L’œuvre provençale de Castil-Blaze, précurseur du mouvement félibréen
p. 63-68
Résumé
Castil-Blaze (1784-1857), né à Cavaillon, est d’abord connu comme critique musical. Il a tenu la chronique musicale du Journal des débats. Il a également adapté en français des opéras de Weber et de Rossini. Sa version du Barbier de Séville se joue encore aujourd’hui. Castil-Blaze accordait une grande place à son œuvre provençale, peut-être parce qu’il donnait une certaine importance à son enracinement comtadin. En 1865, Mistral et Roumanille publient, dans Un Liame de rasin, vingt-sept poèmes provençaux de Castil-Blaze. Parmi ces œuvres, il y a onze textes chantés ; on reconnaît ainsi l’air d’entrée du Figaro du Barbier de Séville de Rossini. En général, les poèmes de Castil-Blaze évoquent essentiellement la région de Cavaillon. Mistral et Roumanille le considèrent comme un précurseur du mouvement félibréen ; ils estiment qu’il a été un des premiers à rendre au provençal sa force d’expression et a donc participé à ce qu’Émile Ripert a appelé la « renaissance provençale ».
Texte intégral
1François Blaze est né à Cavaillon le 1er décembre 1784 et est mort à Paris le 11 décembre 1857. C’est sous son nom de plume, Castil-Blaze, qu’on le connaît d’abord comme critique musical puis comme adaptateur d’œuvres lyriques de Rossini, de Mozart et de Weber. C’est cependant à son œuvre provençale que Castil-Blaze semble accorder le plus d’importance. Dans son Molière musicien, il écrit :
« Né soldat du pape, à Cavaillon dans le Comtat-Venaissin, je suis encore moins Français que ceux de Marseille… Je n’attache de prix qu’à mes œuvres provençales. C’est le seul bagage poétique et musical que je lègue à la postérité1. »
2Ce n’est pourtant qu’en 1865, huit ans après la mort du poète cavaillonnais, que Mistral et Roumanille publièrent vingt-sept poèmes de Castil-Blaze dans Un Liame de rasin. Le recueil comprend également des poèmes d’Adolphe Dumas, de Jean Reboul, de Glaup, de Toussaint Poussel. Dans la dédicace à la comtesse Lamsdorff, Mistral et Roumanille justifient la publication de ce recueil collectif : « […] quàuquis-un de nostis ami e coumpan en Felibrige èron mort aquéslis an, avans d’agué liga soun fais, valent-à-dire, publica e adouba coume se dèu la rejouncho de sis obro2 ».
3En publiant des poèmes de ces auteurs, Mistral et Roumanille ont voulu rassembler des œuvres qui constituent les racines immédiates du Félibrige, dont Castil-Blaze est donc un précurseur.
4Deux poètes provençaux nous livrent une image de Castil-Blaze dans Un Liame de rasin. En 1858, un an après la mort de l’écrivain, Adolphe Dumas compose un poème « à la memori d’un brave ome ». Après avoir rappelé la place que Castil-Blaze a tenue dans l’histoire de la musique, il écrit :
« Un pau de pebre, un pau de sau,
Soupavo de faiou baneto ;
Pièi disiè de vers prouvençau,
E cantavo de cansouneto…
Nous parlavo de la Prouvenço,
Mai iè poudiè plus reveni3. »
5Castil-Blaze apparaît comme un homme aux goûts simples qui, à Paris, rêve de la Provence qu’il ne peut que « canta » dans ses « cansouneto ».
6En 1858 également, Toussaint Poussel publie un Adessias – A la memori de Castil-Blaze :
« Moussu, quand nous disias, enco de Roumaniho,
Vosti conte galoi – que nous fasien passa
De tant bon quart-d’ouro, en famiho,
Moussu Blaze, i a’n an, quau s’anavo pensa
Que devias ansin nous leissa4 ? »
7Toussaint Poussel nous livre ainsi l’image d’un conteur plein d’humour. On note que Castil-Blaze a été reçu chez Roumanille, sans doute dans la boutique de la rue Saint-Agricol, à Avignon, où il a pu ainsi être en contact avec les créateurs du Félibrige.
8Gustave Bénédit, l’auteur de Chichois, confirme l’image donnée par Toussaint Poussel :
« Despièi que sies parti, lou sénat deï blagaïré
A bello fa de bru, moun cher, maï ri plus gaïré5. »
9Bénédit rencontrait Castil-Blaze au café Bodoul, près de la rue Saint-Ferréol, à Marseille. Horace Bertin écrit que le poète cavaillonnais « racontait là chaque soir les histoires les plus folles et les fables les plus bouffonnes6 ». Il apparaît donc que Castil-Blaze a une réputation de grand blagueur. À sa gaieté naturelle, il faut joindre un amour certain de la parole, une verve toute méditerranéenne.
10On note surtout qu’il est estimé par les écrivains qui ont participé à la renaissance provençale. Mistral et Roumanille donnent les raisons littéraires de cette estime :
« Ero un Prouvençau dins l’amo… Aquèu troubaire s’estaquè touto sa vido à faire ressourti soun ouregino, en counservant en plen Paris, lou parla naciounau e li maniero sèns façoun de la Prouvènço […] Castil-Blaze es esta di proumié qu’an sachu, dins noste siècle, rèndre à la lengo prouvènçalo soun gàubi poupulàri, sa forço d’espressioun e soun franc naturau. Ero, dins touto la forço dou terme ço qu’appellon vuei un realisto7. »
11On note également que Castil-Blaze est à Paris un véritable « mainteneur » du « parla naciounau » de la Provence. Il a rendu au provençal « sa forço d’espressioun » ; Mistral et Roumanille le situent donc parmi les « réalistes ». Emile Ripert, dans La Renaissance provençale, évoque surtout « les réalistes marseillais » qui, comme Bénédit, l’ami de Castil-Blaze, participent, par une langue pleine de verve et de truculence, à la résurrection du provençal. Il est clair cependant que ce courant réaliste ne se cantonne pas à Marseille. Emile Ripert signale également Désanat, de Tarascon, et Pierre Bonnet, de Beaucaire. À une époque où la poésie française est dominée par Lamartine, Musset et Vigny, sans doute peut-on inscrire la poésie de Castil-Blaze dans un courant réaliste provençal.
12Des vingt-sept poèmes publiés dans Un Liame de rasin, onze sont des chansons, dont Castil-Blaze a lui-même composé la musique. C’est ainsi le cas de la romance qu’il a écrite sur Lou vin de Tavèu. Cinq poèmes sont écrits sur des airs d’opéra. Il y a ainsi L’Er d’intrado de Figaro ou La Calounnio, des adaptations en provençal d’airs du Barbier de Séville de Rossini, que Castil-Blaze a par ailleurs adapté en français. On trouve aussi une Cansoun d’ibrougno, composée sur un air de Robin des bois ; il s’agit là, on le sait, de l’adaptation par Castil-Blaze du Freischütz de Weber. L’œuvre provençale de Castil-Blaze ne se distingue pas, on le voit, de ses travaux d’adaptation musicale.
13Le plus long poème de Castil-Blaze porte sur Lou musician et est dédicacé à Bénédit. Le musicien apparaît d’abord comme un artiste pour qui seul l’art compte ; il peut négliger sa tenue, l’argent, les soucis matériels. Mais cette « vie de bohème » a des limites, puisque l’envie règne sur le monde des artistes :
« L’Envejo à la fin sus sa tèsto
Fai brusi touti si serpènt ;
Se n’en gaudis, se bouto en fèsto :
An recouneigu soun talènt…
Mai se l’Envejo lou caucigo
Se vèn que s’agripon à soun cor,
Se l’entameno e lou rousigo,
Lou musician èi blessa à mort8. »
14Castil-Blaze décrit ici l’envie d’une manière qui rappelle un peu la façon dont Beaumarchais dénonce la calomnie dans Le Barbier de Séville. Il n’y a peut-être pas là que des souvenirs littéraires : Castil-Blaze, qui, dans le Journal des débats, a critiqué beaucoup de monde, a subi à son tour des critiques venimeuses. Peut-être le musicographe, professionnellement « blessa à mort », a-t-il trouvé une certaine consolation dans la littérature provençale.
15À travers son œuvre provençale, Castil-Blaze recrée son univers comtadin. Ses poèmes évoquent la région de Cavaillon : on voit apparaître le « Ventour », Vedène, la Sorgue, Bédarride, Courtéson, Tavel. Lou Vioulounaire décrit un bal au début du xixe siècle : le thème de la musique croise l’étude de mœurs, car le bal a joué un grand rôle dans la vie rurale jusqu’en 1914 : c’est là que les jeunes gens se rencontraient. L’Ome prepauso évoque la conquête de l’Algérie, qui avait sensibilisé l’opinion provençale. Dans Lou Vin de Tavèu enfin, on trouve toute une série de plats, simples mais préparés avec des produits du terroir :
« Pourgès l’anchoio emé la sardo,
Porri, andouieto, emai cavia,
Anguielo cuecho à la moustardo,
Aco nous vai desautera9. »
*
16La reconstitution de cet univers comtadin, fait de joies simples, correspond peut-être pour Castil-Blaze à un « retour à la quiétude du sein maternel10 ». Peut-être recherche-t-il dans l’évocation de l’univers de son enfance un apaisement contre les agressions parisiennes de sa vie professionnelle.
17Mistral et Roumanille ont sans doute eu raison de voir dans l’œuvre provençale de Castil-Blaze une des sources de la littérature félibréenne. Les poèmes publiés dans Un Liame de rasin tiennent effectivement une place importante dans l’œuvre de Castil-Blaze : ils font apparaître un aspect essentiel de sa personnalité. Cette production montre surtout que la littérature provençale fait aussi partie de la littérature française.
Bibliographie
Bénédit Gustave, « Epitro à Castil-Blaze », dans Chichois, Marseille, Librairie nouvelle, 1879.
Bertin Horace, Histoire anecdotique des cafés de Marseille, Marseille, Bellue, 1869.
Castil-Blaze, Molière musicien, Paris, Dondey-Dupré, 1852.
Roumanille Joseph et Mistral Frédéric, Un Liame de rasin, Raphèle-lès-Arles, CPM Marcel Petit, 1980.
Servier Jean, Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard (Folio), 1991.
Notes de bas de page
1 Castil-Blaze. Molière musicien, t. 1, p. 484.
2 J. Roumanille et F. Mistral, Un Liame de rasin, p. 5 : « […] quelques-uns de nos amis en Félibrige étant morts cette année, avant d’avoir publié l’ensemble de leur œuvre » (traduction de l’auteur).
3 Ibid., p. 121 sq. : « Un peu de poivre, un peu de sel / Nous soupions de haricots ; / Puis il disait des vers provençaux, / Il chantait des chansonnettes… / Il nous parlait de la Provence, / Mais ne pouvait plus y revenir. » (Traduction de l’auteur).
4 Ibid., p. 260 : « Monsieur, quand vous nous disiez chez Roumanille / Vos contes joyeux qui nous faisaient passer / de si bons moments en famille / Monsieur Blaze, certains pensaient : / Devriez-vous nous laisser ainsi ? » (Traduction de l’auteur).
5 G. Bénédit, « Epitro à Castil-Blaze », p. 373 : « Depuis que vous êtes parti / Le sénat des blagueurs fait du bruit mais ne rit plus. » (Traduction de l’auteur).
6 H. Bertin, Histoire anecdotique des cafés de Marseille, p. 32.
7 J. Roumanille et F. Mistral, Un Liame de rasin, p. 7-8 : « Il était provençal dans l’âme ; ce poète a souligné toute sa vie son origine en conservant à Paris le parler national de la Provence. Castil-Blaze a été le premier qui a su rendre au provençal son caractère populaire, sa force d’expression et son franc naturel ; c’est ce qu’on appelle un réaliste. » (Traduction de l’auteur).
8 Ibid., p. 83-85 : « Sur sa tête, l’envie / fait retentir les serpents ; / On a ainsi reconnu son talent… / Mais l’envie le foule aux pieds ; / si elle s’agrippe à son corps, / si elle le blesse et le ronge, / le musicien est blessé à mort » (traduction de l’auteur).
9 Ibid., p. 24 : « Tu donnes l’anchois et la sardine, / Le poireau, l’andouillette et le caviar, / L’anguille cuite à la moutarde ; / Tout cela va nous désaltérer » (traduction de l’auteur).
10 J. Servier, Histoire de l’utopie, p. 327.
Auteur
Professeur certifié de lettres modernes honoraire
Docteur en lettres, habilité à enseigner le provençal
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016