Le pasteur Oberlin au Ban de la Roche (1740-1826) : un homme des Lumières pionnier de l’économie de montagne
Résumé
Le pasteur Oberlin a exercé son ministère pendant 60 ans dans les huit paroisses des Vosges qui constituent le fief du Ban de la Roche. Ami de l’abbé Grégoire, connu de François de Neufchâteau, en correspondance avec les esprits éclairés de l’époque, à la fois pragmatique et mystique, il est connu surtout pour ses innovations en matière d’enseignement. Il a mené aussi une action civilisatrice dans cette région déshéritée de montagne. Il s’est attaché à développer l’agriculture en encourageant l’extension des terres labourables, la culture de plantes nouvelles (pomme de terre et trèfle), en développant l’élevage. Il encouragea la plantation d’arbres fruitiers et d’espèces destinées à régénérer la forêt. Il innova en créant une société d’agriculture et une caisse d’épargne. En complément de cette agriculture peu productive, il s’est employé à attirer dans la vallée des industriels du textile. Il se soucia aussi d’améliorer l’habitat par la recherche de matériaux solides et sains, la transformation du plan des maisons, du système de chauffage, la multiplication des ouvertures, la formation d’artisans spécialisés. Enfin son œuvre pédagogique, qui débute dès la maternelle, offrit à ses paroissiens, par des méthodes novatrices, avec les outils pour maîtriser leur environnement, une ouverture sur le monde.
Texte intégral
1Le pasteur Oberlin (fig. 1) a exercé son ministère pendant 60 ans dans les huit paroisses du fief du Ban de la Roche, l’une des régions les plus déshéritées des Vosges décrite ainsi :
« Le pays présente un aspect sévère et sauvage… Pendant de longs mois d’hiver des vents violents balayent la contrée ensevelie sous la neige ; en été, des trombes d’eau et des orages terribles déchirent les gorges des montagnes, dévastent les vallées ; en toute saison, des brouillards persistants… Point de cultures, point d’industrie, point de commerce. Une centaine de familles éparses dans l’isolement et l’abandon le plus complet… »1
2C’est dans ce cadre austère que Jean Frédéric Oberlin s’emploiera à expérimenter et développer une économie de montagne fondée à la fois sur le développement d’une agriculture spécifique, de l’industrie et de l’instruction, pour améliorer les conditions de vie de ses paroissiens.
Le Ban de la Roche
3Lorsqu’en 1767 Voyer d’Argenson, seigneur du Ban de la Roche, confie à Jean Frédéric Oberlin la charge de la paroisse de Waldersbach (Bas-Rhin) celle-ci se compose de cinq villages : Fouday, Solbach, Bellefosse, Belmont, Walddersbach et de trois hameaux : Trouchy, Penbois et La Hutte. La population présente la double particularité d’être de confession luthérienne et de langue romane dans un environnement catholique et de langue germanique.
Les conditions naturelles
4Le Ban de la Roche est un pays de moyenne montagne dont les altitudes s’élèvent de 340 à 1 100 mètres. Le relief se compose de croupes en gradins qui s’étagent de la vallée de la Bruche à la ligne des crêtes. Dans les zones les plus plates, les sols sont peu fertiles et lessivés par les pluies et les surfaces cultivables très réduites. Les pentes les plus abruptes sont couvertes de forêts. Le climat montagnard est rude, exposé aux vents d’ouest, les pluies abondantes (1 200 à 1 500 mm d’eau par an), de même que l’enneigement, variable selon les années. Les récoltes sont à la merci du moindre incident climatique (fig. 2).
La situation économique
« L’agriculture du Ban de la Roche est une agriculture marginale… Elle est incapable de nourrir à elle seule la population. C’est uniquement un complément de ressources s’ajoutant à d’autres activités »2
5Cette autre activité est essentiellement constituée par la métallurgie du fer qui s’est développée à Rothau (Bas-Rhin). Les mines sont nombreuses au xviie siècle. Waldersbach possède son propre haut-fourneau. Après la guerre de Trente Ans (1618-1648) les forges de Rothau, associées à celles de Framont, ne furent remises en fonction qu’en 1724. Pendant la période révolutionnaire leur propriétaire, Louis Champy, y installa deux forges avec hauts fourneaux, martinets, et des « casernes » pour loger les ouvriers. La population augmenta rapidement ; 391 habitants en 1720, 802 en 1730, 2175 en 1777, 2490 en 1789. Mais il y a peu de relations et d’échanges entre ces nouvelles populations industrielles venues d’ailleurs, pour moitié catholiques, et les autochtones, que la production agricole locale ne suffit pas à nourrir. Néanmoins, une nouvelle ressource agricole, mieux adaptée aux conditions climatiques, va permettre en partie de faire face. Il s’agit de la pomme de terre, culture des terres pauvres, qui s’est répandue dans les pays germaniques, dont l’Alsace, dès le milieu du xviie siècle.
Le pasteur Oberlin et son univers
6Le pasteur Oberlin, qui s’installe à Waldersbach en 1767, succède au pasteur Stuber, déjà engagé dans le développement du Ban de la Roche. Il a été l’élève du Gymnase à Strasbourg, puis de la faculté de théologie. Son père, professeur de langues anciennes à ce même gymnase, était le premier intellectuel d’une lignée de boulangers, entré par son mariage dans une famille de pasteurs et de professeurs d’université. Jean Frédéric Oberlin, doué pour les langues, parlera l’allemand avec ses parents et le français avec ses enfants. Après quelques années de préceptorat, il choisit de s’installer au Ban de la Roche (fig. 3, 4).
7Cet isolement géographique, où il vécut pendant 59 ans, n’en fait pas pour autant un homme seul. Il lit beaucoup et correspond avec ses pairs dans toute l’Europe. Il est en relation épistolaire avec le mouvement piétiste des Frères Moraves, et la baronne de Krudener sera plusieurs fois l’hôte du presbytère de Waldersbach. L’un de ses gendres ira prendre un poste de pasteur en Russie et son fils Henri Gottfried sera précepteur à Riga. De ce fait, Oberlin échange des messages avec le tsar et, lors de l’invasion de 1814, le presbytère sera placé sous la sauvegarde de ce souverain. Il est aussi en correspondance avec Lavater, dont il apprécie les élucubrations scientifiques, de même que le phrénologue Gall (fig. 5).
8Paradoxalement, et parallèlement à ses relations avec les courants mystiques, il adhère aux idées de l’Europe des Lumières. Il est en parfait accord avec l’abbé Grégoire sur l’esprit républicain et les droits de l’homme. Il le rencontrera et les deux personnages entretiendront une correspondance suivie. Grâce à l’abbé Grégoire et à François de Neufchâteau, l’activité économique et sociale du pasteur sera reconnue par deux distinctions honorifiques : la médaille d’or de la société royale d’agriculture en 1818 et la légion d’honneur en 1819. Il adhère aux théories des physiocrates et possède dans sa bibliothèque plusieurs manuels d’agriculture. Il connaît les « Éléments d’agriculture » de Duhamel de Monceau (1762), le « Socrate rustique » du Suisse Hirzel3. Ces deux auteurs se rattachent au mouvement physiocratique pour lequel seule l’agriculture est productrice de richesse et sa primauté absolue doit être posée comme programme politique. Duhamel de Monceau prône, outre la culture du blé, celle des fourrages artificiels et des nouveaux tubercules et racines telles que les pommes de terre, les raves et les navets. Hirzel dans son livre, traduit en français en 1764, envisage avant tout un projet de société rurale dans le cadre d’un idéal social moralisateur.
9Il sera aussi en relation, dans la lignée de l’Émile de J.-J. Rousseau qu’il a lu et annoté, avec les pédagogues novateurs de son temps. Il possède le Manuel élémentaire ou recueil méthodique des connaissances nécessaires à l’instruction de la jeunesse de Basedow de Dessau. Il visitera les pédagogues de la vallée du Rhin : Jean Georges Stuber, son prédécesseur, le pasteur Schlosser à l’Institut d’Éducation d’Emmendingen, l’académie militaire de Pfeffel à Colmar. Il connaît aussi l’œuvre de Pestalozzi.
La révolution agricole au Ban de la Roche
10L’effort du pasteur Oberlin dans le domaine des progrès agricoles, inspirés par les physiocrates et les agronomes de son époque, se porta en premier lieu sur l’amélioration des rendements des cultures existantes par l’augmentation des engrais. Dès 1775, il rédige un avis au public où il préconise trois moyens d’augmenter le fumier, dont la construction de coffres à fumier et de fosses à purin, et il offre une récompense de 9 livres à ceux qui exécuteront ses directives.
11Le deuxième point important est l’amélioration des pâturages. Dans les zones humides, ils doivent être suffisamment drainés et les prés de fauche améliorés et développés pour permettre la stabulation pendant l’hiver. On doit augmenter aussi le fourrage par la création de prairies artificielles. Oberlin choisit pour cela le trèfle de Hollande qui réussira parfaitement au Ban de la Roche. Si les bêtes peuvent être nourries à l’étable, la vaine pâture doit disparaître et les pâturages devenir des champs cultivables.
12Le pasteur Oberlin préconise de nouvelles cultures : le lin, la pomme de terre déjà connue, mais dont il fait venir de nouvelles semences de Riga destinées à améliorer la productivité, la betterave fourragère, le trèfle. Pour remédier à l’érosion des sols et à la déforestation massive due à l’industrie métallurgique, il recommande de planter des arbres : des fruitiers pour l’alimentation, mais aussi des arbres destinés à reconstituer la forêt.
13En 1782, il crée une caisse d’emprunt doublée d’une caisse d’amortissement qui devait aider les emprunteurs à se dégager progressivement de leurs dettes. Ceux-ci sont soigneusement sélectionnés pour leur moralité et leur conduite exemplaire. Il encourage ses paroissiens à s’assurer contre les incendies, fréquents et catastrophiques de fait de la proximité des maisons et de leur couverture en chaume. Au-delà des physiocrates, il propose non seulement un projet agricole, mais un idéal social issu d’un ordre moral voulu par Dieu.
Développement de l’industrie
14Pour assurer un complément de ressources à ses paroissiens, le pasteur Oberlin s’est aussi préoccupé de développer une industrie locale. Au début du xixe siècle, l’activité minière et métallurgique perd de l’ampleur, le tissage artisanal à domicile est en train de disparaître. Il invite alors la famille Legrand, père et fils, à venir installer au Ban de la Roche une véritable industrie textile. Jean-Luc Legrand, né à Bâle, juriste, pédagogue (collaborateur de Pestalozzi), commerçant et industriel, exploitant un brevet pour tisser la bourre de soie, choisit de créer une rubanerie et inaugure avec Oberlin une collaboration exemplaire. Son fils Daniel poursuivra son œuvre et prendra part à l’élaboration d’une législation internationale du travail, en particulier pour les enfants.
Un modèle architectural
15L’architecture traditionnelle du Ban de la Roche s’apparente à la maison vosgienne, ferme monobloc où bêtes et gens vivent sous le même toit. Les maisons sont construites en moellons de grès, avec pignon souvent en colombage. Les encadrements de portes et de fenêtres sont en grès taillé, particulièrement remarquables par le portail en plein cintre de la grange. La pente des toits est importante et ceux-ci sont, la plupart du temps, couverts en chaume.
16La disposition intérieure sépare nettement les hommes des animaux et la maison comporte deux systèmes de circulation, l’un à l’intérieur pour l’hiver qui fait communiquer l’habitation, la grange et l’étable, et l’autre à l’extérieur pour la belle saison, par l’« usoir ». Le logement proprement dit comporte, en façade, une entrée, la pièce commune, et éventuellement une chambre, et sur l’arrière, la cuisine et une autre pièce annexe, souvent utilisée comme atelier de tissage. L’aménagement des combles en pièces d’habitation est rare. Les maisons sont pauvres, exiguës, correspondant à de très petites exploitations à l’usage d’ouvriers-paysans.
17Le pasteur Oberlin va s’employer à améliorer cet habitat. Il va charger le maître d’école de Bellefosse de découvrir des couches de grès de bonne qualité pour éliminer le bois et édifier des constructions moins humides. Des carrières furent ainsi ouvertes à Colroy-la-Roche, Plaine et Champenay. Et à la fin du xviiie siècle, avec le peu d’aisance qui s’est installé dans les villages, le grès remplace peu à peu le bois.
18Pour des raisons d’économie et de confort thermique, il encourage la construction de maisons doubles où deux habitations sont disposées symétriquement, de part et d’autre d’une grange commune, ou dos à dos (fig. 6). Il encourage l’amélioration de l’hygiène et du confort par des plafonds plus élevés, des ouvertures plus larges. En place des cheminées ouvertes, il préconise, par l’exemple, un système de chauffage de type alsacien, plus efficace, qui comporte, dans la salle commune, un gros poêle (fig. 7) alimenté par le foyer de la cuisine. Enfin il favorise parmi la population, par l’octroi de bourses, l’apprentissage des métiers du bâtiment.
L’instruction
19Mais le pasteur Oberlin, en homme éclairé de son siècle, pense que le progrès au Ban de la Roche ne sera possible que si la population possède la maîtrise des nouveaux savoirs. Il va donc poursuivre et amplifier l’œuvre pédagogique de son prédécesseur, J. G. Stuber. Pour lui, l’instruction commence tôt et doit se prolonger tout au long de la vie. Il fera construire une école dans chaque village4, instruire des maîtres. Il est considéré comme l’initiateur en France des écoles maternelles avec ce qu’il appelait « les poêles à tricoter » destinés aux plus jeunes et dirigés par les « conductrices de la petite enfance ». Pour les adultes, il organisera des conférences et créera une bibliothèque de prêt de plus de 100 volumes.
20Le matériel pédagogique qu’il a lui-même confectionné, réparti actuellement entre le Musée Oberlin de Waldersbach et le Musée Alsacien de Strasbourg, est impressionnant : plaques de lanterne magique, cartes de géographie du Ban de la Roche, de la France, de l’Europe, cartes à jouer supports de leçons de vocabulaire d’animaux et de plantes, modèles réduits de machines mécaniques (tours, bocards), instruments scientifiques (microscope, kaléidoscope, lanternes magiques). Il porte un intérêt tout particulier à la botanique, et a lui-même composé un vaste herbier (fig. 8) où il s’applique à déterminer les propriétés alimentaires et thérapeutiques des plantes locales, dont certaines sont déjà bien connues des habitants. Ce savoir pratique est intégré à l’enseignement dès le plus jeune âge, lors de promenades pour les plus petits.
21Les grands principes de cette pédagogie nouvelle tiennent compte du rythme de développement de l’enfant, de l’importance des sens dans l’apprentissage (Il s’agit de toucher, sentir, manipuler avant de nommer) et du besoin de produire pour mieux comprendre. Oberlin se soucie de former ainsi un homme utile à la société.
22Jean Frédéric Oberlin est devenu une figure légendaire, connu jusqu’au Japon et aux États-Unis pour son œuvre philanthropique, sociale et pédagogique. Homme des Lumières, il s’est essayé, dans le petit univers du Ban de la Roche, à développer, dans un esprit à la fois mystique et pragmatique, une économie de montagne fondée sur une agriculture novatrice, inspirée des physiocrates, complétée par une industrie moderne, alors naissante. Son souvenir reste bien vivant, relayé par la création à Waldersbach d’un musée dont la réputation dépasse nos frontières. Néanmoins, les conditions naturelles peu favorables dans un site de montagne particulièrement rude, n’ont pas abouti à la prospérité agricole espérée. Ce n’est que grâce au développement de l’industrie textile, dans la deuxième moitié du xixe siècle, que la population du Ban de la Roche a pu survivre sur place, cette phase de relative prospérité économique étant maintenant terminée.
Bibliographie
Denis Marie-Noële et Erker Alain, « Les jouets d’Oberlin », dans Schneider Malou et Geiler Marie-Jeanne (dir.), Jean Frédéric Oberlin. Le divin ordre du monde 1740-1826, Strasbourg, éd. du Rhin, 1991, p. 101-113.
Denis Marie-Noële et Groshens Marie-Claude, L’architecture rurale française, vol. Alsace, Paris, Berger-Levrault, 1979.
Encyclopédie d’Alsace, article « Oberlin », Strasbourg, Publitotal, 1984, vol. 9, p. 5608-5609.
Groshens Marie-Claude et Bald Gilbert, « Habitat et habiter au ban de la Roche », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, no 9, 1980, p. 246-263.
Hertzog Jean-François, Description du Ban de la Roche, Strasbourg, F. G. Berger-Levrault, An VI de la République Française.
Maeyens Claude, « Le Ban de la Roche. L’évolution géographique d’une cellule de moyenne montagne du xviiie siècle à nos jours », thèse de géographie 3e cycle, université de Strasbourg, 1975.
Peter Roland, « Le pasteur Oberlin et l’abbé Grégoire », Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français. CXXVII, 1981.
Schneider Malou et Geiler Marie-Jeanne (dir.), Jean Frédéric Oberlin. Le divin ordre du monde 1740-1826, Strasbourg, éd. du Rhin, 1991.
Notes de bas de page
1 G. Dumoulin, Oberlin. Cité par M. Schneider et M. J. Geiler, Le pasteur Oberlin, le divin ordre du monde.
2 Cl. Maeyens, « Le Ban de la Roche. L’évolution géographique d’une cellule de moyenne montagne du xviiie siècle à nos jours », thèse de géographie 3ème cycle, université de Strasbourg, 1975, pp. 35-43.
3 Ces deux volumes, annotés par lui, existent dans sa bibliothèque.
4 À Waldersbach en 1770, Bellefosse en 1773, Belmont en 1779.
Auteur
Chercheur CNRS retraitée
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016