Les métamorphoses animales de Fintan et Tuán : les hommes primordiaux témoins de l’histoire mythique de l’Irlande
Résumé
Fintan et Tuán ont connu une longévité surhumaine rythmée par des métamorphoses animales, ce qui, précisément, assure cette longévité. Tous deux ont la mission, donnée par Dieu, de raconter les antiquités d’Irlande. Le témoignage de l’antédiluvien Fintan a une fonction juridique dans l’acte de définition des frontières du royaume de Tara. Tuán, quant à lui, narre l’histoire de l’Irlande à saint Finnén et perpétue ainsi le savoir à l’arrivée de la nouvelle religion. L’histoire de ces personnages peut être mise en liens avec deux traditions : la tradition apocryphe concernant les prophètes Énoch et Élie et la tradition littéraire des plus vieux animaux du monde. Leurs métamorphoses constituent un bestiaire spécifique : Fintan fut saumon, aigle et faucon à l’œil bleu et Tuán fut cerf, sanglier, faucon et saumon. Au regard des sources iconographiques, ce bestiaire se rapproche en effet de celui des anciens Celtes.
Texte intégral
1Dans la littérature mythologique irlandaise, il existe deux personnages, Fintan Mac Bóchra et Tuán Mac Cairill, qui jouissent d’une longévité surhumaine, rythmée par des métamorphoses animales. C’est ce qui, précisément, assure leur longévité. Tous deux ont la mission, donnée par Dieu, de raconter les antiquités d’Irlande. En cela les personnages sont similaires, mais ils diffèrent par leur fonction et le contexte de leurs interventions.
2Il convient au préalable d’expliciter la notion de « textes mythologiques celtiques », (majoritairement irlandais et gallois). Il s’agit de récits rédigés en langue vernaculaire et composés à la période médiévale – pour la plupart entre le viiie et le xiie siècle – par les ecclésiastiques lettrés dans les scriptoria des monastères. Au sein d’un même manuscrit, ces textes côtoient des écrits exégétiques. Ils correspondent en partie à la retranscription de traditions anciennes, préchrétiennes et orales, et sont donc les seules sources textuelles concernant la mythologie des anciens Celtes – mis à part les témoignages parfois peu précis et énigmatiques des auteurs classiques. Ils sont aussi à considérer comme une littérature à caractère identitaire, dans son contexte, proprement insulaire, et de manière inévitable, christianisée : la narration est replacée dans la chronologie biblique, les saints irlandais font de récurrentes apparitions et les personnages issus des épopées sont baptisés. Les textes qui vont nous intéresser ici présentent un autre aspect à souligner : plus que des récits mythologiques, il s’agit de l’histoire mythique de l’Irlande dont on retrouve des passages dans les annales des époques médiévale et moderne.
Tuán : le témoin désigné par Dieu
3Le principal récit concernant Tuán, L’histoire de Tuán fils de Cairell [racontée] à Finnén de Mag Bile1 (Scél Tuáin Meic Chairill di Fhinnén Maighe Bile inso inis), est le plus christianisé. Tuán, alors chrétien et ermite, intervient auprès de saint Finnén, fondateur au vie siècle du monastère de Maigh Bile (comté de Down). À la demande du saint, il raconte de mémoire toute l’histoire de l’Irlande. Sa vie personnelle est mise en parallèle avec les différents peuplements de l’île relatés dans Le livre des conquêtes de l’Irlande2 (Lebor gabála Érenn). Il y eut une première colonisation avant le déluge, puis cinq conquêtes après la descente des eaux diluviennes. Tuán appartient au peuple qui, le premier, investit l’Irlande après le déluge et vécut donc jusqu’au temps de saint Finnén. Après avoir été homme, il changea de forme sous chaque peuple suivant et fut ainsi cerf, sanglier, faucon et saumon3.
4C’est explicitement Dieu qui lui fait subir ses métamorphoses. Sous ces différentes formes, il n’est pas épargné par la vieillesse. Chaque fois qu’il sent son corps décrépir, il se rend au même endroit de manière rituelle et sait qu’une nouvelle forme lui sera attribuée. À cela s’ajoute la régénérescence de son corps : il recouvre une nouvelle jeunesse à chaque métamorphose. Au temps du dernier peuple arrivé sur l’île – les Goidels –, Tuán recouvre sa forme humaine : alors qu’il est saumon de rivière – sa dernière forme animale – il est pêché et mangé par une reine. Il reste en gestation en son sein pour qu’elle lui donne de nouveau naissance. Durant ce processus, l’âge de son âme ne change pas et il est capable de restituer tout ce qui fut dit durant les neuf mois qui se sont écoulés entre le repas de la reine et sa seconde naissance. Il deviendra devin puis sera baptisé par saint Patrick. Sa fonction est de transmettre l’histoire ancienne de l’île au début des temps chrétiens, auprès de la nouvelle autorité religieuse4. Mettre en scène un saint écoutant l’histoire païenne de l’île manifeste le besoin profond que l’Irlande a eu de conserver ses traditions et de forger son identité après sa christianisation5.
Fintan : le témoignage juridique
5Fintan est quant à lui beaucoup plus proche de la figure druidique et assure une fonction juridique. La fondation du domaine de Tara6 (Suidigud Tellaig Temra) raconte que, sous le roi Diarmait, les nobles d’Irlande voulurent redéfinir les frontières du territoire de Tara, considéré comme trop vaste, vide et sans profit, bien qu’il faille y tenir tous les trois ans un festin et nourrir tous les hommes d’Irlande durant sept jours et sept nuits. Le roi refuse d’accomplir cet acte sans le conseil d’un ancien. Après avoir fait rechercher plusieurs d’entre eux, dont Tuán, Fintan est finalement reconnu comme leur aîné de manière incontestable. Antédiluvien, arrivé en Irlande lors de la première colonisation de la reine Cessair, Fintan explique qu’il fut juge durant toute l’histoire de l’île. C’est l’aspect juridique et politique, dont le but est de légitimer l’existence du royaume suprême de Tara, qui prime dans ce texte7. La vie personnelle de Fintan est secondaire et ses métamorphoses ne sont pas précisées, seulement évoquées par des phrases allusives :
« Je ne changerai désormais plus de forme8 » ; « Dieu estimait qu’il était temps que sa mort vînt, sans plus aucun changement de forme. »9
6Il convient d’ajouter un autre texte, Le dialogue de Fintan et du Faucon d’Aichill10, qui explique clairement :
« […] lors de l’averse noire du déluge le seigneur me mit pour mon malheur sous la forme d’un saumon à chaque printemps. »11
7Cela justifie probablement sa survie à la submersion12. Il resta sous cette forme cinq cents ans puis devint aigle pendant cinquante ans et durant cent ans faucon à l’œil bleu. Il s’avère que le faucon à qui il raconte son histoire, et qui raconte la sienne en retour, est aussi vieux que lui et qu’ils se sont en fait déjà rencontrés : c’est lui qui, alors que Fintan fut changé en poisson durant le déluge, lui arracha son œil, ce qui lui valut le surnom de « Borgne d’Ess Ruadh13 ». Sans aller plus loin ici, Grigory Bondarenko a consacré un riche article à Fintan et à son rôle de « gardien de la tradition »14.
8Les vies extraordinaires de ces personnages peuvent être rattachées à deux traditions. Celle des plus vieux animaux du monde, relatée dans les littératures médiévales irlandaise et galloise, et les traditions apocryphe et exégétique relatives aux prophètes vétérotestamentaires Énoch et Élie.
Énoch et Élie
9Fondée sur des versets obscurs de la Bible, semblant expliquer qu’ils ne subirent pas la mort mais ont plutôt été enlevés de terre par Dieu15, la tradition apocryphe a retenu Énoch et Élie comme étant les « deux témoins » cités dans l’Apocalypse16.
10Cette tradition est en tout cas bien attestée dans l’Irlande médiévale. C’est ce que content Les deux chagrins du Royaume du Ciel17 (Da brón Flatha Nime). Énoch et Élie demandèrent à Dieu de ne pas quitter leurs enveloppes corporelles. Au vu de leur mérite, Dieu leur accorda ce souhait et ils furent placés au paradis terrestre. Incapables de suivre les anges vers le Seigneur, ils furent contraints à y attendre l’antéchrist. La référence aux deux prophètes est explicite à la fin de la Fondation du domaine de Tara. Fintan meurt en la présence des esprits de saint Patrick et sainte Brigitte. On ignore où se trouve sa sépulture :
« Mais plusieurs estiment que sa dépouille mortelle a été transportée dans un endroit secret et divin, de même qu’Élie et Énoch ont été emmenés au paradis. C’est là qu’ils attendent la résurrection de ce sage vieillard, à savoir Fintan, fils de Bóchra […] »18
11Après sa longue vie terrestre, Fintan aurait-il subi un sort similaire ? L’allusion révèle en tout cas les liens entre les personnages quant à leur fonction : vivre et être témoin.
À la recherche des plus vieux animaux du monde
12Les animaux en lesquels sont changés Tuán et Fintan sont concernés par la tradition des plus vieux animaux du monde, thème littéraire gallois et irlandais. Le conte gallois Kulhwch et Olwen19 raconte que Gwrhyr, chevalier du roi Arthur, capable de communiquer avec les animaux, a pour mission de rechercher un certain Mabon qui fut enlevé trois jours après sa naissance et dont personne n’a de nouvelle. Seul le plus vieil animal peut savoir où se trouve l’homme. Il s’adresse à plusieurs animaux qui chacun lui assure qu’il ne sait rien de Mabon, mais lui indique lequel est plus vieux que lui et est susceptible d’en savoir plus. Gwrhyr s’adresse successivement au merle de Cilgwri, au cerf de Rhedynfre, au hibou de Cwm, à l’aigle de Gwernabwy qui l’envoie enfin vers le saumon de Llyn Llyw, dont il avait essayé de manger la chair. Finalement le plus ancien, le saumon, indique l’endroit où Mabon est tenu captif20. Ainsi se répète le schéma narratif déjà décrit plus haut, lorsqu’il s’est agi pour le roi Diarmait de chercher l’homme le plus ancien d’Irlande.
13Un autre texte irlandais, Les aventures de Léithin21, rapporte un schéma similaire. L’Irlande a subi une tempête extraordinaire. Il s’agit de savoir si l’île en a déjà connu auparavant. Le petit de Léithin, un aigle femelle, lui conseille d’aller voir le Dubhchosach, le cerf au pied noir. Bien que très vieux, celui-ci n’a pas connaissance d’un tel fait et Léithin revient auprès du nid. Un autre oiseau lui indique le Dubhgoire, un oiseau noir. Il se trouve aussi ignorant que le cerf et, agacée, Léithin revient à son nid. En dernier lieu, le même oiseau l’envoie auprès de Goll, saumon que l’on nomme « l’Aveugle d’Ess Ruadh ». Ce surnom est fortement analogue à celui qui fut donné à Fintan lorsqu’il était saumon et il semble bien qu’il s’agisse de lui : il lui avoue que l’oiseau qui l’a envoyée vers lui n’est autre que le vieux faucon d’Aichill qui lui a arraché son œil il y a fort longtemps et qui va certainement manger ses petits. Quant à la tempête, il lui raconte le déluge qu’il a connu et auquel il a survécu.
14Ainsi, entre les métamorphoses des personnages qui nous occupent et cette tradition littéraire, nous avons affaire au même bestiaire : cerf, oiseau – principalement rapace –, saumon. Le sanglier est une particularité de l’histoire de Tuán. C’est aussi ce bestiaire que présente le bol suspendu de Lullingstone (Angleterre)22, de la fin du vie ou du début du viie siècle : deux cerfs paraissent marcher autour d’un poisson, lui-même positionné sur une colonne, au-dessus duquel vole un oiseau. Encore au-dessus, deux oiseaux sur des petites colonnes posées sur une barre horizontale se regardent. Le sanglier est manquant. L’hypothèse de la symbolique christique a été soulevée et n’est pas exclue. Mais il semble envisageable que l’iconographie se réfère également à cette tradition liée à l’acquisition de la connaissance.
15Un autre thème iconographique, celui de l’oiseau arrachant les yeux du saumon ou voulant le manger, pourrait trouver sa source dans trois des textes vus précédemment : Le dialogue de Fintan et du faucon d’Aichill, Les aventures de Léithin et Kulhwch et Olwen, l’aigle racontant lui-même dans ce dernier récit ses déboires dans la chasse au poisson. C’est ce que Claude Sterckx a appelé « la dispute primordiale23 », dispute entre les deux animaux primordiaux que sont le rapace et le saumon, dont Fintan et Tuán prirent les formes. La scène de l’oiseau au-dessus d’un poisson, l’agrippant ou penchant sa tête vers lui, est représentée plusieurs fois dans la production insulaire médiévale : sur plusieurs pierres pictes24, comme l’avait rappelé Sterckx et traité C. Thomas en évoquant « The bird/Fish cult scene »25 – la Drosten Stone (Saint Vigeans, comté d’Angus)26, la pierre de Gairloch (comté de Ross and Cromarty)27 et la pierre de Latheron (comté de Caithness)28 –, ainsi que sur le bol de Lullingstone et sur la page du tétramorphe du Livre d’Armagh29, où l’aigle de saint Jean saisit le poisson de ses serres. Le saumon représentant plus spécifiquement la connaissance et la sagesse30, et sans contradiction avec le contexte chrétien de la création de ces images, il est tentant de voir dans le poisson le symbole de l’acquisition du savoir plutôt qu’une image christique ou, plus simplement, l’image paléochrétienne de l’ichtus qui a été adaptée à l’animal avatar de la connaissance31.
Le bestiaire celtique
16Cerf, sanglier, rapace et saumon font partie des animaux les plus importants du bestiaire des Celtes de l’Âge du Fer et de l’iconographie insulaire médiévale. Chacun est pourvu d’une symbolique particulière à associer aux textes mythologiques. Le cerf possède très majoritairement des aspects positifs. Ainsi s’exprime Tuán :
« Après cela je fus le prince des cerfs d’Irlande puisque j’étais sous la forme d’un cerf. Il y avait autour de moi un grand troupeau de faons, quelle que fût la route que je prisse. »32
17Il symbolise le temps cyclique, la longévité et la renaissance mais aussi la noblesse et la royauté33. Il est l’avatar du dieu celte Cernunnos, lié à la terre et à la fertilité, bien connu par sa représentation sur le bassin de Gundestrup (Danemark)34 du ier siècle av. J.-C., sur lequel on le voit anthropomorphe, coiffé de bois et accompagné du cervidé. Le cerf est chargé d’une symbolique saisonnière et marque la saison sombre. Celle-ci commence, dans le calendrier celtique, le 1er novembre, célébré par la cérémonie de Samhain. C’est à cette période que les bois du cerf sont à l’apogée de leur pousse et c’est également le moment du rut. Il est le maître de la forêt jusqu’à la chute de ses bois, à l’approche du printemps35. Au début de la saison sombre, le cerf a pu faire l’objet de sacrifices. C’est peut-être ce qui est visible sur le char cultuel de Strettweg (Autriche)36 daté du viie siècle av. J.-C. Le cerf est entouré de deux personnages qui tiennent ses bois. Derrière, deux cavaliers brandissent des lances et entre eux est placé un couple de personnages dont l’un tient une hache. La scène est représentée deux fois de manière symétrique autour d’une figure féminine centrale tenant un bassin. Il peut s’agir d’une scène de chasse ou d’une scène de sacrifice. Retrouvé dans une tombe de guerrier, le char accompagne le défunt dans l’Autre Monde37. Le cerf est aussi symbole de noblesse, sa chasse étant réservée à la haute société, et restreinte à la saison sombre – il est indigne de chasser un cerf dépourvu de bois durant la saison claire. Les chasses aux cerfs sont figurées de nombreuses fois sur les hautes croix irlandaises comme sur les pierres pictes entre le viiie et le xe siècle. Chez Tuán, une troupe de faons suit le cerf en tout endroit, il revêt donc également un caractère paternel. Le sanglier est peut-être l’animal le plus représenté de l’Âge du Fer à la période romaine en tant qu’animal divin lié à la force et à la guerre :
« Je sus que je passais d’une forme à l’autre. J’allais sous la forme d’un sanglier, je dis alors :
Je suis un sanglier parmi les troupeaux :
je suis le puissant seigneur aux grands triomphes
Il m’a mis dans un sombre souci,
le roi de tous, dans de nombreuses apparences. »38
18On le trouve en de nombreux exemplaires sous forme de figurines en ronde-bosse – la fonction de ces figurines est mal identifiée, d’autant qu’elles n’ont peut-être pas toutes eu la même fonction. La statue d’Euffigneix (Haute-Marne)39 du ier siècle av. J.-C. représente un homme portant un torque, sur le buste duquel est sculpté un sanglier positionné verticalement. Peut-être s’agit-il d’un dieu protecteur des sangliers, dieu sanglier lui-même, ou d’un dieu de la chasse ou de la guerre. En effet, le suidé est intimement lié au combat et incarne la force et la brutalité. Son image est fréquente dans l’iconographie du mobilier guerrier. Il orne ainsi le bouclier de River Witham (Angleterre)40 ; la hure du sanglier est l’extrémité du carnyx – trompette de guerre – écossais de Deskford41 ; une plaque du bassin de Gundestrup le montre comme ayant servi de crête de casque42 et il fut brandi comme enseigne militaire, telle que sculptée en relief sur l’arc d’Orange (Vaucluse)43. Il est par excellence l’image apotropaïque du guerrier44. L’histoire de Tuán est probablement le seul texte dans lequel le sanglier n’est pas chassé. Le christianisme l’a retenu comme l’animal violent et ravageur. Outre quelques pierres pictes, il est rare dans l’iconographie du haut Moyen Âge insulaire. La Drosten Stone45, montre un archer doté d’un large capuchon, posé sur un de ses genoux, visant de son arc un sanglier qui lui fait face.
19Comme le sanglier, les rapaces (mais aussi les corbeaux) sont les oiseaux des champs de bataille. C’est d’ailleurs ce que rapporte le faucon d’Aichill à Fintan : il est non seulement l’oiseau qui lui a arraché un œil lorsqu’il était saumon, mais il lui avoue également avoir mutilé le corps de ses enfants morts au combat46. Le thème du rapace concerne à la fois Fintan et Tuán. Ce dernier explique :
« J’allais ensuite sous la forme d’un grand faucon. J’eus alors l’esprit dispos. J’étais capable de tout faire. Je fus alors vif et joyeux. J’allais voler à travers toute l’Irlande et je découvrais […] tout. »47
20Quant à Fintan :
« Pendant cinquante ans j’ai été aigle :
il y avait peu d’oiseaux pour tenir ma place.
Pendant cent ans, heureusement,
j’ai été un beau faucon à l’œil bleu. »48
21Il est également présent dans l’iconographie des accessoires guerriers49. Il est remarquable en tant que crête sur le casque de Ciumesti (Roumanie)50 du ive ou iiie siècle av. J.-C., ou sur l’ombos du bouclier de Wandsworth (Angleterre)51 daté entre le ive et le iie siècle av. J.-C. Dans l’Irlande médiévale, sur la cloche-reliquaire du Corp Naomh52 du xe siècle, deux grands oiseaux mènent des cavaliers, peut-être des guerriers, vers un personnage central, probablement le Christ, saint Patrick, ou le saint auquel fut dédié le reliquaire et dont on ignore le nom. Il est aussi l’oiseau céleste par excellence, diurne, associé à la lumière et au soleil53. Sur un détail de la crosse de Kells54, du ixe siècle, un oiseau au bec aquilin est opposé à un cerf, maître de la saison sombre. La crête de la partie incurvée du xie siècle est aussi constituée de paires de têtes d’oiseaux qui s’entrecroisent. Enfin, le saumon est l’animal transmetteur de la connaissance, sage et omniscient55. Il est le plus ancien, celui qui détient la réponse à la question posée. Le dialogue de Fintan et du Faucon d’Aichill semble nous faire comprendre que c’est grâce à cette métamorphose que Fintan survécut au déluge. Quant à Tuán, il explique :
« Le sommeil tomba sur moi et j’allais sous la forme d’un saumon de rivière. Puis Dieu me mit dans la rivière et j’y fus à mon aise. J’étais vigoureux et bien nourri. Ma nage était bonne et j’échappais à tous les dangers et à tous les pièges. »56
22Un récit du Cycle du Leinster, Les exploits d’enfance de Finn (Macgnímartha Finn), narre comment le protagoniste acquit le savoir absolu grâce au saumon de la connaissance. Encore jeune, il s’adonnait à son apprentissage poétique auprès d’un druide. Une prophétie racontait que celui qui mangerait le saumon de la Boyne obtiendrait le savoir illimité. Sept ans durant, le druide essaya de pêcher le poisson. C’est finalement son élève qui y parvint. Le druide lui confia la cuisson du saumon et lui défendit d’en manger. Mais alors que le poisson était au-dessus de la braise, pour vérifier s’il était cuit, Finn le toucha de son pouce et se brûla. Par réflexe, il mit son pouce dans sa bouche. Le druide demanda donc si le saumon était prêt et si Finn n’en avait rien mangé. Le garçon lui raconta sa brûlure. Il comprit que c’était Finn que désignait la prophétie et lui offrit le saumon. Pour avoir connaissance de ce qu’il ignore, Finn n’a désormais plus qu’à porter son pouce à sa bouche57.
23Au fond du grand bol suspendu de Sutton-Hoo (Angleterre)58, de la fin du vie ou du début du viie siècle, un poisson rotatif était placé sur un petit piédestal. Le bol fut mis au jour dans une sépulture anglo-saxonne. Si la fonction de ces artefacts – de manière générale – reste une question ouverte, on admet aujourd’hui pour eux une manufacture brittonique, malgré une forte parenté stylistique avec l’art irlandais59. Le bol rempli, on imagine le poisson tourner dans l’eau. Dans le cadre d’un rite de purification, de libation, peut-être du baptême, ou même dans un contexte non liturgique, il est possible que la présence de ce poisson soit liée à l’idée de transmission de la connaissance mais aussi d’éternité. Le récipient matérialiserait par conséquent la « source cosmique60 », détentrice de la science, dans laquelle tombent les noisettes des coudriers de la connaissance dont s’alimentent les saumons61.
Des traces de l’eschatologie des anciens Celtes ?
24Les textes antiques gréco-romains relatent la croyance celte, divulguée par les druides, selon laquelle non seulement l’âme est immortelle mais revit après la mort dans un autre corps. Ainsi Diodore de Sicile :
« […] le propos de Pythagore est valable chez eux, qui dit que l’âme humaine se trouve immortelle et qu’elle revit pour un temps déterminée en s’introduisant dans un autre corps. »62
25Jules César rapporte également :
« Le point essentiel de leur enseignement, c’est que les âmes ne périssent pas, mais qu’après la mort elles passent d’un corps dans un autre ; ils pensent que cette croyance est le meilleur stimulant du courage, parce qu’on a plus peur de la mort. »63
26On a pu penser que les métamorphoses de Fintan et Tuán se rapportaient aux croyances décrites par les auteurs classiques. Ces passages gardent cependant une certaine opacité et les interprétations sont malaisées. Diodore et César semblent plutôt parler de réincarnation. Aucune précision n’est apportée quant aux nouveaux réceptacles des âmes après la mort du premier corps : homme, animal voire plante.
27Il est assez vain d’essayer de comprendre dans le détail par l’intermédiaire des textes classiques les croyances dictées par les druides et il est peu probable que les mythes de Tuán et Fintan correspondent à la doctrine eschatologique des anciens Celtes, comme le souligne Philippe Jouët :
« La longévité des deux figures mythiques n’illustre pas une doctrine réincarnationniste mais repose sur une certaine idée de la tradition nationale vivante. »64
28Leur sort est celui d’êtres exceptionnels désignés par Dieu. Les deux personnages étant christianisés, on peut percevoir dans leurs vies un aspect hagiographique. Ils ont été choisis par Dieu – Tuán attend ses changements de formes de l’action divine et Fintan est comparé aux prophètes vétérotestamentaires et son histoire adaptée du mythe biblique du déluge – pour que survive dans les mémoires l’histoire de l’Irlande. Ils révèlent un lien fort entre les animaux, auxquels on reconnaît une longévité extraordinaire, le temps cyclique et la transmission de la tradition et de la connaissance.
Bibliographie
Bibliographie
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Ressources numériques
Canmore : base de données des sites archéologiques écossais : https://canmore.org.uk/
Notes de bas de page
1 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 146-148.
2 Ibid, p. 1-19. Le Livre des conquêtes de l’Irlande relate l’histoire des différents peuples qui conquirent l’île et y vécurent. Il y eut une première colonisation avant le déluge, menée par la reine Cessair, première reine d’Irlande. Trois-cent douze ans après que se sont retirées les eaux diluviennes, se sont succédés le peuple du roi Partholon, avec lequel arrive Tuán, le peuple du roi Nemed, les Fir Bolg, les Tuatha Dé Dannan et les Goidels. Fintan et Tuán ont donc connu chaque peuplement –Tuán seulement à partir de Partholon.
3 P. Jouët, Dictionnaire de la mythologie et de la religion celtique, p. 997.
4 Ibid., p. 998.
5 Ce cas n’est pas isolé. Dans le Cycle du Leinster, le Livre des lais de Finn (Duanaire Finn) et le Dialogue des anciens (Acallam na Senórach) présentent le même aspect. Oisín et Caílte, personnages mythologiques, sont alors les hommes les plus vieux d’Irlande et racontent l’histoire passée des guerriers Fíanna à saint Patrick qui les convertit. Patrick se trouve fasciné par la bravoure des héros (dont les histoires donnent naissance aux toponymes d’Irlande). Il prend soin de les faire mettre par écrit à son scribe.
6 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 157-166.
7 P. Jouët, Dictionnaire de la mythologie et de la religion celtique, p. 458-459.
8 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 164.
9 Ibid., p. 165.
10 Ibid., p. 169-174.
11 Ibid., p. 170.
12 Le texte de La fondation du domaine de Tara montre plutôt Fintan réfugié, durant le déluge, dans le fort de Tul Tuinde, sous les vagues.
13 Ibid., p. 170.
14 Gr. Bondarenko, « Fintan mac Bóchra: Irish synthetic history revisited ».
15 Pour Énoch : Genèse, V, 24 et Hébreux, XI, 5. Pour Élie : II Rois, II, 11 et Malachie IV, 5.
16 Apocalypse, XI, 3-7.
17 G. Dottin, « Les deux chagrins du royaume du ciel », p. 349-388.
18 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 166.
19 P.-Y. Lambert, Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, p. 121-164.
20 Ibid., p. 151-154.
21 D. Hyde, « The adventures of Léithin », p. 116-143.
22 Londres, British Museum: 1967, 1004.1; J. Farley, F. Huntern, Celts: art and identity, fig. 162, p. 170 ; R. Bruce-Mitford, The Corpus of Late Celtic Hanging-bowls with an Account of the Bowls Found in Scandinavia, n° 43, p. 174-178.
23 Cl. Sterckx, « Les deux bœufs du déluge et la submersion de la ville d’Is », p. 49.
24 Pour les pierres pictes voir le site Canmore, base de données des sites archéologiques écossais : https://canmore.org.uk/
25 Cl. Sterckx, « Les deux bœufs du déluge et la submersion de la ville d’Is », p. 49. Thomas Charles, « The Interpretation of the Pictish Symbols », p. 70-7, fig. 11.
26 Site Canmore, n° 35560.
27 Site Canmore, n° 11962.
28 Site Canmore, n° 8144.
29 MS52 01, Dublin, Trinity College: IE TCD MS 52, folio 32v.
30 P. Jouët, Dictionnaire de la mythologie et de la religion celtique, p. 887-888.
31 Le thème est aussi associé au cycle de la vie de l’aigle tel que représenté dans les bestiaires médiévaux à partir du texte du Physiologos.
32 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 146.
33 D.-N. Boekhoorn, « Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradition celtique », p. 279-287.
34 Copenhague, Nationalmuseet : C 6562-6576 ; J. Farley, F. Hunter, Celts : art and identity, fig. 258, p. 269 ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 363, p. 347.
35 D. Gricourt, D. Hollard, Cernunnos le dioscure sauvage : recherche comparative sur la divinité dionysiaque des Celtes, p. 179-183.
36 Graz, Landesmuseum Joanneum : 2000 ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 51, p. 38.
37 M. Green, Animals in Celtic Life and Myth, p. 149-150.
38 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 146.
39 Saint-Germain-en-Laye, Musée d’Archéologie National : MAN-78243 ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 389, p. 381.
40 Londres, British Museum: 1872,1213.1; J. Farley, F. Hunter, Celts: art and identity, fig. 67, p. 84.
41 Edimbourg, National Museum of Scotland: IL.2011.1.1; J. Farley, F. Hunter, Celts: art and identity, fig. 76 p. 90-91 ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 384, p. 378.
42 Copenhague, Nationalmuse-et C 6562-6576; J. Farley, F. Hunter, Celts: art and identity, fig. 258, p. 268 ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 364, p. 347.
43 J. Douétil, « Le sanglier : la guerre et la force », p. 23-25.
44 M. Green, Animals in Celtic Life and Myth, p. 89-91 et p. 132-133.
45 Site Canmore, n° 35560.
46 C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, p. 171.
47 Ibid., p. 147.
48 Ibid., p. 170.
49 M. Green, Animals in Celtic Life and Myth, p. 87-88 et p. 133-134.
50 Bucarest, Muzeul National de Istorie ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 219, p. 223.
51 Londres, British Museum: 1858,1116.2 ; J. Farley, F. Hunter, Celts : art and identity, fig. 31, p. 49 ; C. Eluère, L’art des Celtes, fig. 326, p. 317.
52 Dublin, National Museum of Ireland: 1887: 145 ; F. Henry, L’art irlandais, vol. 2, pl. 55, p. 188.
53 D.-N. Boekhoorn, « Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradition celtique », p. 220.
54 Londres, British Museum: 1859,0221.1 ; J. Farley, F. Hunter, Celts : art and identity, fig. 14, p. 33 ; F. Henry, L’art irlandais, vol. 2, pl. 52, p. 182-183.
55 M. Green, Animals in Celtic Life and Myth, p. 191-192 ; D.-N. Boekhoorn, « Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradition celtique », p. 261-262.
56 C.-J. Guyonvarc’h, Textes Mythologiques irlandais, p. 148.
57 K. Meyer, « The Boyish exploits of Finn », p. 185-186.
58 Londres, British Museum: 1939,1010.110; J. Farley, F. Hunter, Celts: art and identity, fig. 28, p. 47; R. Bruce-Mitford, The Corpus of Late Celtic Hanging-bowls with an Account of the Bowls Found in Scandinavia, n° 88, p. 258-265.
59 Voir S. Youngs, « Anglo-Saxon, Irish and British relations: hanging-bowls reconsidered ».
60 Cl. Sterckx, « Les deux bœufs du déluge et la submersion de la ville d’Is », p. 10.
61 Dindshenchas de Rennes 59, dans W. Stokes, « The prose tales in the Rennes dindshenchas », p. 456.
62 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre V, 28.
63 Jules César, La guerre des Gaules, livre VI, 14.
64 P. Jouët, Dictionnaire de la mythologie et de la religion celtique, p. 459.
Auteur
Doctorante en histoire de l’art, université Paris-Sorbonne
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2016