Procès-verbaux de la société populaire de Bernay (14 juillet 1790-4 mai 1795)
p. 64-81
Résumé
La société populaire de Bernay, dans l’Eure, est l’une des premières à se créer en Normandie, dès juillet 1790, la plupart des sociétés n’apparaissant qu’à l’été 1793. Le département étant particulièrement pauvre en registres de délibérations de sociétés populaires, le choix de Bernay s’imposait ; d’autant plus que ses deux registres couvrent un large spectre chronologique (14 juillet 1790-15 floréal an III / 4 mai 1795), débordant très largement de la grande période des sociétés populaires, l’an II. Par ailleurs, la ville − qui compte environ 5 000 habitants − est sous l’Ancien Régime un centre administratif et religieux animé par des activités industrielles et commerciales importantes. Devenue chef-lieu de district, Bernay met en place les nouvelles institutions. Confrontée au problème lancinant des subsistances, Bernay, qui a donné quatre députés montagnards, s’oppose au fédéralisme. Mais cette attitude ne domine pas dans la ville même, où on assiste à l’émergence d’un sentiment républicain modéré, qui s’incarne dans la personnalité de plusieurs des membres de la société populaire, notamment des prêtres, qui l’animent.
Texte intégral
1La publication des délibérations de la société populaire de Bernay se situe dans la longue tradition de mise à disposition d’archives originales à travers l’édition des documents inédits de la période révolutionnaire. Mais pourquoi avoir choisi celle de Bernay ? Fréquemment citée dans la thèse publiée de Danièle Pingué1, ce qui aurait pu suffire à disqualifier ce choix, elle est toutefois l’une des premières à se créer en Haute-Normandie, et l’Eure est particulièrement pauvre en documents de délibérations des sociétés populaires (une dizaine seulement, pas toujours exploitables). Ses deux registres2, relativement bien écrits, ce qui facilita la transcription, couvraient un large spectre chronologique : 14 juillet 1790-15 floréal an III (4 mai 1795), ce qui en faisait un cas exceptionnel, débordant très largement la grande période des sociétés populaires, l’an II. De plus, ils pouvaient être utilement complétés par les archives municipales bernayennes déposées aux Archives départementales de l’Eure.
2La ville de Bernay est éloignée des grands centres urbains (Rouen, Caen, Paris) mais pas tant que cela et, normande, elle fut confrontée au fédéralisme. Enfin, plusieurs de ses enfants ont joué un rôle politique de premier plan (les frères Lindet et Duroy, en particulier).
3Il ne pouvait être question, dans le temps qui nous était imparti au Congrès des sociétés historiques et scientifiques tenu à Reims, pas plus que dans cet article nécessairement limité, de reprendre l’ensemble des commentaires publiés dans notre ouvrage, et nous nous limiterons donc à quelques aspects : la présentation de la ville, le fonctionnement et les membres de la société populaire, en résumant les derniers points renvoyés au livre proprement dit3, qui comporte d’importantes annexes.
Bernay avant et pendant la Révolution
Avant la Révolution
4À la fin de l’Ancien Régime, rien ne semblait prédisposer Bernay, située sur la rivière Charentonne, à jouer un rôle durant les années suivantes. Située dans la généralité d’Alençon, elle disposait de fonctions administratives importantes, notamment d’une élection et d’un grenier à sel. Du point de vue judiciaire, la ville était placée sous la juridiction du bailliage de Montreuil-l’Argillé pour une partie et de celui d’Orbec pour une autre, ce qui déplaisait aux édiles bernayens, qui réclamaient un bailliage indépendant. Depuis l’édit de 1771, rétablissant les offices municipaux, Bernay était administrée par un maire assisté de deux échevins et d’un secrétaire-greffier4. Parmi les vingt-sept notables figurait Buschey des Noës, conseiller du roi depuis 1771 et lieutenant particulier et criminel du bailliage de Montreuil et Bernay depuis 1783. La ville dépendait de l’évêché de Lisieux et comptait plusieurs établissements religieux, abbayes et couvents. Elle était divisée en deux paroisses : Notre-Dame de la Couture (curé Pierre Jacques Le Bertre) et Sainte-Croix (Thomas Lindet). Deux paroisses proches, Carentonne et Bouffey, furent réunies à Bernay en 1792.
5La petite ville, dont la population dépassait à peine 5 000 habitants, constituait un centre commercial dynamique. La construction de routes, à partir du milieu du xviiie siècle, avait permis de désenclaver la cité, qui disposait de moulins et de tanneries, et, surtout, d’une importante activité textile (fabrication de toiles et de frocs de laine) : 42,9 % des 1 062 membres des douze corporations convoqués pour rédiger les cahiers de doléances appartenaient à ce secteur. À noter également l’importance des hommes de loi, avocats, notaires, huissiers, et des « pauvres », qui représentaient un peu plus du quart de la population.
6Quelques-uns des notables, souvent juristes, et une partie du clergé, étaient acquis aux idées nouvelles. Certains se retrouvaient au sein de deux loges maçonniques : la Parfaite Charité (vénérable Charles Depierre, beau-frère des Lindet) et les Amis de la vertu (vénérable Cheval, marchand de frocs). Relativement proche de Rouen, la ville voyait ses esprits éclairés participer à la vie intellectuelle de la métropole normande : Jean-François Mutel de Boucheville, petit noble, rédigeait des poèmes à prétention philosophique publiés dans le Journal de Normandie.
Sous la Révolution
7La ville traversa la Révolution dans le calme, même si Bernay eut à craindre des troubles du pays d’Ouche au printemps 1792 et de la révolte fédéraliste de l’année suivante. Envoyés alors en mission en Normandie, Robert Lindet et Duroy choisirent l’apaisement et leurs successeurs n’eurent pas à épurer des administrations (pourtant modérées) gagnées à la cause révolutionnaire. Le plus inquiétant demeura la question des subsistances, ce qui amena le représentant Siblot, de passage à Bernay en mars 1794, à prendre des mesures de réquisition, insuffisantes puisque son successeur, Bernier, dut faire face à une grave crise de subsistances qui entraîna des manifestations au printemps 1795.
8Bien que la situation religieuse soit relativement tranquille dans la région (faible proportion des non-assermentés et nombreux ecclésiastiques membres de la société populaire), Siblot lança une violente politique de « déprêtrisation », obligeant les ecclésiastiques à déposer leurs lettres de prêtrise, ce que firent de nombreux prêtres, suivant l’exemple de leur évêque, Thomas Lindet, qui avait démissionné de l’évêché d’Évreux après s’être marié. Cette politique s’accompagna d’un mouvement de déchristianisation marqué par la fermeture des églises.
9À Bernay, comme souvent ailleurs, le nouveau calendrier républicain eut du mal à s’imposer et les prénoms républicains ne furent pas légion. Le 9 Thermidor entraîna un mouvement d’hostilité envers les anciens responsables jacobins. Celui-ci s’exprima en particulier à travers des chansons contre-révolutionnaires qui s’en prenaient nommément aux responsables de la société populaire et à leurs épouses. Mais on en resta là.
10Pendant ce temps, les institutions nouvelles se mettaient en place sans grand remous : l’ancien corps de ville est remplacé en juillet 1789 par un « comité permanent électif » composé surtout des officiers de l’ancienne municipalité mais présidé par Robert Lindet. Les nouveaux citoyens sont fréquemment sollicités pour différents postes : députés aux assemblées nationales, administrateurs de département et de district, juges au tribunal de district et juges de paix, officiers municipaux et notables, curés, officiers de la Garde nationale… Et ils le sont d’autant plus que la durée des mandats est limitée dans le temps (deux ans en général), qu’un renouvellement partiel a lieu chaque année et que l’interdiction du cumul de certaines fonctions entraîne une cascade de nouvelles élections. L’arrivée sur la scène publique de nouveaux responsables n’empêche pas la continuité avec l’Ancien Régime.
11La rupture est plus grande lors des élections « nationales » : aux États généraux, le tiers état du bailliage d’Évreux désigne Buschey des Noës et le clergé le curé Thomas Lindet (bientôt élu évêque de l’Eure) ; mais c’est Robert Lindet qui devient législateur puis conventionnel, aux côtés de son frère Thomas, de Duroy (victime collatérale des émeutes parisiennes du printemps 1795) et Bouillerot, tous les quatre Montagnards et régicides. Et la plupart (à l’exception notable de Robert Lindet) sont membres de la société populaire, où plusieurs exercent des responsabilités.
12La nouvelle constitution élaborée par la Convention est adoptée à l’unanimité des votants (plus d’un tiers de participation) et la ferveur patriotique se manifeste lors des fêtes et de l’enrôlement des volontaires. Mais s’agit-il d’une adhésion sincère ou d’opportunisme ? L’étude de la société populaire et de son fonctionnement devrait apporter des éléments de réponse.
Le fonctionnement de la société populaire
13La société populaire de Bernay a changé plusieurs fois de nom. D’abord « Club patriotique de la ville de Bernay » avant de s’intituler « Amis de la Constitution », puis « Amis de la liberté et de l’égalité », comme les Jacobins de Paris. Enfin, le 30 thermidor an II, le procès-verbal relate une séance de la « Société populaire révolutionnaire de Bernay », mais il s’agit de la seule mention de ce type.
Un club restreint qui s’élargit
14Dotée de statuts lors de sa fondation, le 14 juillet 1790, la société limite le nombre de ses membres à vingt-cinq, à la manière d’un club fermé. Les nouveaux statuts du 18 mars 1791 autorisent un nombre illimité de sociétaires. Il faut être citoyen actif et avoir plus de vingt ans (dix-huit ans à partir du 19 juin 1791, seize ans même par la suite). Comme par le passé, il faut s’adresser à un adhérent qui présentera l’impétrant au président, lequel soumettra la candidature au vote. La majorité absolue est requise (l’unanimité n’est plus systématique depuis le 24 avril 1791). Il reste une dernière formalité : payer sa cotisation dans les huit jours. À partir du 20 octobre 1793, il faudra trois votes pour être admis. Le non-paiement des impôts entraîne la radiation et la possession d’un certificat de civisme est exigée. Surtout, le 30 nivôse an II, est créé un comité de présentation de huit membres qui examine les candidatures. Le même jour, on décide de ne recevoir aucun prêtre qui n’ait abdiqué ou ne soit marié. Si les familles sont invitées à participer aux fêtes, ce n’est que le 1er juillet 1792 que les citoyens des deux sexes, et notamment les mères de famille, pourront assister aux séances publiques. Mais les femmes ne seront jamais admises comme membres, contrairement à ce qui a pu se passer à Vernon.
15Au tout début, il n’est pas question de formalités particulières pour faire partie du club. Peu à peu, le rituel d’intronisation se complique : lecture des statuts, serment, réception d’un diplôme, accolade fraternelle. Le tutoiement devient obligatoire, de même que le port de la cocarde. Pour rester membre, il faut d’abord payer sa cotisation. Initialement fixée à six livres par an, elle est portée à neuf livres le 29 mai 1791 puis à dix livres le 8 décembre de la même année. En dehors du non-paiement de la cotisation, le principal motif de radiation est l’absence de prestation de serment. L’exclusion peut aussi avoir des motifs de droit commun (ne pas payer ses impôts, notamment) ou politiques (compromission dans le fédéralisme ou le jacobinisme), mais les membres démissionnaires ou épurés sont facilement réintégrés.
16Si les dates d’adhésion sont bien connues, il n’en est pas de même des départs, surtout lorsque ceux-ci sont discrets. Quatre listes de membres figurent dans les procès-verbaux, la dernière étant la mieux renseignée. La société de Bernay a compté en tout 241 membres, ce qui en fait une association au recrutement très moyen. Rapportée au nombre d’habitants ou de citoyens actifs, la proportion de sociétaires est relativement faible. En 1793, il y aurait eu 1 792 citoyens ayant le droit de vote et donc l’ensemble des membres de la société, tous domiciles et périodes confondus, représenterait 13,4 % des hommes majeurs, en fait sensiblement moins. On est loin des pourcentages d’Évreux (29) ou d’Écouis (65) mais on approche de celui de Vernon (17).
17La modification des statuts, en mars 1791, entraîne un afflux d’adhésions dans les trois mois suivants : les effectifs quadruplent alors, mais le recrutement se tarit vite. Parallèlement, on assiste à des départs : il n’y a plus que 98 noms en août 1792, pour diverses raisons (changements de domicile, fonctions ailleurs, exclusions et, surtout, départs discrets). La situation ne s’améliore pas ensuite : les sociétaires sont certes 108 en octobre 1793, mais le déficit par rapport aux adhésions atteint la cinquantaine. L’automne 1793 marque un brusque regain d’intérêt, correspondant aussi à la création de nombreux clubs au début de l’an II. 1794 enregistre un flux régulier mais faible d’adhésions ; le maximum de 158 est atteint au 18 brumaire an III, avec toutefois la disparition de 80 adhérents. L’érosion s’est donc poursuivie inexorablement. Il n’y aura plus ensuite que quelques adhésions, la dernière le 10 pluviôse an III, soit trois mois et demi avant la dernière séance du club. Notons que la plupart des fondateurs sont présents aux dates repères.
Le calendrier des réunions
18Par rapport à d’autres sociétés, le nombre mensuel des séances de celle de Bernay reste relativement modeste, le maximum étant atteint en juillet 1791 avec douze réunions. Toutefois le rythme connaît des irrégularités. À ses débuts, le club s’organise et tient peu de séances, consacrées au fonctionnement interne de l’association, à la lecture des journaux, des décrets et des lettres de ses membres qui siègent à la Constituante.
19En juin 1791, la société se réunit onze fois puis, à la fin du mois, le rythme des réunions s’accélère en raison de la fuite du roi, et cette cadence se poursuit en juillet (douze séances). L’affiliation aux Jacobins est à l’ordre du jour, mais la scission des Feuillants sème le trouble. Certaines séances sont annulées en octobre 1791, faute de présents ; puis le niveau d’activité se maintient jusqu’au début de l’année 1792. En revanche, la fréquence des réunions diminue nettement au premier semestre 1792, alors qu’un mouvement de taxation populaire se déroule dans l’ouest et le sud du département de l’Eure.
20Curieusement, la société ne réagit pas au 10 août et peu de réunions se tiennent au lendemain de la chute de la monarchie. Les élections à la Convention qui se déroulent à Bernay et où trois des membres du club sont élus, avec Robert Lindet, ne sont pas évoquées, pas plus que la victoire de Valmy. La société entre alors dans une période de léthargie, qui se prolonge jusqu’à la crise fédéraliste. Il est étonnant que l’exécution du roi n’ait provoqué aucune réaction et qu’après cet événement, le club ne se soit réuni que… le 4 mars.
21Après un mois d’avril 1793 sans réunion, la période de mai et juin 1793 marque une certaine reprise de l’activité. Durant l’été 1793, la fréquence des réunions devient irrégulière, puis la société développe une activité moyenne qui va s’amplifier au début de l’an II. On aurait pu attendre plus de militantisme de cette société impliquée dans la défense de la politique jacobine. Au cours de l’an III, même si le club connaît une lente agonie, le nombre des séances reste à un niveau moyen jusqu’en floréal, mois au cours desquels se tiennent les quatre dernières séances du club. Le dernier procès-verbal, le 15 floréal an III (9 mai 1795) ne fait aucune allusion à la disparition de la société.
Le déroulement des séances
22Il n’y a pas d’ordre du jour annoncé et l’essentiel des séances est consacré à la discussion qui s’engage entre les sociétaires à propos de la motion présentée par l’un d’eux. Les débats sont encadrés par les dispositions du règlement de police intérieure et seul le président peut accorder la parole. À lire les procès-verbaux, les délibérations semblent s’être déroulées dans la sérénité. Une motion présentée lors d’une séance ne peut être adoptée dans cette même séance que si elle a recueilli les trois quarts des suffrages. Sinon, la discussion et le vote sont reportés à la réunion suivante, la motion « ajournée » devant être affichée dans la salle.
23Au sein de la société populaire, on ne se contente pas de débattre, on chante également. La chanson constitue un moyen de diffusion les idées révolutionnaires et elle contribue à renforcer la cohésion du groupe ; on va donc y chanter de plus en plus. Des membres du club composent des couplets et les chantent, comme l’ex-prêtre Viot. Des enfants chantent également au club, de même que des femmes et des volontaires. À partir du 12 messidor an II, le club prend l’habitude de terminer ses réunions par une strophe de la Marseillaise, « Le couplet chéri des François amour sacré de la patrie ». Autre activité : le théâtre. Plusieurs pièces sont données devant les sociétaires, notamment une œuvre de l’auteur bernayen Léger (1766-1823), intitulée Christophe Dubois, fait historique en un acte et en prose, mêlé de vaudevilles. Les élèves de l’école secondaire se produisent parfois devant leurs parents, invités par la société.
Une société où l’on s’informe
24La lecture des journaux tient une place importante. D’ailleurs, en créant le Club patriotique de Bernay, les fondateurs avaient voulu instituer un lieu où ils pouvaient entendre la lecture de la presse révolutionnaire. Dès sa création, la société s’abonne au Point du jour, puis au Patriote français de Brissot. Ensuite, la société reçoit des publications d’information générale ou des périodiques, le plus souvent de tendance girondine : Le Patriote français, le Journal général de l’Europe… Bien qu’affilié aux Jacobins de Paris, le club ne s’abonne pas au Journal des débats de la Société des amis de la Constitution séante aux Jacobins.
25On ne se contente pas de la lecture publique des journaux, de la constitution de 1791 ou des lois adoptées par l’assemblée. Le club décide le 1er mai 1791 de créer un « cabinet littéraire ». Dans cette salle de lecture, les sociétaires peuvent consulter livres et journaux toute la journée. D’autre part, le club dispose d’importantes archives stockées dans un local proche.
Les membres de la société populaire et leurs responsabilités
Un réseau professionnel et familial de Bernayens aisés
26Un peu plus des quatre cinquièmes des sociétaires sont nés dans l’Eure, et nettement plus de la moitié à Bernay même, la plupart des autres provenant des paroisses voisines ou du reste du département. La grande majorité des horsains est née dans les autres départements normands, notamment dans le Calvados voisin, quelques-uns arrivant de plus loin, de Paris, de l’Eure-et-Loir, de la Mayenne, du Nord… Mais la quasi-totalité de ces « étrangers » est venue s’installer à Bernay bien avant la Révolution pour certains, plus récemment pour d’autres. En fait, ne semblent habiter ailleurs que six individus et ils exercent des responsabilités politiques, les deux premiers comme maires de leur commune, les trois suivants étant administrateurs du district, et Lamy est curé de son village.
27L’âge moyen des adhérents (présents ou futurs) est de 36 ans et 10 mois en 1790 et donc d’environ 40 ans en l’an II, les fondateurs étant sensiblement plus âgés. L’abaissement ultérieur de l’âge peut s’expliquer par l’incorporation de volontaires nettement plus jeunes. Leur comportement démographique est très classique et ne mérite pas qu’on s’y arrête. Si quelques ecclésiastiques se marient, la plupart restent célibataires et gardent, comme curés constitutionnels, des fonctions curiales que certains retrouveront plus tard.
28Sur les 224 professions ou qualités connues (93 %), on arrive à la répartition suivante, qui traduit les spécificités de la ville de Bernay :
Tableau 1. — Répartition professionnelle des 224 membres de la société populaire de Bernay dont la profession est connue.
Textile dont marchands de toile : 22 marchands de frocs : 20 négociants : 9 marchands : 7 | 59 | Commerçants dont épiciers : 13 | 23 | Divers dont rentiers : 6 | 10 |
Artisans | 18 | Aubergistes cafetiers | 9 | ||
Professions intellectuelles dont commis : 6 | 15 | Santé | 6 | ||
Cultivateurs | 5 | ||||
Hommes de loi | 38 | Militaires, gendarmes dont défenseurs : 4 | 13 | Tanneur, teinturier | 2 |
Ecclésiastiques | 25 | Politique | 1 |
29Avec 59 membres (plus du quart), le textile domine légitimement les autres secteurs dans une ville où la production de frocs et de toile est importante. Les hommes de loi (17 %) tiennent cependant une place significative, mais le plus surprenant est sans doute la troisième position des ecclésiastiques, qui devancent les mondes (séparés dans notre statistique) de la boutique, de l’artisanat et des cafés-auberges qui, ensemble, représentent cependant plus du cinquième (21,9 %). Arrivent ensuite les professions « intellectuelles » et les militaires. On peut noter l’importance relative des milieux de la santé, ainsi que des aubergistes et cafetiers, pas aussi représentés en proportion dans la ville. Enfin, si les commerçants sont relativement nombreux, notamment les épiciers et les perruquiers, on peut être surpris de ne trouver aucun boulanger ou boucher (mais un charcutier), pas plus que des ouvriers ou journaliers, ces derniers n’ayant pas les moyens de payer la cotisation.
30Dans le temps, la composition n’a guère évolué, même si le groupe de départ était plus élitiste avec neuf négociants, cinq ecclésiastiques, trois hommes de loi, un chirurgien et un entreposeur. En novembre 1794, donc vers la fin de la société, le groupe des fabricants et marchands du textile domine encore largement (plus du tiers), les hommes de loi étant encore très présents (15,6 %), alors que les ecclésiastiques ont disparu (ils figurent comme abdicataires). Les commerçants sont moins nombreux en proportion, tandis que les artisans se sont éloignés. Deux catégories bénéficient de ces évolutions : les militaires, grâce à la présence de plusieurs volontaires ou requis, et les rentiers. La société ne fut pas traversée par le débat portant sur les anciennes classes privilégiées. Les ecclésiastiques y étaient nombreux et jouaient un rôle primordial. Les nobles ont certes fait l’objet de suspicion, mais la société les a défendus.
31Pour jouer un rôle politique, c’est-à-dire d’abord avoir le droit de vote et être éligible, il fallait payer une contribution relativement élevée. Si certains sociétaires figurent parmi les plus gros contribuables et d’autres parmi les moins imposés, la plupart appartiennent à la classe moyenne et paient entre 10 et 50 livres, ce qui traduit un bon niveau de richesse correspondant à celle des marchands de toile ou de frocs, aux commerçants et artisans.
32L’appartenance à un réseau professionnel est difficile à mesurer, encore qu’on constate l’importance des marchands de toile et de frocs, et, à un moindre niveau, celle des hommes de loi, des ecclésiastiques, des cafetiers-aubergistes ou des épiciers. Plus facile était d’appréhender les relations familiales entre les membres. Certaines familles comptent plusieurs sociétaires, père, fils, frères, cousins. C’est le cas, dès la fondation, des trois frères Cheval. Les Le Bertre sont cinq (dont trois prêtres) et les Hubert six. Les alliances matrimoniales peuvent ajouter d’autres liens : Duroy épouse une sœur de Leprévost, Planque est le gendre de Roger Duval et le beau-frère de Cauchois, dont la fille épouse Harou… Pierre Germain Boivin Despares, homme de loi, joue un rôle important dans la société. Fils d’un bourgeois de Bernay et d’une Thuloup, il a épousé une Duchesne Despares, dont il a emprunté le deuxième nom. Plusieurs membres de sa parentèle sont affiliés à la société : ses cousins J. B. Ch. Boivin, rentier malgré son jeune âge (mais qui finit par partir à l’armée après un veuvage et un divorce) et L. F. Boivin Boucheville, marchand de frocs ; son cousin par alliance Boivin Bucaille, marchand de toile ; ses oncles par alliance F. Bucaille, marchand de toile, et Lenepveu de La Grandière, marchand de toile aussi, dont la fille a épousé le gendarme Jean Jacques Philippe de La Londe, également membre ; l’un de ses oncles s’est marié avec une fille Lecordier, sans doute sœur de Lecordier d’Aurival, receveur des consignations, maire et sociétaire. Ce qui n’est pas le cas de son autre oncle R. Boivin Delaunay, rentier et officier municipal. C’est dire si l’appartenance à la société populaire est aussi une affaire de famille et de réseau, en plus d’être le signe d’une appartenance à un milieu socioprofessionnel et d’un engagement politique.
Les responsabilités dans la société
33Dès le début de son existence, la société s’administre elle-même en élisant son président et son suppléant, qui fait office de secrétaire. Il faut la majorité absolue aux deux premiers tours, la pluralité relative au troisième. Celui qui réunit le plus de suffrages après le président est automatiquement son suppléant. Cette double élection constitue d’ailleurs pratiquement l’unique compte rendu des séances jusqu’au changement de statuts du 18 mars 1791 : la société aura désormais quatre « officiers » : un président, deux secrétaires et un trésorier. Le président sera élu à la majorité absolue des suffrages au scrutin individuel, les secrétaires au scrutin de liste à la pluralité relative. La durée des fonctions est portée à un mois. « En cas d’absence, le président sera remplacé par son prédécesseur suivant l’ordre rétrograde » (art. 13 des statuts). Les présidents assurent correctement leur fonction, l’assemblée se félicitant même de la façon dont certains dirigèrent les débats.
34Au total, pour une période de presque cinq ans, on comptabilise 65 présidences. Certains détenant le poste à plusieurs reprises, Buschey et Ledanois (cinq fois chacun), Boivin Despares, Deshayes et Lefèvre père (quatre)…, ils ne sont en fait que 35 à exercer la fonction. La domination des hommes de loi, qui accaparent plus de la moitié des postes, est écrasante, nettement supérieure à leur place dans la société (17 %). Les marchands et négociants, un quart des sociétaires, sont à peu près à leur niveau, mais ils détiennent rarement le fauteuil plusieurs fois. Les prêtres occupent une place légèrement supérieure à leur poids dans le club. Mais leur influence peut aussi se mesurer au fait qu’ils ne sont que cinq à occuper neuf présidences. Les artisans et commerçants ne jouent à ce niveau qu’un rôle marginal.
35Le passage par le secrétariat précède fréquemment l’accession au sommet. Mais ce n’est ni systématique ni obligatoire. La tâche des secrétaires était lourde : à la rédaction des procès-verbaux s’ajoutait en effet la correspondance. Ces exigences rédactionnelles expliquent la domination - relative - des secrétaires juristes ou ecclésiastiques, mais les marchands et négociants forment le groupe majoritaire, contrairement à la situation constatée pour les présidences. Et certains exercent à plusieurs reprises le secrétariat, ce qui limite le nombre de secrétaires à 58 pour 111 possibilités. Les prêtres Deshayes et P. J. Le Bertre assurent la fonction chacun à neuf reprises. Les juristes font globalement jeu égal avec les prêtres mais sont 16 à occuper la fonction. Lefèvre père, huissier puis notaire, est secrétaire cinq fois, l’avocat Cheval quatre fois.
36Le trésorier est élu pour un an. La place n’est occupée que par quatre individus, le curé de La Couture, Le Bertre, restant en fonction les deux premières années. Le censeur, chargé de faire régner l’ordre dans la salle des séances puis de la surveillance des fêtes décadaires, n’est apparu que le 29 juin 1792. Deux autres personnes jouent un rôle important dans le fonctionnement de la société : l’archiviste et le bibliothécaire.
37Sans doute débordée par l’ampleur des tâches, la société décide d’en confier certaines à des commissions spécifiques qu’elle élit en son sein. Ce n’est toutefois qu’au tout début 1794 que sont institués les premiers comités : bienfaisance, présentation (des candidats), instruction publique et fêtes. Il a aussi existé un comité de secours aux veuves et orphelins des défenseurs de la patrie et un comité de secours aux indigents. La société a enfin délégué certains des siens à une commission des subsistances. La durée de fonction des comités n’était pas fixée au départ. Le 20 messidor an II, la décision est prise de renouveler en même temps tous les bureaux, et on ne peut plus être membre de deux instances. Le 30 thermidor an II, on décide que les comités seront élus tous les mois en même temps que le bureau et que chaque instance sera désormais composée de dix membres, avec renouvellement par moitié. Ces évolutions statutaires n’ont pas empêché les cumuls : si on comptabilise 103 titulaires sur les 128 possibilités offertes par les quatre principaux comités, ils ne sont de fait que 69, ce qui représente cependant nettement plus du quart des adhérents. Certains sont toutefois cumulards : Buschey est membre des quatre comités ; Ch. P. Cheval, Ledanois et Mutel père, de trois… Et certains y sont à plusieurs reprises. La tâche de ces comités est visiblement lourde et l’absentéisme fréquent. Pour l’éviter, on décide que les membres des comités seront convoqués par écrit, la liste affichée dans la salle littéraire, les dates et horaires de réunions fixés de façon permanente.
38Des missions spécifiques commencent à être confiées à des membres à partir du 15 mars 1791. D’abord ponctuelles (préparation des nouveaux statuts), elles deviennent beaucoup plus nombreuses à partir de l’automne 1793. 112 membres, soit près de la moitié des adhérents, se voient confier ce type de mission, mais 76 n’en exercent qu’une seule et 63 seulement dans le domaine de subsistances. Certains, là encore, cumulent : 17 pour Jean François Deshayes, 12 pour Mesnel, 11 pour Cauchois… À noter que l’organisation de la société est l’affaire de quelques-uns, surtout de Deshayes (11 fois) et Cauchois (6 fois).
39Membres du bureau ou des comités, chargés de telle ou telle mission, tous concourent à l’organisation, à la vie et à l’influence de la société. 90 seulement, soit un peu plus d’un tiers (37,3 %), ne se retrouvent dans aucune de ces trois rubriques, ce qui fait quand même plus de trois cinquièmes d’individus plus ou moins engagés.
Les fonctions en dehors de la société populaire
40L’engagement au sein de la société n’est pas incompatible avec d’autres fonctions administratives ou politiques. Il les conditionne même souvent.
41La Révolution, en supprimant les institutions monarchiques, bouleverse l’ancien ordre des choses, créant de nouvelles instances où l’on retrouve fréquemment les serviteurs de l’Ancien Régime au côté de nouveaux venus. La première élection municipale, le 3 février 1790, confirme Robert Lindet, qui bat Ledanois et devient le premier maire de Bernay. Six des huit officiers municipaux, le procureur et quinze des seize notables, mais pas le secrétaire (Formage), sont de futurs sociétaires. C’est dire l’emprise sur la vie municipale des membres du club. Emprise confirmée lorsque Robert Lindet, devenu procureur-syndic du district, doit laisser la place à Lecordier. Et cette mainmise se poursuit dans les années suivantes au niveau des maires (Lecordier et Buschey, qui alternent), des officiers municipaux, des notables, du procureur devenu agent national, le secrétaire restant Formage. Et les remplaçants sont du même groupe. La société populaire fait donc plus qu’influencer la composition de la municipalité, d’autant qu’elle place aux principaux postes plusieurs de ses hommes d’influence, ce qui n’empêche toutefois pas quelques conflits de personnes. On constate quelques démissions, souvent pour cause de cumul.
42La Garde nationale est également largement dominée par les sociétaires, même si son premier colonel, le noble et militaire Fleury, n’adhère que le 17 juillet 1791 et en est exclu en mai suivant. Au total, 43 officiers et 27 sous-officiers appartiennent à la société. Le comité de surveillance aurait pu tenir une place particulière, mais il n’est désigné que le 21 pluviôse an II et tous ses membres appartiennent à la société populaire qui, il est vrai, les a nommés.
43Pour les postes les plus élevés dans la hiérarchie judiciaire et politique, le rôle des électeurs est particulièrement important, car ils désignent, conjointement avec d’autres du district ou du département, les responsables politiques et judiciaires de ces niveaux administratifs, ainsi que les députés. Tous les « électeurs » de Bernay, sauf Robert Lindet, appartiennent à la société populaire. Le choix des administrateurs de district et de département, a fortiori celui des députés, ne pouvait se porter a priori sur des Bernayens et des membres du club. On retrouve cependant les uns et les autres dans ces instances, notamment au tribunal de district, élu en novembre 1790, où les cinq titulaires et deux suppléants sur quatre sont sociétaires. Ch. P. Cheval et J. N. Oursel, tous deux avocats et sociétaires, sont élus juges de paix de Bernay ville et Bernay campagne en novembre 1790, réélus en novembre 1792, et restent en fonction jusqu’à la fin de la Convention. La première administration de district, désignée en 1790, compte cinq futurs membres, dont le président (Ledanois) et le secrétaire. En 1792, ils sont six, bientôt huit, avec le poste de procureur-syndic et celui de secrétaire. Leur présence est plus faible au niveau du département : absents en 1790, ils n’ont qu’un seul siège en 1791, mais ils sont quatre en 1792, avec le procureur général syndic Leconte (qui sera démis après le fédéralisme). Enfin, les Bernayens triomphent avec l’élection à la Convention des deux frères Lindet, de Duroy et Bouillerot, élus respectivement en deuxième, troisième, quatrième et onzième position.
44Le bilan montre la forte présence des membres de la société populaire dans les rouages de la nouvelle administration, mais il s’agit souvent d’une continuité par rapport à l’Ancien Régime pour bon nombre d’entre eux, plus que d’une rupture ou d’une entrée massive dans le processus révolutionnaire. Le modérantisme des responsables bernayens et des représentants en mission explique par ailleurs que l’épuration ait laissé peu de traces, que ce soit au moment du fédéralisme ou lors de la chute de Robespierre. Finalement, on n’exclut pratiquement personne. Tout au plus constate-t-on le remplacement de non-membres du club par des sociétaires, qui renforcèrent ainsi leurs positions. Et s’il faut faire un bilan global de l’activité des membres de la société populaire, force est de constater qu’ils s’impliquent fortement, une soixantaine seulement, soit un quart, n’exerçant aucune responsabilité. Les tableaux de la p. 99 de notre livre5 additionnent le nombre de fonctions exercées dans l’organisation interne de la société et dans les organismes extérieurs. La grande majorité des sociétaires exerce des responsabilités plus ou moins importantes dans la société populaire, où quelques-uns s’impliquent énormément, comme Deshayes (37 fois cité), Ch. P. Cheval, Boivin Despares ou Mutel père, ce qui n’exclut pas de rares fonctions extérieures (Boivin Despares, administrateur du district, officier municipal et notable ; Mutel, plusieurs fois officier municipal ; Deshayes, seulement une fois notable). Fouquay et Leconte mènent plutôt une carrière politique extérieure. D’autres partagent leur temps entre les deux fonctions, comme Cauchois, Lecordier, Ledanois, Lefèvre, Leprévost ou Mesnel. Cela dépend aussi de l’importance des responsabilités assumées. Maire, procureur de la commune, agent national, administrateur du district ou du département, procureur-syndic ou procureur général syndic, juge de paix ou de district, commissaire national, député… sont des fonctions sans doute beaucoup plus prenantes que d’être sous-officier ou officier de la Garde nationale, assesseur de juge de paix ou notable municipal… Mais comment le mesurer ? Et rappelons que la plupart de ces postes ne faisaient pas l’objet d’une rémunération, tout au plus d’une indemnisation pour les frais engagés, ce qui fait qu’ils étaient réservés aux plus aisés, le cas de nombre de membres de la société populaire.
La société populaire et le monde qui l’entoure
45La société populaire bernayenne ne reste pas isolée. Après avoir hésité entre les Feuillants et les Jacobins, elle opte pour ces derniers le 29 septembre 1791. Elle fonde elle-même des sociétés populaires et un réseau très serré de clubs se constitue autour d’elle. Liée aux Jacobins, la société populaire est amenée à s’intéresser aux événements politiques nationaux, dont elle suit l’actualité, mais ne s’enflamme guère. Elle réagit à certains épisodes importants de la Révolution (fuite du roi, élimination des Hébertistes, chute de Robespierre...) mais en ignore d’autres (mort du roi, Valmy…). Quelques célébrations marquent l’attachement à la Révolution et à ses grands hommes, sans précipitation ou effervescence. Les événements se déroulant dans l’Eure font l’objet de quelques allusions. Les troubles réclamant la taxation de nombreux produits du printemps 1792 inquiètent, et le fédéralisme, particulièrement influent à Évreux, fait l’objet de plusieurs délibérations. Fidèle à la Convention, la société condamne « l’arrêté liberticide » du département.
46La société populaire de Bernay participe, à son niveau, à l’effort de guerre, d’abord en encourageant à se porter volontaire et en fournissant un cavalier équipé. La contribution de la société à l’effort militaire prend aussi la forme de dons divers par les sociétaires, les femmes et même des enfants : argent, armes, charpie (à partir du 20 floréal an II), objets précieux, notamment des « pièces bénites ».
47Est-ce là une manifestation d’hostilité à l’égard du christianisme ? En fait, la religion ne fait pas l’objet d’un débat au sein de la société populaire, d’autant peut-être que de nombreux prêtres y jouent un rôle déterminant dès l’origine. La société n’a guère montré d’animosité à l’égard du culte catholique et des non assermentés. Elle enregistre les directives nationales et s’attache à les appliquer. L’Être suprême est évoqué à plusieurs reprises par l’abbé Deshayes et le président de la société. Les deux églises paroissiales sont converties en « temples de la raison et de la bienfaisance ». Les manifestations antireligieuses sont peu nombreuses. Le 5 pluviôse an II est lu devant la société le Dialogue entre un curé et un sans-culotte détrompé. La mascarade du 25 ventôse an II ne semble pas avoir provoqué un enthousiasme général, pas plus que la lecture, cinq jours plus tard, d’une lettre ironique sur le pape.
48De même, l’intérêt pour l’enseignement, domaine réservé à l’Église sous l’Ancien Régime, ne peut être considéré comme manifestation d’hostilité à la religion. Encouragée par le Parisien Ballin, de passage à Bernay le 30 nivôse an II, la société s’engage dans la création d’établissements scolaires. Elle favorise la création d’écoles du premier degré pour les garçons et pour les filles, ainsi que d’une école secondaire. À côté de ces réalisations concrètes, le club mène une réflexion sur l’enseignement dans le cadre de la commission d’instruction publique, adressant des propositions à la Convention.
49La société s’intéresse également à la vie économique. Estimant d’abord que le développement du commerce souffrait de « défaut de numéraire », la société tente de se doter d’une caisse patriotique avant d’y renoncer. Sous la Convention montagnarde, elle s’efforce de faire appliquer le maximum et appuie le décret prohibant l’achat et l’usage des marchandises et meubles de fabrication britannique. Plus généralement, la société se préoccupe du développement des richesses et présente ses conceptions en matière économique dans un long rapport inséré au registre des procès-verbaux, le 5 brumaire an II. Favorable à la modernisation de l’agriculture, le rapport aborde également la question des « arts mécaniques », à savoir l’industrie dans les manufactures et le commerce.
50Toutefois, la société populaire ne peut se contenter d’avancer des idées, car elle se trouve régulièrement confrontée à une question cruciale, celle des subsistances. Elle apporte son appui aux réquisitions décidées par l’administration du district et envoie de nombreux commissaires chargés d’y procéder dans les communes voisines, ce qui permet d’assurer l’approvisionnement de Bernay et de son canton.
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51Pendant près de cinq ans, du 14 juillet 1790 au 15 floréal an III (4 mai 1795), une société populaire a donc fonctionné dans la ville de Bernay, intervenant dans la vie locale, prenant position sur les principaux événements de la vie politique nationale, tissant des liens avec d’autres clubs patriotiques de Normandie et de l’ensemble du pays. Ce club ne pesa pas immédiatement dans la vie politique locale. À ses débuts, durant le second semestre 1790 et le premier trimestre 1791, il connut une phase d’organisation. Puis la fuite du roi, mais surtout la crise fédéraliste, qui toucha la Normandie et l’Eure en particulier, amenèrent le club à jouer un rôle essentiel, devenant un relais de la mouvance jacobine. Beaucoup de sociétaires faisaient partie de la municipalité, du comité de surveillance, de la Garde nationale ou du district, le club se situant au carrefour de ces différents organes de pouvoir. Puis, sous la Convention thermidorienne, la société perdit peu à peu son rôle de centre d’animation politique pour devenir un club de discussion et de réflexion. Dans ces conditions, compte tenu du climat politique national, le club disparut en floréal an III, sans que rien ne semblât le laisser prévoir. La plupart des responsables politiques de la ville siégeaient à la société populaire. Ce fut le cas de trois conventionnels originaires de Bernay : Bouillerot, Duroy et Thomas Lindet. L’absence du quatrième, Robert Lindet, qui avait été maire, procureur-syndic au district, député à la Législative avant d’entrer à la Convention, reste une énigme. Comme dans les nombreux groupements patriotiques nés dans tout le pays durant la Révolution, les sociétaires bernayens découvrirent une nouvelle forme de sociabilité et firent peu à peu l’expérience de la vie associative. Cette société populaire constitua donc un creuset où se réalisa l’apprentissage de la démocratie.
Bibliographie
Bodinier Bernard et Goudeau André (éd.), Procès-verbaux de la Société populaire de Bernay (Eure) : 14 juillet 1790-9 mai 1795, Paris, Éditions du CTHS (Documents inédits sur l’histoire de France ; série Procès-verbaux des sociétés populaires), 2015.
Pingué Danièle, Les mouvements jacobins en Normandie orientale : les sociétés politiques dans l’Eure et la Seine-Inférieure (1790-1795), Paris, Éditions du CTHS, 2001.
Notes de bas de page
1 D. Pingué, Les mouvements jacobins en Normandie orientale.
2 Les délibérations de la société populaire sont consignées dans deux registres reliés, de format et de pagination différents, conservés aux Archives départementales de l’Eure sous les cotes 236 L 19 et 236 L 20.
3 B. Bodinier et A. Goudeau, Procès-verbaux de la société populaire de Bernay (Eure), 14 juillet 1790-9 mai 1795.
4 Depuis septembre 1787, le poste de maire était occupé par André Bazile Ledanois de La Soizière, conseiller du roi, lieutenant général civil et criminel et de police d’Orbec, Bernay et Montreuil. Paul Leconte, notaire et conseiller du roi, et Jacques Leprévost, négociant, étaient échevins, Fouquai secrétaire greffier.
5 B. Bodinier et A. Goudeau, Procès-verbaux de la société populaire de Bernay (Eure), 14 juillet 1790-9 mai 1795.
Auteurs
Professeur émérite des universités (Rouen)
Docteur en histoire
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016