La maison Goupil et la globalisation du marché de l’art au xixe siècle
p. 47-56
Résumé
Entre 1829 et 1919, la maison Goupil fut l’une des galeries d’art les plus prestigieuses du monde. La stratégie commerciale réussie de la société s’appuya principalement sur le développement d’un réseau international de succursales et de comptoirs pour disséminer ses millions d’estampes et quelque 32 000 peintures. L’implantation de succursales et le développement de partenariats, ainsi que l’organisation d’expositions temporaires dans ses différents locaux et la participation à des manifestations publiques de grande envergure comme les expositions universelles, a assuré le passage d’un simple magasin de vente à la participation – voire la constitution – d’un réseau d’interactions entre les acteurs internationaux du marché. Cette étude montre que, outre la solidité de sa réputation, la politique de réseaux de la maison Goupil a déterminé sa prospérité, préservé sa longévité et sa position privilégiée sur les marchés, ainsi que garanti la pérennité de son nom dans l’histoire de l’art et l’histoire en général.
Texte intégral
1Entre 1829 et 1919, la maison Goupil fut une des galeries d’art les plus prestigieuses au monde. Pour disséminer ses millions d’estampes et ses quelque 32 000 peintures, la maison développa un réseau international de succursales et de comptoirs. L’importance de ces envois est indiquée par le nombre considérable de reproductions et d’originaux qui constituent encore aujourd’hui les collections mondiales des musées. Leur provenance révèle les circuits et les réseaux qui ont facilité leur circulation depuis l’atelier des artistes en Europe jusqu’aux galeries des marchands et des collectionneurs aux États-Unis, au Moyen-Orient et même en Australie.
2À mesure que leurs affaires prospérèrent, les directeurs de la maison Goupil devinrent des acteurs incontournables « des mondes de l’art1 », un système de réseaux dans lequel interagissaient les artistes, les marchands, les collectionneurs et les critiques. La présente étude s’attache à montrer que, outre la solidité de sa réputation, la politique de réseaux de la maison Goupil a assuré sa prospérité, préservé sa longévité et sa position privilégiée sur les marchés, ainsi que garanti la pérennité de son nom dans l’histoire de l’art et l’histoire en général.
La maison Goupil et l’établissement de son réseau international de succursales et de comptoirs
3Les premières activités de la galerie Goupil, fondée en 1829 à Paris par Joseph-Henri Rittner (1802-1840) et Jean-Baptiste Adolphe Goupil (1806-1893), consistaient à « faire le commerce d’estampes pour le compte des associés aussi bien en participation qu’en commission2 ». L’année 1846 vit l’arrivée d’un nouvel associé, Alfred Mainguet, et l’ouverture vers des activités complémentaires : le négoce de peintures, de pastels, de sculptures et de dessins. Loin de disperser les affaires, combiner ces deux commerces permit au contraire de rentabiliser les coûts de fabrication des estampes. Écouler le stock des œuvres originales achetées pour en obtenir le copyright a même justifié les premières années d’existence de la galerie de peintures.
4Dès le début de son histoire, la maison Goupil était insérée dans les réseaux internationaux des marchands d’estampes. Ceux-ci existaient depuis des siècles, mais ils s’intensifièrent particulièrement au début du xixe siècle grâce à la modernisation des transports. Dès les années 1830, les employés et directeurs de la maison avaient pris l’habitude de voyager dans toute l’Europe pour assister aux foires, comme celle de Leipzig. Plus concrètement, la société posa des jalons au-delà des frontières françaises en envoyant, d’une part, des agents de confiance afin de prospecter les marchés, comme à Londres avec Ernest Gambart et à New York avec William Schaus dans les années 1840 et, d’autre part, en nouant des liens avec des marchands déjà installés, comme à La Haye avec Vincent Van Gogh (« oncle Cent ») et à Berlin avec Frederick Sachse dans les années 1850. Au maximum de sa puissance dans les années 1880, Goupil avait des galeries à Paris, Berlin, Bruxelles, Londres, La Haye et des représentants et clients dans toutes ces régions, mais aussi dans l’Empire ottoman et en Australie. Ce réseau de succursales était centralisé à Paris, dans les locaux de la maison-mère, qui décidait des envois et imposait ainsi ses choix artistiques et l’image de marque à respecter.
5Cette stratégie d’expansion montre le caractère opiniâtre et opportuniste des directeurs de la galerie, qui profitèrent de toutes les occasions pour étendre leur sphère d’influence. Les réussites furent à la mesure des risques pris. Les bénéfices contrebalancèrent largement les problèmes techniques et logistiques inhérents à l’éloignement géographique des succursales, le poids financier et les risques liés au transport des œuvres. Comme l’indique Alfred Mainguet pour l’exemple new-yorkais, les directeurs de la maison Goupil savaient qu’avoir un réseau international permettait d’ouvrir des débouchés : « Les mauvaises années 46, 47, 48 avaient décidé MM. Goupil, Vibert & Cie à chercher de nouveaux débouchés en Amérique, après qu’un de leur commis, M. Schaus, eut été envoyé à New York pour y établir un dépôt de leurs estampes3. » Jouir d’un large portefeuille de clients permettait en effet de rééquilibrer les affaires en cas de crise politique ou de récession économique. Lors de la guerre franco-prussienne par exemple, les achats de peintures de la maison Goupil chutèrent de presque un tiers, mais son chiffre d’affaires ne s’effondra pas dans la même proportion grâce à l’activation de son réseau international. Sur 148 tableaux vendus entre juillet 1870 et janvier 1871, huit seulement furent acquis par des marchands français, Beugniet et Petit. Le reste partit à Londres, La Haye ou New York. En 1870, 10 % des ventes totales furent effectuées dans cette ville, puis 20 % en 1871. La Haye, Londres et New York devinrent les principaux débouchés de la maison Goupil.
6Cette présence internationale facilita de plus l’accès aux artistes étrangers prometteurs, dont la part s’accrut à mesure que la maison Goupil étendait son influence territoriale, comme les peintres italiens4, américains ou de l’École de La Haye5. En 1861 par exemple, le partenariat conclu avec Vincent Van Gogh (« oncle Cent ») de La Haye répondit à l’engouement des collectionneurs internationaux pour les artistes hollandais et lança les carrières de nombreux artistes. Le peintre de petites marines Peter Paul Schiedges, par exemple, faisait partie du stock d’origine de Van Gogh et grâce à la fusion des deux sociétés, il devint l’un des artistes hollandais contemporains les plus représentés dans les inventaires parisiens.
7De plus, les succursales servirent à organiser des expositions itinérantes, comme en 1853, lors de la tournée promotionnelle du tableau de Charles Béranger d’après la fresque monumentale de Paul Delaroche, l’Hémicycle des beaux-arts. Cette toile fut tour à tour exposée à Berlin dans les galeries de Sachse, à Londres, à New York, avant de repartir à Paris. Cet événement exceptionnel bénéficia d’un grand retentissement médiatique, une occasion pour la maison Goupil d’asseoir sa renommée et d’attirer de nouveaux clients.
8La technique d’implantation des succursales fut aussi très caractéristique de la stratégie de réseaux mise en place par la maison Goupil. Pour chacune de ses succcursales, Goupil choisit de s’implanter en plein cœur du quartier des affaires. À Paris, la maison rompit avec la tradition des marchands d’estampes habituellement installés « rive gauche ». La boutique d’origine, boulevard Montmartre, se situait entre la Bourse et l’hôtel des ventes (fig. 1). Elle bénéficiait d’un accès plus aisé pour les clients potentiels, « flâneurs » et hommes d’affaires, qui profitaient de l’amélioration de la circulation engendrée par les divers projets urbains de Paris. En 1870, Goupil ouvrit une boutique place de l’Opéra, en face du nouvel opéra, un monument emblématique de la politique d’urbanisme du baron Haussmann pour son Paris moderne. À New York, la même stratégie fut appliquée. En 1848, William Schaus ouvra la maison Goupil & Co sur Broadway, en face du premier grand magasin du pays fondé par Alexander Turney Stewart, repère historique sur l’artère principale de la ville. Pour Régis de Trobriand, en 1850, le choix de cet emplacement s’avérait en effet excellent :
« Broadway n’est pas seulement la rue la plus élégante, la plus animée, la plus aristocratique, et souvent la plus crottée de New York : c’est aussi la plus amusante, la plus riche en curiosités de tout genre. On y rencontre, en effet, sur une étendue de deux à trois milles, de la Batterie à Union Square, bien des sujets d’observations piquantes, d’études, de distractions, de flânerie en un mot6. »
9À la fin des années 1860, Goupil se fit construire son propre hôtel particulier au 9 rue Chaptal, tout près de l’hôtel Drouot. La marque des activités de la maison Goupil apparaît ici visuellement. Aujourd’hui, nous pouvons encore apercevoir sur la façace de l’immeuble des anges, réminiscence des putti caractéristiques de l’architecture de la Renaissance, entourant un cartouche où étaient inscrits à l’origine les mots « MM. Goupil » (fig. 2). Ces putti servirent ensuite à marquer l’identité visuelle de la galerie et furent utilisés dans les papiers à lettre de la société (fig. 3). Les locaux de la rue Chaptal offrirent un espace sur mesure pour l’exposition de ses tableaux (fig. 4). Les éléments architecturaux font penser au Salon carré du Louvre, comme la partition des murs, la lumière zénithale, l’utilisation des stucs. Goupil s’est offert ici une galerie digne d’un musée, qui, éloignée de la rue et sans vitrine, lui permettait de masquer ses ambitions commerciales pour conférer une valeur plus artistique et élitiste à son activité de commerce de tableaux.
10Pour étendre son réseau international, la maison Goupil s’impliqua aussi activement dans les manifestations les plus populaires et les plus médiatisées du marché de l’art comme les ventes au profit d’artistes, comme celle d’Anastasi en 1872, celle des victimes d’inondations dans le Midi en 1872 organisée par Falguière, ou bien la participation à l’effort de reconstruction après l’incendie de Chicago en 1871. Ses efforts se portèrent aussi sur les expositions universelles, qui, à partir de 1851, s’étaient organisées dans le contexte de la Révolution industrielle. Ces expositions obéissaient, en premier lieu, à la volonté de montrer la puissance du pays organisateur. Elles permettaient également de faire découvrir les nouveautés des arts industriels et artistiques à un public international qui s’y rendait en masse. L’engouement pour ce type de manifestations trouvait un écho dans la presse internationale qui offrait aux exposants un prestige indéniable, surtout s’ils recevaient des récompenses. L’impact de ces manifestations fut tel qu’elles devinrent un passage obligé pour des sociétés qui cherchaient à s’internationaliser, comme la maison Goupil. L’inventaire des honneurs reçus par Goupil révèle d’ailleurs sa suprématie dans les techniques de reproduction d’œuvres d’art comme à Porto, Vienne, Sydney et même Hanoi en 1887. Avant même sa participation aux expositions de Sydney en 1879 et Melbourne en 1880, la maison Goupil possédait un distributeur à Melbourne pour ses estampes. Le rôle de cet agent, Reynolds, prit plus d’ampleur lors de ces manifestations. C’est lui qui fut chargé de surveiller le bon déroulement de l’exposition de la section française des beaux-arts et de commercialiser les œuvres exposées. À ces occasions, il trouva les premiers collectionneurs de peintures australiens pour la maison Goupil. Grâce à la prise en charge des coûts de transport par le gouvernement français, la galerie parvint ainsi à s’ouvrir un nouveau marché pour un investissement financier minimal.
11Dans le but de développer des marchés et asseoir leur renommée, les directeurs de la maison Goupil s’improvisèrent coordinateurs d’expositions internationales, instigateurs de ventes aux enchères à but non lucratif et dignes représentants de la France dans les expositions universelles. La participation à de tels événements, qui rendirent populaires ses artistes et ses images, semble avoir été une des clés de voûte de sa réussite. Ces efforts vinrent en complément de la stratégie d’expansion internationale et de l’intégration des dirigeants et artistes de la maison dans les réseaux de sociabilité de l’époque.
Constitution de réseaux sociaux
12Pendant 73 ans, Goupil a commercialisé plus de 30 000 peintures. La galerie évolua principalement sur le marché international de la peinture primaire, c’est-à-dire l’achat direct aux artistes. Leurs opérations de grande ampleur, les contrats d’exclusivité qui comprenaient un généreux salaire mensuel, attirèrent les artistes les plus estimés de la période : les peintres académiques comme Jean-Léon Gérome, Ary Scheffer, Paul Delaroche et Adolphe Bouguereau, les peintres de l’école de Barbizon, et ceux de l’école hollandaise. Cette fidélité à ces artistes pendant une période extrêmement longue est devenue la marque de Goupil, l’« école Goupil7 », comme le marchand américain Samuel Putnam Avery l’a définie de manière ironique. Ce raccourci était compris par tous à l’époque et laissait entendre que les artistes étaient plutôt définis en fonction de leur marchand que par leur style, influence, technique ou origine.
13Jean-Léon Gérôme, plus particulièrement, fut un acteur central dans la politique de réseau de la maison Goupil. D’abord, Gérôme lia sa vie à celle de son marchand lorsqu’il épousa Marie, sa fille. C’est ensuite qu’il devint un protagoniste clé dans la machinerie de marketing de son beau-père. Gérôme orienta certains de ses étudiants internationaux vers Adolphe Goupil pour la commercialisation de leur production. Sur le conseil de son gendre, le marchand prit par exemple en dépôt deux toiles de l’artiste américain Thomas Eakins, deux scènes de chasse, qui furent ensuite exposées au Salon de 1875 grâce à l’intervention de Gérôme. Le peintre français joua aussi le rôle de représentant commercial dans les pays qu’il visitait. En 1875, de retour en France après un voyage à Istanbul, Gérôme mit ses talents de médiateur au service de son beau-père en le présentant au sultan Abdülaziz, sans conteste le mécène le plus important du Moyen-Orient à l’époque et précurseur du goût pour l’art européen à Istanbul. Entre 1875 et 1876, le sultan acheta au total vingt-six toiles d’artistes européens contemporains pour un montant approchant 224 000 francs.
14Le marché de l’art est un monde réticulaire où il est de rigueur pour les artistes, les marchands, les critiques et les collectionneurs de se montrer dans les principaux lieux de sociabilité. Au xixe siècle, le processus de construction du goût semble avoir dans une large mesure dépendu de deux facteurs, à savoir les conventions dictées par le jury des salons officiels8 et la reconnaissance par les cercles sociaux. À l’image de la maison Goupil, nombreux furent les marchands qui constituèrent des réseaux d’interactions entre les acteurs internationaux du marché de l’art en implantant des succursales, développant des partenariats et participant – voire les initiant – à la plupart des événements sociaux et artistiques.
15Avoir son propre hôtel particulier permit non seulement à Adolphe Goupil de marquer sa position sociale dans l’espace urbain, mais aussi d’accueillir les acteurs des mondes de l’art, les artistes, collectionneurs, critiques dans un espace privilégié.
« Une fois par semaine, le dimanche, à la fin de la journée, le grand marchand de tableaux, rendant à l’art ce que celui-ci lui avait donné, recevait tous les artistes en vue. Entre deux verres de xérès, de malaga ou de porto, entre deux biscuits ou deux sandwiches, on parlait de tout, d’art principalement, bien entendu. Ces réunions étaient cordiales et animées9. »
16Être convié aux réunions dominicales du 9 rue Chaptal constituait la preuve de l’appartenance à une certaine élite et requérait une procédure d’acceptation assez formelle. Pour l’hôte de la maison, ces cordialités étaient l’occasion de préserver les amitiés et alliances. Le second type d’événement social organisé rue Chaptal fut le très sélectif bal costumé annuel. Ce rendez-vous incontournable de l’élite artistique donna toute sa dimension à la sociabilité du marchand.
17Goupil & Cie était aussi bien intégrée aux institutions académiques parisiennes comme le Salon, qu’à la scène artistique provinciale grâce aux expositions organisées par les sociétés des amis des arts. Ces dernières étaient l’occasion pour la bourgeoisie locale de connaître et de soutenir les artistes contemporains10. Elles représentaient pour la maison Goupil une opportunité de diffuser ses estampes à l’échelle nationale. De par leur goût prononcé pour la peinture académique contemporaine, les directeurs de la maison Goupil étaient aussi des habitués du Salon. Des visites régulières leur permettaient de découvrir de nouveaux artistes et d’étudier les tendances artistiques du moment. Le Salon donnait aussi l’opportunité de faire la promotion des artistes qu’ils soutenaient. La présence au Salon et l’accrochage stratégique de ses toiles étaient considérés comme deux armes commerciales nécessaires à la survie d’un artiste. Tout au long de l’existence du Salon, les peintres furent nombreux à déplorer le mauvais emplacement attribué à leurs œuvres, loin des zones d’affluence, du regard du visiteur, du critique ou de l’acheteur potentiel. Goupil profita de ses liens privilégiés avec les membres du jury pour leur suggérer de placer astucieusement les tableaux de ses artistes. Le « marchand-courtisan » expliqua les effets concrets de son influence à De Nittis :
« Maintenant, causons un peu du Salon et commençons par votre tableau11. Il a été recommandé à nos amis qui sont tous placeurs et gardiens dans le Sérail, aussi est-il très bien exposé et arrache les yeux de ceux qui passent devant12. »
18Route de Naples à Brindisi de De Nittis fut si soigneusement mis en avant que « beaucoup de personnes ont voulu l’acheter ». De plus, parce que Goupil avait aussi de bonnes relations avec les représentants officiels, il a souvent réussi à obtenir l’accord du ministre des Beaux-Arts pour ouvrir à ses clients spéciaux les portes du Salon en avant-première.
19À travers l’organisation et la participation à des événements ponctuels, la maison Goupil contribua à ouvrir des marchés, à encourager le goût pour l’art et, par un mouvement de balancier, à stimuler l’intérêt des collectionneurs pour les œuvres qu’elle présentait. Ces objectifs furent clairement atteints car ses estampes et ses tableaux furent distribués à travers le monde. Cette stratégie d’internationalisation a ainsi contribué à propager le nom et la marque Goupil dans l’espace. Cette marque fut associée à l’image d’une galerie audacieuse et respectable qui avait accès aux artistes de renom. La maison Goupil s’efforça aussi de placer ses œuvres dans les collections les plus prestigieuses du pays, comme celle de Napoléon III, d’Europe, comme celle du roi des Pays-Bas, ou en Amérique. William Walters, William Tilden Blodgett ou Catherine Lorillard Wolfe furent les clients les plus fidèles de la maison et les fondateurs des collections muséales les plus importantes des États-Unis, comme le Metropolitan Museum of Art. Cette double pratique a renforcé la valeur des choix artistiques de la maison, et ainsi contribué à ancrer le nom de Goupil dans le temps.
Réseaux spatiaux – réseaux sociaux, diffusion de la « marque Goupil »
20Comme l’a noté Alfred Marshall dans ses Principes d’économie13, « Le prix d’équilibre des ventes des objets d’art relève beaucoup du hasard […] ». Dans le marché de l’art vivant, le marché dans lequel la maison Goupil évoluait, le temps n’a pas encore validé la valeur des œuvres. Le rôle des marchands était dans ce sens crucial pour provoquer ce hasard auquel Marshall fait référence, en s’assurant que leurs artistes obtenaient la meilleure couverture médiatique possible pour une meilleure reconnaissance. En même temps, l’histoire d’une maison de commerce telle que Goupil supposait de rompre avec le paradigme de la sacralité de l’art. L’essor de ses activités mercantiles a accompagné et influencé le changement progressif du statut de l’art : d’une valeur d’usage décorative à une valeur marchande. Les actions menées officiellement par les responsables de la maison Goupil ont tenté de nier les aspects économiques de leur activité au profit d’un engagement social, par l’encouragement des artistes. Goupil développa une opération de communication visant à justifier le bien-fondé de ses activités mercantiles par l’instrumentalisation de son « image de marque ». Il réussit ainsi à convaincre les collectionneurs de la valeur aussi bien artistique que commerciale de ses peintures.
21La réussite de ce processus s’apprécie plus particulièrement en examinant le cas new-yorkais. Fonder une nouvelle branche de la maison Goupil aux États-Unis fut sans aucun doute l’une des actions les plus audacieuses communément attribuées à cette société. Une telle installation a certes bénéficié des améliorations et développements récents des transports, mais il n’en demeure pas moins que cette initiative, dans un pays si lointain et au marché de l’art encore embryonnaire, requérait une certaine hardiesse. En 1857, la succursale de la maison Goupil fut vendue à Michael Knoedler, son directeur depuis quelques années, c’est en toute logique qu’elle fut nommée « Goupil & Co, M. Knoedler successor » (fig. 5). Garder le nom Goupil dans la raison sociale de la nouvelle galerie était crucial pour se poser dans la continuité des réussites de Goupil. Dans le même temps, de l’autre côté de l’Atlantique, lorsque Adolphe Goupil partit à la retraite, ses successeurs nommèrent la maison « Boussod, Valadon & Cie, successeurs de Goupil & Cie ». En 1887, les nouveaux directeurs, Boussod et Valadon, décidèrent d’ouvrir une succursale à New York, mais ils vinrent se heurter à l’opposition de Knoedler car, selon ce dernier, deux successeurs de Goupil ne pouvaient coexister sur le marché américain. En 1891, le problème de l’affiliation au nom Goupil, une marque qui permettrait au vainqueur d’assurer ses liens avec une maison respectée et influente, fut réglé par voie judiciaire. Le procès se termina en statu quo, les deux galeries purent ainsi toutes les deux utiliser le nom Goupil, chacune avec une légère nuance : Knoedler étaient le « successeur de Goupil » ; Boussod et Valadon, les « successeurs de Goupil de Paris ». En 1902, lorsque la galerie Boussod & Valadon de New York ferma ses portes, celle de Knoedler était encore connue sous le nom de Goupil14.
« Par l’importance artistique et le nombre de ses reproductions annuelles, par la variété de ses opérations et l’étendue de ses débouchés, la maison Goupil et Cie, est sans conteste la maison d’édition d’estampes la plus considérable d’Europe, et par conséquent du monde15. »
22Ces mots écrits en 1855 par Adolphe Goupil, à l’époque où la maison n’avait pas encore atteint son apogée, pourraient résumer l’histoire de ses activités. La diffusion massive de ses estampes et tableaux fut l’une des stratégies les plus audacieuses de la politique commerciale de la société. Par ce biais, Adolphe Goupil « a [eu] la conscience d’avoir rendu des services à l’art et aux artistes16 ». Sa conviction fut confirmée lorsqu’en 1850 et 1877, il obtint les grades de chevalier puis d’officier de la Légion d’honneur. La première récompense honorait son travail dans le domaine des estampes et la seconde lui fut attribuée pour avoir contribué à « propager en France et à l’étranger le goût des arts17 ». En 1893, Frédéric Masson18, dans sa nécrologie panégyrique du marchand, ne put que soutenir l’avis des autorités françaises et déclara que le nom de Goupil était inséparable de l’histoire de l’art français, et que son soutien aux artistes ferait date. Il ajoute: « Il y a à Paris quelqu’un qui vient de mourir à un âge avancé, qui a fait plus pour l’encouragement de l’art européen et le bien-être des artistes que n’importe quel mécène des temps modernes. » Ce discours qui insiste sur la mission philanthropique du directeur éponyme de la galerie use peut-être d’un argument superficiel, voire illusoire, mais il met en évidence l’influence de la politique des réseaux de la maison Goupil sur le mode de circulation des œuvres d’art au xixe siècle.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Becker Howard, Art Worlds, Berkeley, University of California Press, 1982.
« Circuit court of Appeals, second circuit, May 5 1893, Knoedler et al. vs Glaenzer et al. », dans The Federal Reporter, vol. 55 : Cases argued and determined in the circuit courts of Appeals and circuit and district courts of the United States, May-July 1893, Saint Paul, West publishing Co, 1893, p. 735.
Fidell-Beaufort Madeleine, Welcher Jeanne, « Views of Art Buying in New York in the 1870s and 1880s », Oxford Art Journal, 1982, vol. 5, n° 1 : Patronage, p. 48-55.
Goupil A., « Note soumise à MM. les membres du jury par Goupil & Cie, éditeurs d’estampes et imprimeurs en taille-douce », Exposition universelle de 1855, s. l., 1855, p. 8.
Mainguet Alfred, Résumé de la défense de M. Mainguet dans l’arbitrage relatif au mode de liquidation de la société Goupil & Cie, Paris, impr. J. Claye, avril 1856.
Marshall Alfred, Principles of Economics, Londres, McMillan and Co, vol. 1, 1891.
10.1007/978-1-349-15213-1 :Masson Frédéric, « Adolphe Goupil», The Art Journal, new series, 1893.
Moulin Raymonde, « Les bourgeois amis des arts : les expositions des beaux-arts en province 1885-1887 », Revue française de sociologie, vol. 17, n° 3, juillet-septembre 1976, p. 383-422.
10.2307/3321021 :Piceni Enrico, Pittaluga Mary, De Nittis, Milan, Bramante, 1963.
Serafini Paolo (dir.), La Maison Goupil : Il successo italiano a Parigi negli anni dell’Impressionismo, catalogue d’exposition (Rovigo, Palazzo Roverella, 23 février-23 juin 2013, Bordeaux Musée Goupil, 23 octobre 2013-2 février 2014), Milan, Silvana Editoriale, 2013.
Stolwijk Chris, « Un marchand avisé. La succursale hollandaise de la maison Goupil », dans : État des lieux, Bordeaux, Musée Goupil, vol. 2, 1999, p. 73-96.
Trobriand Régis de, « American Art-Union », Revue du nouveau monde, vol. 1, 1850.
White Harrison, White Cynthia, Canvases and Careers, Institutional Change in the French Painting World, New York, Wiley, 1965.
Zamacoïs Miguel, Pinceaux et stylos, c’était hier, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1948.
Notes de bas de page
1 H. Becker, Art Worlds.
2 Arch. mun. Paris, D31 U3 40, « Actes de la société Henry Rittner ».
3 A. Mainguet, Résumé de la défense de M. Mainguet…, p. 53.
4 P. Serafini, La Maison Goupil : Il successo italiano a Parigi negli anni dell’Impressionismo.
5 C. Stolwijk, « Un marchand avisé. La succursale hollandaise de la maison Goupil ».
6 R. de Trobriand, « American Art-Union », p. 182.
7 Lettre d’Avery à John Taylor Johnston du 31 juillet 1872 (archives du Metropolitan Museum à New York), publiée dans M. Fidell-Beaufort, J. K. Welcher, « Views of Art Buying in New York in the 1870s and 1880s », p. 54.
8 C. White et H. White, Canvases and Careers…
9 M. Zamacoïs, Pinceaux et stylos, c’était hier, p. 102.
10 R. Moulin, « Les bourgeois amis des arts… ».
11 Acheté par la maison Goupil 1 000 francs et vendu 1 300 francs à M. D’Alessandri en novembre 1872, le tableau remporta un franc succès auprès du public, mais ne reçut qu’une mention de la part du jury.
12 Lettre d’Adolphe Goupil adressée à De Nittis le 18 mai 1872, citée dans E. Piceni, M. Pittaluga, De Nittis, p. 321.
13 A. Marshall, Principles of Economics.
14 « Circuit court of Appeals, second circuit, May 5 1893, Knoedler vs Glaenzer », p. 735.
15 A. Goupil, « Note soumise à MM. les membres du jury…, p. 8.
16 Ibid.
17 « Rapport du préfet de Paris au Ministre sur la légitimité de la demande de Goupil au grade d’officier de la légion d’honneur », 3 août 1877, Arch. nat., F12 5158.
18 F. Masson, « Adolphe Goupil », p. 221.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016