La transmission de savoir-faire dans la grande entreprise : étude d’une relation éducative expert-novice
Résumé
Alors que la transmission de savoir-faire est plutôt associée au métier, au compagnonnage et à l’artisanat, la grande entreprise a adopté les notions de professionnel, de compétence et de professionnalisation, marquant la volonté de rationaliser la gestion des ressources humaines. Les plans sociaux puis les départs massifs en retraite des baby boomers et l’arrivée des générations Y et Z ont généré des pertes de savoir-faire, dues au déni des savoirs expérientiels, tacites, et de leur nécessaire transmission. Dans ce contexte, nous analysons l’évolution de la relation de transmission de savoir-faire entre un professionnel expérimenté et son successeur, des processus d’apprentissage et d’explicitation ainsi que des motivations des protagonistes dans trois grandes entreprises industrielles. La réciprocité invite à penser cette voie de professionnalisation particulièrement efficiente dans une perspective d’entreprise apprenante.
Texte intégral
1Les sciences de l’éducation étudient les situations et les dispositifs dans lesquels un individu ou un groupe apprend, que ce soit de manière formelle, au sein d’institutions, ou de manière informelle. Elles développent des champs théoriques comme la didactique, la pédagogie, l’apprentissage, l’évaluation et la formation. Pour ce faire, les approches sont multiréférencées, recourant à diverses disciplines, comme la philosophie, l’épistémologie, la psychologie, la sociologie, l’ethnologie et l’ergologie (Ardoino 1978 et 1990). Les approches historiques sont aussi éclairantes. Si les parcours scolaires occupent une large part des travaux, la formation professionnelle continue est aussi investiguée. Le lien formation initiale-formation professionnelle-travail, que certains nommeraient la professionnalisation, est un champ important de recherche en sciences de l’éducation.
2La présente étude a été menée dans le monde de la grande entreprise entre 2000 et 2005 (Boutte 2007), et son intérêt est, nous semble-t-il, toujours vif dans le contexte d’aujourd’hui. Si son objet, la transmission de savoir-faire, est une pratique coutumière et traditionnelle dans le monde artisanal (Chevallier 1991), elle ne l’est plus dans la grande entreprise, si ce n’est de manière tacite. Or les éléments contextuels mettent en évidence la nécessité de réhabiliter cette pratique oubliée.
3La grande entreprise contemporaine, encore marquée par les principes du taylorisme, vit au rythme des changements économiques, sociaux, technologiques et de leur accélération. Dès la fin des Trente Glorieuses, de profondes mutations ont transformé l’industrie française. La crise économique de 1992 a amplifié ces transformations et les a étendues aux autres secteurs, au tertiaire notamment. Ainsi, les années 1990 ont été marquées par de grands bouleversements : restructurations, offres publiques d’achat (OPA) plus ou moins hostiles, avec leurs cortèges de plans sociaux. Des cohortes de salariés atteints par la limite d’âge ont quitté leurs emplois prématurément. Les « plans amiante » sont venus accélérer ces départs massifs. Parallèlement, les recrutements se sont réduits et le taux de chômage n’a cessé d’augmenter.
4Depuis 2006, avec l’intégration de nouvelles technologies, les entreprises vivent une nouvelle mutation démographique : l’accélération des départs à la retraite de la génération baby boom et l’arrivée massive de la génération Y, puis de la génération Z (Barabel et al. 2012). La génération intermédiaire, dite X, qui aurait dû entrer sur le marché de l’emploi dans les années 1990, est sous-représentée. Les pyramides des âges se modifient, faisant cohabiter deux, voire trois générations, dont les aspirations et les représentations diffèrent largement. Les nouvelles générations ont intégré la précarité comme composante du rapport au travail, la nécessaire stratégie d’adaptation aux changements et la posture d’acteur réseau (Livian 2007), facilitée par l’usage familier des nouvelles technologies (Serres 2012). Les recrutements massifs de certains profils ont pour conséquence une pénurie déjà sensible dans certaines filières.
5Pour l’entreprise, de nouveaux enjeux apparaissent : elle doit attirer et fidéliser ces nouveaux talents, optimiser leur professionnalisation, faciliter la cohabitation et la collaboration des générations. Parmi les dispositifs mis en œuvre, les contrats en alternance sont utilisés comme dispositifs de recrutement. La Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) a montré l’augmentation significative sur ces quinze dernières années des contrats d’apprentissage. Les rapports Masingue (2009) et Proglio (2009) encouragent le développement de ces contrats en alternance et la professionnalisation des tuteurs ou maîtres d’apprentissage (Kunegel 2011). La réforme en cours de la formation professionnelle continue et de l’apprentissage confirme cette nécessité. Tout au long de ces années, les départs massifs et les différents mouvements de personnel (préretraites, mutations, licenciements, recrutements…) ont généré des problèmes parfois graves, mettant en évidence de manière très concrète des pertes de savoir-faire, jusqu’à nécessiter le rappel de retraités ou préretraités. Certaines entreprises ont dû alors questionner leur gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), leurs dispositifs de professionnalisation, la place accordée à l’expérience et aux savoirs tacites, et les moyens de les capitaliser.
6Dans ce contexte, nous nous sommes intéressés particulièrement aux situations mettant en scène un « professionnel expérimenté » et un « successeur » en transmission de savoir-faire (Boutte 2007). Cette situation est à rapprocher non seulement de la formation en alternance et du tutorat évoqués plus haut, mais aussi du compagnonnage (Guédez 1994), voie traditionnelle de professionnalisation prônée par les compagnons du devoir. Dans les deux cas, il est question d’apprendre le métier et d’apprendre par le métier (Pastré 2004). Ces dispositifs articulent théorie et pratique, dans un aller-retour entre centre de formation et entreprise, et des transferts d’apprentissage. Mais au-delà, ils permettent l’acquisition des diverses dimensions – culturelle, identitaire, initiatique et symbolique – transmises dans la relation tuteur-tutoré, compagnon-apprenti ou, dans notre cas, professionnel expérimenté-successeur.
La relation de transmission
7En première approche, la transmission peut être pensée sous l’angle de la relation éducative étudiée particulièrement par Postic (1988), Labelle (1996) et Lerbet-Séréni (1994). La relation éducative ne peut pas se résumer à un échange de messages et de feed-back entre un émetteur et un récepteur, à la manière d’un schéma simpliste de la communication. Elle ne peut pas non plus se réduire à une transmission d’un savoir stricto sensu. Les auteurs que nous venons de citer nous invitent à considérer cette relation éducative comme une rencontre complexe, une relation traversée de multiples processus que les apports de la psychologie cognitive, de la psychologie clinique et de la psychologie sociale peuvent rendre intelligibles.
8Suivant Lerbet-Séréni (1994), nous abordons la relation éducative professionnel expérimenté-successeur sous l’angle systémique. Les interactions entre les processeurs d’une part et le système et son environnement d’autre part sont suffisamment denses et riches pour que Le Moigne (1990) considère ce système ouvert sur son environnement, complexe et non linéaire, comme doté d’une dynamique auto-éco-organisationnelle et de propriétés émergentes, évoluant par paliers de complexité croissante. Ce système combine, tresse, articule interactions de processus internes et interactions avec son environnement. L’entreprise, les autres, la hiérarchie, les règles et normes… apparaissent comme un « tiers exclu » (Lerbet-Séréni 1994), principe organisateur du système relationnel que nous étudions.
9La relation tissée, tressée avec des processus, est révélatrice de cette dynamique et des processus à l’œuvre. L’auteur considère trois modalités relationnelles significatives de l’évolution de cette dynamique, repérables dans les échanges par des marqueurs linguistiques :
- eros : la relation est dite fusion / dépendance (1 + 1 = 1) ; on parle au « nous », ou au « on » (avec le risque de la méprise du « on » impersonnel) ;
- philia : la relation est dite séparation / autonomie (1 + 1 = 2) ; on parle au « je » et au « tu » ;
- agape : la relation est autopoïétique, duale (1 + 1 = 3) et paradoxale ; elle intègre les deux précédentes ; on parle au « je » et « tu » et « nous ».
10La relation duale, troisième modalité relationnelle, fait émerger un troisième terme que l’auteur nomme « tiers inclus », co-construction, coréférence, monde commun propre au système et aux processeurs qui le composent.
11Ces modalités relationnelles sont à rapprocher de la description que propose Steiner (2003) à partir d’une description détaillée des relations maître-disciple dans des champs très variés (philosophie, esthétique, religion). L’auteur montre que ces relations connaissent de longues périodes fusionnelles, qu’il qualifie d’homoérotisme, et se terminent par une séparation brutale, où il est question de répudiation, voire de trahison. Chez les compagnons du devoir (Guédez 1994), la dimension maître-disciple est aussi présente, traversée de savoirs formels et informels, de processus d’apprentissage, de dimensions culturelles, identitaires, initiatiques et symboliques. Postic (1988) étudie la relation éducative sous plusieurs angles disciplinaires et, recourant à la psychanalyse, évoque les transferts et contre-transferts qui accompagnent les processus d’apprentissage au sein de ce système relationnel. Ces approches sont aussi développées chez Hatchuel (2007).
12Après avoir tenté de rendre intelligible la relation de transmission de savoir-faire, nous abordons chacun des protagonistes au regard du savoir-faire, de l’apprentissage et des motivations pour l’un à transmettre, pour l’autre à apprendre. Nous avons nommé le premier « professionnel expérimenté ». Ces deux termes, volontairement joints, renvoient d’une part à une compétence référencée, évaluée et reconnue, telle qu’elle est comprise en entreprise, et d’autre part à une expérience donnant lieu à des apprentissages informels (Kolb 1984), des savoirs tacites peu, voire pas identifiés ni reconnus. En ce sens, nous considérons ce professionnel comme un expert au sens de Dreyfus (1992). Dans cette approche, l’expert se caractérise par une grande expérience intégrée, incarnée, qui lui donne une grande connaissance du champ d’exercice et lui permet une grande efficacité, la capacité de discriminer l’information pertinente, une prise de décision plus rapide basée sur un raisonnement par abduction, et un réseau relationnel important, qu’il sait mobiliser dans des collaborations tacites. Toutefois, il n’est plus en mesure de faire état de ses connaissances, de formuler ce qu’il sait. Vermerch (1996), reprenant ces caractéristiques, propose une technique d’explicitation par laquelle celui qui mène l’entretien facilite la formalisation et la mise au jour de ces savoirs tacites. Cette explicitation et cette mise à distance entraînent aussi chez l’expert une réappropriation, un réapprentissage de ce qu’il sait déjà.
13Nous abordons enfin la motivation de l’expert à transmettre. Nuttin (1985) propose un modèle fonctionnaliste du processus motivationnel, articulant des motifs extrinsèques et intrinsèques en fonction d’un but. Dans ces motifs extrinsèques, nous incluons le tiers exclu (Lerbet-Séréni 1994), principe organisateur du système relationnel, mais aussi le mécanisme du don et du contre-don décrit par Mauss (1999). Le professionnel expérimenté serait donc engagé à transmettre ce qui fait son expertise d’une part pour répondre à une demande de sa hiérarchie et d’autre part pour s’acquitter d’une dette contractée envers ceux qui l’ont précédé et formé. Les motifs extrinsèques agissent sur les motifs intrinsèques, plus intimes et plus forts, de l’ordre du besoin, du désir, de l’envie. La psychologie clinique propose le concept de filiation (Legendre 1996), un désir de se projeter, de s’éterniser au travers de celui qui deviendra alors le fils symbolique. Enfin, dans cette approche, le sens de son engagement se reconstruit au cours de la transmission (Bourgeois 2000), les motifs intrinsèques se manifestent progressivement au fil de la transmission.
14Le successeur, quant à lui, recruté en externe ou muté en interne, est désigné par l’entreprise pour s’approprier tout ou partie du savoir-faire du professionnel expérimenté. Au regard du modèle de l’expert et du novice de Dreyfus (1992), le successeur peut être considéré à toutes les étapes comme suivant sa compétence et son expérience déjà acquises. Dans la relation que nous étudions, il est en situation d’apprentissage, abordée sous l’angle socioconstructiviste, courant initié par les travaux de Vygotski (1985), Wallon (1970), Bruner (1998) et Bandura (1980). Ce courant, prolongeant les travaux de Bandura et ceux de Winnykamen (1990), considère l’apprentissage comme un processus de construction intrapsychique de connaissance, qui s’opère dans la relation à l’autre (aux autres) dans le jeu des interactions par imitation modélisation interactive. Le successeur apprend dans la relation au professionnel expérimenté, non pas par le mimétisme mais en construisant un modèle interne à partir du modèle réel, avec lequel il peut être en désaccord.
15Dans cette relation se manifestent ainsi des conflits sociocognitifs (Doise et Mugny 1997), des moments de désaccord, d’argumentation et de contre-argumentation, dont le dépassement marque l’apprentissage. L’augmentation des conflits sociocognitifs peut marquer l’évolution de la relation, de fortement dissymétrique à faiblement dissymétrique, voire à symétrique (Winnykamen 1990), révélatrice par cela de la construction de compétence du successeur.
16Nous abordons les motifs à apprendre dont Carré (2001) fait état à partir du modèle de Nuttin (1985). On retrouve ainsi l’influence du tiers exclu, de la hiérarchie, des pairs (motifs extrinsèques), et de la motivation à la compétence et à l’attachement (motifs intrinsèques). Ces motifs à apprendre intrinsèques s’enracinent dans le désir de savoir ; ceci nous conduit à une approche psychanalytique du rapport au savoir et à l’autre. Il n’y a de désir de savoir que du désir de l’autre, figurant le père symbolique qui permet l’accès au savoir. Comme précédemment pour le professionnel expérimenté, ces motifs intrinsèques se manifestent au fil de la transmission.
17La relation professionnel expérimenté-successeur, que nous étudions comme un système complexe, articule interactions et processus d’explicitation, de réapprentissage pour l’un et d’apprentissage pour l’autre, manifestations de motifs extrinsèques et intrinsèques pour les deux, de conflits sociocognitifs, dans une dynamique auto-éco-organisationnelle. L’entreprise en tant que tiers exclu agit comme un principe organisateur du système ; elle agit aussi sur la motivation des processeurs (motif extrinsèque). La relation évoluant, elle peut faire apparaître des modalités eros, philia et agape. Les conflits sociocognitifs marquent l’évolution de la relation et l’apprentissage du successeur. L’évolution de la relation vers la modalité agape, paradoxale, peut faire apparaître un troisième terme, le tiers inclus, coréférence du système.
18Nous pouvons ainsi formuler notre hypothèse : la relation de transmission de savoir-faire, telle que nous l’étudions, est réciproque au sens de Labelle (1996). Dans la dynamique du système, la relation évolue vers plus de réciprocité dans les échanges ; chacun des protagonistes apprend ; les motifs intrinsèques symboliques de père et de fils s’affirment chez l’un et l’autre.
Méthode
19Pour soumettre à l’épreuve du terrain notre hypothèse, nous observons dix situations de transmission de savoir-faire : dix dyades professionnel expérimenté-successeur, au sein de quatre entreprises industrielles du sud de la France. Chacune d’elles initie la transmission et choisit les protagonistes. Nous posons le volontariat comme principe et garantissons l’anonymat des acteurs, informés préalablement de l’objectif de la recherche et de la méthode.
20Pour rendre compte de l’évolution de la relation de chaque dyade, nous filmons dix séquences réparties tout au long de la transmission. Chaque séquence est filmée pendant une heure ; nous conservons pour l’analyse les trente dernières minutes. Cette précaution permet d’éliminer de l’analyse la période pendant laquelle les protagonistes, se sentant observés par la caméra, peuvent avoir un comportement peu naturel. Altet (1994) définit des épisodes inducteurs, médiateurs et adaptateurs, repérables par des marqueurs linguistiques de début et de fin, marquant la réciprocité croissante des échanges.
21Pour chaque séquence analysée, nous comptons le nombre de chaque type d’épisodes et leur durée cumulée, et nous évaluons les conflits sociocognitifs révélateurs de l’évolution de la relation, de fortement dissymétriques à faiblement dissymétriques, voire symétriques (Winnykamen 1990), et de facto des processus d’apprentissage.
22Pour mettre en évidence les apprentissages chez les protagonistes de chaque dyade, nous menons avec chacun un entretien au début, à la fin de la transmission, puis six mois après que la transmission est terminée. Une analyse catégorielle quantitative (Bardin 2005) permet de comparer les poids respectifs de chaque catégorie. L’évolution entre le début et la fin de la transmission marque l’évolution des représentations de soi, de l’autre, de la relation, du tiers exclu et des sous-catégories afférentes. Les entretiens menés six mois après la transmission, analysés avec la même grille, montrent l’évolution des représentations, et notamment la présence et la rémanence du tiers inclus, émergence d’une relation duale et paradoxale (Lerbet Séréni 1994). Enfin, la manifestation des motifs intrinsèques, notamment filiaux, nécessite une analyse qualitative des entretiens, une interprétation des verbatims recueillis dans chaque entretien.
Résultats
23À partir du dispositif méthodologique présenté plus haut, les résultats relatifs à l’évolution des relations et des représentations de part et d’autre sont ainsi recueillis pour chaque dyade. Nous rendons compte ci-dessous des tendances repérables, obtenues par la moyenne des occurrences sur chaque variable.
24Le premier graphique montre l’évolution moyenne des types d’épisodes inducteurs, médiateurs et adaptateurs dénombrés par séquence, ainsi que les conflits sociocognitifs (fig. 1).
25Le second graphique vient compléter et confirmer la tendance d’évolution de la relation à partir du temps cumulé moyen pour chaque type d’épisode et pour chaque séquence (fig. 2).
26Ces deux graphiques tendent à montrer une évolution non linéaire. La relation montre deux périodes distinctes : la première se caractérise par une prédominance des épisodes inducteurs et par peu, voire pas de conflit sociocognitif. La seconde fait apparaître des épisodes inducteurs et médiateurs qui s’équilibrent et des conflits sociocognitifs plus fréquents.
27Les résultats moyens de l’analyse quantitative des entretiens est représentée sur la figure 3 ci-dessous. Le premier graphique (3A) montre l’évolution des représentations des experts, le second (3B) l’évolution des représentations des successeurs aux trois temps : début, fin et six mois après.
28Ces tableaux montrent des mouvements, des répartitions sur les quatre catégories qui évoluent dans le même sens du côté des experts et des successeurs. Les entretiens montrent en fin de transmission une décentration : chacun parle moins de soi et plus de l’autre. Pour tous, la relation gagne en importance aux dépens du tiers exclu. Nous notons aussi qu’après la fin de la transmission, chacun se recentre sur soi, le tiers exclu reprend de son importance, la relation ne revient pas tout à fait à son niveau initial.
29L’analyse des sous-catégories met en évidence le fait que la relation est bien passée, pour l’un et l’autre, d’une modalité eros à une modalité philia. En revanche, la modalité agape n’apparaît pas autant que les précédentes. Le tiers inclus montre une certaine évolution entre le premier et le deuxième entretien ; il demeure à un niveau élevé après la fin de la transmission. Autrement dit, il s’est construit pour l’un et l’autre un monde commun, une coréférence qui perdure au-delà de la séparation physique de la transmission.
Analyse
30Le système que nous étudions n’évolue pas linéairement. L’analyse de cette relation montre une évolution par paliers de complexité croissante. En ce sens, l’approche systémique prônée par Le Moigne (1990) s’avère pertinente. Les deux périodes identifiées plus haut sont interprétables avec les outils fournis par Altet (1994).
31Dans un premier temps, les épisodes inducteurs prégnants montrent que le successeur est passif, il subit le flot d’informations transmis par le professionnel expérimenté. La relation est dite « complémentaire rigide », et l’apprentissage « par réception-consommation ».
32Dans la deuxième période, les épisodes médiateurs sont plus présents et s’équilibrent avec les épisodes inducteurs. Le successeur est actif, présent, interactif, et la relation s’équilibre. Les conflits sociocognitifs sont plus nombreux. Le professionnel expérimenté est questionné, contredit, amené à expliciter son savoir-faire. La relation devient plus symétrique, complémentaire, souple, et l’apprentissage devient « par production » (Altet 1994). C’est donc dans la deuxième période que la transmission de savoir-faire est efficace et produit des apprentissages. Il a donc fallu que le successeur apprenne suffisamment pour être en mesure de questionner, de contredire l’expert, pour que s’opère chez ce dernier l’explicitation de ses savoirs incorporés, incarnés (Vermerch 1996). On comprend ici l’importance du facteur temps, repérable dans les pratiques traditionnelles de transmission de savoir-faire.
33L’analyse des représentations de chaque acteur montre que le successeur a appris, bien au-delà d’une simple pratique ou d’un geste professionnel, tout ce qui n’est pas écrit. Les expressions recueillies montrent que le professionnel expérimenté réapprend ce qu’il savait déjà, et apprend aussi quelque chose de nouveau au contact du successeur. Par exemple, et souvent de manière quasi caricaturale, l’utilisation de l’informatique est présentée comme objet de transmission réciproque. Le professionnel expérimenté apprend enfin du rapport à l’autre et à son apprentissage.
34L’analyse des entretiens met aussi en évidence l’évolution des motivations respectives de l’un et de l’autre à s’engager dans ce dispositif (Carré 2001). Chacun des deux acteurs reconstruit le sens de son engagement dans ce dispositif – pour le successeur à se former, pour l’expert à transmettre – et s’en attribue la raison (Bourgeois 2000). Les motivations intrinsèques, filiales, s’expriment en fin de transmission. L’analyse et l’interprétation des verbatims font apparaître pour chacun des références au don et contre-don, au deuil, aux figures symboliques père et fils, particulièrement présentes en fin de transmission. Enfin, pour chacun d’entre eux, la relation se construit et évolue de la modalité fusionnelle (eros) à la modalité séparation (philia), de la dépendance à l’autonomisation (Lerbet-Séréni 1994).
35Nous notons que la séparation initiée par l’entreprise ne ressemble pas à la « répudiation » et la « trahison », que Steiner (2003) repère dans les relations maîtres-disciples qu’il étudie. Sans doute faut-il voir là aussi le facteur temps : les relations que Steiner évoque s’inscrivent dans une durée beaucoup plus longue que celles que nous observons. Enfin, cette séparation génère la construction d’un monde commun, d’une coréférence, d’un tiers inclus (Lerbet-Séréreni 1994) qui perdure au-delà de la fin de la transmission. Ce qui s’est construit pendant la transmission entre les deux protagonistes demeure chez l’un et l’autre bien après que la transmission est terminée, et cela leur appartient en propre.
36Compte tenu de ces résultats, notre hypothèse semble vérifiée : la relation de transmission de savoir-faire telle que nous l’étudions s’avère réciproque. Elle provoque des apprentissages chez l’un et l’autre des acteurs, elle favorise la manifestation de motifs intrinsèques et notamment des figures symboliques de père et de fils.
Discussion
37Au-delà des résultats obtenus et commentés plus haut, nous souhaitons revenir sur le contexte initialement présenté et mettre en perspective les résultats de cette recherche.
38Au premier abord, la transmission de savoir-faire fait référence à une tradition compagnonnique encore présente chez les hommes de métier, les hommes de l’art, les artisans. Mais ce dispositif est largement oublié dans les pratiques modernes des gestionnaires de ressources humaines au sein des grandes entreprises. L’approche dominante de la compétence, individualiste et normative, a privilégié une gestion analytique, un référencement des savoirs théoriques et procéduraux.
39La complexification de la société, l’accélération des changements et la problématique générationnelle sont l’occasion de redécouvrir les vertus de cette transmission sous plusieurs formes possibles : interindividuelle, telle que nous l’avons étudiée, et dont le tutorat peut se rapprocher, mais aussi collective. Les nouvelles exigences imposent un changement de paradigme. Les nouvelles organisations, matricielles et en réseau, reposent sur une conception biologique, complexe. S’il est toujours question de compétence, cette dernière doit être pensée individuelle et collective, complexe, évolutive, émergente, faite de multiples ingrédients dont certains échappent à l’inventaire, à l’analyse, au référencement.
40Les profondes mutations imposent désormais des organisations plus flexibles, plus réactives et apprenantes pour s’adapter aux turbulences de leur environnement (Mallet 1996 et 2007, Fillol 2009, Boutte 2008). Elles doivent tirer profit de leurs expériences, capitaliser les savoirs théoriques ou procéduraux référencés, mais aussi des savoirs expérientiels ou tacites. Elles doivent aussi faire fructifier les gisements de connaissances non reconnues, souvent ignorées, présentes en son sein. La plus-value désormais n’est plus dans la conformité à un référentiel, elle réside dans la capacité à mobiliser, développer et partager les connaissances, sources de performance, connaissances individuelles et collectives, formalisées, explicites mais aussi tacites. Il s’agit de considérer l’apprentissage organisationnel par une multiplicité de dispositifs participant à la dynamique proposée par Nonaka et Takeuchi (1995) et regroupés sous le terme knowledge management (Moingeon et Ramanantsoa 2000).
41Les compétences requises s’enrichissent, de nouvelles exigences se font jour : outre les savoirs, savoir-faire et savoir-être jusque-là référencés, le professionnel doit désormais faire preuve de réflexivité (Schön 1994, Perrenoud 2001), de capacités cognitives et relationnelles, d’intelligence de situation (Zarifian 2004), de participation à l’émergence d’une compétence collective, voire d’une intelligence collective (Mallet 2007, Wittorski 2007).
42D’autres ingrédients encore pourraient être évoqués, particulièrement l’expérience, comme source de savoirs tacites à expliciter et transmettre (Schwartz 1997). La professionnalisation est ainsi interrogée tant sur le plan épistémologique que sur les objectifs et les méthodes. La formation par alternance, la formation ouverte à distance (FOAD), la simulation, les serious games1, les analyses de pratiques, la modularisation et l’individualisation de la formation, les communautés de pratiques (Wenger 2005) viennent enrichir les voies de professionnalisation (Wittorski 2007).
43Quelle place peut occuper la transmission de savoir-faire dans une telle dynamique ? Nos observations montrent qu’il est pertinent d’envisager la présence de savoirs tacites, de savoirs d’expérience, même s’ils ne sont pas identifiés, formalisés. Dans ce dispositif, non seulement le successeur destinataire de la transmission apprend, construit ses compétences, s’inscrit dans le réseau de l’expert et ses collaborations tacites, mais l’expert lui-même réapprend ce qu’il savait déjà, réinterroge ses acquis, apprend au contact du successeur, acquiert de nouvelles compétences relationnelles, voire pédagogiques. La transmission de savoir-faire favorise donc la réflexivité, l’échange, le partage de connaissances. Enfin, l’un et l’autre apprennent à se connaître, se reconnaître mutuellement (Ricœur 1990).
44Pour l’entreprise, le dispositif est donc profitable à trois niveaux : la professionnalisation du successeur, la professionnalisation de l’expert, le lien social entre les deux. Ce dernier point est à considérer plus particulièrement dans la problématique démographique, intergénérationnelle détaillée plus haut. En généralisant ce dispositif, l’entreprise peut faciliter la cohabitation, la collaboration des générations baby boom, Y et Z. Ainsi, la transmission de savoir-faire permet de répondre aux enjeux exposés plus haut de l’apprentissage organisationnel et de cohabitation, de collaboration intergénérationnelle. Cette transmission s’inscrit donc pleinement parmi les voies de professionnalisation et favorise aussi la construction identitaire.
45En ce sens et paradoxalement, un dispositif traditionnel, inscrit dans une longue histoire, celle des compagnons du devoir (Guédez 1994) est aussi l’occasion d’initier une dynamique de réflexion sur l’action et de partage de connaissances, un lien social réactivé, une culture de l’apprentissage individuel, collectif et organisationnel que prônent désormais les nouvelles conceptions de l’organisation. Mais pour cela, l’entreprise doit elle aussi apprendre, changer ses propres conceptions et changer de paradigme.
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Notes de bas de page
1 Serious games : « jeux sérieux », dispositifs de formation à partir de jeux scénarisés reproduisant des situations réelles référencées.
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Pratiques de la médiation des savoirs
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