérêt, est jetée par Raymond, clerc de Châteaudouble, à Thoros de Draguignan, quod dictus Taurosius peretur ( ?) et pecunie vel prope mutuabat, « que ledit Thoros ( ?) et prêtait de l’argent (…) »69. Et l’injure traditionnelle, Can pugnays, « Chien puant », lancée par Jean Dodon, clerc de Roquebrune, contre Astruguet de Borrian, également frappé70. On note que les deux agresseurs sont des clercs.
35La mauvaise opinion que l’on a des clercs dénonce un soupçon d’anticléricalisme. Ils sont d’abord lascifs. Un Fréjussien dit d’Aycelina Cota quod dicta Aycelina pluries ac pluribus videntibus se incluseret cum Domino sacrista quondam in camera ipsius sacriste claudendo ipsam cameram, « Ayceline à plusieurs reprises et en présence de plusieurs personnes s’est enfermée avec le seigneur sacriste dans la chambre du sacriste en fermant la porte »71. Un clerc de Draguignan, Jean Bordellus, agresse une femme mariée : Vade, vade, misera ad meretricem preveyressam matrem tuam que inventa fuit cum Domino Petro Chabaudo in domo magistri Bonaventura, « va, malheureuse, chez ta mère, concubine de prêtre, qu’on a trouvée avec dom Pierre Chabaud dans la maison de maître Bonaventure »72, et le faux clerc Romain de Seillans, multirécidiviste et perturbateur, dénonce quod Dominus Audebertus de Sclapono canonicus Forojuliensis cognoverat carnaliter Dulciam uxorem Garini Burgondini et Huguetam ejus filiam, « que dom Audebert d’Esclapon, chanoine de Fréjus, avait couché avec Douce, femme de Garin Burgondin, et avec sa fille Huguette »73, et Guillaume Torniator est condamné pour avoir diffamé sa femme, en disant quod Dominus Bartholomeus cognoverat dictam uxorem carnaliter, « que dom Barthélemy avait connu charnellement sa femme »74. Une femme, Romaine, épouse de Pierre Bossa de Fréjus, est aussi poursuivie pour avoir pris au collet dom Jacques Vital : Ha fals vilan, nonne me per capsanam scucutiebas et volebas me in lecto prohicere et me polluere ? « Faux vilain, ne m’as-tu pas secouée par le collet, tu voulais me jeter dans le lit et me souiller ? »75. Les clercs sont aussi fourbes et inconstants : convoqué par le bayle de Saint-Raphaël, Hugues Girard refuse d’obéir, disant quod nichil faceret pro eodem eo quod erat clericus conjugatus de quo nullam fecit fidem, « qu’il ne ferait rien pour lui car c’était un clerc marié, dont il ne peut se fier »76. Ils sont enfin voleurs : à Saint-Raphaël, Adalasie Moyolessa accuse le vicaire dom Hugues Bayle quod ipse retinuerat pecuniam asignatam pro pauperibus, « il avait gardé l’argent destiné aux pauvres »77.
36La critique virulente débouche sur l’opposition politique : Guillaume, « mari d’Olgeria de Fréjus » (dénomination étrange, le notaire a rayé le patronyme Tornitor), dit de Barthélemy Grassi quod non erat bonus episcopus Forojuliensis, set episcopus de merda, « ce n’était pas un bon évêque, mais un évêque de merde »78. Notons cependant que cette opposition n’est pas contaminée de gibelinisme, et Gibelin fait partie des insultes.
37Les officiers sont aussi des cibles privilégiées. On compte trente-huit dénonciations, onze de bayles, dix de nonces, gardes de la Cour, huit de notaires. Dépositaires de l’autorité scripturaire, ces derniers sont d’abord considérés comme des faussaires. C’est le cas de maître Boniface Raynaud, notaire de la Cour. Par deux fois et avec obstination et une nuance de vocabulaire, Plaisance Bernarde de Fréjus souhaite lui voir appliquer l’amputation pour avoir annulé un instrument présenté au tribunal, souhaitant quod ita haberet arsum pugnum dictus magister Bonifacius sicut ipse sindit quandam cartam suam, « que maître Boniface ait le poing brûlé comme il a taillé sa charte », puis quod utinam sic magister Bonifacius esset pugnum abscisus sicut ipse cideret quoddam instrumentum seu cartam, « que maître Boniface ait le poing coupé comme il a taillé un instrument ou charte »79. Ce notaire, corrompu, est aussi corrupteur : devant le même tribunal, Foulque Audebert du Puget accuse quod ipse magister Bonifatius [même notaire de la Cour] fecerit dari iniquum preceptum per dictum bajulum propter ensenia per matrem dicti Fulconis facta ipsi notario, « que maître Boniface a fait prendre par le bayle un jugement inique en raison des cadeaux que lui a faits la mère dudit Foulque »80.
38Les officiers sont aussi des traîtres et leur duplicité un lieu commun. Un scieur de long de Fréjus frappe un garde : omnes nuncii Curie sunt traditores, « tous les gardes de la Cour sont des traîtres »81. Des traîtres et des voleurs : un habitant de Montauroux dit du bayle, Pierre de Mania, quod ipse bajulus erat proditor contra dominum suum quia ipse occultabat jura sua et sustituebat domino episcopo, « que ce bayle trahissait son seigneur, car il cachait les droits qu’il avait levés et remplaçait le seigneur évêque »82.
La hiérarchie des peines
39Rappelons que le tribunal inflige des amendes qui sont des peines et non des compensations. Il s’agit de punir et non de réparer la réputation égratignée ou de dédommager de l’honneur perdu. À suivre l’échelle des peines infligées, on ne discerne pas l’application d’un barème fixe. La souveraineté du juge est entière. Mais on perçoit une hiérarchie : on passe de peines modestes, de cinq à dix sous pour la simple insulte, en moyenne six, de trois à trente sous pour le démenti, en moyenne dix sous, de cinq à vingt sous pour les menaces, en moyenne douze sous, pour les insultes et défis, en moyenne seize sous, à des peines plus lourdes, de dix à quarante sous pour les insultes avec coups, en moyenne vingt-cinq, pour les insultes aux officiers, en moyenne dix-huit sous, aux clercs, en moyenne vingt sous. Les imputations d’infanticide et de sorcellerie sont punies de cinq sous, de vol de six sous, mais l’atteinte à la bonne renommée en matière sexuelle de seize sous en moyenne.
40Contre le déshonneur, le besoin de justice porte l’insulté à rendre plus publique encore l’offense. Il a confiance dans les effets positifs de cette publicité, de la sentence et du châtiment. Le tribunal a confiance aussi dans la fonction pédagogique de la condamnation et de l’amende. Mais la récidive montre la nécessité de frapper plusieurs fois à la bourse pour abaisser le niveau des insultes et freiner la violence. Le tribunal épiscopal apparaît comme un régulateur assez efficace : pas de vendetta, pas de long procès, qui manifesterait un cycle de vengeance et de représailles. Les récidivistes pèchent par incohérence et par dérèglement. Seuls quelques têtus s’acharnent au nom de leur bon droit, comme Guillaume Serrator, cocu et mécontent, et Plaisance Bernarde, durablement furieuse contre le notaire du tribunal, et dans ces deux cas contre des proches de l’évêque. Peut-être est-ce la faille, l’unique faille que nous pourrions deviner dans le travail permanent de restauration de la paix et dans la présence d’Astrée, l’idéal de justice.
Bibliographie
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Bresc Henri, « Justice et société dans les domaines de l’Évêque de Fréjus dans la première moitié du xive siècle », dans Boyer Jean-Paul et Pécout Thierry (dir.), La Provence et Fréjus sous la première maison d’Anjou, 1246-1382, Aix-en-Provence, 2010, p. 19-35.
10.4000/books.pup.7180 :Bresc Henri, « La pratique linguistique des municipalités. Sicile et Provence, 1300-1440 », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, t. 117, 2005, 2, p. 641-664 (communication à la table ronde La résistible ascension des vulgaires, Paris X-Nanterre, 7 et 8 février 2003).
Gonthier Nicole, « Sanglant Coupaul » ! « Orde Ribaude ». Les Injures au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
10.4000/books.pur.16824 :Notes de bas de page
1 H. Bresc, « Justice et société dans les domaines de l’Évêque de Fréjus dans la première moitié du xive siècle ».
2 Abrégés en ASV, Archivio segreto vaticano, et IE, Introitus et Exitus.
3 H. Bresc, « La pratique linguistique des municipalités. Sicile et Provence, 1300-1440 », p. 659.
4 ASV, IE 4, f. 88, 6 novembre 1302.
5 ASV, IE 163, f. 25, 24 décembre 1331.
6 ASV, IE 163, f. 27v, 24 décembre 1331.
7 ASV, IE 163, f. 24v, 24 décembre 1331.
8 ASV, IE 163, f. 32, 24 décembre 1331.
9 ASV, IE 163, f. 23, 24 décembre 1331.
10 ASV, IE 104, f. 31, 21 août 1303.
11 ASV, IE 104, f. 11, 8 juin 1303.
12 ASV, IE 104, f. 6v, 27 mars 1303.
13 ASV, IE 104, f. 39v, 26 octobre 1303.
14 ASV, IE 4, f. 8, 23 octobre 1300.
15 ASV, IE4, f. 66v, 31 octobre 1301.
16 ASV, IE 163, f. 33, 3 septembre 1303.
17 ASV, IE 163, f. 33v, 24 décembre 1331.
18 ASV, IE 163, f. 33v, 24 décembre 1331.
19 ASV, IE 4, f. 74, 14 décembre 1301.
20 ASV, IE 4, f. 58, 30 avril 1302.
21 ASV, IE 104, f. 24v, 21août 1303.
22 ASV, IE 104, f. 21, 16 août 1303.
23 ASV, IE 104, f. 33, 3 septembre 1303.
24 ASV, IE 163, f. 13v, 17 décembre 1330.
25 ASV, IE 4, f. 68, 7 novembre 1301.
26 ASV, IE 4, f. 62v, 30 avril 1302.
27 ASV, IE 163, f. 26, 24 décembre 1331.
28 ASV, IE 4, f. 36, 25 juillet 1301.
29 ASV, IE 4, f. 9, 17 juin 1300.
30 ASV, IE 4 f. 63, 30 avril 1302.
31 ASV, IE 4, f. 73v, 14 décembre 1301.
32 ASV, IE 4, f. 51v, 12 février 1301.
33 ASV, IE 104, f. 29v, 21 août 1303.
34 Gonthier, “Sanglant Coupaul”.
35 ASV, IE 4, f. 8, 17 juin 1300.
36 ASV, IE 4, f. 27v, 23 septembre 1300.
37 ASV, IE 104, f. 6, 27 mars 1303.
38 ASV, IE 104, f. 20v, 16 août 1303.
39 ASV, IE 4, f. 83, 14 décembre 1301.
40 ASV, IE 163, f. 7, 22 décembre 1329.
41 ASV, IE 163, f. 33, 24 décembre 1331.
42 ASV, IE 163, f. 18, 27 avril 1331.
43 ASV, IE 4, f. 62v, octobre 1301.
44 ASV, IE 4, f. 28v, 23 février 1301.
45 ASV, IE 4, f. 26v, décembre 1300-janvier 1301.
46 ASV, IE 163, f. 7, 22 décembre 1329.
47 ASV, IE 4, f. 28, 23 février 1301.
48 ASV, IE 4, f. 184, 22 juin 1300.
49 ASV, IE 4, f. 3v, 17 juin 1300.
50 ASV, IE 4, f. 23v, 23 septembre 1300.
51 ASV, IE 163, f. 20, 4 novembre 1331.
52 ASV, IE 4, f. 28, 23 septembre 1300.
53 ASV, IE 4, f. 66v, 31 octobre 1301.
54 ASV, IE 4, f. 81, 16 décembre 1301.
55 ASV, IE 4, f. 88, 6 novembre 1302.
56 ASV, IE 163, f. 35v, 24 décembre 1331.
57 ASV, IE 4, f. 49v, 12 février 1302.
58 ASV, IE 4, f. 83, 16 décembre 1303.
59 ASV, IE 4, f. 57, 30 avril 1302.
60 ASV, IE 4, f. 58, 30 avril 1302.
61 ASV, IE 104, f. 31v, 21 août 1303.
62 ASV, IE 4, f. 43v, 18 septembre, et f. 51, 12 février 1301.
63 ASV, IE 4, f. 66v ; 31 octobre 1301.
64 ASV, IE 4, f. 29v ; 23 février 1301.
65 ASV, IE 4, f. 68, 7 novembre 1301.
66 ASV IE 104, f. 22, 19 août 1303.
67 ASV, IE 4, f. 27, 23 février 1301.
68 ASV, IE 104, f. 39, 26 octobre 1303.
69 ASV IE 4, f. 65, octobre 1301.
70 ASV IE 4, f. 70, 7 novembre 1301.
71 ASV IE 4, f. 41v, 18 septembre 1301.
72 ASV IE 4, f. 67v, 7 novembre 1301.
73 ASV IE 4, f. 67v, 7 novembre 1301.
74 ASV IE 163, f. 27v, 24 décembre 1331.
75 ASV IE 163, f. 39, 24 décembre 1331.
76 ASV IE 104, f. 30, 21 août 1303.
77 ASV, IE 163, f. 13v, 17 décembre 1330.
78 ASV IE 163, f. 27v, 24 décembre 1331.
79 ASV IE 4, f. 32, 3 juin 1300, et f. 40, 18 septembre 1301.
80 ASV IE 4, f. 20, 22 juin 1301.
81 ASV IE 163, f. 13v, 17 décembre 1330.
82 ASV IE 4, f. 14, 10 mai 1301.
Auteur
Professeur émérite d’histoire du Moyen Âge
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016