La société populaire de Montivilliers : une culture et des pratiques politiques construites dans le contexte de la proximité havraise
p. 135-148
Résumé
C’est un an jour pour jour après le vote du décret d’abolition de la royauté, le 21 septembre 1793, que s’ouvre le premier des cinq registres de la société populaire de Montivilliers. Cette nouvelle société, implantée dans une ville terrienne située à une dizaine de kilomètres du Havre, occupe immédiatement une place importante et originale dans l’intense réseau des sociétés démocratiques apparues en Seine-Inférieure après les journées des 31 mai et 2 juin 1793, particulièrement dans le district où trois sociétés populaires existaient, à Fécamp, à Ingouville et au Havre. Bien que celle du Havre ait été à l’origine de cet essaimage, la société populaire de Montivilliers fait en effet émerger un nouveau modèle de sociabilité politique fondé sur l’importance des relations avec le monde rural et sur la volonté des Jacobins de faire preuve de souplesse face aux exigences de ce dernier. Contre-modèle de la sociabilité politique dominée par les commis de négociants et par un noyau de militants attachés à la « sainte égalité », la société populaire de Montivilliers réunit 474 sociétaires, soit 42 % des hommes adultes de cette ville, et, véritable organisation de masse, elle fait preuve de modérantisme durant les dix-huit mois de son existence. Pourtant, par son nombre d’adhérents, par sa capacité à vivre jusqu’en mars 1795 sans que l’afflux de l’an III soit le fait de « résistants de la dernière heure », elle fut un vecteur privilégié pour la diffusion des valeurs de la république jacobine et pour l’enracinement durable de l’idée républicaine dans les petites villes et dans les campagnes du Caux.
Texte intégral
1Petite ville ancienne à dix kilomètres au nord-est du Havre, Montivilliers compte 3 500 habitants en 1793, plus 1 600 dans les trois faubourgs agricoles réunis en l’an II : Saint-Germain, Sainte-Croix et Porte-Assiquet, à comparer aux 20 000 habitants du Havre et aux 5 000 du faubourg d’Ingouville. Ville moyenne donc, mais chef-lieu de bailliage sous l’Ancien Régime et, de ce fait, au pouvoir partagé entre le monde des métiers de l’alimentation et du textile d’une part, celui des fonctionnaires de l’administration royale d’autre part : sept juges, trente-cinq avocats et vingt procureurs en 1789.
2Tout oppose ou presque Montivilliers et Le Havre, devenu le troisième port colonial et, sans atteindre la taille de Bordeaux ou de Nantes, une ville atlantique d’importance. Cette opposition dans le même espace régional entre la légitimité institutionnelle d’un gros bourg rural et la puissance économique d’une ville de fondation récente (1517) va organiser la vie politique de cette société populaire, à partir du conflit qui éclata fin 1789 sur le choix du chef-lieu de district : les députés pesèrent la taille des deux villes, l’ancienneté de l’une et la jeunesse de l’autre, plus encore peut-être la continentalité de la première au cœur d’une campagne agricole et la vocation portuaire de la seconde, voire le calme sans remous de 1789 à 1792 à Montivilliers face à l’agitation de la population havraise. On reviendra sur cette question, très importante pour comprendre l’histoire de la Société populaire de Montivilliers. Car celle-ci, fondée au tout début de l’an II, est dès alors marquée du sceau de cette rivalité entre les deux cités : le marché agricole et le grand port atlantique. L’arbitrage des députés du département en 1790 a laissé de profondes blessures, qui resurgissent en 1793 et même au fil des 880 pages manuscrites rédigées entre l’automne 1793 et le 20 mars 1795 qui constituent le cahier des séances de la société1.
3L’étude de la Société populaire de Montivilliers prend de la valeur, car elle traite d’un exemple de petite ville intérieure, porteuse d’une culture politique très différente de celle des sociétés populaires des grands centres urbains. L’opposition Le Havre-Montivilliers va d’ailleurs s’exprimer, au sein des sociétés populaires, à travers deux formes de militantisme politique, l’un fondé sur l’action d’une élite bien connue (Le Havre), l’autre sur un mouvement de masse. C’est tout l’intérêt de cette étude, focalisée sur la société de Montivilliers : bien plus que, ou en plus d’une querelle de clochers entre cités voisines, le conflit latent et récurrent entre Montivilliers et Le Havre illustre deux conceptions différentes de la sociabilité révolutionnaire.
Une organisation de masse, différente du modèle havrais
4La Société populaire de Montivilliers est une organisation de masse dirigée par des hommes de loi épris de liberté, contre-modèle de la sociabilité révolutionnaire havraise, avec un club dominé par les commis de négociants et un noyau de militants peu nombreux mais très actifs, attachés essentiellement à la « sainte égalité ». La société de Montivilliers est, au contraire, très vite qualifiée de modérée, de « robinocrate » par les Havrais, d’obstacle à leur action authentiquement révolutionnaire, d’avatar de l’ancienne Société des amis de la Constitution créée le 15 août 1790, affiliée aux Jacobins de Paris au printemps 1791 et ouvertement prononcée contre les Feuillants à l’automne suivant. Si, de fait, les mêmes personnes participent des deux structures – ce qui n’a rien d’étonnant dans une petite ville – la société populaire qui naît à Montivilliers en septembre 1793 apparaît, en raison de son fonctionnement démocratique et des conditions de sa création, comme un nouveau fait politique, dans un contexte tout aussi nouveau. Au début de l’automne 1793, seules trois sociétés populaires existaient dans le district : à Fécamp, à Ingouville et au Havre, et la fondation de la société populaire de Montivilliers apparaît d’abord comme un développement du réseau jacobin havrais, puisque l’initiative est venue du grand port.
5Or les sans-culottes de Montivilliers réagissent aussitôt en se réunissant dans le chœur de l’abbaye pour fonder la Société populaire et républicaine le 22 septembre, devant des représentants du Havre et d’Ingouville, et malgré cette affirmation d’autonomie, la pression havraise ne se relâchera presque jamais durant l’an II : elle marquera la vie de la société de Montivilliers, qui va miser sur son ancrage dans le monde rural et plus encore sur l’établissement d’un consensus social autour de ses activités.
6Les règlements intégrés dans ces registres nous apprennent que tous les citoyens – hormis les ci-devant nobles – peuvent être admis à condition qu’ils aient plus de seize ans, qu’ils soient domiciliés dans le district et qu’ils justifient du paiement des termes échus de leur contribution. La société populaire de Montivilliers se positionne donc clairement comme une organisation de masse, et pour en faciliter la mise en place, le règlement préconise un système mixte de cotisation associant une part fixe de trois livres par an, payables en plusieurs fois, à une contribution dite « selon la fortune », c’est-à-dire proportionnelle au revenu. Les membres sont ainsi répartis en quinze classes, acquittant de 2 à 30 livres2.
7Les séances de la société se tiennent dans le chœur de l’ancienne abbaye et sont rarement perturbées ; dans les tribunes, la présence des habitants non sociétaires est attentive et respectueuse, et leurs manifestations souvent dans le sens de la majorité des membres, qui le leur rendent bien : ainsi le 16 ventôse II, lorsque Maze, maire de Saint-Martin-du-Bec, tente d’imposer le silence aux spectatrices en grommelant « Ces sacrées femmes-là ne se tairont pas ! », le rédacteur note qu’un « mouvement d’indignation soulève l’assemblée » des sociétaires3.
8Les règlements mettent également en évidence la grande fréquence des réunions, le jour du marché, l’avant-veille et le troisième jour après, ainsi que tous les jours de repos ; dans la pratique, c’est généralement tous les deux jours, et la salle est aussi ouverte « dans le jour intermédiaire à sept heures du soir en été comme en hiver, mais seulement pour la lecture des papiers publics et l’ouverture des lettres4 ».
9La démocratisation des pratiques politiques impulsée par la société populaire de Montivilliers est d’autant plus importante qu’elle joue aussi un rôle de premier plan dans la diffusion de la presse révolutionnaire, en créant dans ses propres locaux ce qui est certainement le premier cabinet de lecture de la ville, un cabinet où les citoyens peuvent lire sept ou huit journaux différents5, sans compter ceux qui, sans abonnement du club, y arrivent par d’autres voies.
10Sans surprise, beaucoup de sociétaires exercent une profession agricole ou sont détenteurs d’un métier administratif en raison de la position de chef-lieu de district6, mais la capacité de cette société à démocratiser la vie politique apparaît nettement dans la très large ventilation des groupes professionnels représentés et dans la place remarquable occupée par les métiers de l’échoppe et de la boutique (53,5 % des effectifs7), groupes qui, dans les centres urbains importants, ont nourri les bataillons de la sans-culotterie. Parmi les artisans, il est également très significatif que ce soient les représentants des métiers du textile et du bois les plus modestes qui aient été les plus réceptifs à cette forme de sociabilité qui, en revanche, attira peu le milieu des marchands et des rentiers8.
11Comparée au club havrais, la société populaire de Montivilliers ne concentre donc pas l’élite révolutionnaire, mais rassemble une part remarquable de la population masculine adulte : 474 adhérents ont en effet été recensés, disons un effectif constant de 400 membres, certes loin derrière Rouen (1 134) et Le Havre (1 132), mais qui, ramené à la population de cette petite ville, témoigne d’un vrai dynamisme puisque 42 % des hommes adultes sont adhérents. Montivilliers arrive, de ce point de vue, en tête des petites villes de Normandie orientale, loin devant Elbeuf (22 %), Fécamp et Bernay (13 %), la moyenne se situant à 17 %9.
12Là se situe à l’évidence l’explication de ce modérantisme dont l’accuse sa voisine havraise. Sa coloration politique apparaît très tôt, lorsque la société penche du côté des Indulgents ou refuse de venir au secours du maire hébertiste d’Ingouville, Musquinet de La Pagne10, détenu à Paris. Elle apparaît encore dans la mise en place d’un comité de « défenseurs officieux », « en faveur de la classe indigente11 » ou dans le refus d’une nouvelle épuration en germinal, préférant œuvrer à la réintégration des membres éloignés. Et lorsqu’elle doit finalement, sous la pression extérieure, procéder à l’épuration, elle se montre encore une fois très conciliante : pour 324 cas examinés, il y a seulement deux exclus. Montivilliers fait aussi partie des rares sociétés qui procèdent aux épurations par bulletin secret.
Deux sociétés concurrentes
13Influente sur les bourgs du district, érigée en bastion du jacobinisme dans la ville, la société populaire de Montivilliers n’a pu échapper au regain des vieilles querelles avec les Havrais, avec une dimension politique nouvelle, opposant son orientation modérée liée au conservatisme d’un environnement rural et terrien aux tendances plus radicales des classes urbaines havraises. Plus que la présence, dans les registres de ses séances, du quotidien de la Terreur (réquisitions, application du maximum, encouragements aux volontaires, diffusion de chansons anticléricales), c’est l’étroitesse du lien entre les deux cités que soulignent implicitement les procès-verbaux, particulièrement jusqu’en nivôse de l’an II. Pour les comprendre, on reviendra ici sur la nature du conflit entre les deux villes.
14Lorsque l’Assemblée nationale constituante réorganise le territoire administratif, la question se pose du choix du chef-lieu de district à l’ouest du département. Montivilliers y prétend en tant que siège d’un bailliage d’Ancien Régime, mais Le Havre revendique la fonction administrative d’envergure qui lui a toujours été refusée, le « bailliage du Havre » comptant pour peu de choses. Fort de son poids démographique et du rôle économique qu’il joue désormais au nord du royaume, le port ne manque pas d’atouts, que font valoir ses représentants à l’Assemblée nationale constituante comme le député Jacques-François Bégouën, ou les nombreuses adresses envoyées au corps législatif pour le faire revenir sur sa décision de la fin 1789 : Le Havre, quatrième ville de Normandie, sera chef-lieu de canton ! Toute l’année 1790 est ainsi marquée par le conflit entre les deux villes, à l’Assemblée et dans le district, à l’occasion par exemple de la fête de la Fédération (24 juin) dont les Havrais (et Fécampois) tentent d’écarter les Montivillons…
15Finalement, le comité de constitution de l’Assemblée nationale remet l’arbitrage de la question aux députés du département, dont le verdict est sans appel : trois pour Le Havre, quatorze pour Montivilliers, en raison de sa centralité, également de la préférence donnée au monde rural sur la société portuaire, et à l’agriculture sur le négoce. On imagine l’accumulation de rancœurs nées de ce conflit et ressurgissant épisodiquement les années suivantes, en particulier après le renversement des Girondins et la victoire de la Montagne le 2 juin 1793 : plus que Montivilliers, Le Havre et Ingouville sont des points d’appui fiables pour consolider le nouveau pouvoir. Au début de l’automne 1793, avec l’appui des représentants en mission Lacroix, Louchet et Legendre, les Havrais sont bien décidés à installer des sociétés sœurs aux alentours.
16De nombreuses anecdotes témoigneront de la rivalité entre les deux sociétés populaires et les deux villes. Parmi elles, on retiendra celle du 14 nivôse, lorsque la société montivillonne reçoit du mercier havrais Toussaint Bonvoisin, royaliste et catholique, le don d’un « cadran républicain » ; menacé en effet pour ses opinions, apeuré à l’idée d’être arrêté par les sans-culottes de sa ville, comme en témoigne la lettre étonnante qu’il a rédigée le 6 septembre 179312. C’est auprès des jacobins plus modérés de Montivilliers, parmi lesquels figure son beau-père, qu’il trouve refuge.
17Dans le contexte de mobilisation patriotique de l’an II, le conflit entre les deux villes s’étend à tout le district où chaque société développe un réseau de filiales. À l’automne, celle de Montivilliers installe les sociétés populaires de Saint-Martin-du-Bec, Criquetot-l’Esneval et Octeville (conjointement avec Le Havre) ; à la fin de l’hiver, celles de Gaineville, Bordeaux-Saint-Clair, Oudale et Saint-Vigor. Le club du Havre a essaimé quant à lui dans les environs immédiats du port (Harfleur, Sainte-Adresse, L’Eure) mais n’hésite pas à installer des sociétés plus loin, à Gonneville-la-Mallet, au Tilleul et à Manneville-la-Goupil. Un bel exemple de la rivalité est donné par la fronde de la société de Saint-Martin-du-Bec, soutenue par les Havrais contre Montivilliers qui, de son côté, établit des relations étroites avec le club d’Harfleur. Plus loin dans l’intérieur, l’influence des deux sociétés s’affaiblit. Au début d’octobre, au moment de la première vague de création des clubs, ceux du Havre et d’Ingouville projettent d’en installer un à Saint-Romain-de-Colbosc, un « bourg travaillé par l’aristocratie et le royalisme13 » ; or, devançant l’arrivée des missionnaires, les citoyens de Saint-Romain se dotent eux-mêmes d’une société. À Bréauté, Criquebeuf, Écrainville et Goderville, il semble bien que l’initiative locale ait joué, éventuellement contre une intervention extérieure mal acceptée, qu’elle soit havraise ou montivillonne.
18D’une manière générale cependant, la société de Montivilliers jouissait d’un véritable rayonnement. Elle était consultée souvent sur des points de règlement ou sur le mode d’épuration à adopter14, plus souvent encore invitée à fraterniser lors de fêtes civiques15 ou sollicitée pour une affiliation16. Chef-lieu d’un district agricole important, Montivilliers se trouve en effet entre Rouen, qu’il faut approvisionner, et Le Havre, port d’importation des céréales et clé de voûte du ravitaillement de Paris, et de plus dans une zone frontière exposée à la menace de l’Angleterre. Cette importance stratégique a aussi un coût : entourée d’une population agricole, jusqu’aux faubourgs mêmes de la ville, la société est amenée à soutenir les autorités constituées pour la mobilisation des ressources du district et l’application du maximum, et par là à affronter les résistances de la paysannerie, cette « aristocratie des laboureurs17 » que dénonce l’un des membres dès le 30 septembre 1793.
19Cet essaimage fait émerger un modèle différent de celui donné par les sociétés populaires des grandes villes, un modèle marqué par l’importance des relations avec le monde rural et par la nécessité de faire preuve de souplesse face aux exigences de ses activités. S’opposent ainsi au sein de ce type de sociétés deux conceptions que résument les remarques faites à la séance du 5 floréal (24 avril). Un sociétaire propose d’y nommer « un lecteur qui, les jours de marché, serait chargé de faire lecture » aux cultivateurs assemblés des parties les plus intéressantes de La Feuille du cultivateur ; un autre « fait observer que les cultivateurs ne viennent au marché que pour leurs affaires particulières et pense qu’ils seraient peu empressés de venir entendre [cette] lecture. En conséquence il demande qu’on se contente seulement d’écrire aux sociétés populaires de campagne pour les engager à donner la plus grande publicité à cette feuille18 ». Cette prudente adaptation n’entraîne pas un attiédissement des devoirs patriotiques : lorsqu’à l’automne et l’hiver de l’an II, la ville de Rouen connaît la disette, la société s’engage fraternellement à la « secourir par tous les moyens qui sont en [son] pouvoir19 ». L’été suivant, après des mois de privation – et après le 9 Thermidor – il est vrai que cette solidarité trouve ses limites et la société demande au Comité de salut public de « faire cesser les réquisitions sur [son] district [des] grains qui sont absolument nécessaires à [sa] subsistance20 ».
L’identité contestée d’une sensibilité politique
20Dans la rivalité qui l’oppose au Havre, la capacité de la Société populaire de Montivilliers à rayonner sur l’ouest du pays de Caux peut tenir à trois raisons :
idéologique : sa réputation de modération ou de consensus, rassurante pour les campagnes ;
institutionnelle : sa position de chef-lieu de district ;
sociologique : à la différence du Havre, sa proximité avec le monde rural, qui tendrait à justifier le choix des constituants en 1790.
21En revanche, les positions modérées qu’elle défend sont contestées : d’abord par les Havrais, dont le poids est plus fort auprès de la Convention et du Club des Jacobins (d’où, après le passage des « Indulgents » Delacroix et autres, l’attitude pas tout à fait impartiale du représentant en mission Siblot) ; ensuite de l’intérieur, par l’opposition interne permanente de jacobins proches du Havre et capables, à plusieurs reprises, de déstabiliser la société.
22Dès la fin octobre 1793, c’est à propos de l’attitude à adopter face à Pierre-Simon Michel, ancien procureur à l’amirauté et démissionnaire de la société du Havre le 23 juin 1792 pour raisons politiques, que Havrais et Montivillons se déchirent. Élu à la tête du directoire du district, Michel est devenu en 1793 un activiste de la société montivillonne et le 24 octobre les clubistes du Havre demandent son épuration aux représentants en mission Lacroix, Louchet et Legendre. Le refus de Montivilliers donne naissance à une guerre de deux mois entre les deux sociétés. Pour prendre la mesure du conflit, on peut lire par exemple comment, dans la séance du 14 novembre, « deux membres de la société du Havre […] profèrent des injures contre les membres de l’ancienne société & contre la société actuelle, […] en demandant d’un ton impératif : "Quelles sont les preuves de votre patriotisme ?", et d’un ton plus impérieux encore : "Avez-vous purgé votre aristocratie21 ?" ».
23Ce conflit provoque la scission d’une minorité pro-havraise, dont l’un des acteurs principaux est Jacques Demallendre, et qui forme le 29 octobre 1793 la Société du faubourg de Porte-Châtel. Un noyau dur de cette dissidence compte une quinzaine de sociétaires, auxquels il faut ajouter une quinzaine d’autres signalés (et parfois sanctionnés) comme partisans de Demallendre, et les « invisibles » (dix, vingt22 ?). Leur éventail social ne diffère guère de celui du reste de la société, mais ils sont souvent engagés dans la vie publique depuis 1790 et surtout depuis 1792 ; et sans doute compte aussi un effet de voisinage : un cinquième des insoumis connus sont domiciliés à Porte-Châtel.
24Si les dissidents de Porte-Châtel rentreront dans le rang dès le 19 novembre, le conflit avec Le Havre se prolonge car il a eu une autre grave conséquence pour Montivilliers : la rupture avec la société mère. En effet, le club du Havre a dépêché deux de ses membres pour obtenir des Jacobins de Paris qu’ils mettent fin à l’affiliation de la société de Montivilliers, présentée comme la simple continuation du Club des amis de la Constitution constitué précédemment dans cette ville.
25Le président de la Société populaire de Montivilliers écrit, non sans ambigüité :
« Les Jacobins avaient, jusqu’au dernier moment de son existence, correspondu avec [l’ancienne société, et] puisque ladite société populaire a été refondée, il n’était pas besoin de demander une nouvelle affiliation à la société des Jacobins mais seulement une continuation de l’affiliation au nom de la société actuellement existante23. »
26Et comme le répète l’un des défenseurs de la société montivillonne :
« Toute la ville de Montivilliers depuis le commencement de la révolution a donné des preuves non équivoques de son patriotisme, [et] la grande majorité des membres de l’ancienne société étaient et sont encore de bons républicains, puisqu’ayant passé au scrutin de l’opinion publique, ils sont restés membres de la société actuelle24. »
27Les arguments des Havrais (Alexandre et Letellier), comme ceux des deux avocats venus plaider la cause montivillonne (Entheaume et Leblond), révèlent le climat de soupçon qui règne alors entre les deux cités. Il est clair que l’enjeu de ce violent débat est la consécration de la suprématie dans l’Ouest du pays de Caux grâce à la reconnaissance par le Club des Jacobins. Le 16 frimaire (6 décembre), le Club des Jacobins tranche contre Montivilliers et lui retire son affiliation. Aux deux députés envoyés à Paris, on en adjoint en urgence deux autres le 7 décembre, et dans le même temps on se propose de déléguer vers le Havre une mission de réconciliation… qui revient bredouille.
« 21 décembre : le président lit plusieurs lettres parvenuës sur le bureau, l’une de nos députés à Paris, Leblond et Entheaume, portante en essence qu’un nouvel orage semble vouloir gronder sur leurs têtes, que de nouvelles inculpations ont été faites aux Jacobins par des membres de la société du Havre contre celle de Montivilliers, qu’ils s’opposaient fortement à notre affiliation à la société mère, mais que forts de son innocence et du bon esprit qui l’animait, loin de craindre le rapport de cette nouvelle affaire qu’on leur ferait espérer pour le lendemain, il le désirait et saurait combattre ses ennemis avec les armes de la société, de la loyauté et de la franchise, nous laissons absolument l’espoir de sauver de leur mission25. »
28Le 5 janvier 1794, Pierre-Simon Michel est contraint de désavouer de nouveau l’opinion qu’il défendait en juin 1792. Fin janvier, on écrit aux Jacobins « pour leur annoncer la réunion parfaite et la bonne intelligence qui règne grâce à ses bons offices entre les deux sociétés de Brutus-Villiers et du Havre-Marat26 ».
29L’épisode laisse des traces profondes et l’affaire Michel donne naissance à l’existence d’un groupe plus radical, pro-havrais, réuni autour du procureur-syndic robespierriste du district Jacques Demallendre, déjà l’un des acteurs principaux de la scission de Porte-Châtel en octobre 1793, et qui est bientôt nommé agent national du représentant en mission robespierriste Siblot. Et de cette forte position, Jacques Demallendre fonde début 1794 cinq nouvelles sociétés, plus révolutionnaires, dans le district, tout en agitant les anciennes27.
30On comprend donc pourquoi, après Thermidor, éclate ce que Danièle Pingué a appelé la « seconde affaire Demallendre28 ». Présenté comme « l’auteur d’une liste de proscriptions qui jeta la désolation dans l’âme des patriotes29 », l’agent national Demallendre est chassé le 17 vendémiaire (8 octobre 1794) après trois jours de procès.
31La société de Montivilliers se distingue par une certaine propension à l’épuration générale, peut-être justifiée par crainte de la minorité radicale : lors de la première « affaire Demallendre », trois partisans déclarés (ou du moins connus) de l’agent national avaient été chassés de la société ; mais au même moment, entre le 10 et le 19 brumaire an II, quatorze autres membres ont été exclus sans explications, et il n’est pas impossible que ces derniers, par ailleurs eux aussi membres fondateurs de la société, aient été du même bord politique. Au total, avec ces exclus, on peut estimer à une quarantaine les partisans de Demallendre, dont un tiers a été éliminé à l’automne 1793, un autre tiers après Thermidor : le 26 vendémiaire III (17 octobre 1794), six d’entre eux sont exclus, deux autres encore le 28. Restent quelques figures importantes de la société, écartées au début de brumaire, tel Raisin, accusé d’être « l’embastilleur de Cuverville30 » et d’avoir persécuté cent trente individus, chassé le 2 brumaire. Somon le sera également deux jours plus tard, pour avoir « professé des principes qui conduisent à la loi agraire, demandé la mort des riches, dit qu’il fallait que la guillotine marche, méprisé les lois de la Convention, traité cette société de modérée31… »
32Demallendre et « la classe malandrine » (selon l’expression utilisée le 6 brumaire32) doivent aussi leur condamnation à leurs étroites relations avec les Havrais, et l’affaire déborde évidemment du cadre du chef-lieu de district. Montivilliers rompt alors avec les sociétés populaires qui, comme celle de Saint-Martin-du-Bec, tentent de défendre les radicaux que l’on chasse au même moment des clubs de Fécamp, Harfleur et Saint-Romain.
33L’intérêt de cette seconde affaire Demallendre est ainsi de confirmer la capacité d’adaptation des cultures politiques aux réalités locales : à l’anti-robespierrisme, écarté car c’est un concept parisien, les sociétaires préfèrent l’accusation de collusion avec les Havrais et donc s’appuyer sur les clivages locaux pour dénoncer le radicalisme. Ainsi s’acharne-t-on sur les anciens membres de la société de Porte-Châtel, dont la scission un an plus tôt était le fruit des « intrigants du Havre33 ». Raisin (dont on remarquera au passage qu’il est Havrais de naissance) est particulièrement visé, et un rapport qui l’accable est imprimé à cinq cents exemplaires ; c’est l’occasion encore de dénoncer les « trames ourdies par quelques scélérats à gage des meneurs du Havre34 ».
*
34Si l’on interprète le poids de la querelle entre les deux villes comme un défaut de vocabulaire conceptuel et l’une des limites de l’acculturation politique, la société populaire de Montivilliers a été malgré tout été pendant sa courte existence un vecteur important de l’enracinement de l’idée républicaine, notamment dans des campagnes souvent considérées comme contre-révolutionnaires.
Bibliographie
Lemarchand Guy, « Jacobinisme et violence révolutionnaire au Havre de 1791 à septembre 1793, Cahiers Léopold Delisle, tome XV, 1966, p. 77-107 ; texte reproduit dans Féodalisme, société et Révolution française. Études d’histoire moderne, xvie-xviiie siècles, Cahier des annales de Normandie, no 30, p. 355-379.
Pingué Danièle, « Un jacobin haut-normand : Jacques de Mallendre, agent national du district de Montivilliers en l’an II », dans Actes du 114e Congrès des sociétés savantes, Paris, Éditions du CTHS, 1991, p. 45-55.
Pingué Danièle, Les mouvements jacobins en Normandie orientale : Les sociétés politiques dans l’Eure et la Seine-Inférieure, 1790-1795, Paris, Éditions du CTHS, 2001.
Saunier Éric et Wauters Éric (éd.), Procès-verbaux de la Société populaire de Montivilliers (Seine-Inférieure) : septembre 1793-mars 1795, Paris, Éditions du CTHS (Documents inédits sur l’histoire de France ; série Procès-verbaux des sociétés populaires), 2014.
Notes de bas de page
1 E. Saunier et E. Wauters (éd.), Procès-verbaux de la Société populaire de Montivilliers.
2 Les sources ne donnent aucune liste nominative des assujettis selon les classes.
3 Bib. mun. Montivilliers (Condorcet), M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du 16 ventôse an II (6 mars 1794).
4 Ibid., séance du « 19e jour deuxième mois de l’an second de la république française une et indivisible » (10 octobre 1793).
5 Le Moniteur, le Journal du soir et du matin de Sablier, L’Antifédéraliste, le Journal de la Montagne, La Feuille du cultivateur, etc.
6 Sur 355 sociétaires, 58 exercent un métier agricole (14,5 % du total) et 44 une profession administrative (soit 11 %).
7 79 pour les métiers du textile, 48 ceux du bois, 43 ceux du cuir, 26 ceux de l’alimentation et 15 divers.
8 À elles deux, les anciennes corporations du textile et du bois fournissent le tiers des adhérents de la société. Les marchands sont au nombre de 19, les rentiers 17.
9 D. Pingué, Les mouvements jacobins en Normandie orientale, p. 368-378.
10 Musquinet de La Pagne avait été destitué en septembre 1793.
11 Bib. mun. Montivilliers (Condorcet), M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du 6di de la 1re décade de ventôse, an 2e de l’ère républicaine (24 février 1794).
12 Bibl. mun Montivilliers (Condorcet) : ms 70, « Respect dû au Roi. Précis de la Révolution », cahier 6, lettre manuscrite insérée, 6 sept. 1793. Texte présenté par É. Saunier consultable sur http : //www.ecritsduforprive.fr.
13 Bib. mun. Montivilliers (Condorcet), M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du 6 octobre 1793.
14 Par exemple, la société populaire d’Oudalle lui demande ainsi « le mode qu’elle doit prendre pour son installation », celle de la Montagne-Libre, dans « l’embarras où elle [est] de se faire un règlement » et souhaite obtenir la copie de son règlement. Les sans-culottes de Saint-Jean-de-la-Neuville lui réclament une députation « aux fins de les éclairer sur une question qui leur est survenue dans leur épurement » : séance du 4di de la 2e décade de ventôse de l’an 2e de la République une et indivisible (4 mars 1793).
15 En mars à Gaineville, Oudalle, Beuzeville-la-Grenier et Saint-Vigor ; en mai à Ingouville, écrainville, Manneville, Criquetot (pour l’inauguration des bustes de Brutus, Marat et Le Pelletier), Saint-Romain-de-Colbosc, Saint-Jean-de-la-Neuville et Gonneville ; en juillet à Sainte-Adresse, Gaineville et Saint-Jouin.
16 Saint-Romain, Manneville, Saint-Jean-de-la-Neuville, Gonneville et Sainte-Adresse.
17 Bib. mun. Montivilliers (Condorcet), M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du 30 septembre 1793.
18 Ibid., séance du cinq floréal 2e année républicaine (24 avril 1794).
19 Ibid., séance du 2e jour de la 2e décade du 2e mois de l’an 2 (2 novembre).
20 Ibid., séance du 22 thermidor l’an 2e (9 août 1794).
21 Bib. mun. Montivilliers (Condorcet), M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du quartidi de la troisième décade de brumaire de l’an 2e de la république française une & indivisible (14 novembre 1793).
22 Sur 28 « visibles », 13 quittent la société (pour l’armée) ou en sont chassés, 13 en sont membres jusqu’à sa dissolution, 2 autres exclus le 17 octobre 1794 mais réintégrés rapidement, autre signe de la modération de la société…
23 Id.
24 Id.
25 Bib. mun. Montivilliers, M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du primidi de la première décade de nivôse an 2e (21 décembre 1793).
26 Ibid., séance du 4e jour de pluviôse l’an 2 (23 janvier 1793).
27 Du 3 ventôse au 20 floréal, des sociétés sont créées à Gerville, Angerville-l’Orcher, Saint-Jean, Saint-Gilles-de-la-Neuville et Les-Trois-Pierres, ce que les plus anciennes doivent accepter, non sans récriminations : celle du Tilleul se plaint à Montivilliers que Demallendre projette de lui créer une rivale et l’empêche de se réunir. Ibid., séance du 18 ventôse (8 mars 1794).
28 D. Pingué, Les mouvements jacobins en Normandie orientale.
29 Bib. mun. Montivilliers, M 50, Registre de la société populaire de Montivilliers, séance du « même jour 15 vendémiaire sept heures de soir » [6 octobre 1794] — et l’on devine par ces seules précisions chronologiques la tension dramatique qui règne à la société.
30 Ibid., séance du 2 brumaire [23 octobre 1794]. En mars, les membres de l’ancienne municipalité et du comité de surveillance de Cuverville avaient été incarcérés à Montivilliers.
31 Ibid., séance du 4 brumaire an III.
32 Ibid., séance du sextidi an 3e (sic : 6 brumaire) [ 27 octobre 1794].
33 Ibid., séance non datée, 24 brumaire [14 novembre 1794].
34 Id.
Auteurs
Maître de conférences en histoire moderne à l’université du Havre, membre du laboratoire Identités et différenciations dans les espaces, les environnements et les sociétés (IDEES), UMR 6266
Professeur d’histoire moderne à l’université du Havre, membre du laboratoire Identités et différenciations dans les espaces, les environnements et les sociétés (IDEES), UMR 6266
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016