Les langues savantes
p. 5-6
Texte intégral
1La communication et les langages qui la soutiennent ne concernent pas uniquement les domaines littéraire, politique ou religieux. Une session de ce congrès consacré aux langages et à la communication devait donc comporter une section consacrée aux domaines plus techniques, des sciences « dures » aux métiers, de l’élaboration à la transmission des savoirs. Les différents aspects abordés dans ces dix communications sont par définition multiples et semblent à première vue ne présenter aucune unité, aucun point commun, de l’abstraction totale des mathématiques au geste infiniment répété de la potière. À y regarder de plus près, ces « communications » présentent cependant des éléments de convergence non négligeables.
2La langue « commune » utilisée tous les jours pour communiquer avec ses proches ne permet pas de formuler toute la palette de nuances et même de contenus exigés pour rendre compte d’un domaine particulier de savoir, qu’il soit scientifique ou qu’il relève de travaux appliqués, en particulier dans le cadre du travail artisanal. Il faut donc créer et partager une langue spécifique, au moins un vocabulaire propre. C’est ainsi que l’on peut comprendre (J.-L. Escudier) le maintien encore aujourd’hui dans les zones de vignobles français d’un vocabulaire spécifique à la viticulture permettant par exemple de mesurer le temps de travail comme la spécificité des actions à entreprendre, les types de relation entre propriétaire et exploitant liés en grande partie au caractère pluriannuel de la vigne. Emprunté pour l’essentiel aux différents « patois », ce vocabulaire traduit l’unité de la profession et son histoire complexe par des mots divers selon les régions, mais convergents. En contrepartie, il nécessite une véritable initiation pour ceux amenés à le pratiquer (qui peut être « naturelle » pour ceux qui naissent et grandissent dans ce milieu) alors que ce langage demeure pratiquement totalement hermétique aux autres. Mutatis mutandis, cette situation n’est pas très différente de celle de l’anglais utilisé pour rendre compte des concepts liés à l’économie et plus spécifiquement à la finance (J. Matouk). Ces mots détachés du contexte linguistique qui les a vu naître, en l’occurrence l’anglais, prennent donc une valeur que l’on peut qualifier d’universelle tout en devenant les outils d’un groupe plus ou moins étendu d’individus, y compris parmi les anglophones. Il n’est pas évident que tous comprennent le sens économique particulier donné à ce vocabulaire.
3Le même besoin de dépasser un cadre linguistique trop restreint caractérise le domaine scientifique : aucune science ne peut être considérée comme autonome sans l’appropriation d’un champ spécifique, d’une méthodologie particulière mais également d’un langage adapté. Il peut s’agir cette fois de véritables concepts même s’ils demeurent rassemblés sous un vocable unique. Là encore, la spécificité de chaque discipline scientifique la rend quelque peu hermétique aux autres. Dans l’article sur les destructions urbaines contemporaines (P. Genestier & C. Jacquenod-Desforges), il suffit de voir la nécessité pour la linguiste de donner dans les notes un véritable lexique : l’intrusion de cette science, la linguistique ou du moins l’étude des discours officiels, sur un sujet où l’axe dominant est l’urbanisme, crée un important porte-à-faux, et pour prendre en compte puis se faire comprendre des premiers intéressés, les « urbanistes » au sens large comprenant donc également les politiques, il n’existe pas d’autre moyen que de préciser le sens des concepts utilisés dans une perspective éminemment scientifique…
4Des raisons historiques sont à l’origine de ces vocabulaires spécialisés. Il n’est pas question de les détailler ici, mais leur adaptation et leur diffusion dans un milieu plus ou moins large posent d’autres séries de questions : comment, tout simplement, communiquer en interne avec les spécialistes, et en externe pour faire partager ces connaissances ? La question de la diffusion de ces langages spécifiques et donc de leur communication permet de repérer d’autres points de convergence possible entre ces différentes interventions.
5Certains outils utilisés pour communiquer peuvent relever de pratiques rhétoriques comme la polysémie en mettant en avant un sens du mot différent de celui le plus habituellement retenu, ou en multipliant les métaphores pour tenter de faire vivre et partager un nouveau concept. À ce sujet la compréhension par ses contemporains des propos de Darwin (A. La Vergata), permet de vérifier, en particulier par le biais des traductions, combien il a fallu de temps pour que ses concepts les plus novateurs puissent être compris et assimilés. Il y a donc bien un risque d’approximation ou d’erreur à partir d’une communication qui se veut pourtant totalement rationnelle et scientifique (J. Brini). Il existe également des moyens beaucoup plus complexes pour communiquer les savoirs accumulés, avec l’espoir de les augmenter grâce aux interventions de toute la communauté en favorisant les échanges. Une revue scientifique comme les Annales de mathématiques (J.-M. Faidit) semble un outil adéquat, même si ses moyens demeurent très modestes. En l’occurrence, il s’agit d’une initiative individuelle mais qui est largement adoptée par la communauté scientifique concernée, pourtant encore en voie de constitution, et de toute évidence beaucoup moins nombreuse qu’aujourd’hui, parmi laquelle la sélection d’articles demeure beaucoup plus aisée, permettant à un jeune étudiant comme Évariste Gallois d’être publié au même titre qu’un savant confirmé. Dans ce souci de partage et de diffusion des connaissances, une entreprise industrielle comme Peugeot (P. Lamard, R. Belot), multiplie tout au long de son histoire les supports pour faire partager les progrès des connaissances, tout en favorisant « l’esprit maison », avec des hiérarchies clairement définies dans les publics visés, selon les niveaux et les postes occupés. Dans ce cas, les mots ne suffisent plus et il faut mettre en jeu d’autres supports, notamment les « images ». Ces dernières peuvent être de nature très diverses et dans le cas de Peugeot nécessiter l’intervention de spécialistes, photographes ou cinéastes professionnels. Mais l’enquête ethnographique sur les métiers de l’artisanat (Rolland-Villemot) montre que l’ethnologue doit savoir non seulement décrire les gestes du métier qu’il observe (en suivant une matrice très codifiée dans son organisation) mais également dessiner : le proverbe dit qu’un dessin vaut mieux qu’un long discours, il existe des situations où le discours n’est tout simplement pas possible ! Dans d’autres cas le contenu réel du message peut se révéler sans dessin ou photographie complémentaire en prenant en compte, au-delà des mots prononcés (É. Baklouti), l’intonation, le rythme du phrasé, les aspects les plus physiologiques de la parole : il est donc possible de montrer scientifiquement, c’est-à-dire preuves à l’appui, que la même phrase peut traduire des interprétations fondamentalement différentes.
6La communication ou plutôt le désir de convaincre à tout prix, au-delà de la preuve scientifique (et souvent contre cette dernière) peut aller jusqu’à prendre la forme de la « réclame », la publicité d’aujourd’hui. La réputation de ce média est demeurée longtemps très négative (N. Pellier) rendant difficile l’étude de leurs auteurs et encore plus de leurs auteures car les noms d’emprunt sont la règle pour ceux qui sont les créatifs dans les agences. De fait certains comme Peugeot font mine de s’en passer au profit de la seule information sur les « produits ». La frontière n’est donc pas toujours sensible entre désir d’informer et désir de convaincre…
Auteur
Professeur d’archéologie romaine à l’université d’Aix-Marseille, ancien directeur de l’institut de recherche sur l’architecture antique, USR 3155
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016