Introduction
p. 7-9
Texte intégral
1En France, le CTHS est depuis 1834 expert dans la détermination de ce qui est ou non « savant », c’est-à-dire, dans l’esprit de François Guizot, ici présenté par Simone Mazauric, ce qui doit être fondé en raison et conduit par des méthodes indiscutables. Pourtant, on n’a pas attendu 1834 pour mettre sur le devant de la scène des « savants » reconnus comme tels de leur temps et se regroupant pour mieux appréhender des questions complexes. Si l’érudit peut être solitaire, le « savant » ne l’est jamais, car porté par un groupe d’amis, de collègues, de correspondants…, il répond à une requête sociale et travaille en réseau. Guizot a voulu s’appuyer sur les sociétés locales plutôt que sur les universités comme en Allemagne ; ce choix est révélateur d’une volonté de porter l’esprit scientifique partout dans les élites provinciales en s’appuyant sur des associations volontaires en plein essor au moment où il est au pouvoir. Pour Guizot en effet, il n’y a pas de savants sans réseaux scientifiques, sans groupes permanents ou non qui portent des questions et travaillent en émulation. Même si l’on sait que les Grecs les premiers ont su grouper les compétences, il n’est pas évident de décrypter qui appartient au cercle, au groupe d’amis, qui participe à la conversation et à l’élaboration en commun des solutions.
2Les historiens peuvent suivre ces réseaux dès lors qu’ils ont une documentation qui leur permet d’en cerner l’existence et d’en distinguer les participants : correspondances, échanges de manuscrits puis éditions, voire procès… Bien entendu, tout devient plus simple avec la multiplication de la documentation, c’est pourquoi la base de données collaborative du CTHS commence au xvie siècle. Mais qu’est-ce qu’une science, qu’est-ce qu’un « savant », quels sont ses objets ? C’est cette interrogation qu’explorent tous les auteurs de ce volume.
3Le concept de « savant » ne va pas toujours de soi dans l’absolu car il est une construction à la fois culturelle, sociologique et épistémologique et donc changeante avec le temps. À ce titre, elle intéresse aussi le politique dont elle suit les évolutions et révolutions. La meilleure preuve en est l’essor des Académies sous l’Ancien Régime et leur renaissance sous l’Empire. Avec son secrétaire perpétuel actuel, Jean-Claude Bonnefont, nous suivons ainsi l’Académie Stanislas de Nancy. Comme beaucoup des Académies de provinces, elle a été fondée sous l’Ancien Régime par le roi de Pologne et se prétend « libre » et « régénérée » lorsqu’elle est refondée en 1802. Or il ne faut pas se laisser abuser par le vocabulaire révolutionnaire et la mise en scène qu’emploient les autorités de Nancy : les archives montrent comment l’Ancien Régime renaît beaucoup plus vite qu’il n’y paraissait dans ce groupe. Dans sa composition, il y a bien discontinuité puisque la nouvelle société se recrute dans l’École centrale puis le lycée, mais pourtant on la voit réclamer au préfet les archives et même la bibliothèque de l’Académie de Stanislas. À partir de 1810, la cause est entendue, le retour vers le passé est enclenché et l’Académie n’aura aucun mal à reconnaître Louis XVIII. Et il ne s’agit pas seulement d’opportunité politique. Si l’on rapproche le cas de l’Académie de Reims, ici présenté par Patrick Demouy, on observe comment les Académies se voient d’abord comme des institutions de mémoire, de conservation et de diffusion, y compris quand elles n’ont aucune antériorité d’Ancien Régime. Pour François Lefèvre, l’Académie des Sciences, Arts et Belles Lettres de Châlons, qui a des racines prérévolutionnaires, choisit en 1798 de renaître cinq ans après sa disparition, sous le nom de Société d’Agriculture, commerce, Sciences et Arts, pour mettre les savoirs nouveaux au service de l’agriculture puis de l’archéologie. Elle témoigne ainsi des capacités inattendues de renouvellement de ces structures savantes puisque les sociétés d’agriculture et les comices se lient volontiers entre 1835 et 1890 ainsi que le montre Nadine Vivier. Nul doute que d’autres cas locaux, similaires mais toujours singuliers, resteraient à étudier.
4Les Académies de la Restauration se vouent aussi à l’émulation citoyenne, mais elles sont rapidement dépassées par des sociétés moins élitistes, à l’image de l’une des toutes premières, analysée ici à l’aide de sa base de données entrée dans la France savante et désormais achevée. La Société d’émulation du Jura, fondée en 1818, dit Claude Brelot, n’a pas d’abord une prétention nationale mais provinciale, qui émerge de l’étude des sociétés correspondantes et des multi-appartenances de ses membres. Elle veut galvaniser la quête de tous les savoirs en Bourgogne et Franche-Comté. La Société d’émulation des Vosges passe au contraire, en 1983, « de l’un au multiple » vers la Fédération des sociétés savantes des Vosges nous dit Jean-Paul Rothiot, pour éviter l’émiettement et la dispersion des compétences, non sans tensions. Le succès de ce type de regroupement, scientifiquement logique, n’était pas inscrit d’avance comme le montre le cas de l’Ile-de- France. Christiane Demeulenaere-Douyère démontre en effet qu’en Ile-de-France, la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, créée en 1874 au lendemain de la Commune, n’a pas réussi à installer ce principe commun et cette émulation, faute d’avoir pu fédérer les autres sociétés locales ; la Fédération des sociétés de Paris et de l’Ile-de-France est alors créée en 1949 en dehors de son influence.
5En revanche, d’autres sociétés se spécialisent sur un domaine scientifique à partir d’un réseau particulier, comme la Société d’histoire de la pharmacie, créée en 1913, analysée par Thierry Lefebvre. Dans les sciences de la nature, les Sociétés linnéennes sont dans cette logique, ainsi celle du Nord de la France, étudiée par Jean-Roger Wattez, refondée en 1865 après des tentatives avortées en 1797 et 1840. On peut également observer la structuration du réseau des marbres flamands (Francis Tourneur) en vue des grands travaux de Versailles au xviie siècle.
6Le point de départ tient souvent à l’expérience et aux collections d’un homme comme Théodore Turquet de Mayerne (1573-1655), dont les archives sont étudiées par Cécile Parmentier ou comme Joseph Déchelette (1862-1914) étudié par Sandra Péré-Noguès. Autour d’hommes charismatiques naissent et perdurent, ou non, des collections et des réseaux de discussion scientifique et technique. Si le réseau de Mayerne ne débouche pas encore, celui de Déchelette est à l’origine des méthodes de la protohistoire et de l’actuelle Société française d’archéologie (créée en 1886). Des réseaux intermédiaires ont pu aussi se constituer sur un type d’objet discuté comme le torque gaulois (Caroline Niess-Guerlet) ou la controverse de Glozel, décortiquée dans le réseau épistolaire d’Émile Espérandieu (Marianne Altit-Morvillez). En un moment où la vie scientifique ne peut plus se passer de médias, nul doute que d’autres affaires pourraient être ici présentées. L’étude du contexte épistémologique et sociologique de la création et de la vie d’un groupe s’impose donc pour comprendre la création institutionnelle et la refondation des réseaux.
7Ces sociétés baignent aussi dans les transformations sociales avec plus ou moins de bonheur. C’est ainsi que Falilath Adedokun les caractérise en étudiant l’évolution statistique de la Société des Antiquaires de Picardie et de la Société d’émulation d’Abbeville depuis 1945. Deux sociétés sur un même espace social et culturel mais avec un ancrage géographique et des buts différents qui voient inexorablement se tasser leur recrutement, deux sociétés volontiers élitistes qui s’ouvrent aux femmes passées par l’université et les accueillent désormais en nombre équivalent à celui des hommes mais ne leur donnent pas le pouvoir. Si l’on peut expliquer le tassement par la professionalisation des métiers du patrimoine qui démobilise désormais les amateurs, il est plus difficile d’expliquer pourquoi les femmes sont cantonnées à la base et n’atteignent pas aussi souvent que les hommes la position de membres résidants (24% de la Société des Antiquaires de Picardie et 17% seulement à la Société d’émulation d’Abbeville) Si la première a élu une présidente en 2012, la seconde a eu une vice-présidente de 2004 à 2010 mais n’est pas allée au-delà.
8Ces institutions anciennes et vénérables ne font pas le tout de l’activité scientifique, comme on le voit avec les petites revues de patrimoine analysées par Arnaud Dermy entre 1880 et 1930. Pourtant, dans ces revues de défense identitaire d’un territoire, les « auteurs montrent plus de ferveur que de connaissance », même quand ils sont de grands savants par ailleurs. Leurs activités veulent en effet aller au-delà des sociabilités « savantes » établies en revendiquant une mixité et une ouverture aux nouvelles approches, non reconnues alors par les institutions, l’ethnologie par exemple. On peut observer des sensibilités proches dans les associations de défense du patrimoine local observées par Manon Istasse. Nous sommes là face à des « espaces d’interprétation » qui se développent en permanence en fonction des circonstances et des médias. Pour l’heure, ces réseaux informels en cours de formalisation peuvent aussi bien trépasser avec la disparition de leurs meneurs (les deux guerres mondiales sont redoutables à cet égard) que devenir créateurs de structure patrimoniale comme c’est le cas avec le Musée d’Ethnographie du Trocadéro en 1870, dont les réseaux et l’organisation en devenir (du fait de l’évolution de l’idéologie coloniale) entre 1878 et 1935 sont étudiés par Anne Loyau. Dans leurs démarches, le collectage est souvent essentiel : la qualité du corpus fait la qualité de l’interprétation. C’est encore plus vrai quand il s’agit de musiques, de chansons et de danses dont François Gasnault analyse ici les caractères à la fois sociaux, spatiaux, méthodologiques et naturellement politiques des années 1970-1980. Les folkloristes du xixe siècle ou les coureurs de carrières qui ont engagé le mouvement dans leur terroir n’imaginaient certainement pas qu’il déboucherait sur un Conservatoire national des pierres et marbres (étudié par Yanick Lasica et Dominique Tritenne) ou sur des fédérations désormais en vue comme celle des Musiciens routiniers ou celle des associations de musique traditionnelles pour calmer l’ardeur anarchique et le plus souvent anti-académique de certains ethnologues amateurs. À leur tour, ces dernières irriguent le spectacle vivant ou la restauration monumentale ; et l’histoire continue : collecter les collecteurs devient maintenant indispensable, signe que la France savante ne s’intéresse pas qu’aux rats de bibliothèque érudits.
9À travers l’analyse des hommes et de leurs activités savantes depuis le xviie siècle, plus que des institutions, nous avons vu s’esquisser et évoluer ce qui devient l’espace protéiforme des « sciences humaines ». C’est pourquoi les « sciences humaines » sont aussi dites sciences bien que leurs opérations n’aient pas la rigueur des sciences dites dures. Or rien n’est moins statique que ces institutions vénérables qu’on croirait parfois hors du temps. François Gasnault ou Falilath Adedokun nous montrent que le mouvement d’engagement pour la diffusion des savoirs utiles au patrimoine et au vivre ensemble n’est pas achevé, car il se revivifie à chaque génération qui milite pour une cause urgente et utile au cadre de vie passé et présent d’un territoire ; la refondation est l’une des clés de la pérennisation des passions patrimoniales. La base de données de la France savante est loin d’être complète sur le site du CTHS mais elle avance et elle a, sans aucun doute, encore de beaux jours devant elle pour collecter ces scientifiques de toute farine qui réinventent et font percoler au service de leur communauté les savoirs utiles à leur temps, à leur lieu et aux citoyens qui les habitent, pour leur permettre de construire leur identité ici et maintenant.
Auteur
Professeur émérite
IHMC-CRHM
Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016