Du Babau au Mammouth : étude géolinguistique sur les personnages fantastiques occitans
Résumé
Dans le prolongement des principales analyses offertes par l’ethnologie, cet article propose un regard complémentaire sur la dénomination des êtres fantastiques dans le Midi de la France. Complémentaire, car des sources jusqu’alors non exploitées, c’est-à-dire les atlas linguistiques de la France par régions, ont fourni l’essentiel des données étudiées ici, que l’on a confrontées aux résultats – bien connus – qui avaient été obtenus par d’autres moyens. Le tout a donné lieu à une cartographie inédite qui offre au lecteur une vision géolinguistique de la répartition des appellations, des êtres et des processus cognitifs ou culturels qui sous-tendent la création lexicale. Le tableau obtenu donne une idée du niveau de dispersion et de cohérence de l’ensemble occitan, en ce qui concerne les créatures imaginaires du quotidien. Ce regard général s’achève sur un aperçu isotopique plus détaillé des faits niçois. Il fait office de contrepoint au propos d’ensemble.
Texte intégral
1Si de nombreux travaux ont été menés sur les êtres fantastiques dans le domaine occitan (cf. Loddo et Pelen 1998, 99), aucun, à notre connaissance, ne s’est appuyé sur les données recueillies dans les atlas linguistiques régionaux. Étant donné la richesse lexicale contenue dans les sources de ce type, il s’agit là d’une lacune que nous tâcherons de combler dans ce qui suit, en présentant les faits essentiels et, surtout, en projetant sur des figures les données les plus significatives. Ces sources que nous avons exploitées ont d’ailleurs révélé un décalage non négligeable entre les témoignages basés sur la littérature orale et les faits enregistrés par les atlas. C’est ainsi que la jambe crue, que nous évoquerons dans notre propos, est citée comme très populaire en Ariège par Joisten (1962), alors qu’elle n’est citée qu’une seule fois dans nos documents de géolinguistique régionale.
2À l’issue de la présentation d’ensemble, et dans le but de rendre compte de la réalité d’une situation locale au-delà des généralités, un focus sur les personnages fantastiques en Pays niçois sera proposé.
Contexte
3Les atlas linguistiques régionaux, constitués dans le cadre du CNRS, ont fait l’objet d’enquêtes dialectales dans le domaine occitan depuis 1945 jusqu’aux années 1990 : six atlas entiers et les marges de quatre atlas périphériques forment un ensemble de 750 points d’enquête. Les données publiées de ces atlas (environ 1.3 millions de datas) ont été entièrement intégrées dans la base de données accessible en ligne du Thesaurus Occitan ou Thesoc1, tandis que les données inédites provenant des carnets d’enquêtes sont en cours d’intégration.
4Les différents questionnaires de terrain à l’origine de ces atlas contenaient généralement une ou plusieurs questions portant sur les êtres fantastiques. Elles ont donné lieu à autant de figures, placées le plus souvent dans le chapitre de la petite enfance et/ou dans celui consacré à la religion et aux croyances (fig. 1).
5Hélas pour notre propos, les questions posées n’étaient pas toujours les mêmes selon les projets, comme le montre le tableau ci-dessous (tabl. 1) (où chaque figure est représentée par son numéro dans l’atlas correspondant).
Tabl. 1. – Recensement des notions en fonction des Atlas linguistiques régionaux.
Intitulé carte | Atlas | ||||||
ALAL | ALG | ALLOc inédit | ALLOr inédit | ALMC | ALP | ALCe | |
sorcière | 1129 | 214, 1316 | Q. 1969a | 1676 | 1357 | 1092 | |
revenant (trêve) | Q. 1678b | Q. 1971a/b | 1676 | ||||
feu follet | 237 | Q. 1972a | 1676 | 1097 | |||
fée | 1129 | Q. 1678a | Q. 1972b | 1678 | 1357 | ||
lutin | 1094 | 1678 | |||||
croquemitaine | 964 | 1275, 1488 | 1679 | 1258 | 538 |
Doc. Guylaine Brun-Trigaud et Philippe Del Giudice.
6L’instance la plus fructueuse en termes de réponses a été pour le « croquemitaine » ou plutôt « l’être ou l’animal, destiné à faire peur aux enfants », laissant à l’enquêteur le soin d’approfondir ou non le propos (fig. 2).
7Les enquêteurs en Gascogne se sont pris au jeu (sans doute sous l’impulsion de Jean Séguy, particulièrement attentif à ce type de données) et ils ont recueilli une grande variété de dénominations obligeant l’auteur de l’Atlas de la Gascogne (ALG) à confectionner deux figures pour reproduire l’ensemble des réponses : une figure « croquemitaine » en général (c. 1275) et une figure plus spécifique consacrée à la « Jambe Crue » (c. 1488) dans le quatrième volume, nous y reviendrons.
8Pierre Nauton, pour l’Atlas du Massif central (ALMC), consacre plusieurs questions au sujet (croquemitaine, lutin, fée, feu follet, revenants, sorcière) et confectionne aussi trois figures et plusieurs listes en marge. Il en va de même dans l’Atlas de l’Auvergne et du Limousin (ALAL), avec quatre figures et des données en marge. Dans l’Atlas de la Provence (ALP), la cueillette a été plus lâche, sans doute parce que les documents oraux étaient déjà plus difficiles à recueillir, dans la mesure où les auteurs ont enquêté plus tardivement. Quant au Languedoc, couvert par deux atlas (ALLOc et ALLOr), les réponses recueillies l’ont été incidemment, puisque curieusement la question « croquemitaine » n’était pas prévue dans les questionnaires… ce qui est assez étonnant de la part des deux auteurs, respectivement Xavier Ravier et Jacques Boisgontier, particulièrement attentifs par ailleurs aux questions relevant de l’ethnographie. De tout cela découle l’aspect un peu déséquilibré du réseau tel qu’il apparaît dans les figures que nous présentons ci-après.
9En ce qui concerne les atlas périphériques du domaine occitan, on remarquera que l’Atlas du Centre contient des données, alors que la notion de croquemitaine est totalement absente des Atlas du Lyonnais et du Jura, ce qui nous prive hélas de tout regard sur les faits francoprovençaux à partir des atlas régionaux… Malgré tout, pour le croquemitaine proprement dit, 342 points d’enquêtes sont documentés avec au moins une réponse et 141 dénominations différentes, pour un total de 623 occurrences (en moyenne deux réponses par points d’enquête). Nous jetterons également un œil du côté des revenants, des lutins et des feux follets, eu égard aux croisements bien connus entre les différentes notions. Les données des atlas apportent une nouvelle confirmation de ces convergences.
Essais de classification et représentations cartographiques
10Nous n’insisterons pas ici sur les dénominations en elles-mêmes : d’autres l’ont fait avant nous, notamment Nicole Belmont (1998, 1999) évidemment et, pour l’espace occitan en particulier, Daniel Loddo et Jean-Noël Pelen (2001). Notre attention s’est davantage focalisée sur la projection géographique qui rend compte de la répartition des appellations : souvent transrégionale, elle démontre aussi des spécificités plus locales.
11En suivant l’exemple de nos prédécesseurs, nous avons classé les dénominations du croquemitaine en 3 groupes : les êtres zoomorphes, les êtres anthropomorphes et les êtres verbaux, avec des sous-groupes « réels » et « mythiques » pour les deux premiers.
Les êtres zoomorphes
Les êtres zoomorphes réels
12Parmi les êtres zoomorphes, les animaux réels contemporains ou ayant historiquement existé constituent une grande part des appellations recueillies avec 183 occurrences (30 %) et 33 dénominations différentes (23 %) (fig. 3).
13Comme on pouvait le pressentir, la palme revient au loup, qui est omniprésent, sauf dans le Massif central (fig. 4).
14Pour les animaux autres que le loup, il ne semble pas y avoir de regroupements en particulier (sauf naturellement pour l’ours au pied des Pyrénées). L’intérêt se porte surtout sur la variété des animaux : d’une part des animaux domestiques (chien, chat, chèvre, brebis, porc, jars, poule), d’autre part des animaux sauvages répugnants ou dangereux (insectes, crapauds, grenouille, salamandre, serpents) et, parmi les mammifères, le rat, le rat à neuf queues, le renard, la loutre et l’ours. Les oiseaux nocturnes figurent aussi avec la chouette et le hibou. Mais on relève aussi quelques animaux exotiques ou inattendus dans le paysage pyrénéen comme le requin, le crocodile et le mammouth qui, selon les dires de l’informateur d’Arette (Pyrénées-Atlantiques) au moment de l’enquête faite en 1957, vient de remplacer le traditionnel loup-garou (fig. 5).
Les êtres zoomorphes mythiques
15Justement, parmi les dénominations que nous avons pu classer dans les animaux mythiques, c’est le loup-garou qui occupe le plus d’espace avec 118 occurrences.
16La figure 6 montre une forte prépondérance dans le Limousin, ainsi que dans le sud de la Gascogne. Une présence également en Provence, mais on remarquera qu’il n’y a pas d’appellation « loup-garou » dans les Alpes-Maritimes, ce sur quoi nous reviendrons. Parmi les autres dénominations, on relève la présence du dahut dans les quelques points du Languedoc qui ont incidemment donné le nom du croquemitaine, ainsi que d’une Jeanne Rastel, qualifiée de monstre aquatique à Couzeix en Haute-Vienne.
17À vrai dire, le loup-garou, en tant qu’être capable de passer d’homme à loup et inversement, se situe à la marge de deux catégories. Partiellement zoomorphique, il relève aussi de la catégorie anthropomorphique au sujet de laquelle il y a beaucoup à dire.
Les êtres anthropomorphes
18Les êtres anthropomorphes représentent une grande part des occurrences (250 soit 40 %) et des dénominations (50 %).
19D’un point de vue purement géographique (fig. 7) et nonobstant les lacunes d’enquêtes, il semblerait que les êtres anthropomorphes mythiques soient davantage présents dans le nord du domaine occitan (comparativement à la Gascogne notamment).
Les êtres anthropomorphes réels
20Parmi les êtres anthropomorphes réels, on constate la présence des migrants : bohémiens (surtout en Provence) et gitans, colporteurs (l’òme de la caissa, rafanhaud – du nom provençal de leur grande corbeille) et chiffonniers (pelharaud, perrequèr, pelhaire, potoricièr), ramoneurs, mendiants et ouvriers étrangers (espanhòl) (fig. 8).
21Mais également celle des gendarmes comme représentants de l’autorité que l’on peut retrouver sous l’expression familière de pandore (fig. 9).
22Le patronyme de personnes contemporaines ou non vivant ou ayant vécu dans le village, peut être utilisé comme épouvantail, c’est le cas de Francelon (Cros, Puy-de-Dôme) ou de Pierre de Liste (Arette, Pyrénées Atl.), connus comme étant des personnages peu recommandables ou de la mère Gabiche dans l’Allier. Nous avons adjoint à cette liste Ramponneau/Ramponnot qui occupe une place importante en Gascogne. Selon S. Palay (1961), c’est le sobriquet d’un avide, d’un individu aux mains crochues. En Armagnac, c’est une sorte de fantôme, un loup-garou dont on menace les enfants. Mais les formes phonétiques de type [rːãmpɔnˈɔ], enregistrées dans l’Atlas de la Gascogne, suggèrent la possibilité d’une introduction récente du terme, sur laquelle on peut s’interroger (fig. 10), car on ne relève aucune réponse correspondant aux formes signalées par Palay (ramponòt, rampounoû) qui, elles, possèdent bien la désinence consonantique (ou semi-consonantique) attendue dans ces parlers.
23En ce qui concerne la répartition des références aux sorciers et sorcières comme croquemitaine, on constate leur absence totale dans le nord du domaine (fig. 11).
24Enfin, bien qu’ils n’aient pas de rapport conceptuel entre eux, nous avons réuni sur une seule figure les humains âgés (essentiellement des femmes) et les ogres, en raison de la même répartition géographique en périphérie de l’aire occitane (fig. 12).
25Les ogres portent des noms très variés : le gargant (Nord Creuse) dont le nom est formé sur un radical signifiant « gosier », la boubane (Sud Indre) de bouba « bâfrer, manger beaucoup » (Mistral), le déçut (Landes), le sopa-tard (Pyrénées Atl.) qui enlèvent les enfants qui s’attardent dehors, la pitalalha (Hautes-Pyrénées) qui sévit près des puits, sans doute apparenté à pita « manger » (Mistral), et plus simplement l’ogre en Provence. Présentés ici pour les raisons de répartition que nous venons d’évoquer, ces derniers trouvent plutôt leur place au sein des êtres anthropomorphes mythiques qu’il s’agit également de présenter.
Les êtres anthropomorphes mythiques
26Les êtres anthropomorphes mythiques sont moins représentés que les êtres anthropomorphes réels : on y trouve les revenants essentiellement en Limousin et sous la dénomination trèva en Aveyron et en Provence, et le diable, en Auvergne (fig. 13 et 14).
27Parmi les êtres anthropomorphes mythiques servant de croquemitaine, on relève également des lutins (Puy-de-Dôme, Vaucluse) et une Dame blanche (Vaucluse). Même le célèbre Lustucru (soit le personnage de la chanson c’est la mère Michel, soit le personnage satirique du xviie siècle chargé de guérir les femmes de leurs prétentions d’émancipation) sert de croquemitaine à Pontacq (Pyrénées-Atl.).
28Il faut enfin faire une place à part à la Camba Crusa ou Jambe Crue qui occupe un espace bien contraint en Gascogne, sans pour autant savoir si l’aire se prolonge dans la partie voisine du Languedoc, en l’absence de données (fig. 15). Si la dénomination paraît assez répandue, peu d’informateurs ont pu fournir l’origine authentique du mythe : une jambe qui se promène toute seule. On relève des dérives de sens avec certains informateurs qui précisent, comme à Frouzins, près de Toulouse, que « c’est un homme qui avait les jambes grosses et creuses comme des tuyaux » ou à St-Martin-de-Hinx (Landes), que c’est « un homme qui mangeait les jambes crues » (ALG 1488).
Les êtres verbaux
29Sous cette appellation, nous avons réuni plusieurs termes qui nous ont semblé répondre à la définition de N. Belmont (1999, 31-32) : des êtres « dont la seule caractéristique semble être le nom, sur lequel repose tout l’effroi qu’ils suscitent ». Le plus connu est le babau, présent essentiellement en Auvergne, un peu moins en Provence (cela est sans doute dû au faible nombre de réponses collectées), mais aussi au pied des Pyrénées (fig. 16).
30Sous l’acception « mimologie », nous avons réuni une série de termes sous lesquels se trouve une grande variété d’êtres (humain, animaux, etc.) et qui ont pour point commun d’exprimer par imitation les cris de certains animaux (notamment les chats) : baracaugna, catamiaula, garamauda, maraunha, pataraunha, racomiaula, etc. dont on remarquera qu’ils sont tous féminin. Leur répartition est essentiellement concentrée sur le sud du domaine, en particulier en Provence (fig. 17).
31Dans la même aire, on relève également quelques occurrences du mot drac, mais qui semble plus fréquent pour désigner le revenant (fig. 18).
32Enfin, il faut mentionner l’aire de paur « la peur » qui se personnifie comme croquemitaine et surtout comme revenant en Languedoc (fig. 19) où l’on recommande aux petits, mais aussi aux grands de ne pas aller dans tel ou tel endroit, car il y a des Paurs.
Regard sur la région niçoise
33L’approche géolinguistique et quantitative (en terme du nombre de localités concernées) offre donc un point de vue instructif quant à la répartition des dénominations sur le territoire. Elle confirme un aspect typique de l’espace culturel occitan, où les différentes régions partagent généralement leurs traits avec d’autres régions, sans que celles-ci soient toujours les mêmes selon l’aspect étudié, ni sans que cela exclue toute possibilité d’une idiosyncrasie locale. La projection cartographique du nom d’êtres fantastiques en Occitanie laisse donc l’impression – bien connue des dialectologues spécialisés dans les parlers du sud de la France – d’une communauté indéniable, mais un peu lâche en l’absence d’une réelle homogénéité.
34Cette approche globale à l’échelle de l’ensemble du domaine gagne cependant à être complétée d’un contrepoint isotopique et qualitatif, présentant plus en détail la galerie des êtres fantastiques au sein d’une microrégion. Alors, la richesse et la diversité de l’imaginaire au sein même d’un petit ensemble de communautés voisines se révèlent avec force.
35Car à moins, d’une part, de démultiplier le nombre de leurs figures et de leurs points d’enquête et, d’autre part, de consacrer des volumes entiers à des thèmes fortement circonscrits, les atlas linguistiques régionaux ne pourront jamais rendre compte avec précision de la structure lexicale complexe des microcosmes socioculturels. Les rapports qui existent entre les noms d’êtres fantastiques et qui les organisent à petite échelle produisent une situation dont les faits suivants proposent un aperçu. D’après ce que l’on peut tirer des contes traditionnels, des enquêtes de terrain et, surtout, de Nathiez (1983) – qui prend place dans un numéro de la revue culturelle niçarde Lou Sourgentin consacré aux diables, sorciers et sorcières, et auquel Isnart (2001) puis Domenge (2016), entre autres, ont apporté depuis d’importants compléments –, le Pays niçois permet les observations ci-après, que l’on déroule en s’appuyant plusieurs fois sur le cas du drac, choisi pour servir de fil rouge.
Une multitude de personnages
36La première remarque que suggèrent les données niçoises est que le monde fantastique d’une société locale ne se fixe pas sur une poignée d’êtres, mais au contraire sur un ensemble abondant de personnages aux propriétés diverses : la diversité isotopique fait en réalité parfaitement écho à la diversité diatopique.
37On trouve, dans le tout petit territoire correspondant à l’ancien comté de Nice, des zoomorphes, surtout représentés par le loup, voire le loup-garou, tous deux très présents dans les récits locaux perçus comme des faits réels, et par le colòbre, d’origine étymologique voisine du mot français couleuvre, mais se rapportant plutôt dans la région à un genre de basilic surdimensionné (sans confusion possible avec la couleuvre qui s’appelle bissa en occitan niçois).
38Les anthropomorphes magiques ne manquent pas à l’appel avec les mascas (sorcières), mascs (sorciers), magos (magiciens), fadas (fées), qui possèdent des points communs, mais peuvent éventuellement se voir attribuer des spécificités bien marquées (la masca est maléfique, le masc assez peu, la fada, vieille et laide, ressemble à la sorcière, mais n’est pas humaine, etc.) dont Nathiez (1983) présente le détail. Cette catégorie est complétée, en quelque sorte, à la fois par la présence du drac, dont l’archétype niçois semble être celui d’un anthropomorphe du genre de l’ogre, par celle de la Regina Joana (Reine Jeanne), personnage historique (mais désormais perçu comme un fantôme errant dans les ruines de Rocca sparviera) qui a laissé sa légende sordide d’enfants assassinés puis servis au repas, et par les représentants anthropomorphiques de l’enfer : diau (diable), diablons (diablons), demònis (démons) ou variants demounas, demounet, et enfin bòia, ce dernier mot présentant cette particularité de se référer aussi bien au bourreau qu’au diable. Isnart (2001, 94) mentionne également la présence dans l’imaginaire fantastique d’inquiétants « francs-maçons » se réunissant la nuit. Leur nocuité, assortie d’éventuels pouvoirs surnaturels, est confirmée dans Domenge (2016, 292-294), où est de surcroît rappelée la place des barbets2 dans l’imaginaire collectif, l’un de ces gaillards étant réputé avoir fait éclater la tête d’une chèvre en lui étirant les cornes ! Très près du comté de Nice, à Grasse, la présence de la Dame blanche qui effraie par sa présence le voyageur de nuit est en outre bien attestée (Domenge 2016, 252-253).
39À côté des revenants, plus volontiers appelés fantaumes que trèvas en ce pays3, coexistent lutins et farfadets de plusieurs types, naturellement irréels mais pouvant être distingués aux yeux de la population. On les appelle cosses (plutôt nocturnes), folatons (plutôt diurnes), matagons (plus néfastes que les deux premiers, qui sont surtout farceurs4), selon leurs caractères particuliers qu’il n’est pas toujours évident de saisir. Il n’est pas non plus aisé d’établir la différence entre les êtres qui viennent d’être cités et les fadons5 (malicieux et toutefois susceptibles de rendre des services à l’occasion), voire les servans (sylvains) d’une tradition transalpine qui trouve un écho jusqu’en Provence6.
40La distinction est encore moins évidente entre les êtres verbaux dont les noms semblent se télescoper dans un genre de boucle paronymique. Il s’agit du célèbre babau et de ses avatars moins courants barrabancho et barban.
41Cet inventaire expose, sur le plan linguistique, quelques originalités locales. Notamment, le cos, ou cosse, absent du TDF et des données d’atlas, a de bonnes chances d’être propre à Nice et à sa campagne au sein de l’ensemble d’oc. Inversement, le loup-garou, qui possède généralement ses propres dénominations en Occitanie, ne se distingue pas linguistiquement du simple loup. Lop est utilisé indifféremment pour les deux, et ce n’est qu’en écoutant les histoires de loups que l’on constate que certains d’entre eux possèdent la faculté de prendre forme humaine. Mais, encore une fois, la présence à Nice de termes réputés représentatifs d’autres régions éloignées (par exemple celui de drac, typique d’une zone occitane centrale, dont plusieurs sources attestent une bonne vitalité en Pays niçois ou celui – très courant en dépit de son absence dans les atlas – de babau) renforce comme toujours le sentiment d’une certaine cohésion au sein de la langue d’oc.
Un signifiant pour plusieurs signifiés
42Un des problèmes suscités par la cartographie est que les termes, parfois identiques d’une localité à l’autre, ne recouvrent pas nécessairement exactement les mêmes représentations. Lorsque deux points d’enquêtes emploient masca pour dire sorcière, il n’est pas acquis que les référents soient identiques : s’agit-il forcément d’une vieille dame ? Est-elle toujours maléfique ou ne peut-elle pas rendre des services ? Est-ce une humaine ou une créature du diable ? Des témoignages existent, en Provence, sur la difficulté d’identifier ce qu’est exactement une masca (Domenge 2016, 111). La fée niçoise, généralement laide, ridée et nocive, et en cela même peu semblable aux fées d’autres lieux (où elle sera éventuellement associée à la grâce), quoiqu’elle porte comme partout le nom de fada, est bien l’exemple de ce genre d’écarts sémantique qu’un questionnaire linguistique sera bien en mal de saisir et dont une figure ne rendra compte qu’avec difficulté. On pourrait donc penser cet obstacle comme une limite ou un défi particulier de la géolinguistique.
43À bien y regarder, on constate pourtant que le problème est exactement le même, y compris à toute petite échelle, dès lors que la définition exacte des objets désignés est sujette à variation, ce qui est bien le cas pour des êtres imaginaires que personne n’a jamais vus, ou pour des pouvoirs surnaturels connus seulement par des légendes inlassablement modifiées lors de la transmission d’un locuteur à l’autre.
44C’est ainsi qu’à Nice, il est bien périlleux de s’essayer à donner la « bonne » définition du drac. Alors qu’il a été présenté supra comme un ogre, ce serait déformer les faits, soit de nier sa valeur d’« être verbal » dès lors que la notion semble particulièrement vague, soit d’omettre que la forme du mot active l’image du dragon. Le dictionnaire niçois-français (Castellana, 1952) le présente d’ailleurs comme une variante de drago (cf. italien drago « dragon ») auquel il attribue le seul sens « dragon, bête fabuleuse », confirmant ainsi la traduction niçoise drac proposée à l’entrée dragon du dictionnaire français-niçois (Castellana, 1947). Cette observation fait bien écho à la diversité diatopique que présentait déjà, avec une combinaison de signifiés encore différente, la figure 8 (qui montrait aussi une incertitude définitoire dans l’importante zone du centre du domaine d’oc où ce terme a été abondamment recueilli). En se déportant légèrement à l’ouest du territoire niçois, la nature incertaine du drac se confirme : il est une bête poilue à trois pattes vers Draguignan, mais une poule, géante, bienfaisante et à sept têtes dans les environs de Mougins (Domenge 2016, 289-291).
Un signifié pour plusieurs signifiants
45Inversement, un même type de personnage semble être représenté par plusieurs noms. Au vu des descriptions dont on dispose, et quoiqu’elle semble s’imposer aux yeux des locuteurs, la différence entre les cosses, les matagons et les folatons n’est pas si facile à établir. Dans tous les cas, il s’agirait de lutins invisibles qui aiment jouer des tours. Seul le degré de méchanceté permettrait de distinguer le matagon (apparemment bien plus mauvais) des deux autres, ce qui – du moins pour notre regard extérieur – est une bien faible caractérisation.
46Dans tous les cas, ces trois êtres rappellent les farfadets d’autres régions occitanes. Qu’est-ce donc qui les distingue, notamment du Gripet languedocien, bien connu lui aussi pour les tours joués aux habitants des campagnes ? On remarquera de surcroît que le problème posé par des signifiants multiples (pour un même signifié) n’interdit pas le cumul avec le problème inverse signalé dans la section précédente : le matagon du Pays niçois n’a pas grand-chose en commun avec le matagon (appelé aussi matagòt, ce qui ne change pas grand-chose) que l’on rencontre ailleurs, et qui correspond au « chat argenté » qui ramène régulièrement des Louis d’or à son maître, si ce n’est que cet animal peut aussi inventer des vengeances cruelles envers ceux qui ne respectent pas les règles qu’il a lui-même fixées. En outre, les fées/sorcières, parfois confondues sous le nom de masca ou celui de fada, peuvent également porter ce nom de matagon, féminisé en matagona7.
47Les multiples signifiants associés au concept d’ogre sont également révélateurs, à Nice, d’une assez grande confusion dans les dénominations. Le conte le plus célèbre dans la région niçoise est celui de Pètou-Melètou. À quelques modulations près, il correspond à un récit présent en divers lieux de la terre d’oc, comme en témoigne la version aveyronnaise appelée l’Enfant Polit que le célèbre auteur de la version écrite (Bodon, 2003) présente comme un conte familial transmis par sa propre mère. Dans la ville de Nice et ses environs, l’ogre est appelé indifféremment mago8, drac9 ou babau selon les locuteurs. La confusion entre drac et babau en particulier rappelle le fait que parmi les chars traditionnels du Carnaval de Nice (dont font partie le roi, la reine, Carnavalon ou encore les ratapinhatas, c’est-à-dire les chauves-souris), il en existe un appelé babau, qui ne renvoie ni à une peur diffuse, ni à un ogre, mais en qui on a pu voir une symbolisation des forces de la nature et des crues – jadis subites et meurtrières – du torrent Paillon qui coule à Nice. Or ce char prend la forme d’un dragon, ce qui rappelle plutôt le signifiant de drac et le signifié qui lui a plusieurs fois été attribué. Le babau empiète donc sur le territoire que l’on aurait cru a priori dévolu à drac, conduisant là encore à brouiller la frontière entre les deux noms.
48Toutes ces remarques montrent une incroyable porosité – intraponctuelle ! – et, il faut bien le dire, un certain désordre, entre les catégories connues d’êtres fantastiques. Cela tient sans doute au fait que, reposant sur l’imaginaire, toute une partie de ce vocabulaire dépourvu de référents concrets ne possède objectivement aucune base fixe.
49En nous appuyant sur les propositions classificatoires remarquables dont dispose l’espace français métropolitain, nous avons rendu compte par la cartographie de la distribution géographique en Pays d’Oc des êtres fantastiques et de leurs noms. Alors même que les données manquent dans plusieurs régions et que les questionnaires ne traitent, y compris dans les meilleurs des cas, que d’une poignée de notions, celles-ci démontrent une nouvelle fois toute la richesse de l’espace occitan.
50Ce territoire présente cependant une configuration assez insaisissable. Ce n’est pas toujours qu’un même terme (ou une même représentation) couvre l’ensemble du domaine. Le drac occupe un foyer central fortement identifié, là où les ogres et les vieillards semblent circonscrire l’Occitanie en n’occupant que ses marges. Le particularisme de certaines zones (on a vu la Gascogne et le comté de Nice) paraît à l’occasion indéniable. Cependant, de nombreux faits relient différentes régions entre elles (et pas toujours les mêmes), révélant en de multiples occasions la communauté culturelle du sud de la France.
51Ce paradoxe et les nombreux phénomènes d’échos qui le caractérisent sont finalement un trait définitoire de l’espace occitan. On le retrouve, nonobstant les innombrables spécificités locales, dans la persistance de certains contes (on a vu Pèto Melèto et l’Enfant Polit), de chansons traditionnelles (que l’on songe au Se canta ou à la berceuse Sòm sòm) et naturellement dans la langue elle-même, fortement dialectalisée, qui se résume tout entière dans la formule désormais consacrée d’« unité dans la diversité ».
52Le sujet même du fantastique et l’absence d’un organe historique de normalisation linguistique ont certainement contribué au développement de situations confuses dont il a été fait état et qui nous ont conduits à parler de « désordre ». Mais malgré l’ampleur de la variation et de l’instabilité, le plus remarquable est sans doute que l’expression du surnaturel et des peurs finit toujours par se condenser sur les mêmes genres de figures récurrentes, celles-là mêmes que la catégorisation répertorie depuis plusieurs décennies, rendant compte soit d’une communauté civilisationnelle, soit, peut-être, de réflexes universels qui fondent notre humanité.
53On laissera le dernier mot de notre propos à un petit garçon qui, assistant à une enquête et entendant le nom du « ren-ne-botja » (l’un des moins connus des croquemitaines occitans), s’écria : « Je n’en ai pas peur ! ».
Bibliographie
ALAL = Potte Jean-Claude, 1975-1992, Atlas linguistique et ethnographique de l’Auvergne et du Limousin, Paris, Ed. du CNRS (3 vol.).
ALCe = Dubuisson Pierrette, 1971-1982, Atlas linguistique et ethnographique du Centre, Paris, Ed. du CNRS (3 vol.).
ALG = Séguy Jean (1954-1973), Atlas linguistique et ethnographique de la Gascogne, Paris, Ed. du CNRS (6 vol.).
ALJA = Martin Jean-Baptiste et Tuaillon Gaston, 1971-1978, Atlas linguistique et ethnographique du Jura et des Alpes du Nord, Paris, Ed. du CNRS (3 vol.).
ALLOc = Ravier Xavier, 1978-1993, Atlas linguistique et ethnographique du Languedoc Occidental, Paris, Ed. du CNRS (4 vol.).
ALLOr = Boisgontier Jacques, 1981-1986, Atlas linguistique et ethnographique du Languedoc Oriental, Paris, Ed. du CNRS (3 vol.).
ALLy = Gardette Pierre, 1967-1976, Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais, Paris, Ed. du CNRS (5 vol.).
ALMC = Nauton Pierre, 1957-1961, Atlas linguistique et ethnographique du Massif central, Paris, Ed. du CNRS (4 vol.).
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THESOC = Thesaurus Occitan : http://thesaurus.unice.fr/
Notes de bas de page
1Disponible en ligne à l’URL : http://thesaurus.unice.fr/
2Domenge (2016, 52-60). Nom donné aux opposants niçois à la France, qui finira par désigner des brigands de montagne particulièrement violents.
3Isnart (2001, 95) relève trois récits de revenants mettant respectivement en scène une sorcière, un arbre hanté et une procession des morts, ce dernier thème étant plutôt jugé d’origine piémontaise chez Domenge (2016, 305).
4Isnart (2001, 95-96) relaie toutefois des témoignages montrant que la population pouvait être terrifiée par les agissements des cosses.
5Domenge (2016, 342-346).
6Domenge (2016, 351-352). Les fadons et les servans sont décrits, à l’instar des personnages prémentionnés auxquels ils ressemblent, comme de petits êtres, ce qui fait penser aux lutins. Les témoins déclarent en outre qu’ils portent des chapeaux.
7Isnart (2001, 96).
8C’est notamment le cas dans l’une des deux versions niçoises publiées de ce conte (Lombardo, 2011), recueillie explicitement de la tradition orale, où l’être maléfique n’a aucun rapport, ni dans l’histoire, ni dans les illustrations, avec un quelconque sorcier ou magicien (ce qui aurait pu être attendu du sens principal, y compris à Nice, de mago).
9Il existe aussi, pour rendre compte de ce drac, une transcription écrite publiée du conte, réalisée à partir d’un recueil oral sur le terrain (Bellanger, 2012).
Auteurs
Ingénieure d’études, université Côte d’Azur, CNRS, BCL, France
Maître de conférences, université Côte d’Azur, CNRS, BCL, France
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016