Périphéries indésirables : les territoires mis à l’écart dans les romans d’Agatha Christie
Résumé
Les 66 romans de l’écrivaine britannique Agatha Christie, publiés entre 1920 et 1976, se déroulent essentiellement dans le Sud d’une Angleterre verte et rurale. Parmi les territoires éloignés de ce cœur de l’imaginaire christien, l’Amérique latine est décrite comme une contrée lointaine remplie de faux-semblants. Pour sa part, le Commonwealth sert de réservoir narratif pour commencer ou conclure des intrigues. Quant aux périphéries des îles Britanniques (Écosse, pays de Galles, Irlande), elles apparaissent sous la plume d’Agatha Christie comme difficilement atteignables et sources de fausses pistes. Enfin, cette périphéricité s’applique également au Nord de l’Angleterre qui donne le sentiment, dans les romans christiens, d’une terre d’exil forcé.
Texte intégral
1Née en 1890 dans le Devon (sud-ouest de l’Angleterre) et décédée en 1976 près de Londres, l’écrivaine britannique Agatha Christie est notamment célèbre pour ses 66 romans policiers publiés entre 1920 et 1976. Les intrigues de ses romans se déroulent essentiellement dans le Sud de l’Angleterre et dans la région de Londres, lieux où elle a majoritairement vécu. Son œuvre couvre un demi-siècle d’une Angleterre à l’image de préférence verte et rurale. Certains des romans les plus connus d’Agatha Christie concordent avec cette dominante méridionale. Le premier de ses romans, La Mystérieuse Affaire de Styles (1920)1, et un des derniers parus, Poirot quitte la scène (1975), se passent tous deux dans le comté d’Essex. Quant au célèbre Meurtre de Roger Ackroyd (1926), il se déroule essentiellement dans le comté du Devon, cher au cœur d’Agatha Christie2. En dehors du Royaume-Uni, le reste du monde n’est pas pour autant négligé. Certaines enquêtes prennent place dans un étranger fréquemment valorisé comme la France, le Proche ou le Moyen-Orient. L’Égypte est ainsi le décor principal de Mort sur le Nil (1937) et la Jordanie de Rendez-vous avec la mort (1938). Par le fait, ces régions ont été régulièrement au cœur à la fois de l’œuvre, mais aussi de la vie d’Agatha Christie, qui a régulièrement accompagné son second époux archéologue sur ses chantiers de fouille au Proche et au Moyen-Orient.
2Toutefois, on peut légitimement se questionner sur la place, dans les 66 romans de l’écrivaine, des espaces périphériques. Ces périphéries peuvent être ainsi qualifiées, car les intrigues n’y prennent place que de manière très marginale. Dans le récit, le temps passé par les héros dans ces périphéries est très réduit. Si les pays du Commonwealth de l’époque3, l’Écosse, le pays de Galles ou bien le Nord de l’Angleterre sont ponctuellement des lieux d’action, ils ne servent jamais de cadre général à un roman d’Agatha Christie. De fait, ses récits mettent à l’écart des parties importantes du monde britannique. On peut même parler de périphéries indésirables, car les représentations associées dans son imaginaire sont incontestablement négatives. Par exemple, un colonel veuf voit non seulement sa fille, mariée à un Néo-Zélandais, partir vivre à l’autre bout du monde, mais en plus y mourir en enfantant4. Leur simple évocation est souvent synonyme d’imprécision, d’éloignement voire de relégation : une vieille tante d’Aristide Leonides généralise ainsi à propos des comédiennes qui mettent des enfants au monde, et puis « s’en vont jouer leur répertoire à Édimbourg ou à l’autre bout du monde5 ».
3Cette étude géographique des périphéries chez Agatha Christie distinguera dans un premier temps, à l’échelle mondiale, le traitement de l’étranger lointain par la romancière et notamment du Commonwealth. Dans un second temps, il s’agira de s’intéresser aux périphéries au niveau des îles Britanniques. Enfin, dans un dernier temps, il sera souligné la place faite au Nord par Agatha Christie, décrit comme une sorte de périphérie interne de l’Angleterre.
Il n’y a pas loin de l’Eldorado au bannissement
4Tout d’abord, tous les pays du monde ne sont pas représentés dans l’imaginaire géographique forgé au cours des décennies par l’écrivaine. Cependant, certains territoires en dehors d’Europe donnent le sentiment de servir avant tout de repoussoirs. Sans être des lieux d’action, ils sont utilisés comme périphéries indésirables vis-à-vis d’une Angleterre bien mise en lumière.
5Chez Agatha Christie, l’Amérique latine apparaît ainsi comme une terre de dangers, mais aussi d’opportunités risquées. Le stéréotype de l’explorateur revenu d’Amazonie avec un poison rare pour hériter plus rapidement est fréquemment employé, par exemple dans La Mort dans les nuages6 (1935) ou Cartes sur table7 (1936). Par ce biais rocambolesque, peut-être la romancière cherche-t-elle à se moquer des écrivains policiers de son époque. Pour sa part, une traite des Blanches vers l’Amérique du Sud est évoquée par un des personnages dans Rendez-vous avec la mort8. Quant au héros aventureux dans le roman Le Secret de Chimneys (1925), il serait bien tenté de rejoindre une petite république latino-américaine en révolution9. Les liens notamment économiques entre le Royaume-Uni et l’Amérique du Sud remontent au xixe siècle. Les historiens Gallagher et Robinson ont parlé d’un empire informel où certains États sud-américains sont devenus très dépendants du centre de l’économie mondiale qu’était le Royaume-Uni à l’époque10. De fait, l’idée d’une périphérie où tout est possible, le meilleur comme le pire, persiste dans l’œuvre d’Agatha Christie. Le personnage français de Paul Renauld dans Le Crime du golf (1923) illustre bien ces représentations. Il a fait fortune lorsqu’il vivait au Chili et en Argentine, et il y a conservé de vastes intérêts en lien avec la City. Mais cet Eldorado latino-américain peut également devenir un leurre. Lorsque Paul Renauld est tué en France, son fils ne peut être soupçonné, car il était alors sur le point de partir de Cherbourg pour traverser l’Atlantique. Un télégramme soi-disant de son père lui en intimait l’ordre pour gérer ses affaires ; l’Amérique latine sert ainsi de leurre dans l’intrigue11. De même, Victor, un des suspects du Meurtre au champagne (1945), fait croire qu’il était en Amérique du Sud au moment des faits12. Enfin, dans Mr. Brown (1922), le jeune détective Tommy Beresford dupe ses poursuivants en laissant une lettre où il explique : « on m’a offert une situation en Argentine et il ne me reste qu’à accepter13 ». L’Amérique latine pour Agatha Christie est ainsi un Eldorado lointain rempli de faux-semblants. Ces éléments se retrouvent également dans une périphérie tout autant située aux antipodes, mais beaucoup plus britannique qu’est le Commonwealth.
6L’éloignement vis-à-vis de la mère patrie fait de ces territoires une périphérie bien pratique chez Agatha Christie pour faire disparaître mystérieusement certains témoins potentiellement gênants. C’est ainsi que dans La Fête du potiron (1969), un jeune jardinier est parti récemment pour l’Australie14. Or, il avait assisté à la rédaction d’un testament discuté. Mais personne ne connaît désormais son adresse. Dans Le Flux et le Reflux (1948), le passé trouble d’une jeune héritière est ausculté de près. La confirmation de son identité réelle est rendue difficile par la mort au Nigéria de son premier mari dans une Afrique décrite comme très occulte15. Le Commonwealth apparaît également chez Agatha Christie comme une forme d’échappatoire ou un moyen pour se faire oublier. Dans Le Secret de Chimneys, le héros aventurier vit en Afrique du Sud. Quand on lui propose une mission pour l’Angleterre, il s’exclame et s’interroge :
« Retour du héros à sa terre natale après de longues pérégrinations ! Les créanciers peuvent-ils me poursuivre après des années d’absence, Jimmy ?16 »
7Parfois, l’exil temporaire peut se transformer en relégation définitive. Dans Némésis (1971), le fils du richissime Rafiel est éclaboussé par de nombreux scandales. Agatha Christie nous amène à croire que, chassé par son père, cet indésirable fardeau est parti à l’étranger et n’en est jamais revenu17. La philosophe Sophie de Mijolla-Mellor souligne ainsi la présence fréquente, dans les romans, de séducteur sans scrupule :
« Ce peut-être aussi le “cas difficile” d’une famille honorable qui s’est arrangée pour l’établir dans une lointaine colonie et qui le voit revenir inchangé, insolent et revendicateur18. »
8Dès lors, de véritables deus ex machina peuvent surgir d’au-delà des mers. Dans les romans policiers à énigme d’Agatha Christie, le déclenchement de l’intrigue est régulièrement lié au retour au pays d’un personnage depuis une périphérie de l’Empire britannique. Au début de Pourquoi pas Evans ? (1934), la personne assassinée revenait tout juste du Siam où elle a séjourné pendant dix ans après avoir fait faillite en Australie19. Dans le préambule du roman Le Flux et le Reflux, on apprend que le richissime Gordon Cloade n’est pas revenu seul de sa mission commerciale pour le gouvernement britannique aux États-Unis. Il s’est remarié avec une jeune veuve dans des circonstances qui restent floues. Son entourage s’interroge :
« Sa seconde femme, où l’a-t-il rencontrée ? Tu ne me l’as pas dit dans tes lettres.
– Ma foi, ma chérie, je n’en sais trop rien ! Sur le bateau ou en avion, j’imagine. Il rentrait à New York, venant d’Amérique du Sud20. »
9Ce rapport aux périphéries lointaines du monde britannique peut également être un élément clé pour conclure l’enquête et le roman. À la fin de Cinq Heures vingt-cinq (1931), le lecteur découvre qu’un personnage charnière qui devait être en Australie est en réalité en Angleterre depuis deux mois. Il a caché son arrivée aux membres de sa famille21. Enfin, dans les dernières pages de Je ne suis pas coupable (1940), c’est une lettre passée par la Nouvelle-Zélande qui est censée régler la succession d’une Anglaise fortunée. Mais la rapidité nouvelle des voyages aériens22 permet finalement à un témoin néo-zélandais d’assister au procès en Angleterre et à Hercule Poirot de faire éclater la vérité23. Agatha Christie s’inscrit ainsi dans la lignée d’un de ses inspirateurs, Arthur Conan Doyle. Que ce soit dans Le Chien des Baskerville (Sir Henry vient d’arriver du Canada), Le ruban moucheté (le docteur Roylott a vécu aux Indes) ou bien dans La Vallée de la peur (John Douglas est originaire des États-Unis), cet auteur employait également des personnages au passé lointain et trouble dans les enquêtes de Sherlock Holmes.
Des périphéries britanniques fortement mises à distance
10Si l’on se recentre désormais sur les îles Britanniques, les distances sont plus courtes. Mais, sous la plume de l’écrivaine, la périphéricité n’en est pas moins forte pour certains territoires, à commencer par l’Écosse. Dans Mon petit doigt m’a dit (1968), Agatha Christie nous apprend que les héros récurrents Tuppence et Tommy Beresford :
« Comme beaucoup de couples se déplaçaient principalement en voiture mis à part leur visite chez leur fille mariée, qui habitait l’Écosse24. »
11Il s’agit d’une région qui passe encore pour éloignée alors que le roman, publié en 1968, est plutôt tardif dans l’œuvre de la romancière. Malgré la massification de la voiture dans les années 1960, cet isolement perdure chez Agatha Christie. De même, un des derniers chapitres de Passager pour Francfort (1970) s’intitule « voyage en Écosse25 ». La narration le localise « quelque part dans le Nord de l’Écosse », la partie la plus septentrionale du Royaume-Uni en quelque sorte. Pour le pilote de l’avion :
« Ce n’était pas la première fois que le commandant conduisait son avion dans un lieu invraisemblable. »
12Puis, il se demande :
« Ce qui pouvait bien pousser ces gens-là à s’aventurer à travers cette lande solitaire, pour se rendre à un vénérable vieux château, habité seulement par un malade depuis longtemps retiré du monde, un homme sans amis ni visiteurs d’aucune sorte26. »
13Il s’agit d’une des rares scènes où l’action d’un roman de l’écrivaine se déroule en Écosse. Agatha Christie donne ainsi l’impression d’une Écosse périphérique difficile à placer sur une carte et relativement peu accessible, tout au moins dans l’imaginaire de ses héros.
14Il en est de même pour le pays de Galles, de temps à autre évoqué mais jamais parcouru par les protagonistes des romans. On retrouve le roman Mon petit doigt m’a dit où Tuppence Beresford se remémore un certain nombre de ses voyages : elle perçoit ceux au pays de Galles comme des « expéditions en chemin de fer27 ». Une de leur fille habite là-bas, les époux Beresford ne la voient pas souvent. Dans ce roman, un tournant dans l’enquête a lieu quand leur fille leur passe un coup de téléphone depuis cette lointaine contrée. On retrouve ce sentiment d’un pays de Galles très à l’écart du reste du Royaume-Uni dans le premier roman d’Agatha Christie avec les Beresford : Mr. Brown. Une naufragée prétend y raconter son débarquement à Holyhead au Nord du pays de Galles. Détentrice d’un document important, elle se glisse hors de la foule. Elle se fait conduire en voiture hors de la ville. Après s’être assurée de ne pas avoir été suivie, elle emprunte un sentier. Au bout de ce sentier en bord de mer, elle cache le document dans une falaise sous un rocher. Ce passage où une sourde menace semble planer est marqué par la sensation d’être loin de tout, au nord d’une périphérie28. À propos du pays de Galles, l’alter ego parodié d’Agatha Christie détient le mot de la fin. Dans Cartes sur table, l’écrivaine Ariadne Oliver clame ne pas faire confiance aux Gallois29.
15Par rapport aux centres d’intérêt habituels de l’auteure, la périphéricité marque également l’Irlande. Dans La fête du potiron (1969), Hercule Poirot raconte avoir visité un jardin près de Cork et de Bantry Bay. Son récit est douloureux : il a dû prendre un bateau, ce qui le rend malade. Entouré d’estivants, il s’est fait hisser par des bateliers. Le jardin sur une île rocailleuse était superbe, mais Poirot se plaint surtout d’avoir eu une tenue inadaptée à ce long et périlleux trajet30. Agatha Christie utilise ici une double périphéricité31, par rapport à son Angleterre privilégiée, à travers cette île peu accessible au large de la verte Irlande. L’extrémité occidentale des îles Britanniques, c’est beau mais c’est loin en quelque sorte. Les paysages peuvent être admirables mais les stéréotypes affleurent rapidement. Les rares commentaires d’Agatha Christie sur les Irlandais les associent, via ses personnages, à une violence radicale. Deux romans évoquent l’IRA (Irish Republican Army) et la manie de tueurs embusqués dans des haies32. Chez l’écrivaine, l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande représentent donc bien des périphéries britanniques. Que ce soit au niveau des distances que des qualificatifs associés au récit. Selon le critique littéraire Marc Riglet :
« La vision du monde, chez Agatha Christie, est en forme d’entonnoir. Il y a l’Anglais, à la rigueur le Britannique, et il y a l’étranger, qui devient de plus en plus étranger à mesure que l’on s’éloigne du Devonshire !33 »
Un Nord de l’Angleterre source d’alibis et de relégations
16Enfin, chez Agatha Christie, par-delà une anglicité forcenée (englishness), cette périphéricité s’applique également à l’échelle même de l’Angleterre (c’est-à-dire la Grande-Bretagne sans l’Écosse ni le pays de Galles), souvent à tort perçue comme formant un bloc monolithique34. Lorsque, dans Mr. Brown, Tuppence Beresford parle de « beaux voyages », elle parle de l’étranger, de l’Écosse, de l’Irlande mais aussi de la province35. L’œuvre de l’écrivaine montre bien son attachement à son Devon natal et à la région de Londres36. En revanche, dans son imaginaire géographique, le Nord de l’Angleterre est clairement répulsif. Une délimitation classique de l’Angleterre suit une ligne imaginaire, voire arbitraire entre les vallées de la Severn à l’ouest et celle de la Humber à l’est. Selon le géographe Mark Bailoni, la définition minimale du Nord de l’Angleterre correspond aux territoires administratifs du nord-ouest et du nord-est avec notamment Newcastle. Une définition plus classique englobe également le Yorkshire-et-Humber comprenant Liverpool, Leeds, Manchester et Sheffield. L’acception la plus large de ce Nord, à la fois réalité géographique et représentation géopolitique, inclut également les West-Midlands de Birmingham ainsi que l’Écosse et le pays de Galles37. Ces territoires ne sont que rarement des lieux d’actions pour les intrigues des romans. Cependant, cela n’empêche pas l’auteure, à travers son récit et les commentaires de ses personnages, de porter un jugement globalement négatif sur cet espace septentrional. Ce cloisonnement est clairement exprimé par un ami de miss Marple dans le roman Némésis :
« Il est vraiment regrettable que vous habitiez dans le Sud de l’Angleterre et nous dans le Nord38. »
17La romancière reprend ainsi indirectement un clivage très usité depuis la fin du xixe siècle entre d’un côté un Nord ouvrier et industriel et de l’autre un Sud vert et marchand, au climat beaucoup plus sain39. Dans Le Vallon (1946), l’origine d’enfants adoptés est précisée. Une jeune fille vient d’Irlande et une autre arrive « d’une grande et triste cité industrielle du nord du pays40 ». Un cliché dépréciatif continuellement repris par la romancière.
18À l’image des royaumes unis à celui de l’Angleterre, ce Nord décrit par Agatha Christie reste dans le flou. Dans Le Cheval pâle (1961), les origines d’une victime sont troubles ; sa logeuse indique : « Je ne crois pas qu’elle ait été londonienne. Elle devait être du nord41. » Plus tard, le lecteur découvrira qu’elle venait du Lancashire, au nord-ouest de l’Angleterre. Dans Le major parlait trop (1964), miss Marple cherche à se renseigner sur certains couples en vacances sur une île des Caraïbes. On nous les présente comme venus du Nord de l’Angleterre, sans plus de précisions. La vieille dame tente de s’appuyer sur la religion dont les membres lui servent souvent de réseau social dans ses investigations : « Elle connaissait un peu le clergé de sa région, mais les Prescott venaient de Durham, dans le Nord42. » Pour sa part, dans Les Indiscrétions d’Hercule Poirot (1953), ce dernier doit prétexter l’achat d’une maison pour des réfugiés étrangers pour « aller prendre la route du Nord43 ». Ce Nord est marqué par l’éloignement vis-à-vis des lieux principaux des intrigues. Cette distance est d’autant plus significative pour la romancière qu’elle permet parfois de consolider des alibis. De fait, un retour tardif en train d’un des suspects depuis une grande ville du Nord de l’Angleterre est un thème coutumier chez la romancière, à l’exemple de Liverpool.
19L’insistance sur l’écart entre cette ville du nord-ouest de l’Angleterre et les régions méridionales sert régulièrement de mécanisme narratif. Dans Un meurtre sera commis le…, l’inspecteur chargé de l’enquête a dû être rappelé de Liverpool44. De même, dans Jeux de glaces (1952), le chef de famille s’excuse pour son absence. Il est obligé d’aller à Liverpool pour régler une affaire de vol45. Chez Agatha Christie, on ne va pas dans le Nord de l’Angleterre de gaieté de cœur. Quand il ne s’agit pas d’un enterrement où on est contraint et forcé d’être présent, certains personnages se retrouvent à Liverpool, sans trop l’avoir désiré et surtout dans un état second. Agatha Christie utilise ce type de situation à deux reprises. Dans Destination inconnue (1954)46 et Les Indiscrétions d’Hercule Poirot47, un personnage rapporte le cas d’une jeune femme traumatisée par un bombardement à Londres. À chaque fois, elle se réveille à Liverpool sans s’être rappelée avoir pris le train. À travers ces deux occasions, Agatha Christie insiste bien sur l’incongruité pour quelqu’un de Londres de se retrouver aussi loin de chez lui. Les deux occurrences se rejoignent sur un même contexte déstabilisateur, c’est-à-dire le Blitz pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce Nord lointain peut également servir de fausse piste pour les romans policiers à énigme qui constituent l’essentiel de l’œuvre d’Agatha Christie. Dans Le couteau sur la nuque (1933), pour fournir un alibi, un suspect prétend avoir pris le train de nuit pour Liverpool depuis Londres48. Enfin, l’intrigue du roman Mr. Brown est axée sur la recherche d’une jeune femme porteuse de documents secrets. Après de longs déplacements, les époux Beresford pensent l’avoir retrouvée. Mais finalement « la jeune fille de Manchester n’est pas la vraie49 ».
20Dans l’œuvre d’Agatha Christie, il n’est pas forcément besoin d’aller à l’autre bout du monde pour avoir l’impression d’être exilé50. Le Nord de l’Angleterre semble parfois suffire. C’est ainsi que dans La Fête du potiron, une institutrice est décrite comme très choquée par l’assassinat de sa colocatrice et amie. Elle quitte alors son école située dans le sud-est de l’Angleterre pour prendre un poste dans le Nord. Aller dans le Nord peut être ainsi vu comme une forme de relégation51. Dans Pourquoi pas Evans ?, une domestique sert contre son gré de témoin pour un faux testament. Afin qu’elle ne puisse pas divulguer la manigance, elle est placée dans une famille habitant, sans surprise, dans le Nord de l’Angleterre52.
21Pour conclure, le parcours d’un personnage clé d’un des derniers romans d’Agatha Christie résume bien le rapport de la romancière aux périphéries. Tout au long de Mon petit doigt m’a dit, Tuppence Beresford s’inquiète de la disparition soudaine d’une vieille dame, Mrs Lancaster. Sa famille vivant apparemment à l’étranger, elle recevait régulièrement un visiteur rentrant des colonies chargé de constater sa bonne santé. Pourtant, ses parents sont de retour d’Afrique pour s’installer soi-disant en Angleterre. Subitement et ceci lance l’intrigue, ils emmènent Mrs Lancaster avec eux hors de sa maison de retraite située dans la région de Londres. Ce jaillissement depuis une périphérie du monde britannique est d’autant plus surprenant que cette famille laisse peu d’éléments clairs pour la contacter. Après un faux hôtel à Londres, ils indiquent rejoindre des amis vaguement situés en Écosse. En définitive, il s’avère que Mrs Lancaster a été emmenée dans le Cumberland, au nord-ouest de l’Angleterre, à la limite de l’Écosse. D’ailleurs, finalement retrouvée par Tuppence, la vieille dame se plaint :
« Me retirer du bon Coteau ensoleillé sans crier gare et […] m’emmener dans le Cumberland une maison triste, si vous saviez53. »
22Le sentiment d’un Nord de l’Angleterre déprimant et médiocre est ainsi souligné. En réalité, Mrs Lancaster est une ancienne voleuse devenue tueuse folle. Son ancien mari avait essayé de faire croire à sa mort à l’étranger. Depuis, on apprend qu’elle avait été régulièrement placée dans des institutions. Le choix de sa « famille » s’était porté sur des établissements volontairement isolés comme dans le Cumberland, au Nord de l’Angleterre, ou au nord du pays de Galles, des espaces clairement périphériques par rapport aux régions méridionales au cœur de l’œuvre de la romancière.
23De fait, on peut qualifier d’indésirables les périphéries chez Agatha Christie, car il s’agit clairement d’espaces méconnus par les personnages de la romancière. Sous sa plume, ces espaces sont loin de s’autonomiser pour devenir des centres de l’intrigue. À cela s’ajoute l’éloignement physique, non compensé par une forme de dépaysement ou une nature préservée du tourisme54, que la narration fait bien ressentir. Les protagonistes des romans peuvent parcourir ces lieux mais de manière épisodique et souvent à contrecœur. Dans certains romans, ces périphéries nous sont même présentées comme des espaces de relégation quasiment punitifs. Paradoxalement, de ces marges nébuleuses et anxiogènes surgit parfois la vérité. Lorsque, dans un roman de 1958, l’enquête sur la mort de Jackie Argyle est rouverte, au grand dam de la famille, celle-ci aurait préféré qu’Arthur Calgary ne revienne pas en Angleterre car il est devenu un Témoin indésirable, titre du roman.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1Les dates de parution indiquées entre parenthèses correspondent à la publication initiale. Les citations sont quant à elles issues de traductions françaises parfois très postérieures.
2D. Bruneau, « Voyager dans un fauteuil ? Les lieux d’Agatha Christie », p. 3.
3Il s’agit d’une organisation intergouvernementale créée en 1949 regroupant aujourd’hui d’anciennes colonies britanniques.
4A. Christie, Némésis, p. 75.
5A. Christie, La Maison biscornue, p. 31.
6A. Christie, La Mort dans les nuages, p. 19.
7A. Christie, Cartes sur table, p. 19.
8A. Christie, Rendez-vous avec la mort, p. 84.
9A. Christie, Le Secret de Chimneys, p. 12.
10Le concept d’empire informel est développé par les historiens John Gallagher et Ronald Robinson dans un article académique paru dans The Economic History Review en 1953.
11A. Christie, Le crime du golf, p. 52.
12A. Christie, Meurtre au champagne, p. 245.
13A. Christie, Mr Brown, p. 195.
14A. Christie, La Fête du potiron, p. 136.
15A. Christie, Le Flux et la Reflux, p. 18.
16A. Christie, Le Secret de Chimneys, p. 12.
17A. Christie, Némésis, p. 41.
18S. de Mijolla-Mellor, Un divan pour Agatha Christie, p. 102.
19A. Christie, Pourquoi pas Evans ?, p. 16.
20A. Christie, Le flux et le reflux, p. 29.
21A. Christie, Cinq Heures vingt-cinq, p. 194.
22Par exemple, l’aviateur Howard Hughes réalise en trois jours un tour du monde en avion en 1938.
23A. Christie, Je ne suis pas coupable, p. 245.
24A. Christie, Mon petit doigt m’a dit, p. 62.
25A. Christie, Passager pour Francfort, p. 232.
26A. Christie, Passager pour Francfort, p. 233.
27A. Christie, Mon petit doigt m’a dit, p. 65.
28A. Christie, Mr Brown, p. 169.
29A. Christie, Cartes sur table, p. 90.
30A. Christie, La Fête du potiron, p. 81.
31Pour sa part, P. Pelletier (L’insularité dans la Mer Intérieure japonaise, p. 11) parle de « sur-insularité » à propos de petites îles en périphérie d’une île principale.
32Il s’agit d’Un, deux, trois (1940, p. 62) et de Un meurtre sera commis le… (1950, p. 62).
33M. Riglet, « Un racisme ordinaire », p. 65.
34A. Alexandre-Collier et D. Fée, « L’Angleterre est-elle toujours britannique ? », p. 6.
35A. Christie, Mr Brown, p. 51.
36S. de Mijolla-Mellor, Un divan pour Agatha Christie, p. 202.
37M. Bailoni, « Entre fractures territoriales, représentations et identités culturelles : Comment appréhender le Nord britannique ? », p. 6.
38A. Christie, Némésis, p. 34.
39D. Haigron, The English Countryside: Representations, Identities, Mutations, p. 2.
40A. Christie, Le Vallon, p. 56.
41A. Christie, Le Cheval pâle, p. 34.
42A. Christie, Le major parlait trop, p. 138.
43A. Christie, Les Indiscrétions d’Hercule Poirot, p. 137.
44A. Christie, Un meurtre sera commis le…, p. 39.
45A. Christie, Jeux de glaces, p. 35.
46A. Christie, Destination inconnue, p. 52.
47A. Christie, Les Indiscrétions d’Hercule Poirot, p. 207.
48A. Christie, Le couteau sur la nuque, p. 244.
49A. Christie, Mr Brown, p. 192.
50S. Rowland, From Agatha Christie to Ruth Rendell, p. 62.
51A. Christie, La Fête du potiron, p. 79.
52A. Christie, Pourquoi pas Evans ?, p. 169.
53A. Christie, Mon petit doigt m’a dit, p. 234.
54À l’image du Lake District dans le nord-ouest de l’Angleterre, qui s’installe au xixe siècle dans l’imaginaire anglais comme porteur de valeurs positives (F. Mathis, In Nature We Trust, Les paysages anglais à l’ère industrielle, p. 57).
Auteur
Professeur agrégé de géographie, université Rennes 2
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016