Pourquoi l’anglais est-il la langue de l’économie ?
p. 94-97
Résumé
Plusieurs raisons expliquent que l’économie ait une langue spéciale qui est l’anglais. L’économie politique, comme discipline, est née en Grande Bretagne, à la fin du xviiie, avec Adam Smith, autour de l’industrie anglaise naissante, tandis que les physiocrates français ne voient de « richesse » que dans l’agriculture. Le développement économique de la Grande-Bretagne, « son » xixe siècle – activité commerciale et bancaire internationale –, ont largement alimenté des études économiques, la plupart du temps, anglaises. Des économistes français « suivaient » mais ne générèrent aucune école spécifique, à l’exception du nîmois Charles Gide. La traduction en français de la Théorie générale de John M. Keynes après 1936 fut un moment refondateur de l’économie politique en France.
Enfin la troisième raison pour laquelle l’anglais est la langue de l’économie est ce que l’on pourrait appeler sa plasticité terminologique. Un mot commun (swap, future, cap, flour) devient très vite un terme technique précis, adopté par tous les professionnels, alors que les mots français correspondants ne gardent que leur sens premier. Tous les financiers connaissent et utilisent le sigle CDS (Credit Default Swap) dont la traduction française serait « inutilisable ».
Mais, outre cette « nationalité » d’origine anglaise, la langue de l’économie a une autre caractéristique linguistique, lexicale. C’est l’usage fréquent sinon permanent du pourcentage, à l’image de la date en histoire. Un texte économique est obligatoirement scandé de pourcentages. Peu importe en effet de connaître le niveau absolu du produit national brut total ou par tête, ce qui caractérise un état de tout ou partie de l’économie, c’est l’évolution de ce PNB, de cette consommation, des prix, des salaires donc du pouvoir d’achat, en pourcentage ; ou c’est le taux de chômage, pourcentage des chômeurs par rapport à la population active totale. La sociologie, la géographie utilisent aussi les pourcentages, mais dans une moindre mesure.
Entrées d’index
Mots-clés : langue anglaise, économie, langage
Texte intégral
1De multiples autres disciplines utilisent l’anglais. Presque de force ! Car pour être retenu pour une promotion universitaire, dans un colloque, les revues dans lesquelles il faut publier sont à 80 % anglaises ou américaines.
2Mais, dans le cas de l’économie, l’anglais est la langue maternelle, une langue dont la domination économique mondiale anglaise au xixe siècle a assuré l’impérialisme linguistique dans les affaires et donc dans la discipline qui les étudie. S’ajoute à ces raisons historiques de la symbiose étroite entre l’anglais et l’économie, une raison pratique, la plasticité linguistique de l’anglais, particulièrement utile en finances.
L’anglais, langue maternelle de l’économie
3Ce sont des auteurs anglais qui ont énoncé les premières vraies lois économiques, les économistes français se contentant, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, au moins, d’importer et de traduire. Pourquoi ? Tout simplement en raison de la précocité économique britannique. Sous Louis XIV, la France domine politiquement ce qui est alors le monde occidental, c’est-à-dire l’Europe. Pourtant, malgré les efforts de Richelieu, puis ceux de Colbert, d’abord dans la marine, puis avec l’industrie – le colbertisme incarne la matrice du développement économique français centré sur l’État –, la Grande-Bretagne, bien que politiquement dominée, commence à prendre de l’avance sur le plan industriel. Elle maintient cette avance durant tout le xviiie siècle tant sur le plan du commerce international, avec la fameuse Compagnie des Indes, que sur le plan financier.
4En 1763, le Traité de Paris met fin à la Guerre de Sept ans et marque la fin du primat politique français, le début d’un déclin que Napoléon ne parviendra pas à enrayer. Mais, en même temps, par ce traité, les plus importantes de nos colonies d’alors, notamment l’actuel Canada, passent sous contrôle anglais, comme la petite partie de l’Inde de Dupleix. L’industrie anglaise a évidemment bénéficié de cette victoire dans le commerce international, malgré le coût de l’indépendance américaine, et c’est là, en Grande-Bretagne, qu’apparurent les premiers vrais discours sur l’économie moderne.
5Pour être juste, on avait eu, auparavant, quelques textes français traitant de faits économiques. Au xvie siècle, Jean Bodin, juriste, attribua l’envolée des prix à l’arrivée massive d’or et d’argent du nouveau monde dans un débat resté célèbre, la Controverse avec Monsieur de Malestroit. C’était la première forme de la fameuse théorie quantitative de la monnaie. À l’extrême fin du xviie siècle, Vauban avec sa Dîme royale et de Boisguilbert avec Le factum de la France, attribuèrent à juste titre la faiblesse de notre économie – déjà ! – à la fiscalité, ce qui leur valut d’ailleurs le courroux de Louis XIV. Mais nous n’étions pas dans l’analyse de la production et des échanges, sujet central de l’économie, mais dans l’analyse du rôle de l’État dans l’économie, problème toujours d’actualité.
6Outre-Manche, dès le xvie siècle, durant cette période dite mercantiliste, plusieurs auteurs ont publié des analyses sur les échanges et la monnaie : Thomas Gresham publie sa fameuse loi La mauvaise monnaie chasse la bonne (1579), Thomas Mun publie Discourse of Trade from England unto the east indies (1621) et Josiah Child, directeur de la Compagnie des Indes par ailleurs, publie aussi un New discourse on trade (1668).
7William Petty (1623-1687) s’intéresse aussi à la monnaie et surtout à la statistique par le recensement. Il effectue les premières analyses de ce qui deviendra le PIB. De son côté, Gregory King développe la statistique. À la fin du xviiie siècle – naissance de l’industrie anglaise – le philosophe Adam Smith, dont le premier ouvrage la Théorie des sentiments moraux (1759) peut être considéré comme le fondateur de l’économie politique moderne. C’est dans un voyage en France, en 1764, notamment à Toulouse et en Provence où, dit-il, il s’ennuie, qu’il commence la rédaction de son Traité. Il ira ensuite à Genève, puis Paris, où il rencontre celui que l’on considère comme le premier économiste français, François Quesnay. Celui-ci, auteur de l’article « Grains » dans l’Encyclopédie, est le fondateur de l’école française qu’on dénomme « physiocrate ». Il estime que la seule source de valeur est la terre. L’artisanat, l’industrie, le commerce, ne sont que des consommateurs de la valeur créée par la seule agriculture. Le grand Turgot, tout en étant pour la liberté du commerce, (Lettre sur la liberté du commerce et des grains – 1770), reprend dans Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1776) la thèse de l’agriculture comme seule source de richesse.
8Désaccord complet d’Adam Smith, qui de retour à Glasgow, déjà industrielle, écrit son livre fondateur : Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Il y décrit l’organisation industrielle, le salariat, les gains de productivité qu’obtient l’industrie par la mécanisation. Il est d’ailleurs pessimiste sur l’avenir et évoque déjà la question du partage des richesses.
9Je m’arrête une minute sur le parallèle entyre Quesnay et Smith. L’un vit dans un pays déjà en perte relative de vitesse, la France, où le politique freine plutôt le développement économique, cause de la révolution de 1789, et où, surtout, pour notre sujet d’aujourd’hui, l’agriculture domine l’économie, ce qui fait que la pensée économique est orientée prioritairement vers l’agriculture. Au contraire, Smith vit en Grande-Bretagne, pays qui est en train de prendre le primat politique et qui est déjà économiquement dominant. La pensée économique anglaise va directement vers l’industrie qui va être le secteur phare du xixe puis du xxe siècle, sur lequel va se bâtir le capitalisme triomphant.
10Au xviie siècle, comme au xviiie et au xixe, on connaît de brillants mathématiciens, physiciens, chimistes, français. Souvent d’ailleurs – ils le peuvent à l’époque – ils sont pluridisciplinaires. Pascal est physicien, mathématicien et philosophe, comme Descartes. Aussi le français est-il une langue de naissance de ces trois disciplines. Ce n’est pas le cas de l’économie.
11En Grande-Bretagne, à la suite d’Adam Smith, David Ricardo (1772-1823), agent de change, écrit des traités sur la monnaie pendant les guerres avec Napoléon, plaide évidemment pour le libre-échange, faisant abolir les corns laws anglaises (lois sur le protectionnisme agricole) pour faire baisser les prix de l’alimentation, ce qui permet de baisser les salaires industriels, et développer les exportations. Finalement, il écrit son livre principal, Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), qui est à son tour le texte fondateur de ma discipline et qui, lui aussi, d’ailleurs est pessimiste sur la redistribution, voyant la rente amputer les profits, donc les salaires. À côté de lui, Malthus (1766-1834), dont on ne retient en général que son Essai sur le principe de la population (1798), également pessimiste, qui conseille aux prolétaires de modérer leurs transports sexuels. Mais lui aussi a écrit des Principes d’économie politique au point de vue de leur application pratique (1820). Citons aussi Stuart Mill, plus tardif (1816-1876), que nous dirions plus à gauche aussi, qui vécut en France et publia également des Principes en 1848. Enfin, on doit considérer que Le Capital de Karl Marx (1867) est une œuvre d’économiste, directement inspirée de l’industrie anglaise que son comparse, Engels, connaissait bien par son père. Bref, au moins cinq fondateurs de ma discipline sont nés ou ont travaillé en Grande-Bretagne.
12Et en France ? Jean-Baptiste Say, retenant uniquement de Smith et Ricardo la liberté du commerce et la concurrence, importa en France une théorie économique particulièrement appauvrie. Sa fameuse phrase : « l’offre crée sa propre demande » est une erreur. Si toutes les entreprises embauchent, achètent ou louent des machines et achètent des matières premières pour produire une offre, rien ne dit qu’une demande absorbera entièrement cette offre. C’est pourtant à cette théorie que s’accrocheront encore ceux qu’on appelle les « néoclassiques » français de la fin du xixe siècle.
13Quand ces théories néoclassiques, qu’on appellerait, aujourd’hui, d’ailleurs à tort, « ultra-libérales », feront flores en Grande-Bretagne même, c’est encore d’un économiste anglais, John Meynard Keynes, que viendra la réfutation décisive en 1936… laquelle sera traduite en français en 1963 seulement, par l’inspecteur des finances Jean de Largentaye. Bref, notre discipline est anglaise de naissance, et à ce premier titre historique, il est normal que sa langue soit l’anglais. Mais, si « l’anglicité » de l’économie tient d’abord au fait que les premiers vrais économistes étaient anglais, elle tient aussi à la domination britannique totale sur l’économie mondiale de 1815 à 1913.
14Le xixe, c’est le siècle de la Grande-Bretagne. La City domine la finance mondiale ; elle est en liaison avec les banques que souvent elle a créées sur tous les continents, au sein du Commonwealth (dont la traduction littérale est « richesse commune », ce qui souligne encore le primat de l’économie). Londres est le premier port du monde et la Grande-Bretagne la première exportatrice et importatrice. Tous les contrats financiers ou commerciaux sont rédigés dans la langue de Shakespeare. Un autre détail : les Anglais sont aussi les premiers touristes internationaux et vont longtemps le rester.
15Dans le seconde partie du au xixe siècle, lors de la « mêlée pour l’Afrique1 » et de la colonisation de l’Asie, la France va aussi avoir sa part. Mais, pour l’Afrique par exemple, à y regarder de près, en l’Afrique du nord et au Sahel, les colonies françaises ont fort peu des matières premières qui sont à la base de la croissance industrielle du xixe – le pétrole ne sera exploité en Afrique de l’ouest qu’à partir du dernier tiers du xxe – alors que les colonies anglaises recèlent non seulement d’or et de diamants, mais aussi toutes les matières premières dont a besoin le capitalisme pour sa deuxième révolution industrielle. L’intensité commerciale au sein du Commonwealth, avec les pays d’Asie, a été infiniment plus grande qu’entre les colonies françaises et leur métropole. La langue anglaise s’impose aussi dans la plus grande partie du monde comme langue du commerce et de l’économie.
16J’en viens à la troisième raison qui fait de l’anglais la langue de l’économie : sa plasticité linguistique. C’est vrai dans de nombreux domaines. Les Anglais sont, je crois, plus inventifs que nous pour dire en une ou deux syllabes quelque chose de compliqué qui devient simple et courant. Courriel n’a pas pris, c’est mél ou mail qui triomphe ! Vous entendrez bien peu d’économistes français utilisez le mot « mercatique », que je ne sais plus quel gouvernement voulait imposer pour franciser marketing, qui comporte une syllabe de moins, mais qui surtout, au participe présent, signifie immédiatement « agir sur le marché ». Merchandising aussi ! Mais c’est encore plus évident en matière financière. Comment croyez-vous que les financiers parlent d’un contrat d’échange de taux d’intérêt ou d’un contrat d’échange de taux de change, déjà pas facile à expliciter en français ? Ils vont dire interest swap ou change swap ? Et tout le monde – le monde financier, je veux dire, et même un peu plus – comprend. Parleront-ils d’un « contrat d’échange d’assurance crédit » ? Mais non ! CDS – Credit default swap-, dont tout le monde économique, connaît les initiales. Future au lieu de « contrat de futur » qui n’est d’ailleurs pas correct en français. Cap ou floor pour un « contrat de plafonnement » ou « de plancher » Call pour une « option d’achat » et put pour une « option de vente »
17La langue anglaise est la langue idéale par cette plasticité pour les opérations financières qui se déroulent en quelques minutes. Bref, si vous me permettez cette comparaison grossière trop souvent entendue, si le français est la langue de la raison ou de la littérature, l’espagnol celle qu’il faut utiliser pour parler à Dieu (quand on a oublié le latin…), l’allemand suivant l’estime qu’on a pour nos amis teutons, celle qu’on utilise pour philosopher, ou… qu’utilisent les dresseurs pour parler aux animaux de cirque, l’italien pour parler aux femmes, l’anglais est assurément la langue du business… pardon… du commerce et des affaires.
Notes de bas de page
1 Expression tirée de l’anglais "The Scramble for Africa", d’après l’ouvrage éponyme de Thomas Pakenham, relatif au partage du continent entre les différentes puissances européennes.
Auteur
Professeur des universités honoraire en économie,
Université de Montpellier
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2016