De la constitution des réseaux des notaires-secrétaires royaux sous les premiers Valois (1328-1380) : famille, viviers et institutions
p. 59-69
Résumé
Le présent propos a pour objet l’appréhension et l’étude des différents types de réseaux tissés entre et par les notaires-secrétaires de la chancellerie des trois premiers souverains Valois. Des lignées notariales y voient le jour, affichant leurs liens de parenté et veillant à sauvegarder les richesses accumulées dans le cadre de leur(s) fonction(s). D’autres consolident leur situation au moyen d’unions matrimoniales, souvent réalisées entre familles exerçant dans l’administration. La création d’une confrérie des clercs, notaires-secrétaires du roi, leur offre un autre lieu de partage et de fédération. Ainsi, il sera question d’examiner au travers d’exemples précis la construction et les différentes formes adoptées par ces réseaux tout en questionnant leur caractère plus ou moins pérenne. Ces réflexions prennent appui sur des documents issus de différents fonds des Archives nationales (en particulier le Trésor des chartes, séries J et JJ) et de la Bibliothèque nationale de France.
Texte intégral
1« Une hydre est un composé de plusieurs personnes sur un tronc commun1. » À l’image de cette créature mythologique, les notaires-secrétaires de la chancellerie royale se présentent au xive siècle comme des hommes complexes aux multiples facettes. Êtres tentaculaires, tantôt carriéristes, tantôt de passage, ces agents de l’écrit forment une mosaïque humaine dont la teinte des carreaux, pourtant proche, varie en fonction de l’angle de vue adopté, et est consolidée par des liens multiples et variés. Le présent propos prend appui sur des recherches prosopographiques autour d’une quinzaine de notaires-secrétaires, dans le cadre d’un des pans majeurs d’un doctorat en cours2, qui a pour objectif d’approfondir la connaissance de la documentation et du fonctionnement de la chancellerie royale française des trois premiers souverains de la branche Valois (1328-1380). Cette institution y est étudiée au travers de la culture graphique et textuelle des notaires et secrétaires royaux qui y exercent et de la trajectoire sociale de ces derniers.
2Le présent texte n’aura pas pour objectif de livrer une étude globale permettant, comme celle réalisée par Françoise Autrand pour le parlement de Paris ou Danièle Prévost pour la Chambre des comptes3, d’avoir une vision totale des parentés et alliances liant les acteurs de la chancellerie des trois premiers Valois, mais bien plutôt de venir étayer une réflexion à propos des pratiques sociales de ces agents de l’écrit. Après être revenue sur quelques notions essentielles, nous tâcherons de répondre, ou tout du moins d’aborder, trois questions : que peut-on dire des notaires-secrétaires des premiers Valois ? Où se trouvent les réseaux qu’ils forment ? Quelles stratégies mettent-ils en place ?
3Avant d’aller plus loin, un bref retour sur quelques notions essentielles s’impose. La chancellerie royale est l’un des organes administratifs les plus importants et les plus actifs du royaume de France entre le xiiie et le xve siècle4. Bureau d’écriture attaché au souverain, elle accompagne l’accroissement du domaine et de l’autorité dévolue à celui-ci, tout en se pliant à une inévitable spécialisation des fonctions, tâches et pratiques qu’elle accueille. Subissant par secousses les conséquences du besoin grandissant de la « chose écrite », elle tend à se doter d’agents aux fonctions variées : les notaires-secrétaires. Ceux-ci doivent prendre en charge la réalisation matérielle des documents et en endosser la responsabilité tout en en facilitant le contrôle et la validation. Il est important de souligner que, bien qu’étant au service du souverain, la chancellerie et son personnel répondent également à des demandes rédactionnelles émanant de commanditaires variés tels que la Chambre des comptes, les Requêtes, le chancelier, des conseillers divers voire même du prince héritier, avant que sa chancellerie ne soit constituée. Ces multiples commandes ont eu pour effet de grossir le nombre des actes réalisés par ce bureau d’écriture mais aussi de complexifier, sans les rendre illisibles, les liens parfois privilégiés entretenus par les notaires-secrétaires avec tel ou tel pôle ou acteur de l’environnement royal.
4Les notaires-secrétaires royaux sont des écrivains initiés aux rouages du droit dépendants directement de l’Hôtel. Ils sont chargés de rédiger les actes donnés au nom du roi et sont, le plus souvent, les seuls à pouvoir les signer. À son arrivée sur le trône, le nouveau souverain ne peut normalement pas destituer les notaires déjà en exercice sous le règne de son prédécesseur, mais peut renouveler le personnel en fonction à la chancellerie en amenant avec lui le personnel de sa chancellerie ducale. Qu’ils soient au service du souverain ou d’un prince, ces praticiens de l’écrit et leurs proches font très souvent l’objet de dons et de privilèges visant à les récompenser de leurs services et fidélité.
5Notons qu’une différence est à faire entre les termes « notaire » et « secrétaire », bien que ces deux catégories d’agents aient pour mission première de donner vie aux actes provenant de la chancellerie royale5. Les secrétaires étaient des notaires attachés spécifiquement à la personne du roi, rédigeant des actes en provenance directe de ce dernier, qui leur confiait la rédaction des lettres les plus importantes. Lorsque le souverain quittait Paris, il emmenait avec lui quelques secrétaires, laissant aux simples notaires le soin de s’occuper des affaires des conseils, désormais fixés à Paris. Les secrétaires officiaient par quartier et à tour de rôle tandis que les notaires étaient tenus de se présenter chaque jour dans un service. Ainsi, tout secrétaire est préalablement notaire, mais tout notaire ne devient pas obligatoirement secrétaire. Enfin, il est important de souligner qu’un premier secrétaire fit son apparition dès le règne de Jean le Bon6. Ces deux termes seront, dans le présent propos, régulièrement employés accolés, sans que la réalité recouverte par chacun d’entre eux soit perdue de vue. Nous essaierons, dès que cela est rendu possible par la documentation, de préciser le statut exact de l’agent de l’écrit présenté.
Que peut-on dire des notaires-secrétaires des premiers Valois ?
6Placés sous la direction du chancelier, les notaires-secrétaires restent bien souvent cachés derrière les rouages de la chancellerie. En effet, même si nous connaissons le nom de la plupart d’entre eux, ils demeurent pour le plus souvent de grands anonymes, entités fantomatiques, connus par leur écriture dans le meilleur des cas, et dans le pire par une simple mention dans une liste. Des informations sur leurs activités et sur leur vie peuvent malgré tout être trouvées au moyen d’une étude prosopographique, méthodique, parfois chanceuse, constituant un véritable travail de fourmi. Arrêtons-nous pour l’instant sur quatre points concernant les notaires-secrétaires royaux : leur profil, leur nombre, leur mode d’entrée en fonction et leur formation.
Quel profil ?
7Plusieurs profils de notaires cohabitent au sein de la chancellerie. Tout d’abord, des notaires généralistes, polyvalents et œuvrant pour tout commanditaire. De façon diamétralement opposée, nous pouvons également rencontrer des notaires dont l’activité tourne essentiellement autour d’un service (Parlement, Chambre des comptes, requêtes de l’Hôtel). D’autres encore suivent le chancelier et répondent à des fonctions spécifiques, ayant parfois l’exclusivité de la signature de certains types d’actes7. Devenus des éléments fixes, parfois difficilement interchangeables, ils constituent des rouages essentiels de la machine gouvernementale.
8Certains sont laïcs, d’autres clercs et, dans chacune de ces catégories, des agents cumulant plusieurs fonctions, dont certaines dans le domaine de l’écrit (appartenance à plusieurs chancelleries) ou dans le monde ecclésiastique. Le suivi de certains de ces agents de l’écrit fait ressortir le fait que leur temps d’exercice était très variable. Il pouvait aller de quelques années à plusieurs dizaines d’années dans certains cas. Plusieurs notaires-secrétaires ont même exercé continûment au cours du règne des trois premiers Valois, soit pendant près de trente ans. Certains sont à la base de véritables lignées notariales, comme nous le verrons un peu plus loin. D’autres sont chargés du traitement suivi de certains dossiers voire même de missions diplomatiques pouvant atteindre des sphères élevées.
Le nombre de notaires-secrétaires : les listes
9Leur groupe augmenta continuellement pour faire face au besoin du travail croissant de la chancellerie. Leur effectif oscilla sensiblement au cours du xive siècle, allant d’une cinquantaine de notaires-secrétaires à près de cent praticiens, dans les temps les plus troublés, notamment en raison de la Grande Peste qui fit disparaître près d’un notaire sur quatre8.
10Deux actes nous donnent la possibilité de connaître le nombre et le nom des notaires-secrétaires en fonction à la chancellerie, au moins au cours du règne de Jean le Bon. Le premier, en date du 28 novembre 1359, émane de Charles, dauphin de Viennois et régent du royaume9. Cette ordonnance limite le nombre des notaires-secrétaires en citant ensuite les noms de ceux-ci, classés en fonctions de leur rang (notaire/secrétaire) et de leur statut (clercs/lais). Le second acte, en date du 7 décembre 1361, est un règlement de chancellerie détaillant les devoirs des notaires et secrétaires du roi, qui limite à 59 l’effectif de ces derniers et donne leurs noms10.
Mode d’entrée en fonction
11Dès 1342, les notaires royaux passèrent un examen devant le chancelier, assisté des gens du Parlement, afin de vérifier leurs connaissances et de les certifier « souffisans pour ecrire et faire lettres en françois et en latin ». Une fois cette certification obtenue, ils prêtaient serment et s’engageaient à être loyaux, fidèles et assidus dans leur office11.
Que sait-on de leur formation ?
12Bien que nous sachions ce qui était attendu d’un notaire-secrétaire entrant en fonction, une inconnue subsiste : la formation suivie pour acquérir ces compétences. Certains actes nous permettent de toucher du doigt leur culture tant graphique que textuelle sans pour autant en trouver la source absolument certaine.
Où se trouvent les réseaux des notaires-secrétaires ?
13Nombreuses sont les occasions pour les notaires-secrétaires de tisser des liens solides dans et hors de la chancellerie. Leur cumul de fonctions permet à n’en point douter de créer des relations interpersonnelles plus ou moins solides.
14Le suivi et l’identification d’un notaire-secrétaire peuvent amener l’historien à rencontrer des sphères, tant administratives que documentaires, paraissant au départ bien loin de la chancellerie. Les problèmes d’homonymie, la polymorphie onomastique, la masse considérable de la documentation et les aléas de sa conservation ainsi que l’infinité des pistes pouvant être explorées rendent parfois un peu périlleuse la connaissance même partielle du parcours et de la vie de ces hommes. Tantôt dans la position de l’ogre rongeant méticuleusement les os qu’il a trouvés, tantôt dans celle du chasseur pistant sa proie, je me suis attelée à la poursuite d’une quinzaine de notaires-secrétaires royaux au travers de leurs actes et de tout type de sources portant trace d’eux.
15Comme je l’ai mentionné plus haut, le cumul de fonctions est monnaie courante pour le personnel de la chancellerie. Il est cependant difficile de savoir dans quelle mesure l’activité des notaires-secrétaires dans d’autres sphères a pu influencer leurs pratiques d’écriture et de cerner le bénéfice que, dans le cadre de leur formation, leur a apporté cette appartenance à des institutions variées. Quatre sphères où il est possible pour les notaires-secrétaires royaux d’échanger et de partager peuvent être abordées : les confréries, les chancelleries, l’administration royale et le monde ecclésiastique.
Les confréries
16En mars 1351, Jean le Bon autorisa ses clercs, notaires et secrétaires à se réunir en une confrérie mise sous la protection de Jésus-Christ et le vocable des quatre Évangélistes (Jean, Matthieu, Luc et Marc)12. Approuvé et soutenu par le souverain qui revêt le titre de fondateur, ce projet confraternel bénéficia par donation royale d’une maison, avec cour, jardins et dépendances, située dans le bourg de Saint-Germain-des-Prés, près d’une porte de Paris et des jardins de la maison royale de Nigelle. Les confrères nouvellement installés furent perpétuellement exemptés de toute redevance et servitude afin de pouvoir bâtir une chapelle et vaquer à leurs œuvres confraternelles13. Suivant l’obligation d’un rassemblement annuel fait aux confréries, une messe annuelle était dite au mois de mai. Cette confrérie n’est pas la première ni la seule corporation instituée dans le monde des agents de l’écrit de cette période14 : les notaires du Châtelet de Paris furent, semble-t-il, dotés d’une confrérie dès la fin du xiiie siècle.
17Certains notaires se présentent comme bien insérés dans le maillage social et appartiennent à d’autres confréries. Ainsi, Yves Derian, secrétaire laïc très actif sous les règnes de Jean le Bon et Charles V et bien implanté dans la société parisienne15, ainsi que sa femme font partie de la Grande Confrérie Notre-Dame aux seigneurs, prêtres et bourgeois de Paris16.
18Ces deux types de confréries s’appuient, pour l’une, sur le puissant courant fédérateur qu’est le monde des métiers, car la pratique d’un même métier fait indéniablement ressortir une solidarité, et pour l’autre, sur la défense des intérêts d’une communauté d’habitants.
Les chancelleries
19Parmi les cumuls de fonctions les plus fréquents se trouve le fait de travailler dans une autre chancellerie. Cette charge d’écriture était souvent exercée avant d’atteindre la chancellerie royale, sans pour autant que l’accession à cette dernière ne vienne y mettre nécessairement un terme. Certains notaires exercent pour l’une des chancelleries ducales (phénomène relativement observable). Ils accèdent parfois à la Chancellerie royale au moment où le duc ou plus exactement le prince prend la tête du royaume de France.
20Il arrive également qu’un notaire au service du roi soit investi d’une autre autorité, telle que la chancellerie apostolique, bien qu’il soit difficile de quantifier le nombre de professionnels concernés.
Les autres pôles administratifs royaux
21Les notaires-secrétaires royaux se retrouvent également dans d’autres pôles de l’administration royale : au Parlement de Paris, en tant que greffier au criminel par exemple, ou à la Chambre des comptes, en tant que maître extraordinaire de la Chambre des comptes, clerc comptable ou greffier. Les fonctions qu’ils y occupent nécessitent bien souvent d’être préalablement notaire royal. Cette affiliation à un autre pôle se lit parfois très clairement dans leur production en chancellerie. Ainsi, la spécialisation perçue dans les écrits royaux trouve parfois un écho dans les administrations en lien avec le domaine concerné.
22Un parfait exemple en est offert par Roger de Vistrebec. Notaire à la Chancellerie royale dès le début du règne de Philippe VI17, Roger de Vistrebec est lié à la Chambre des comptes, où il officie dès avril 1323 en tant que clerc comptable18, puis, dès 1333, comme notaire détaché aux Comptes en tant que greffier19. Au regard des registres de chancellerie et de l’analyse des mentions hors teneur, Roger de Vistrebec est intervenu, au cours du règne de Philippe VI, dans la réalisation de 330 actes. Parmi ces 330 actes de ce corpus, seuls 264 sont réellement signés directement par ledit Roger en tant que notaire de chancellerie (fig. 1). 61 actes ne le présentent pas comme le signataire des mentions de chancellerie, mais comme celui de mentions en lien avec les comptes (enregistrement, paiement). Enfin, 5 actes sont de nouvelles expéditions de documents auparavant signés par lui, mais placées cette fois-ci sous l’autorité d’un autre notaire20.
23Les actes que Roger de Vistrebec signe s’étalent sur une période allant d’octobre 1329 à juillet 1350. Ils sont donnés en 17 lieux différents, mais Paris remporte une majorité écrasante avec 209 actes. Il s’agit essentiellement de confirmations de décisions précédemment rendues, et tout particulièrement de confirmations de donation, de quittances et de ventes. Parmi les 264 actes exécutés en tant que notaire royal, 165 sont directement commandés par la Chambre des comptes et ses gens. Les Comptes et leurs gens constituent donc la principale source de commande des lettres signées par Roger de Vistrebec, pourtant notaire royal.
24Des recherches prosopographiques ont permis de mettre au jour l’émergence de carrières ayant vocation à servir l’administration royale dans le temps long21. De tels parcours entraînent un enrichissement plus ou moins grand, allant parfois jusqu’à un anoblissement pour le « serviteur » et/ou ses proches. Les fils, frères, oncles et neveux commencent à travailler dans des sphères jumelles ou voisines, engendrant la naissance de véritables lignées, ce sur quoi nous allons revenir.
La sphère ecclésiastique
25Comme signalé précédemment, ces agents de l’écrit pouvaient être laïcs ou clercs, le statut de chacun étant ponctuellement accessible grâce aux listes de 1359 et 136122. Les notaires-secrétaires ecclésiastiques font partie de différents chapitres, où ils perçoivent des prébendes. Le chapitre de Notre-Dame de Paris se présente comme un vivier très important de notaires-secrétaires royaux. Ceux-ci y côtoient à la fois de futurs papes (Clément VI) ou des membres de la famille de celui-ci (famille Roger), des chanceliers et un certain nombre de leurs collègues23.
26Bien que le canonicat soit le plus répandu, d’autres types de charges, parfois même très hautes, sont également occupées, quelquefois de façon simultanée, par les membres de la chancellerie des premiers Valois. Ces fonctions pouvaient aller de la seule prébende à une importante accumulation de bénéfices. Ainsi, Martin de Mellou, premier secrétaire de Jean le Bon24, est chanoine de Paris25, recteur de l’église paroissiale de Saint-Philibert d’Illeville, au diocèse de Rouen en mars 134426 et curé d’Illeville en février 134627. Il fut sans doute temporairement chanoine de Bayeux, de Lisieux, de Beauvais28 et de Noyon29 et a perçu une prébende à Douville30. Dans le même ordre d’idée, Hugues Blanchet, notaire-secrétaire actif dès le règne de Charles V, fut chanoine et chantre à Notre-Dame de Paris, chanoine de Laon, d’Amiens et de la Sainte-Chapelle, archidiacre de Sens, trésorier de la Sainte Chapelle à Paris et aumônier de Charles VI31.
27À la lueur de ces informations, il apparaît que le réseau primitif formé par les membres de la chancellerie se ramifie grandement, atteignant, selon les individus et les fonctions qu’ils occupent, des directions parfois inattendues, telle que la direction d’une léproserie32, le statut de greffier criminel de l’Échiquier de Normandie33 ou la réalisation d’ambassades34. Même si l’origine géographique joue bien souvent un rôle important dans les alliances scellées, ces hommes vont en tout sens, saisissant les possibilités qui leur sont offertes d’asseoir et d’accroître autant que possible leur patrimoine, ce que leur entrée dans l’orbite royale semble pouvoir garantir.
Quelles stratégies pour les notaires-secrétaires ? L’exemple de la famille
28Si les rapports entre les hommes et les milieux qu’ils côtoient demeurent relativement faciles à mettre en lumière, les liens entre les individus sont souvent voués à demeurer dans le domaine de la supposition. Deux moyens semblent garantir de nouer des alliances solides et durables : les unions matrimoniales et les liens de parenté. Un type de réseaux que l’on pourrait qualifier de familiaux devient relativement traçable à la chancellerie royale au xive siècle avec l’émergence de lignées notariales, et plus largement au sein de l’administration royale avec une relative augmentation du nombre des lignées d’officiers royaux. Parmi les notaires-secrétaires ayant retenu notre attention, deux familles fournissent des exemples complémentaires de ce type de réseau : les Blanchet et les Derian35.
Les Blanchet
29Au cours du règne des trois premiers Valois, quatre Blanchet officient à la chancellerie royale. Parmi ceux-ci, trois d’entre eux sont parents proches et sont originaires de Sens. Le quatrième est vraisemblablement un simple homonyme, bien que la possibilité d’une parenté éloignée soit sous-entendue par quelques sources. Notre propos s’attachera à présenter le premier groupe formé de Pierre, Louis et Hugues Blanchet (fig. 2).
30Pierre est marié en premières noces à Isabelle Pelletier, fille de Renaud Pelletier, bourgeois de Paris d’origine sénonaise. De cette union naissent trois enfants, Louis, Hugues et Renaude36. Pierre se marie une seconde fois avec une certaine Jacqueline, qui a déjà été mariée à Nicolas du Chemin37, dont le statut est encore à déterminer, et à Jean Baillet, trésorier du roi38. D’une de ces unions, Jacqueline eut une fille, Guillemette Baillet, dont Pierre Blanchet devint le tuteur39. Louis épousa apparemment Guillemette Baillet, fille de Jacqueline, sa belle-mère40. Renaude épousa François de Chanteprime, receveur général des aides41. Hugues, quant à lui, entra dans le monde ecclésiastique, mais il semble avoir eu un fils prénommé Jean42.
31Pierre Blanchet commença sa carrière en tant que notaire au service des abbés de Corbie, de Saint-Denis et de Marmoutier43. Une quittance nous apprend qu’il fut également le secrétaire de Blanche de Bourgogne, comtesse de Savoie44 et fut l’un de ses exécuteurs testamentaires. Il apparaît en tant que notaire royal dans les registres de chancellerie royaux en mai 1340. Il réalisa au moins une ambassade en Bourgogne pour le roi et fut l’un des rares secrétaires royaux à avoir le droit d’expédier des lettres de dons. Pierre devint sire de La Queue-en-Brie.
32Louis Blanchet, fils de Pierre, devint notaire puis secrétaire royal sous le règne de Charles V, dont il devint le premier secrétaire. Il eut, tout comme son père, le droit de s’occuper des lettres de dons. Il fut sire de la Queue-en-Brie en même temps que Pierre.
33Hugues Blanchet, tout comme son père et son frère, fut notaire-secrétaire. Il fut actif à la chancellerie dès le règne de Charles V. Contrairement à son frère, il évolua dans la sphère ecclésiastique où il occupa, comme indiqué précédemment, un certain nombre de charges (chanoine et chantre à Notre-Dame de Paris, chanoine de Laon, d’Amiens et de la Sainte-Chapelle, archidiacre de Sens, trésorier de la Sainte Chapelle de Paris et aumônier de Charles VI).
Les Derian
34Yves Derian et sa famille nous offrent une image des réseaux familiaux relativement proche de celle que nous venons d’observer chez les Blanchet (fig. 3). D’origine bretonne, Yves officia en tant que secrétaire sous les règnes de Jean le Bon, Charles V et Charles VI. Il exerça également les fonctions de notaire apostolique pour le diocèse de Quimper, de maître extraordinaire des comptes et de greffier criminel de l’Échiquier de Normandie. Marié à une certaine Marguerite, il eut deux fils : Yves et Martin. Le premier fréquenta le collège de Navarre tandis que le second marcha dans les pas de son père en étant lui aussi maître extraordinaire des Comptes, notaire-secrétaire royal sous les règnes de Charles VI et Charles VII, ainsi que greffier criminel de l’Échiquier de Normandie. Martin se maria avec Denise Vaudetar, dite aussi Denisette, fille de Jean Vaudetar, maître des Comptes, et de Pernelle des Landes. De cette union naquirent deux fils : Yves, qui devint clerc et contrôleur du Trésor et Antoine, qui officia lui aussi en tant que notaire-secrétaire de Charles VII.
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35Il apparaît que les notaires-secrétaires des premiers Valois mènent une politique de valorisation de leur famille ou de leurs alliés, jouant probablement de leurs appuis ou d’intrigues amenant à la nomination de l’un d’entre eux afin que leur patrimoine et leurs compétences professionnelles développées et très vraisemblablement transmises à la génération suivante demeurent dans leur lignage. Il semblerait que les différents frères d’une fratrie se répartissent dans les administrations entourant la couronne, ce type de carrière leur apportant à coup sûr des gratifications variées en récompense de leurs services, allant parfois jusqu’à un anoblissement.
36Les notaires-secrétaires des trois premiers Valois offrent au chercheur une infinité de champs à labourer. L’étude précise de leur production et de leur parcours a laissé progressivement apparaître un microcosme complexe et hétérogène.
37Les agents de la chancellerie royale étendaient leur influence et asseyaient leurs bénéfices par un cumul de charges avéré et des unions plurielles. Les limites entre les fonctions, les administrations royales et les différents pôles dont il a été question furent rendues quelque peu poreuses par la grande circulation du personnel. Cette mobilité et cette appartenance à des milieux éclectiques permettent malgré tout aux notaires-secrétaires royaux de prétendre à une relative cohésion, sans pour autant que le groupe prime réellement sur l’homme, car, comme l’a écrit Françoise Autrand, « l’individu n’est pas seul dans l’aventure de l’ascension sociale45 ». Des stratégies familiales se mettent en place et deviennent clairement identifiables. Chaque membre de la lignée, homme ou femme, ayant un rôle à jouer dans le fait de pérenniser et de densifier le patrimoine familial. Placé sur l’échiquier de la société, l’individu est tantôt pion, tantôt pièce maîtresse.
38Face à ces constats, il paraît malaisé de considérer la chancellerie comme l’une des étapes médianes ou même comme l’étape finale d’un cursus honorum entrepris par ces hommes et leurs proches. Le principal était très certainement d’entrer au service du souverain en tentant de ne jamais cesser de graviter autour de lui, et donc de s’enrichir, ce que le cumul de fonctions pouvait permettre. Ainsi, peu importe l’entrée, pourvu qu’on atteigne la richesse.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 C. Bonnet, Œuvres d’histoire naturelle et de philosophie, t. VI, p. 109, citation reprise dans « Hydre », É. Littré, Dictionnaire de la langue française, p. 2070.
2 « Des chartes aux registres, Les notaires-secrétaires royaux au milieu du xive siècle. Étude sociale et documentaire », thèse débutée en octobre 2011 dirigée par Pierre Chastang et Ghislain Brunel, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Pour plus d’informations voir : http://www.dypac.uvsq.fr/portugal-emmanuelle-249888.kjsp?RH=1354723530933 et http://www.sciences-patrimoine.org//index.php/these-esr.html.
3 F. Autrand, Naissance d’un grand corps de l’État… ; D. Prévost, « Le personnel de la Chambre des comptes de Paris de 1320 à 1418 ».
4 À propos de la chancellerie royale au xive siècle, voir notamment O. Morel, La Grande Chancellerie royale et l’expédition des lettres royaux… ; R.-H. Bautier, « Recherches sur la chancellerie royale au temps de Philippe VI » ; G. Tessier, « L’activité de la chancellerie royale française au temps de Charles V ».
5 Voir notamment à ce propos O. Morel, La grande Chancellerie royale..., p. 62-70.
6 R. Cazelles, Société politique, noblesse et couronne sous Jean le Bon et Charles V, p. 138.
7 Par exemple, la charge des lettres de don est, à partir de novembre 1372, assignée à des notaires précis. À ce propos voir O. Morel, La Grande Chancellerie royale..., p. 69.
8 F. Autrand, Naissance d’un grand corps de l’État…, p. 46.
9 Ordonnance éditée dans O. Morel, La Grande Chancellerie royale..., p. 515-516.
10 Ibid., p. 516-519.
11 Ibid., p. 496.
12 À propos de cette confrérie, voir P. Robin, La compagnie des secrétaires du roi. L’acte de fondation de cette confrérie se trouve dans Arch. nat. JJ 80, fol 204-205, n° 294. Une édition, selon une autre source, a été réalisée dans O. Morel, La Grande Chancellerie royale et l’expédition..., p. 500-503. À propos de l’analyse de cet acte et de son préambule, voir notamment S. Barret, B. Grévin : Regalis Excellentia…, p. 156-160 et 338-342.
13 O. Morel, La Grande Chancellerie royale et l’expédition..., p. 502.
14 Ibid., p. 102 n. 3.
15 Août 1354 : donation de la part du roi de la maison dite des Marmousets sise à Paris, Arch. nat. JJ 89, fol. 89 n° 194 ; juillet 1362 : entre en possession de deux maisons sises à Paris, JJ 91, fol. 154-155 v° n° 301 ; septembre 1363 : anoblissement du couple, JJ 95, fol. 16 n° 41.
16 D. Prévost, Le personnel de la Chambre des comptes…, t. III, p. 279-282.
17 Première apparition dans le registre Arch. nat. JJ 66, fol. 92v° n° 253 et 96v° n° 259 pour deux confirmations données en novembre 1329.
18 D. Prévost, Le personnel de la Chambre des comptes…, t. III, p. 816-817.
19 Ibid.
20 Ces actes reprennent les mentions hors teneur de l’acte qu’ils reprennent. Nous croisons ainsi dans Arch. nat. JJ 71, fol. 50 n° 66 : « Extraicte des registres de la chancellerie, ainsi signée : Par le Roy, presens messires Guy Chevrier et Robert Fretart, Vistrebec ; et commandée estre signée par le Roy à vostre relacion faite en la chambre des comptes, presens messire le mareschal de Trye et le seigneur de Soocourt, J. de Cova ».
21 C’est ce que montrent notamment les études menées par F. Autrand et D. Prévost ainsi que la thèse en cours d’E. Portugal.
22 O. Morel, La Grande Chancellerie royale et l’expédition..., p. 515-519.
23 À propos du chapitre cathédral de Notre-Dame de Paris et de ses membres, voir notamment R. Gane, Le chapitre de Notre-Dame de Paris au xive siècle.
24 R. Cazelles, Société politique, noblesse et couronne…, p. 138.
25 Arch. nat. JJ 82, fol. 82-82v°, n° 122 ; JJ 82, fol. 248, n° 366, 13 avril 1354 ; R. Gane, Le chapitre de Notre-Dame de Paris…, p. 352 (notice n° 434).
26 Arch. nat. JJ 82, fol. 82-82v°, n° 122.
27 Arch. nat. JJ 75, fol. 240v°, n° 394.
28 M.-H. Laurent, M. et A.-M. Hayez (éd.), Lettres communes, Urbain v°, 1362-1370, t. IV, 1978, n° 13387 et 13888, p. 72, et n° 13464, p. 88, et t. VII, n° 20982, p. 38-39 et n° 21684, p. 165.
29 Fasti Ecclesiae Gallicanae, t. II, p. 288-289.
30 Ibid., p. 65-66.
31 Voir notamment ibid., t. XI, Sens, p. 296 (notice n° 140).
32 Bernard Franconis, clerc, notaire du roi, et proviseur de la léproserie de Linas-sous-Montlhéry. Arch. nat. JJ 81, fol. 99v°, n° 180 et n° 181 (janvier 1352).
33 Yves Derian et Martin Derian occupèrent cette fonction. D. Prévost, Le personnel de la chambre des comptes…, t. III, p. 277-278 et p. 279-282.
34 Par exemple, Yves Derian réalisa des ambassades en Avignon, à Agde et auprès du régent, en Castille. Voir R. Cazelles, Société politique, noblesse et couronne…, p. 314, 345, 485, 492. De même, Hugues Blanchet fut envoyé à deux reprises en ambassade en Avignon.
35 Ces familles font l’objet d’une étude approfondie dans la thèse d’E. Portugal.
36 X. de La Selle, Le service des âmes à la Cour…, p. 295-296.
37 Arch. nat., X1C 15B, n° 153.
38 Arch. nat., X1C 14, n° 124.
39 Arch. nat., X1C 15B, n° 45 et X1C 14, n° 124.
40 Arch. nat., X1C 24B, n° 233 (à propos des exécuteurs testamentaires de Nicolas Du Chemin).
41 Xavier de La Selle, Le service des âmes…, p. 295-296.
42 Arch. nat., X1C 52, n° 147.
43 R. Cazelles, Société politique, noblesse et couronne..., p. 471.
44 Arch. nat., JJ 86, fol. 139, n° 400.
45 F. Autrand, « “ Tous parens, amis et affins “ », p. 357.
Auteur
Doctorante à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Laboratoire Dynamiques patrimoniales et culturelles (DYPAC) et Fondation des sciences du Patrimoine via le Labex Patrimoines Matériels (PATRIMA)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016