Introduction
Texte intégral
1Religions et mythes antiques ont souvent encouragé une vision fusionnelle entre animal et homme qui semble avoir servi de repoussoir, en tant que symbole du mal ou du diable, aux religions monothéistes : des indices laissés par les vases et les textes grecs jusqu’aux sculptures médiévales en passant par l’Orient, les enquêtes sont toutes complexes et finalement révélatrices des rapports symboliques entre l’animal et l’homme.
2Prenant racine dans le christianisme, une grande partie de la philosophie moderne a poursuivi dans la voie d’une opposition irréductible, par nature, entre l’être humain, doué de langage et jugé rationnel, et l’animal réduit à une machine que l’on peut exploiter, puisque dénué de passion voire de souffrance (selon Descartes). Dans la Bible, les conflits entre l’animal et l’homme et entre les animaux eux-mêmes remontent à la perte de l’harmonie originelle régnant au sein de la Création, suite à l’épisode punitif du Déluge ; ils devraient perdurer jusqu’à la fin des temps selon le prophète Isaïe (11, 6) qui prédit qu’alors seulement « le loup habitera avec l’agneau, le léopard gîtera avec le chevreau ». C’est à un autre prophète, Ézéchiel, que l’on doit la vision du tétramorphe, d’abord compris comme un chérubin avec une tête d’ange et trois têtes d’animaux, puis adapté dans les arts du Moyen Âge sous la forme d’un ange et de trois animaux ailés distincts.
3Dans le judaïsme et le christianisme, la différenciation des espèces vivantes au début du monde résulte d’une parole « en actes » (Gn 2, 19-20) : c’est Adam qui, en Éden, a nommé les animaux. Le cinquième jour du livre de la Genèse voit la création des animaux puis de l’homme fait à l’image et comme à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 24-28), ce qui induit de fait un rapport de soumission des animaux à l’homme dont témoignent souvent les représentations occidentales figurées. Cependant, les échanges du monde chrétien avec d’autres civilisations, abordés par les auteurs de ce volume des actes du congrès de Rouen, montrent toute l’utilité de confronter les différentes traditions qui ont enrichi les arts.
4Les métamorphoses des mythologies antiques, conçues comme des châtiments, se rapprochent ainsi de la métempsychose qui consiste en des renaissances successives, dans l’esprit des religions hindouistes. Dans le chamanisme, au contraire, l’ethnologie occidentale a reconnu une capacité universelle du cerveau humain à entrer en transe et communiquer ainsi avec les esprits, en particulier ceux des animaux. La question de l’interprétation des peintures pariétales des différents continents a pu être abordée à partir de ce thème sans cependant prétendre généraliser cette interprétation aux différentes représentations animales de la préhistoire, tandis que le masque animal porté dans les cérémonies revêt parfois une importance majeure. Dans un autre domaine, l’assimilation des qualités d’un individu à celles d’un animal privilégié a conduit certains peuples d’Amérique du Nord et d’Afrique à placer des clans ou familles sous la protection de totems animaux, tandis qu’en général et de façon moins sacrée, les noms de personnes sont souvent associés à des noms d’animaux dont ils reprennent les qualités symboliques.
Aux origines des symboles de l’Occident : métamorphoses et hybridations dans les mythes et les religions
5La transformation d’un homme en animal est placée sous un jour le plus souvent négatif et menaçant, qu’elle soit complète chez les compagnons d’Ulysse, partielle et peut-être inachevée avec les sirènes (Chr. Mazet), centaures, sphinx et sphinges, ou encore temporaire avec le loup-garou, qui ressort de façon étonnante des sources juridiques (Ph. Nieto). Selon qu’on aborde l’Odyssée ou bien les Métamorphoses d’Ovide, par exemple en lien avec l’apparition des espèces (C. Lochin), les « monstres » – tels que le français les nomme – peuvent être regardés, d’un autre point de vue, comme la conséquence des amours des dieux. Les Métamorphoses sont aussi, du xive au xviie siècle, des textes moraux (Ovide moralisé).
6Grâce à la qualité et au nombre des sources historiques et figurées, en particulier les vases grecs (Fr. Boudin), plusieurs communications des actes du présent congrès sont consacrées aux métamorphoses dans les religions de l’Antiquité classique et orientale (C. Mare), sans oublier le cas de l’adoption abordé par le thème des animaux servant de nourrices aux nouveau-nés, à commencer par la chèvre Amalthée dans la mythologie grecque (L. Romy-Regent). Moins connus peut-être, les mythes irlandais témoignent également du thème des métamorphoses (C. Cadoret).
L’animal vivant et mort dans les religions : l’animal de sacrifice
7La notion de règne animal, en relation avec le monde divin et la création, semble bien se répartir de part et d’autre de la frontière entre les religions issues de la Bible d’une part et les autres religions d’autre part. Ce n’est qu’à l’époque de Darwin que la notion de création, intimement liée à celle du péché originel qui la suit, est remise en cause (A. La Vergata).
8Le rapport entre la civilisation et le monde animal peut être au centre de la vie de la communauté. L’Égypte semble en résumer à elle seule plusieurs facettes : le statut de l’animal en Égypte ancienne devait être évoqué (N. Guilhou), et à sa suite les noms de personnes tirés de noms d’animaux en Égypte romaine (A. I. Blasco Torres), lesquels dessinent une géographie des cultes divins ; le lien entre animaux et espaces sacrés n’est pas absent non plus des temples d’Isis à Rome (M.-Chr. Budischovsky), tandis que les animaux du désert font face aux premiers moines chrétiens (Fr. Thelamon). En changeant de région, l’on découvre que la Mésopotamie opposait, contrairement à la fable, l’animal des villes à l’animal des montagnes, lieu hostile par excellence (A. Vilela).
9À la lecture des actes de ce congrès, la réflexion se poursuit à propos de la question de savoir si le mal en général et les vices en particulier, vus au travers du prisme des animaux, relèvent de thèmes antiques revisités ou de phénomènes fondamentalement différents, en partie l’arrivée des peuples germaniques dits « barbares ». Il reste de toute façon des cas à discuter et qui pourront faire l’objet d’études ultérieures comme ceux où la vox populi prédomine : ainsi en est-il dans le culte non autorisé du saint lévrier appelé Guinefort.
10À la limite du thème de la nourriture, qui était exclu des sujets étudiés dans ce présent congrès, l’animal objet de sacrifices rituels peut être approché grâce à l’archéologie et l’étude des textes, enrichissant ainsi la connaissance des religions en Gaule romaine (A. Bourgois, É. Mantel, S. Lepetz et M.-L. Haack), ou éclairant les pouvoirs magiques associés à la mise à mort d’animaux fortement symboliques comme les serpents (Th. Galoppin), ou encore par l’interrogation portant sur la spécificité des rites féminins (N. Boëls-Janssen). Confronter les symboliques respectives des animaux sauvages et domestiques est également permis par les sources relatives au sacrifice des bœufs, opposé à la chasse au sanglier (Fr. Thelamon) qui revêt une fonction de défense de la civilisation contre la destruction. Mais nombre d’animaux relèvent à la fois du sacrifice et de la représentation d’animaux vivants. Le coq est l’un des plus célèbres, présent dans les religions romaine, grecque et gauloise (M. Seigle).
Imitations et appropriations symboliques : l’animal comique et l’animal-signe
11La fable et le fabliau font figure de répertoire de base où puisent auteurs, caricaturistes et artistes. Outre la littérature (Roman de Renart), les arts figurés − depuis les enluminures et décors muraux jusqu’aux personnages de dessins animés et de films en passant par les petits objets comme les jetons (J. Jambu) − et la publicité ont accordé une grande importance à l’animal comique, devenu un motif incontournable pour les secteurs de l’industrie et du commerce concernant les enfants. Pour autant, les « grotesques » figurés dans les marges enluminées des XIIIe et xive siècles ne sont pas que des adjonctions burlesques mais font bel et bien partie intégrante du message délivré par le livre en contre-point du texte, comme en témoignent par exemple les « drôleries » d’un pontifical en usage à la curie du temps de la papauté avignonnaise (M. Besseyre). Nombre de marginalia et fantaisies animalières gothiques peintes ou sculptées ont ainsi, en plus de leur irréductible qualité artistique, valeur de pictogrammes sémantiques restant à décrypter, ainsi que l’ont mis en valeur des travaux récents à la suite de ceux de Michael Camille.
12En étudiant les postures animales et en les confrontant aux expressions humaines, certains artistes ont su provoquer des confrontations fertiles, qu’il s’agisse des costumes et déguisements subversifs des charivaris et carnavals du Roman de Fauvel ou des singeries du xviiie siècle, pour aboutir aux assimilations comiques puis aux « portraits-charge » ou caricatures qui se développent particulièrement sous la Révolution et durant le xixe siècle. Plus courte mais très frappante, l’étonnante mode des animaux chanteurs (les serins) a marqué la seconde moitié du xviiie siècle (Cl. Boitard).
13Selon saint Augustin, « Il est des choses qui ne sont que des choses et d’autres qui sont aussi des signes » (De Dialectica, V) : c’est le cas de l’animal au Moyen Âge, dont la relation à l’homme est premièrement définie par la hiérarchie de la Création, les attributs et qualités propres à chaque espèce ne venant qu’ensuite, comme autant de marqueurs ou repoussoirs du divin. Le genre littéraire du Bestiaire, dont la diffusion se répand massivement en Europe septentrionale à la fin du xiie siècle, décline cette théorie de l’animal-signe en des recueils d’exempla farcis d’explications étymologiques (Isidore de Séville) et exégétiques (Raban Maur), où la créature vivante perd de son épaisseur charnelle pour se muer en support didactique et moral. Dans le cadre d’idées préconçues simples (le monde animal synonyme de sauvagerie et de lutte pour la survie), assimiler les qualités animales permet avant tout d’acquérir ou de faire montre de bravoure et de force.
14L’héraldique, les surnoms, les légendes et mythes fondateurs des grands lignages renvoient à l’envi à ce type d’exaltation par association : on connaît les aigles des armoiries impériales et les armoiries parlantes fondées sur une origine ou une étymologie véritables ou sur une association de mots : ours des villes de Bern et Berlin qui en contiennent le nom en allemand, coq gaulois (très présent sur les monuments aux morts de 1914-1918, mais qui est utilisé aussi par d’autres pays, tel le Portugal) ou encore la couleuvre de Colbert ; mais on peut citer aussi les qualificatifs accordés aux princes, comme Henri le Lion, duc de Saxe, ou Richard Cœur de Lion. Les animaux personnifient également certains idéaux (le chien ou le lion sont ainsi représentés aux pieds de la figuration des défunts et deviennent l’attribut de la fidélité ou de la force). Enfin, l’homme sauvage, dont la pilosité symbolisait la nature brutale et animale, tend à devenir un simple porte-écu ou du moins un motif plaisant et courant au cours du xve siècle (Fl. Pouvreau).
15Encore plus remarquables sont les cas inverses de valeurs négatives. Les animaux symbolisant les vices sont bien connus dans le domaine de la luxure ; c’est moins le cas de ceux qui s’attachent à la couardise (Fl. Meunier). De façon remarquable, il peut même y avoir renversement, comme dans Peau d’âne, où le fait de revêtir la dépouille répugnante de l’animal est en fait le moyen trouvé par l’héroïne pour échapper à la bestialité morale de son père. Moins courants dans nos villes actuelles, certains animaux autrefois domestiqués comme la genette peuvent être interprétés comme des remparts symboliques contre les animaux négatifs et redoutés (V. Muxart).
16Mais aucun thème ne peut être réduit à une seule interprétation : quelle meilleure démonstration de cette variété et de cette richesse que l’étude d’un motif d’une longévité exceptionnelle et représenté sur tous les supports, celui de la sirène médiévale que propose Jacqueline Leclercq-Marx en ouverture de ce volume ?
Auteurs
Conservatrice des bibliothèques, Ciham UMR 5648
Conservateur en chef au département des Sculptures du musée du Louvre
Conservateur en chef département des Objets d'art du musée du Louvre
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016