Le réseau des Piaristes dans l’Europe d’Ancien Régime : un exemple de médiation artistique et culturelle
p. 149-158
Résumé
Les Piaristes ont diffusé dès le xviie siècle leur identité religieuse et culturelle par un système en étoile qui reliait la Casa Generalizia de Rome aux différentes fondations en Italie et en Europe. Leur réseau a servi à structurer une koïné à laquelle participent des œuvres d’art (peintures, gravures, dessins, projets d’architecture) et des compétences techniques partagées. Dans l’Europe du Baroque, les voies de la dévotion et celles de l’art se superposent, donnant vie à un modo nostro qui suit les règles de saint Joseph de Calasance. À ce réseau participent des religieux, des artistes, des intellectuels et des mécènes. À travers la correspondance du saint et les documents des archives romaines, on peut analyser le fonctionnement international de ce réseau dans lequel la transmission du message apostolique de l’Ordre intégrait des préoccupations plus pragmatiques, comme l’attention constante portée à la scienza nuova de Galilée et à la circulation d’œuvres d’art.
Texte intégral
1C’est surtout à partir des années 1980, et avec quelque retard par rapport aux domaines littéraire et historique, que la circulation matérielle des hommes et des œuvres a commencé à être un champ de réflexion pour les historiens de l’art. Leurs recherches ont ainsi témoigné d’une sensibilité accrue à l’égard de la perméabilité des frontières, mais aussi à l’égard de la circulation des formes et des idées. Cet intérêt pour les rapports entre société et réseaux s’est souvent développé en symbiose avec des recherches sur l’internationalisation du savoir et des arts.
2En Italie, ce sont d’abord les réseaux aristocratiques qu’on a montrés sous leurs aspects polyfonctionnels, mettant en évidence la multiplicité et la diversité des acteurs qui y étaient engagés. L’exaltation du lignage et sa consolidation restaient, dans ces cas, un objectif prioritaire1. Plus riches et complexes encore paraissent les modèles de fonctionnement des circuits que les ordres religieux, héritiers des exigences catholiques du concile de Trente, structurèrent à travers l’Europe à partir du xviie siècle.
3L’ordre des Piaristes fut fondé par un Espagnol, saint Joseph de Calasance (1557-1648), qui avait trouvé à Rome sa mission d’apostolat dans l’éducation des plus jeunes et des plus pauvres. Sa béatification date de 1748, sa canonisation de 1767, et en 1948 Pie XII le nomma protecteur des écoles chrétiennes.
4L’Ordre à ses débuts eut une histoire assez cahotique : les Piaristes furent présents à Rome en tant que congrégation à partir de 1602 ; en 1621, sous Grégoire XV, ils obtinrent la dignité d’ordre religieux, mais Innocent X les ramena au statut de congrégation, et ce fut Clément IX en 1669 qui les requalifia comme ordre religieux.
5La vaste bibliographie existante sur les Piaristes se compose, pour l’essentiel, de trois types d’apports. Le plus important est constitué par des textes hagiographiques, qui visent à souligner la virtus de Calasance, selon une interprétation qui fait ressortir presque exclusivement la pauvreté de l’Ordre et qui est assez indifférente à la réalité historique. À l’opposé, il y a des contributions qui voudraient faire des Piaristes des exempla de corruption. Enfin, nous avons des études érudites, datant surtout du xixe siècle, qui dessinent l’histoire de l’Ordre selon des parcours strictement biographiques dédiés aux pères les plus importants. Depuis quelques années seulement, l’ouverture au public des archives de la Casa Generalizia de Rome a permis le développement de recherches d’ensemble.
6La question du fonctionnement des réseaux des Piaristes et des rapports entre l’Ordre et les différents contextes sociaux et nationaux dans lesquels ils œuvraient doit passer par des recherches dans les fondations ; cependant l’étude croisée des documents conservés à Rome permet d’ébaucher quelques réflexions sur le fonctionnement de ces réseaux dans l’Europe d’Ancien Régime en tant qu’exemple de médiation artistique et culturelle2.
Le réseau comme vecteur d’un système artistique et culturel
7Pour la diffusion et la médiation de leur identité religieuse, culturelle et artistique, les Piaristes développèrent une véritable stratégie du réseau qui, pour être efficace, exigeait une action en synergie entre de multiples acteurs aux statuts et aux objectifs différents. Un aspect des plus important favorisant l’expansion internationale de l’Ordre fut l’organisation d’un système de rapports, formels et informels, sélectionnés et bien associés. La réussite, comme l’échec, furent liés à la possibilité de structurer des réseaux fiables reliant le « centre » et la « périphérie » de l’Ordre en une sorte de volonté et d’activité collectives, une koïné forgée à travers la propagation de la foi et de la culture.
8En effet, leurs projets artistiques se développèrent selon un ensemble de produits et de services coordonnés pour accéder aux finalités complexes de communication et de visibilité préconisées par l’Ordre. Le cœur et le moteur de cette médiation culturelle et artistique fut un réseau international dont le champ d’action avait comme coordonnées géographiques une vaste zone de l’Europe et comme horizon culturel des attentes hétérogènes liant des exigences religieuses, artistiques et scientifiques, qui allaient de la cour pontificale à celles des princes de l’Est et qui pouvaient traverser des couches sociales en apparence imperméables. Le réseau, élevé au rang de système, constitua pour les Piaristes l’instrument d’une médiation culturelle et artistique poursuivie de manière programmée et toujours fonctionnelle pour l’apostolat. Aujourd’hui, l’étude de ce même réseau est pour nous un utile moyen d’observation des enjeux sociaux et de civilisation d’une époque.
9Entre le xviie et le xviiie siècle, la circulation de frères ouvriers, d’objets d’art et d’idées prit une dimension de plus en plus ample et accompagna l’expansion de l’Ordre qui connut très rapidement un développement international. À l’automne 1637, au moment de son premier chapitre général, l’Ordre comptait six provinces et 27 fondations, ainsi que 47 nouvelles demandes de fondations bloquées par pénurie d’enseignants. En 1724, les Piaristes avaient 48 fondations, 700 religieux, 10 000 élèves. En 1784, les fondations étaient déjà 115.
10À l’étranger, les fondations répondaient à de multiples exigences : de dévotion et d’éducation, de reconquête catholique du territoire, mais aussi d’affirmation des lignages qui protégeaient l’Ordre et soutenaient son action culturelle. Dans tous les pays où les Piaristes s’établirent – Italie, Espagne, Pologne, Allemagne, Autriche, Hongrie – ils influencèrent de manière considérable l’organisation des écoles publiques3.
11À la multiplication des couvents et des collèges dans les provinces et à l’élargissement de l’influence de l’Ordre se joignit l’exigence de construire des réseaux internationaux afin d’assurer la collecte et la circulation de renseignements et de tous les objets de la culture matérielle, le plus souvent témoignages d’un haut artisanat artistique, qui étaient utilisés pour la diffusion de la dévotion comme du savoir.
12Au xviie siècle, l’utilisation d’un même circuit pour propager une identité spécifique, à la fois religieuse et culturelle, selon un système polyfonctionnel d’une grande efficacité, fut une caractéristique qui désormais paraît appartenir à tous les ordres religieux comme cela a, par exemple, été étudié avec une attention particulière chez les Jésuites.
13Calasance fut évidemment à l’origine du système de circulation et des réseaux qui auraient caractérisé l’ordre des Piaristes et leurs écoles pendant deux siècles : contrairement aux idées reçues et malgré son extrême rigueur dans l’application d’une sévère règle de pauvreté, c’était un homme cultivé, parfaitement capable de comprendre et d’apprécier la qualité artistique. Avant d’arriver à Rome (1592), il avait vécu pendant dix ans au palais Colonna, au milieu des collections d’art du cardinal Marcantonio. Tous les jours, de sa chambre dans le couvent romain de Saint-Pantaléon, le saint coordonna, par sa correspondance, un ample circuit de relations comme support des exigences du quotidien, mais aussi artistiques et culturelles, de ses fondations. Le nombre des volumes de correspondance de Calasance conservés à Rome révèle une infatigable activité épistolaire4.
14Le réseau organisé par Calasance se caractérise par sa structure en étoile. Les connexions entre les provinces passaient en priorité par la maison mère de Rome, qui ainsi contrôlait toute circulation et déterminait les temps et les rythmes, presque le souffle, du réseau. La prise en charge des exigences de chaque fondation, évaluée dans le contexte général de l’Ordre, permettait d’équilibrer nécessités, revendications et ressources. Dans l’ensemble, le rôle de Calasance fut tel que, à l’origine du moins, on peut parler d’une typologie « égocentrique » du circuit.
15Les réseaux sur lesquels l’Ordre s’appuyait furent multiples : généralement internationaux et multifonctionnels, ils pouvaient être internes, formés par des membres de l’Ordre, ou externes, avec la participation de représentants d’ordres amis, de bienfaiteurs ou d’hommes de culture.
16La capacité de s’adapter rapidement aux grandes conjonctures historiques comme aux occasions mineures d’une microhistoire du quotidien caractérise ces circuits où la sécurité paraît primer sur la rapidité, et la confiance sur l’importance de l’office.
17La koïné qui se diffuse à travers ce réseau est à la fois celle des idées et des compétences amenées par les hommes, et celle des objets de la culture matérielle. En ce qui concerne l’art, les niveaux d’intervention qui se déclinent sont multiples et touchent la conception esthétique et l’idéation aussi bien que la pratique d’exécution et ses résultats5. Saint Joseph de Calasance reconfigure sans cesse les priorités et le ton de ses messages en relation avec les attentes de ses confrères et des élites artistiques et aristocratiques, avec lesquelles il a des rapports constants.
18Dans l’Europe du baroque, les chemins de la dévotion et ceux de l’art et du savoir se superposent, donnant naissance à un modo nostro qui suit les règles du fondateur et auquel participent des religieux et des artistes, des intellectuels et des mécènes6.
19Dans ces réseaux internationaux, la transmission du message apostolique de l’Ordre s’intègre à des exigences plus pragmatiques, comme la circulation des artefacts, ou idéologiques, comme le soutien constant à la scienza nuova introduite par Galilée, dont de nombreux piaristes furent les élèves fidèles7. C’est dans ce contexte, qui unit tradition et innovation, que l’Ordre offre souvent une structure institutionnelle à la diffusion européenne des formes artistiques italiennes. Dans la communication visuelle, les possibilités présentées et parfois produites par le réseau sont ainsi utilisées pour forger des ensembles formels et iconographiques immédiatement reconnaissables et auxquels donnent corps des œuvres d’art, des peintures, des gravures et des projets d’architecture.
Itinéraires d’obédience et circulation des modèles
20L’ordre des Piaristes s’appuya pour coordonner les idées et les compétences artistiques sur deux éléments : la mobilité des pères et des frères ouvriers, permettant d’échanger des informations et des expériences sur les projets et les programmes décoratifs en cours d’une part ; et de l’autre, l’organisation d’archives romaines et centralisées de « formes artistiques ». Ces archives permirent, dès le xviie siècle, de développer une « tradition transversale » en suggérant l’adoption de formes iconographiques et de solutions architecturales déjà expérimentées pour de nouveaux chantiers dans d’autres contextes.
21La création de la part de Calasance d’une véritable « cohorte » de frères ouvriers se rattache à la volonté de réaliser des œuvres d’art et d’artisanat artistique en autarcie. Ces frères circulaient, sans répit, d’une fondation à l’autre, avec la mission de mener à bien de grands et de petits chantiers, mais aussi, et peut-être surtout, de former aux techniques de l’art d’autres membres de l’Ordre selon une transmission de compétences considérée comme fondamentale par Calasance8.
22Leur importance pour la politique culturelle des Piaristes est soulignée par l’attention constante portée par le saint à la création et au bon fonctionnement de cet « atelier mobile » d’artistes et d’artisans qu’il pouvait transférer, à sa guise, à travers toute la péninsule et même à l’étranger.
23Peter Burke a souligné que dans tout l’horizon culturel occidental, de la Renaissance à la fin de l’Ancien Régime, la circulation des personnes a affecté la culture d’une manière tout autre que la circulation des artefacts9. Ainsi ces frères ouvriers furent de véritables passeurs de compétences et de techniques manuelles, à partir desquelles on s’évertuait à constituer un patrimoine commun dans la peinture comme dans la gravure, mais aussi dans l’ébénisterie et, plus généralement, dans tous les aspects liés à la décoration des églises, des couvents et des écoles de l’Ordre.
24On développa, en quantité et en qualité, une main-d’œuvre capable de travailler de façon autonome et presque gratuitement pour l’Ordre. Un aspect qui paraît caractériser l’idée de réseau dans la praxis de Calasance est donc la volonté de réaliser un enseignement largement partagé de compétences qui sont aussi techniques et formelles. De la sorte, les chemins de la dévotion se superposent à ceux que Howard Becker a appelés « les mondes de l’art10 » et dès le xviie siècle émerge avec une évidence frappante la pluralité des acteurs et des compétences participant au système de médiation culturelle structuré par l’Ordre. La contribution de nombreuses figures – pères piaristes, mécènes, fidèles, artistes célèbres et ouvriers méconnus – fut souvent la condition nécessaire pour assurer une combinaison efficace de valeurs tangibles et intangibles et la diffusion d’objets que, suivant la définition de Krzysztof Pomian, on pourrait qualifier de sémiophores11.
25Depuis Rome, le fondateur coordonne les déplacements de son atelier mobile, mais il vérifie aussi la cohérence entre les projets et les résultats, dans un laborieux travail quotidien dont les documents des archives nous offrent le témoignage. Les difficultés auxquelles se heurte le saint sont nombreuses : souvent se posent des problèmes pratiques, mais il faut aussi composer avec la résistance de la main-d’œuvre locale et les revendications des provinces, jalouses des bons résultats artistiques, et donc de la visibilité, les unes des autres.
26Soumis à l’Obbedienza, les frères ouvriers parcouraient l’Italie dirigeant et organisant les forces locales et s’appuyant pour leur voyage sur un réseau flexible de fidèles et de bienfaiteurs. À la fin du siècle, la circulation régionale ressemble parfois à un véritable tourbillon de va-et-vient, par exemple pour Ambrogio di San Carlo (Francesco Carnevale) de Milan, qui travaille à Città della Pieve, à Ancône, à Urbino et naturellement à Saint-Pantaléon12.
27Un peu plus tard, en revanche, le célèbre graveur Vincenzo Mariotti di Santa Maria, en désobéissance ouverte, avec ses fuites et ses voyages manqués, constitue l’exemple typique d’une « circulation alternative » et témoigne des failles de ce réseau pourtant bien huilé13.
28Pour réussir à s’insérer dans un circuit de mécènes de haut rang, qui devaient suivre un mos nobilium réglementé par de rigoureuses exigences de splendeur, les Piaristes se devaient d’offrir à leurs églises une magnificence artistique à la mesure du rôle social de leurs investisseurs, mais aussi de leur témoigner constamment une vive attention : ainsi l’organisation d’un « réseau du don de dévotion » fut un enjeu complexe pour l’Ordre. Au-delà du prix généralement peu élevé de chaque objet et d’une valeur qui résidait plus dans le travail que dans le coût de la pièce, l’aspect quantitatif eut une grande importance et nous montre à quel point il s’agissait pour l’Ordre d’une obligation presque quotidienne et poursuivie sur la longue durée. C’est le cas de l’envoi de gravures, parfois de qualité médiocre, qui cependant, en raison de leur nombre, eurent un impact considérable sur la lecture des images des dévots et contribuèrent à codifier l’iconographie de l’Ordre et à en renforcer la visibilité.
29L’effort constant pour se conformer à la diversité des origines et des milieux de leur vaste public de fidèles fut à l’origine dans le réseau des Piaristes d’une circulation de culture matérielle dont les différentes caractéristiques esthétiques, de dimension et de prix, sont souvent diligemment subdivisées selon les goûts et les exigences des bienfaiteurs et des fondations. Dans l’Europe des dévots, qui se structure en relation avec les différents ordres religieux, les images et les reliques sont souvent assimilées l’une à l’autre selon une même fonction : leur distribution est un acte de cohésion culturelle et de clientélisme, à tel point que, avec les objets, sont envoyées des instructions détaillées qui cadencent et hiérarchisent le don à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Ordre et de ses circuits.
30La quantité et la fréquence de ces dons paraissent inversement proportionnelles à la valeur et au volume des artefacts : comme pour les lignages aristocratiques, les chemins de l’Ordre poussent à la diffusion à travers l’Europe de gravures, de livres, de dessins, de médailles, d’objets décoratifs et de peu d’œuvres de « bonne main ». Depuis sa cellule romaine, Calasance gère ainsi, avec décision et pragmatisme, un tourbillon vertigineux de lettres et d’objets représentatifs d’une culture matérielle souvent facile à manier, mais aux contenus symboliques élevés et particulièrement adaptés à une distribution de masse.
31La correspondance de Calasance dessine les parcours complexes d’une circulation des images fonctionnelle non seulement quant à la doctrine, mais aussi quant à la pédagogie. Les œuvres envoyées de Rome semblent servir de structure à une sorte de promotion standardisée : non seulement des documents fondamentaux pour la mémoire collective de l’Ordre, mais aussi un support iconographique, maniable et peu onéreux, fonctionnel entre autres pour la réalisation de copies peintes dans les provinces. On envoie aussi des matériaux, des toiles et des couleurs : un énième indice, ce dernier, d’une plus haute qualité romaine pour les instruments de l’art ou – du moins – de la possibilité d’un achat jugé moins onéreux ou mieux contrôlé.
32À la médiation culturelle de l’Ordre participent aussi des œuvres réalisées à Rome et diffusées par la suite en Europe. Les estampes, on l’a vu, deviennent l’un des instruments majeurs de cette construction qui fut idéologique et artistique à la fois. Les cuivres gravés, le stampo romano, constituent non seulement un élément de solidarité économique, mais aussi une production identitaire vouée à une diffusion efficace et réticulaire dont les pères piaristes et les frères ouvriers ont été les infatigables réalisateurs.
La circulation des modèles comme formes de médiation artistique
33Pour l’architecture, les caractéristiques de simplicité et de fonctionnalité que les fabriques des Piaristes se devaient d’avoir sont énoncées dans les Costitutiones14 de l’Ordre, mais dans ce domaine la conquête d’une unité d’intentions artistiques fut souvent réalisée avec une certaine difficulté. Le xviie siècle fut certainement la période la plus intéressante pour l’histoire de l’architecture de l’Ordre : non seulement pour le nombre de fabriques qui furent réalisées, mais aussi pour l’établissement d’une méthode qui cherchait à fixer des procédures communes à travers des plans architecturaux et des modèles décoratifs partagés15.
34Selon la définition de Rosario Nobile, le modo nostro des Piaristes témoigne d’une tendance à trouver un fondement commun, des procédures dans la réalisation des projets et dans leur exécution, des principes de construction et d’organisation des espaces qui devaient contribuer à simplifier l’accomplissement de nouveaux projets tout en les rendant reconnaissables16. Par le biais d’une expertise centralisée de tout le processus de fabrication, le système de circulation organisé par Calasance permit l’organisation d’une stratégie cohérente et aussi de soumettre la pratique artistique des provinces à des contrôles centraux et à des modèles canoniques et orthodoxes.
35Ainsi, au long des routes du réseau, circulent des solutions « hautes » et vérifiées dans les ateliers romains, qui sont reproposées dans des contextes provinciaux selon une pratique qui a été parfois accusée d’avoir retardé le renouveau local.
36Les correspondances échangées entre Rome et les provinces livrent de nombreux commentaires sur les chantiers en cours. Parfois le désappointement du saint est plus que manifeste : « Il me déplaît que dans la construction à Porta reale [quartier de Naples] on ne suive le projet d’aucun architecte intelligent » remarque avec véhémence Calasance en 162917.
37En effet, si l’envoi d’hommes, de matériaux et même de textes, comme le traité d’architecture de Vignole18, fonctionnait avec une grande efficacité, l’accueil n’était pas toujours favorable, d’autant plus que les modèles envoyés par Rome se heurtaient parfois à la susceptibilité des architectes et des bienfaiteurs locaux. Comme dans d’autres cas, liés au collectionnisme et aux pratiques des réseaux nobiliaires, le centralisme que l’Ordre visait à imposer s’accompagna d’un vif polycentrisme local, jamais passif face aux solutions romaines. Ainsi le rapport entre le centre et la périphérie se caractérisa souvent par une réelle divergence d’exigences. Par exemple, dans l’Europe centrale, la dynastie des Wasa finança pour les Piaristes des édifices dont la richesse, conforme à la splendeur du lignage, ne fut pas considérée comme adaptée aux provinces italiennes : non seulement pour un problème de coût, mais aussi à cause d’enjeux identitaires très forts.
38Les objectifs mis en avant dans la construction du circuit de l’Ordre furent pragmatiques et symboliques à la fois.
39Pragmatique, par exemple, est la tentative de constituer un soutien efficace à l’apostolat et à la rapide diffusion des prescriptions romaines. Pragmatique aussi est la volonté de faciliter la circulation d’œuvres et d’objets à un moindre prix par rapport aux envois par courrier qui demeuraient chers et peu sûrs.
40Certainement symbolique, en revanche, est le projet d’augmenter l’influence de l’Ordre pour favoriser une plus forte dévotion ou une participation plus active à sa ratio studiorum : même le développement d’une véritable stratégie de séduction par le biais de l’art peut être considéré comme une réponse à cette dernière exigence19.
41En observant les interventions en réseau de l’Ordre, les archives romaines soulignent ainsi une double volonté : d’un côté, l’exigence d’un contrôle centralisé et, de l’autre, l’aspiration à l’équilibre et à l’autosuffisance économique des provinces même en ce qui concerne la production artistique, dont les coûts pouvaient être considérables pour un ordre pauvre.
42Par exemple, les cuivres étaient souvent gravés à Rome et ensuite remis aux différentes fondations de province, qui pouvaient procéder à l’impression des chalcographies, selon leurs besoins et sans trop engager financièrement la maison-mère. De cette façon, on pouvait contrôler la qualité et l’orthodoxie des modèles, mais on confiait aux provinces la libre gestion de la reproduction et de la diffusion locales.
43Dans cette circulation de culture matérielle étaient importants aussi les éléments décoratifs des églises qui, une fois encore, étaient souvent réalisés à Rome et ensuite distribués aux fondations dans les provinces : des parements, des objets liturgiques, des tabernacles en bois que la peinture faisait paraître de grand prix devinrent un signe d’attention et d’affection de la part de Calasance ou des bienfaiteurs.
44Le long du réseau apparaissent aussi les remontrances et les réprimandes pour des œuvres prêtées et perdues, pour des volumes jamais rendus. L’interdiction de Calasance de tout prêt de livres, d’œuvres d’art ou d’ornements des églises sans son autorisation préalable est in fine une sorte de protection institutionnelle contre la « force centrifuge » à laquelle les objets d’art et de culture étaient soumis dans la dynamique du réseau20.
Réseaux transversaux et flux perméables : autour de l’Ordre
45Des membres d’ordres « amis » appartiennent à un réseau qu’on pourrait qualifier de transversal : des Capucins, des Oratoriens, mais aussi des curés bien placés, bienfaiteurs des Piaristes. À ces circuits, caractérisés par une plus grande diversité d’intérêts, participent aussi des hommes de culture, des artistes et des architectes, souvent en lien avec d’autres ordres religieux : le premier qu’on pourrait citer est le célèbre peintre jésuite Andrea Pozzo, qui intervint même dans l’église romaine de Saint-Pantaléon. Le recours à ce type de collaboration fut durable et ce fut à un oratorien, le quadraturiste bolonais Antonio Haffner, qu’on confia en 1720 la réalisation du projet pour la chapelle de l’Ange gardien de l’église des Piaristes de Gênes.
46De nombreux exemples démontrent l’apport réciproque dans l’action artistique entre les ordres religieux, mais il ne faut pas oublier que se développent aussi à travers le réseau des interférences et des pressions parfois inopportunes. En effet ce type de réseau, dont les itinéraires et le fonctionnement ne sont pas contrôlés par l’Obédience, n’était horizontal qu’en apparence : une hiérarchisation précise restait toujours présente, même si elle était parfois instable et occasionnelle. Encore une fois, le rôle de la Casa Generalizia de Rome est fondamental dans la médiation artistique de l’Ordre : à cause du prestige international reconnu à la ville dans ce domaine, mais surtout de la connaissance et la fréquentation que les pères avaient des artistes et des architectes les plus connus.
47Mais la caractéristique la plus typique de l’Ordre, véritable anomalie historique, est le vaste réseau galiléen instauré par Calasance, presque jonglant avec l’Inquisition, et qui réussit à unir dans une synthèse inédite l’art et la scienza nuova.
48On a souvent avancé le binôme pietas et scientia pour définir les priorités pédagogiques de l’Ordre, En effet, les Piaristes, attentifs à la naissance de ces nouvelles théories scientifiques, participèrent avec une grande ouverture d’esprit à l’évolution scientifique et artistique qu’impliquait l’enseignement de Galilée. L’introduction de l’enseignement de l’histoire et de la géographie dans le cursus de leurs écoles démontre que les Piaristes étaient prêts à inclure dans leur formation des savoirs et des techniques du présent, des compétences nouvelles qui avaient besoin d’une actualisation constante des images. Au xviie siècle, l’Italie se rattachait encore à l’héritage culturel du concile de Trente, qui avait compté, dans le domaine de l’image, des apports fondamentaux comme celui du cardinal Gabriele Paleotti et de son « Discorso intorno alle Immagini Sacre e Profane21 ». Dans le système culturel de l’Ordre, les deux langages, celui de l’art au service de la foi et celui des images appliquées à l’enseignement et à la divulgation de la science, paraissent utiliser des formes différentes, mais les mêmes médias, surtout le dessin et la gravure, et le même système en réseau sont utilisés pour leur diffusion internationale.
49Un exemple typique de la persistance de cette attitude pendant l’Ancien Régime reste l’édition du De Motu animalium du mathématicien Alfonso Borelli22. Le texte du célèbre élève de Galilée fut imprimé grâce à Carlo Giovanni Pirroni del Gesù, sixième général de l’Ordre, avec ses nombreuses et précieuses chalcographies. Il fut proposé en hommage au grand-duc de Toscane – mais aussi à Antonio Magliabechi et au cardinal Barbarigo. Une « balle de cinquante exemplaires » partit pour être vendue à Venise23 pendant que l’Ordre tissait des contacts avec le très célèbre éditeur Giansonio à Amsterdam24. Pendant tout l’Ancien Régime, une plus ample polyvalence disciplinaire caractérisa la formation des pères piaristes. Ils s’adonnèrent souvent en même temps à la recherche et à l’enseignement, ils furent capables de s’occuper d’éloquence comme de mathématiques, de physique et d’histoire, et ils avaient des compétences techniques précises en dessin, gravure et souvent en architecture. On en trouve un exemple extraordinaire dans le livre de dessins L’Ozio del Genio Studioso25.
50Les objectifs de ces circuits transversaux sont en partie communs à ceux internes à l’Ordre et cela explique mieux, par ailleurs, la perméabilité des flux. Il y a d’abord des éléments relevant d’une économie de temps et de moyens, et puis l’exigence de captatio benevolentiae, enfin le réseau devient pour les Piaristes le vecteur de la médiation d’une nouvelle approche de la science et d’une hiérarchie plus moderne du savoir.
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51Pour conclure, à travers l’analyse croisée de la correspondance de Calasance et des archives romaines de l’Ordre, suivant à la trace ces « itinéraires réticulaires26 », se dessine l’image d’une Europe caractérisée par de fortes tensions sociales et spirituelles, où les exigences d’une réforme religieuse s’unissaient à la volonté de développer aussi par le biais de l’art et de la science une plus forte dévotion et une nouvelle pédagogie. Quels sont les points communs entre ces multiples réseaux qui se développent dans des contextes sociaux et géographiques différents ?
52Le premier élément qu’on peut mettre en valeur est celui de la perméabilité, des points de contact, volontaires ou occasionnels, mais toujours promptement saisis, entre les différents mondes reliés à l’Ordre piariste : les dimensions religieuse, sociale, artistique et savante s’entrelacent sans cesse.
53Un deuxième point touche la culture matérielle répandue dans ces réseaux. Sa quantité est inversement proportionnelle à sa valeur et la possibilité d’une plus large médiation offerte par la reproductibilité, presque dans une première aspiration technologique à l’ubiquité infinie de l’image, paraît être de la plus grande importance.
54Enfin, il ne faut pas sous-évaluer la bipolarité des contenus matériels et symboliques auxquels ces réseaux offrent leur support : d’un côté, les exigences de l’orthodoxie et de l’apostolat de l’Ordre, celle de la paideia et aussi celles liées à la construction et à la décoration des églises et des collèges et, de l’autre, une nouvelle approche de la science avec la diffusion des idées de Galilée, à l’époque encore controversées. Ainsi l’étude du fonctionnement d’un réseau, loin d’être une fin en soi, peut devenir un des dispositifs du regard historique, une sorte de caléidoscope méthodologique capable de redonner un contexte dynamique aux exigences de médiation culturelle ou de simple communication des ordres religieux pendant l’Ancien Régime.
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Notes de bas de page
1 Voir par exemple S. Costa, Dans L’intimité d’un collectionneur, Livio Odescalchi…
2 À ce propos cf. S. Costa, Pietas et scientia… : on peut se référer à ce texte pour une approche de la politique culturelle des Piaristes et pour une plus ample bibliographie sur l’action artistique de l’Ordre.
3 S. Giner Guerri, S. Saint Joseph de Calasance par Severino Guerri, p. 232.
4 Le Magnum Tabularium de l’Ordre conservé à la Casa Generalizia de Saint-Pantaléon à Rome sous l’intitulé de Regestum Calasanctianum signale : « Collecta inveniuntur in hoc Regesto imprimis ea, quae ad S. Iosephum Calasanctium spectant, iuxta ordinationem a P. Octavio Manetti olim peractam : huiusmodi autem ordinatio, tum quoad ipsa documenta, tum praesertim quoad eorundem variam et progressivam numerationem, adamussim ubique servata fuit, non raro restituta, ac insuper, novis accessionibus locupletata. Accedunt deinde omnia vel fere omnia quae ad ipsum S. Conditorem, directe vel indirecte pertinent, quaeque antea vel in tabulario non asservabantur, vel aliis loculamentis inscripta erant. »
5 Collectio Antiqua Imaginum Sancti Josephi Calasanctii, Archivum Generale Scholarum Piarum (désormais AGSP), Reg. Cal., n. 120.
6 N. De Mari, M. R. Nobile, S. Pascucci (dir.), « L’architettura delle Scuole Pie…
7 L. Picanyol, Le Scuole Pie e Galileo Galilei, 1942.
8 Par exemple : « Quanto a ms. Giulio [Petronio] ho scritto al P.re Pietro [Casani] che da esso impari il far la purpurina et la lacca et il minio che egli sa far acciò noi possiamo poi far li damaschi finti et se ne potesse haver l’oglio medicinale l’habbia, del resto non vi pensi né vi spenda un quatrino. Vi ho fatto andar il fratel Gio. Sartore acciò impari li detti colori... » : lettre du 09/02/1621 « Al m.to R.do in Christo il P. re [Giovanni Garzia] Castiglio Economo delle Scuole Pie a Roma », AGSP, Regestum Calasanctianum, Litterae originales S. Iosephi Calasanctii Volumen I, 065, fiche 0070.
9 P. Burke, « Les artistes circulations et rencontres », p. 27.
10 H. Becker, Art Word, 1982.
11 K. Pomian, Che cos’è la storia, p. 113.
12 AGSP, Regesta Generalitatis, n. 136, Regestum litterarum P. Petri Zanoni a Conceptione. vol. 1. Ab anno 1700 ad annum 1703, 25 octobre 1704.
13 O. Tosti, L’opera dei nostri fratelli operai nella progettazione…, p. 183.
14 Costitutiones, 1826.
15 AGSP, Regestum Provinciae italiae et Provinciae ultra montes et hispanicae.
16 M. R. Nobile, « Le chiese scolopiche », p. 83.
17 « Mi dispiace che nella fabbrica di porta reale non si seguiti il disegno di alcun architetto intelligente » « Al Padre Stefano Cherubini Ministro delle Scuole Pie della Dochesca », Naples, lettre du 14 juillet 1629, AGSP, Reg. Cal. III, 359, fiche 1157.
18 Cf., par exemple la lettre de Calasance à Giovanni Castiglia du 6 novembre 1624, AGSP, Reg. Cal., I, 37, 43.
19 Il s’agit par exemple de la Scuola de Fanano ; cf. AGSP, Provincia Toscana 4, lettre de Luca Bresciani à Calasance du 25 novembre 1629, et S. Costa, op. cit., p. 85.
20 Par exemple AGSP, Reg. Cal. IV, 153, lettre de Calasance au père Castiglia à Frascati, 25 juillet 1630.
21 G. Paleotti, Discorso intorno alle Immagini Sacre e Profane, 1582.
22 A. Borelli, De Motu animalium, Rome, Angeli Bernabò, 1680-1681.
23 Cf. L. Picanyol, Alfonso Borelli e il P. Carlo Giovanni Pirroni delle Scuole Pie, p. 18.
24 « Magnifici Viri. Ut satis vestro desiderio faciamus, direximus isthuc superioribus hebdomadis centum corpora de motu animalium in duas partes cum suis figuris distributa » lettre du 13 juin 1682, cf. L. Picanyol, op.cit., p. 19.
25 AGSP, Regestum Litterario Scientificum, n.164.
26 Cette définition a été évoquée par Claude Gauvard lors de la conférence conclusive du congrès du CTHS, Reims, le 1er mai 2015.
Auteur
Professeur d’histoire de l’art
Alma Mater Studiorum, Università di Bologna
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2016