La Société française des urbanistes et l’Institut d’urbanisme : deux usages du réseau pour une même cause ?
p. 225-233
Résumé
En 1911 est créée la Société française des architectes et urbanistes, elle devient en 1919 la SFU. Issue du Musée social, sa vocation est de promouvoir une science et un art urbain pour l’amélioration des villes. Le réseau des réformateurs sociaux a croisé celui de certains architectes pour lui donner naissance.
L’Institut d’urbanisme intègre l’Université en 1924 après avoir connu divers statuts. Sa genèse est étrangère aux acteurs de la SFU : son réseau de fondation est lié à l’Université et aux institutions publiques.
Peu d’acteurs ont appartenu en même temps à ces deux créations pour la promotion de l’urbanisme. On étudiera ici le rôle des réseaux de fondation et l’originalité de leurs fonctionnements. L’usage du réseau est en effet déterminant pour l’idée même d’urbanisme dans les deux premières décennies du xxe siècle.
Texte intégral
1L’urbanisme est né davantage comme une cause que comme une discipline, un art ou une science. Ses fondateurs sont architectes, sociologues, hommes politiques, philanthropes, historiens. Les raisons qui les poussent à s’occuper d’urbanisme sont variées, mais tous partent du constat d’un désordre urbain causé par l’industrialisation. De ces préoccupations vont naître deux organisations majeures : la Société française des architectes urbanistes (SFAU) en 1911 et l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris en 1924, forme aboutie d’un enseignement né dans les années 1910.
2Peu de personnes ont appartenu à ces deux institutions en même temps. En 1920, seul l’architecte Léon Jaussely est à la fois membre fondateur de la SFAU et enseignant au sein de ce qui allait devenir l’Institut d’urbanisme. Il y a donc là deux faisceaux de réseaux. Pour autant les réseaux à partir desquels se sont formées les deux institutions se recoupent parfois. Ils peuvent s’ignorer mais ne sont jamais en contradiction ouverte. Henri Sellier, homme politique, est un lien majeur entre ces deux volets de la promotion de l’urbanisme.
« Les relations entre les deux organisations n’étaient ni institutionnelles, ni programmatiques, mais pratiques ; elles résidaient dans le fait que certains de leurs représentants se faisaient la même idée de la valeur qu’il fallait attribuer à l’histoire urbaine, tombaient d’accord sur le concept de “cité“. »1
3Il fallait rendre visible cette cause auprès des pouvoirs publics et de la population ; il fallait aussi prévoir la formation des urbanistes. Le nombre et la composition des réseaux sur lesquels se sont appuyées les institutions ont été étudiés. Nous nous appuierons sur ces travaux. Nous voudrions ici examiner les usages de ces réseaux au service de l’urbanisme et comment ces usages sont les signes de variation dans la définition même de l’urbanisme et de la cause qu’il représente.
4Pour prendre en compte les connexions entre les intervenants dans la cause de l’urbanisme, il faut d’abord repérer les deux réseaux principaux : un réseau se constitue rue Las Cases à Paris, siège du Musée social, l’autre s’établit rue de Sévigné où se trouve la Bibliothèque des travaux historiques de la ville de Paris.
Le réseau du Musée social et de la Commission d’hygiène urbaine et rurale, à l’origine de la SFAU
5La Société française des architectes urbanistes (SFAU) émane du Musée social. Elle est marquée par l’esprit de cette institution : il faut aborder les problèmes sociaux avec une rigueur scientifique et faire connaître les méthodes et les résultats. De nouvelles compétences doivent être définies et les expositions universelles sont le meilleur moyen de donner à voir l’Économie sociale, dont Frédéric Le Play s’est fait le promoteur lors de l’exposition de 1867. La première présentation de logements bon marché avait eu lieu dès 1855. Le Play était alors l’un des commissaires de l’exposition. C’est à Émile Cheysson, ingénieur et statisticien, que l’on doit l’idée d’un musée permanent, lieu de documentation et de recherche sociale. Cheysson est lié à la famille Schneider. Il dirige les usines du Creusot de 1871 à 1876 à la demande d’Eugène Schneider. Le réseau patronal du réformisme social a ici un axe central. Henri Schneider, fils du précédent, était un ami d’Albert de Mun qui fit partie un temps du Musée Social. L’architecte Louis Bonnier, qui participe aux activités du Musée Social et qui est l’un des artisans de l’Institut d’urbanisme, est l’auteur du pavillon des Forges Schneider pour l’exposition de 1900.
6Jules Siegfried, industriel et maire du Havre (1870-1873 et 1878-1886), est un membre très actif du Musée social. Il est à l’origine de la première loi de promotion des habitations bon marché en 1894. Protestant, il fédère l’action des membres chrétiens du Musée social. « La pratique de la charité est une science2 », tel est l’emblème de sa pensée.
7Le Musée social fédère une grande variété de réseaux. Par exemple, la Ligue du coin de terre de l’abbé Lemire, très influente dans le développement des cités-jardins. Mais aussi la société Le Nouveau Paris qui réfléchit à l’urbanisme d’un point de vue esthétique. Elle a notamment pour membres Eugène Hénard, Hector Guimard et Frantz Jourdain, lequel fait aussi partie de l’Association des Cités-jardins. Une réelle variété d’horizons politiques est présente rue Las Cases, car le patronat réformiste y côtoie Henri Sellier, adhérent à la SFIO, conseiller général de la Seine en 1910 et maire de Suresnes de 1919 à 1941. Sellier est l’homme du contact entre le Musée social et l’École des hautes études urbaines. D’une façon générale, le Musée social s’appuie sur un déterminisme social prononcé. La santé physique, morale et sociale de l’ouvrier est tributaire du logement qui doit être hygiénique avant tout. C’est dans ce sens que s’organise l’action, grâce à l’Alliance d’hygiène sociale, considérée comme le « bras armé du Musée social3 » et dont font partie Siegfried et Cheysson.
8L’apparition de l’urbanisme proprement dit au Musée social est assez tardive. Le substantif urbanisme faisant d’ailleurs une entrée très progressive dans la langue française pendant la période qui nous intéresse. C’est à l’initiative de Siegfried qu’est créée la Section d’hygiène urbaine et rurale (SHUR) du Musée social en 1908. Elle est composée essentiellement d’architectes, notamment Bonnier, Hénard et Augustin Rey. Elle comprend également l’ingénieur Georges Bechmann, spécialiste des assainissements et le paysagiste Jean-Claude-Nicolas Forestier. Le but de la section est de préparer la première loi française sur l’aménagement, l’embellissement et l’extension des villes qui sera votée en 1919. La Section d’hygiène urbaine et rurale coordonne plusieurs sociétés. La plus importante est la Société française des habitations bon marché. Georges Risler, président de la Société centrale de crédit immobilier fait aussi partie de cette section.
9Dépend également de la SHUR la Société pour la protection des paysages de France, créée par Charles Beauquier en 1901. Par ce réseau, on note donc que l’architecture et l’organisation matérielle de la ville sont directement liées aux préoccupations aussi bien patrimoniales qu’économiques. Du côté du futur Institut d’urbanisme, l’histoire des villes et la conservation intéressent tout autant, mais les protagonistes sont membres d’organisations départementales ou municipales. Ainsi, Marcel Poëte appartient à la Commission du vieux Paris et Bonnier est à l’origine du Casier archéologique de la Préfecture de la Seine. Le même Bonnier est un des liens entre les deux faisceaux de réseaux étudiés ici puisqu’il participe aux travaux de la SFAU à partir de 1914 dans le cadre de la commission interministérielle sur les régions dévastées. D’une manière plus générale, l’usage du réseau partant d’initiatives privées est la marque des membres du Musée social, tandis que les fondateurs de l’Institut d’urbanisme préfèrent s’appuyer sur des institutions publiques. Il s’agit d’une tendance plus que d’un principe d’action : Henri Sellier est encore une fois le lien entre les deux réseaux puisque, membre éminent du Musée Social, il appartient à la Commission du vieux Paris.
10Les architectes n’apparaissent pas d’un coup dans le milieu du Musée social. C’est Jules Siegfried qui les réunit. Il choisit d’abord Donat-Alfred Agache, déjà connu pour ses travaux d’aménagements à Dunkerque et pour son projet de construction de Canberra. C’est un architecte qui conçoit l’aménagement des villes d’abord comme une question sociale, il appartient à la Société internationale des sciences sociales. Agache est envoyé par le Musée social en 1904 à l’exposition universelle de Saint-Louis.
11De l’appel de Jules Siegfried va naître la SFAU, dont les statuts définissent le but :
« Grouper les initiatives et les compétences qui se sont consacrées à l’étude de cette science nouvelle que l’on a nommée urbanisme et qui traite des aménagements, des réformes, des systématisations et des extensions à apporter aux villes. »
12Elle regroupe « presque tous les techniciens qui ont pratiquement travaillé la question4 ». C’est la compétence technique qui prime chez les membres fondateurs. Eugène Hénard est le premier président de la SFAU quand elle est tardivement enregistrée par la Préfecture de police de Paris en mars 1914. Jean Royer, fondateur de la revue Urbanisme en 1932, a qualifié Hénard de « Jules Verne des transformations de Paris », et a comparé les premiers membres de la SFAU à la Pléiade5. Même si Royer ne développe pas cette métaphore, il faut entendre que le groupe fondateur est animé d’idées nouvelles sur l’urbanisme, il veut créer un nouveau langage urbain. La rupture est comparable aux savoirs nouveaux de la Renaissance qui tournaient le dos aux enseignements médiévaux jugés trop étroits pour un monde confronté à des situations inédites : ainsi les premiers urbanistes estiment que la construction de la ville suppose l’invention d’une science nouvelle, car aucune vision ancienne n’est apte à traiter des problèmes urbains apparus depuis la Révolution industrielle. L’enseignement traditionnel de l’architecture n’est pas non plus capable de jouer un tel rôle. Ce réseau de la « Pléiade » des urbanistes a des racines plus profondes que la simple appartenance aux mouvements hygiénistes. Henri Prost et Léon Jaussely sont tous les deux prix de Rome et ils ont côtoyé Tony Garnier à la villa Médicis. Garnier ne fera pas partie de la SFAU, mais Jaussely et Garnier sont les premiers à choisir des ensembles urbains comme envois de Rome. Le contact avec l’Antiquité achève la comparaison avec les poètes du xvie siècle.
13Comment reconstruire nos cités détruites (1915), le manifeste de la SFAU, est l’ouvrage de trois de ses membres : Agache, Jean-Marcel Auburtin et Édouard Redont. Ces auteurs sont plus préoccupés par la modernisation que par la spécificité des destructions dues à la guerre. On retrouve là un point de convergence des réseaux du Musée social depuis sa création : l’hygiène, l’habitat ouvrier, la moralité, une esthétique sobre. Contrairement aux protagonistes de l’Institut d’urbanisme, les auteurs de cet ouvrage n’apportent que peu de considérations sur le passé. Leur ouvrage se veut un manuel d’urbanisme, mais le lieu d’enseignement n’existe pas encore et c’est d’un autre réseau qu’il naîtra. Notons que Auburtin est l’auteur de la Cité du Chemin vert à Reims après la Première Guerre mondiale (dans un plan d’urbanisme de Geoge Burdett Ford). Redont est un paysagiste rémois, concepteur du parc Champagne (1910).
14S’il y a une « Pléiade » des premiers urbanistes, c’est aussi parce que ceux-ci, presque tous architectes, ne sont pas une émanation de sociétés d’architectes. Le réseau SFAU ne renie pas la formation de ses membres, mais il crée une science nouvelle centrée sur des questions qui n’intéressent pas directement jusque-là les sociétés d’architectes, notamment l’hygiène sociale. En 1919, la SFAU devient SFU, affirmant ainsi que la compétence de l’urbaniste est autre que celle de l’architecte. Pour autant, les questions esthétiques ne sont pas abandonnées par les urbanistes et, s’ils se mettent au service des municipalités, ils doivent parfois aussi agir contre elles à cause de leur défaut de compétence en matière esthétique.
Le réseau du Maroc
15Léon Jaussely rend hommage à l’équipe marocaine au sein de la SFU. Cette équipe s’est constituée sous les ordres du général Lyautey, résident général au Maroc à partir de 1912. C’est Lyautey qui fédère l’équipe à partir de ses propres idées sur l’urbanisme. Créer une ville est selon lui la marque du rôle civilisateur aux colonies. Il écrit à propos de Madagascar où il était en fonction avant de rejoindre le Maroc :
« Tout y était à faire et pour la première fois (oh ! combien souvent depuis) j’y eus la joie de l’Urbs condita en faisant sortir de terre cette petite ville d’Ankazobé dont j’avais moi-même tracé le plan sur le sol et que je voyais surgir, maison par maison, avenue par avenue, arbre par arbre, avec un sentiment paternel. »6
16Lyautey était un admirateur de Le Play et il a correspondu avec Albert de Mun qui appartint un temps au Musée social.
17Le Maroc devient ainsi un lieu de réflexion et de mise en œuvre d’idées nouvelles sur l’urbanisme, notamment à Casablanca où Lyautey veut s’entourer des hommes de l’art les plus compétents. Forestier, membre fondateur de la SFAU l’informe :
« Mais, mon général, il y a des hommes dont c’est le métier de dessiner les villes. – Des hommes dont c’est le métier ? Qu’on m’en envoie un dans les quarante-huit heures. »7
18C’est Georges Risler qui lui propose Henri Prost, lequel arrive au Maroc en décembre 1913. Suivent Albert Laprade en 1915 et Joseph Marrast en 1916. Selon J.-P. Le Dantec, Forestier a été « l’accoucheur de Prost et Laprade au Maroc »8. C’est donc tout un pan du réseau des urbanistes qui prend son caractère au Maroc : même si l’urbs condita n’est jamais totale, la distance de la métropole offrait une nouvelle liberté. Mais, dans ce réseau né d’une maïeutique, le caractère social de l’urbanisme demeurait premier sous la tutelle de Lyautey :
« L’urbanisme, entendu dans son sens le plus large, est de la même famille que la Politique Indigène. Il apporte l’aisance de la vie, le confort, le charme et la beauté. »9
Le réseau de la « nébuleuse Sévigné »
19L’expression « nébuleuse Sévigné » est utilisée par plusieurs commentateurs, notamment Renaud Payre10 qui s’est attaché à démêler l’écheveau des organismes dont le siège se trouvait à l’hôtel Le Peletier, dont le principal occupant était la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Parmi les autres associations accueillies dans ce lieu, on compte l’Association pour l’étude de l’aménagement et de l’extension des villes (section française de la Fédération internationale des cités-jardins et de l’aménagement des villes), La Renaissance des cités (à partir de 1916), la Fédération nationale des OPHBM, l’Union des villes et communes de France. Leurs membres sont des élus, des universitaires, des fonctionnaires et des architectes.
20Sellier, très présent rue de Sévigné, est un « homme de réseaux » qui « croise les réseaux », les crée et utilise les réseaux d’une façon classique11. Son but étant d’avoir une audience auprès des maires essentiellement. Il utilise le biais politique et les relations que lui permettent ses mandats électoraux – il est conseiller général de la Seine en 1910 et maire de Suresnes de 1919 à 1941.
21Depuis l’Exposition universelle et internationale de Gand en 1913, où s’est tenu le Congrès International de l’art de construire des villes et de l’organisation de la vie communale, Sellier est devenu un acteur essentiel du lien entre la France et la Belgique dans la cause urbaine. Auguste Bruggeman, qui était commissaire général du congrès de Gand, ville dont il était conseiller communal, se réfugie en France pendant la guerre : il est embauché grâce à Sellier à l’OPHBM de la Seine. Il enseignera à l’École des hautes études urbaines (EHEU) à partir de 1920. L’usage du réseau par Sellier se calque sur le modèle des hygiénistes qui ont su se regrouper au plan international, avant les administrateurs des villes, notamment à travers l’Association générale des ingénieurs, architectes et hygiénistes municipaux (AGIAHM). Le mode d’action des réseaux dont Sellier est le point de rencontre est centré sur des expositions, des publications (une dizaine de revues rien que pour la « nébuleuse »), et des voyages lors d’expositions internationales.
22Des liens se tissent à l’hôtel Le Peletier, ouvrant parfois sur des projets d’urbanisme concrets : c’est là que Bruggeman rencontre Paul Mistral, maire de Grenoble à la recherche d’un architecte pour l’extension de sa ville. Bruggeman lui propose Jaussely12 qui sera effectivement chargé du plan d’extension en 1922.
23Sellier assure aussi un lien entre le Musée Social (et donc la SFAU) d’une part, et les fondateurs de l’Institut d’urbanisme, d’autre part, et ce par le biais de l’Office public des HBM de la Seine et de la promotion des cités-jardins. Il connaît bien Marcel Poëte, et c’est avec lui qu’il fonde l’École pratique des hautes études urbaines et d’administration municipale, remplaçant l’École d’art public, créée en 1916 rue de Sévigné par Georges Risler, président de la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social. C’est une première intersection entre le réseau Sévigné et le réseau Las Cases.
24Marcel Poëte, qui dirige la bibliothèque historique, est aussi le fédérateur d’énergies et de compétences qu’il a invitées à l’hôtel Le Peletier, son lieu de travail, rue de Sévigné. On retrouve en effet bon nombre de membres de ces associations dans l’équipe de ce qui deviendra l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris dirigé par Poëte. Celui-ci a à cœur de faire connaître l’histoire de Paris ; et les initiatives qu’il prend touchent la plupart des acteurs de la cause urbaine. Dès sa nomination comme conservateur de la bibliothèque en 1903 il donne des cours pour tous les publics et d’autres pour les fonctionnaires municipaux. Il organise également des expositions de 1903 à 1913. C’est un fonctionnaire municipal repéré pour ces travaux, il se voit donc confier le « Séminaire d’histoire de Paris » créé par la municipalité à l’École pratique des hautes études. C’est là le premier accès de la cause urbaine à l’enseignement supérieur.
25Marcel Poëte use des réseaux d’une manière particulière. La cause de l’urbanisme est pour lui l’enseignement, la formation professionnelle et la sensibilisation du public aux problèmes urbains, plus précisément à la vie urbaine qui engage la totalité de la société urbaine et son histoire. L’entrée de Poëte dans la cause se fait par l’histoire – il est chartiste – mais il sait qu’elle ne peut pas être le seul pilier de son enseignement. C’est à travers le travail de cet historien qu’on peut déchiffrer l’unité dynamique de ses réseaux. Il commence d’enseigner sur son initiative en 1903 et, en 1924, l’école qu’il a fondée est intégrée à l’université de Paris. Ce n’est pourtant pas un « homme de réseaux », il ne fonctionne pas par affinités personnelles. Quel que soit le statut de ceux qui ont travaillé avec lui, il n’a guère entretenu de liens d’amitié : Bonnier, Auburtin, Agache, Jaussely, Bruggeman, Oualid « restent pour lui avant tout des collègues »13. Son disciple Gaston Bardet dira de lui :
« Partout où il est passé, il a créé un cloître autour de lui. »14
26C’est pourtant cet homme profondément solitaire qui a en grande partie fédéré les compétences des réseaux qu’il voyait quotidiennement à l’œuvre. Une telle manière d’user du réseau est commandée par la constance de la finalité de celui qui opère, c’est-à-dire la connaissance de la ville et la transmission du savoir.
27La fermeté de la direction a sans doute été utile dans ces débuts de l’urbanisme où science et art peinent à se définir. Le « flou » entourant le métier d’urbaniste selon V. Claude15 est l’indice de cette incertitude qui appelait un cap. D. Calabi compare Poëte à Borges « pour qui bibliothèque et cosmos finissent par faire une seule et même chose »16. On peut aller plus loin dans cette comparaison : Poëte trouve et donne le cap en organisant les réseaux qu’il connaît à la manière d’une bibliothèque. L’institut d’urbanisme doit être une bibliothèque réticulaire du monde urbain : un savoir toujours mobilisable et une collection appelée au renouvellement en restant toujours inachevée. Le réseau en forme de bibliothèque à la manière de Borges implique aussi une identification de la ville à celui qui la pense. La communion « intuitive » à la manière de Bergson entre la pensée et son objet est une méthode pour Poëte.
28Notons que les architectes sont presque absents de la genèse de l’Institut d’urbanisme. La vie sociale et l’histoire de la ville sont premières et l’architecture est seconde. Il n’en va pas de même au Musée social où les architectes se sont rapidement unis dans des commissions où ils étaient majoritaires. C’est pourquoi l’usage du réseau prend des formes diverses dans l’un et l’autre cas.
L’urbanisme à l’Université
29L’entrée de l’urbanisme à l’Université est difficile. On reproche à cette discipline d’être une pratique et un savoir empirique plus qu’une science. L’histoire de l’art avait connu les mêmes réticences à la fin du xixe siècle, à cause de ses liens trop étroits avec les arts plastiques. Si Poëte a usé de ses relations à l’Université, Henri Sellier a aussi joué un rôle dans l’accès de l’urbanisme à l’Université17 qui s’est fait en 1921 puis en 1923. La difficulté tenait tant à la définition de la discipline qu’à ses méthodes, particulièrement « transversales ». Les promoteurs du projet se trouvant assez démunis face aux exigences de l’Université. De plus, l’urgence avait conduit à une « esquive scientifique »18 qui rendait irrecevable la demande de reconnaissance de l’urbanisme comme discipline universitaire.
30La pensée originale de Poëte a sans doute été l’un des handicaps de la démarche. Cette pensée est proche de la philosophie de Bergson. En 1919, la lecture de L’Évolution créatrice a sans doute déjà poussé Poëte à renouveler la comparaison entre ville et organisme. Il s’achemine vers une représentation de la ville de plus en plus inspirée de la pensée du philosophe. Et c’est bien la « durée » de la ville – pour parler comme Bergson – qui exige de tenir ensemble l’évolution historique, économique, technique de la ville. À cette variété de disciplines, Poëte donne une unité par la mise en œuvre « intuitive » des réseaux, au sens bergsonien, c’est-à-dire dans la saisie d’un mouvement en train de se faire plutôt que dans une classification de concepts. L’urbanisme ne pouvait être expliqué qu’imparfaitement dans un discours. C’est probablement ce qui a rendu difficile le plaidoyer de l’EHEU pour son entrée à l’Université. Jaussely disait cette discipline « toujours en projet »19.
31L’usage du réseau est ici dynamique, sans idée à soutenir, mais plutôt avec une discipline à constituer sans cesse. Il ne suffit pas d’expliquer le passé, il faut « proposer une interprétation processuelle du développement urbain »20. Finalement les fondateurs de l’enseignement de l’urbanisme ont en commun la foi dans la nécessité de l’urbanisme comme science et comme art, et, en même temps, l’affirmation que les fondements de cette discipline ne peuvent qu’être instables. V. Claude écrit que Poëte est :
[de] « ces intermédiaires [qui] sont plus que des agents de liaison (…) Ce sont des acteurs, voire des « entrepreneurs » de liaison, fabriquant par eux-mêmes et entre eux des bouts de doctrine et mettant sur pied des institutions susceptibles d’enregistrer les résultats et de les diffuser. »21
32Il faut un réseau efficace mais qui assume la mobilité de la discipline. C’est pour cela que le « réseau Sévigné » reste une nébuleuse, qu’il ne se ramène pas à un ordre. Ainsi, les difficultés de l’entrée de l’urbanisme à l’Université révèlent en creux cet usage très singulier du réseau dont Poëte a été l’animateur discret.
La « Cité reconstituée » carrefour des réseaux
33On a vu que le réseau de la SFAU réunit des hommes soucieux d’établir des méthodes scientifiques et des pratiques nouvelles, visant une législation sur la ville et une action méthodique des administrations municipales. L’urbanisme est pour ces hommes d’abord une affaire sociale. Tandis que ceux du réseau de l’Institut d’urbanisme voient la discipline nouvelle comme un savoir complexe et pluridisciplinaire, dont l’histoire est le lien. Ces deux projets se rencontrent véritablement lors de l’exposition « La Cité reconstituée », qui se tient à Paris, au jardin des Tuileries, à l’initiative de l’Association Générale des Hygiénistes et Techniciens Municipaux, du 23 mai au 15 août 1916. Il s’agit de faire la promotion d’une architecture, souvent régionaliste, efficace et centrée sur l’hygiène, pour la reconstruction des villes et villages détruits par la guerre. Parmi les personnalités actives lors de l’exposition on compte Georges Risler, président du Musée social, et Louis Bonnier, futur cofondateur de la revue La Vie urbaine avec Poëte.
34C’est autour de Patrick Geddes, dont la collection est en partie présentée à l’exposition, que l’urbanisme devient une cause commune pour la « Pléiade » de la SFAU, et pour la bibliothèque sur la ville à la manière de Borges, toujours en train de se faire, du réseau de la rue de Sévigné. Geddes, d’abord biologiste, s’est intéressé à l’urbanisme en créant à Édimbourg l’Outlook Tower en 1892. Ce bâtiment était à la fois observatoire, lieu d’exposition et d’enseignement. L’urbaniste doit selon Geddes observer et apprendre à voir. Il doit représenter la ville et la garder réellement sous les yeux. Déjà remarqué lors de l’exposition de Gand en 1913, il est célébré par tous à Paris en 1916. L’idée de ville-région ou « conurbation » séduit les acteurs de la SFAU. Poëte a peut-être rencontré Geddes lors de l’exposition. Il y a en tout cas une affinité certaine entre les deux hommes22, probablement à cause des diagrammes dynamiques que présente Geddes. Ceux-ci servent à représenter visuellement la pensée, c’est une méthode à rapprocher de ce que Poëte nomme l’intuition de la ville : savoir de l’urbaniste et pénétration immédiate du réel urbain.
35Geddes apparaît donc comme un stimulant de l’action et de la réflexion urbaine et, en même temps, comme un homme soucieux de la formation de ceux qui doivent faire la ville. La nouveauté de sa pensée n’a pas remplacé la réflexion déjà engagée par les acteurs de l’urbanisme, mais elle a permis à leurs réseaux une rencontre et un certain épanouissement de leurs traditions.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 D. Calabi, Marcel Poëte et le Paris des années vingt, p. 52.
2 J. Siegfried, Quelques mots sur la misère, son histoire, ses causes, ses remèdes, p. 107.
3 J. Horne, Le Musée social aux origines de l’État providence, p. 285.
4 Cité par G. Osti, « Il Musée social di Parigi e gli inizi dell’ urbanistica francese (1894-1914) », n. p.
5 J. Royer, « À propos d’un anniversaire », p. 2.
6 Général Vacher, « Lyautey urbaniste », p. 120.
7 I. Dupont, « Architecture et urbanisme à Rabat et Casablanca sous le protectorat confié au général Lyautey », p. 22.
8 J.-P. Le Dantec, « Forestier aujourd’hui », p. 248.
9 Général Lyautey, L’urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux, op. cit., préface, p. 7.
10 R. Payre, « Un savoir “scientifique, utilitaire et vulgarisateur“ : la ville de La vie urbaine, objet de science et objet de réforme (1919-1939) », p. 9.
11 S. Frioux, « Henri Sellier, un maire au service de la circulation des savoirs sur et pour la ville – 1919-1939 », p. 109-110.
12 R. Payre, « Un savoir « scientifique... », op. cit. , p. 10.
13 D. Calabi, Marcel Poëte et le Paris des années vingt, op. cit., p. 21
14 G. Bardet, Naissance et méconnaissance de l’urbanisme, p. 5.
15 V. Claude, Faire la ville : les métiers de l’urbanisme au xxe siècle, p. 47.
16 D. Calabi, Marcel Poëte et le Paris des années vingt, op. cit., p. 27
17 G. Chevalier, « L’entrée de l’urbanisme à l’Université », p. 101.
18 J.-P. Gaudin, « “À l’avance, avec méthode” Savoirs, savoir-faire et mouvements de professionnalisation dans l’urbanisme au début du siècle », p. 187.
19 L. Jaussely, « Chronique de l’urbanisme », p. 189.
20 G. Busquet et C. Carriou, « Entre art et science, l’histoire à l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris », p. 68.
21 V. Claude, Faire la ville, op.cit., p. 85.
22 G. Bardet, Naissance et méconnaissance…, op. cit., p. 7.
Auteur
Doctorant en histoire de l’art, Centre de recherche en art et esthétique, Université de Picardie Jules Verne, Amiens
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2016