Introduction
Texte intégral
1Les six contributeurs de cette publication électronique ont abordé la question des périphéries culturelles et scientifiques avec pertinence1. Car il n’est pas évident de cerner ce thème ambivalent. La périphérie est avant tout un concept géométrique et spatial. Ce terme-notion renvoie à une circonférence, une ligne ou une surface placée à l’intérieur d’un volume.
2Bien que dotée d’un espace propre, la périphérie est indissociable d’un centre. C’est en ce sens qu’elle apparaît au début du xxe siècle chez les géographes et les économistes, sous l’impulsion du développement de l’urbanisme. Elle devient une réalité objectivable et mesurable, sa nature se mesurant à l’aune de l’écart avec « le centre », et acquiert une dimension figurée.
3En effet, depuis les prémices de la littérature sur les périphéries, le modèle centre/périphérie prédomine :
« Les territoires s’organiseraient systématiquement de façon hiérarchique, selon une dualité entre un centre dominant et des périphéries dominées2. »
4En première approche, la notion de périphéries culturelles et scientifiques ne semble prendre sens que dans le creux de phénomènes et processus de centralisation et d’émergence de lieux matériels ou immatériels.
5Si le centre constitue le lieu géographique ou symbolique de production de savoirs et d’une culture légitimes, soit de la norme, la périphérie est perçue, quant à elle, comme un espace sous la dépendance et le rayonnement du centre. Cette publication convoque ainsi les notions de perception, représentation et imaginaire, au regard d’une norme légitime.
6Centre/périphérie, couple notionnel, modèle prégnant, binôme se jouant à plusieurs échelles. À nuancer toutefois.
7Ainsi, de nombreux exemples montrent que les dynamiques périphériques ne doivent rien au centre. Réfléchir aux périphéries culturelles et scientifiques conduit ainsi à interroger des concepts connexes : marge, marche, frontière, confins…
8Particulièrement éclairantes sont les théories qui reconsidèrent la hiérarchisation du binôme centre/périphérie, telles la pensée rhizomatique de Deleuze et Guattari3 ou la pensée de la relation, de « l’intervalorisation » et le « Tout monde » d’Édouard Glissant4, mettant en avant les idées de réseaux, de connexions multiples et de mouvements entre les espaces.
9Les contributions de ces auteurs permettent de revisiter le couple centre/périphérie en présentant des cas qui interrogent les capacités d’agir des périphéries et marges littéraires, linguistiques et scientifiques, ainsi que les stratégies d’autonomisation de ces territoires créatifs. Ces dynamiques entraînant une évolution de ce qui est défini comme « périphérique ». Lieux d’innovation, de pensées nouvelles, les périphéries se forgent une identité et une mémoire spécifique (Nolwenn Kerbastard), apportant leur propre lumière (Julio Velasco).
10La relation, les interactions centre/périphérie sont complexes. Loin de n’être qu’un écart spatial, elle devient un écart culturel et symbolique, entre réalité et dimension fantasmée. De plus, la relation, loin d’être à sens unique, selon des logiques de dépendance et de dissymétrie, peut générer un enrichissement du centre, du fait du développement de dynamismes et savoirs propres à la périphérie (Patricia Subirade). Cette dernière devient un ailleurs nécessaire, une « Altérité géographique de l’Au-delà » (Catherine Cousin). Elle acquiert une identité propre (Nolwenn Kerbastard) et peut devenir zone de culture originale, creuset de plusieurs strates linguistiques (Caterina Casati). Pourtant, la périphérie est aussi une qualification qui peut devenir péjorative en tant que territoire mis à l’écart, « périphéries indésirables » (Damien Bruneau).
11Les six articles rassemblés dans cette publication renvoient également aux notions d’altérité versus identité. Définir une identité nécessite d’identifier une altérité, de déterminer quel est l’Autre. Identité/altérité, couple conceptuel comme celui de centre/périphérie ! La périphérie serait-elle nécessairement l’Autre ? Altérité, menace, infériorité, mais enrichissement ; l’altérité périphérique ouvre notre horizon. Elle nous invite à accepter ce qui est dissemblable et reconnaître nos droits à être dans la différence. Aujourd’hui encore, sans nécessairement parler de hiérarchisation, la perception négative de l’altérité peut dresser des barrières idéelles ou matérielles. Ainsi, c’est à un dialogue entre identité-centre et altérité-périphérie que nous convient la plupart des auteurs.
12Damien Bruneau montre le rapport de la romancière Agatha Christie à l’Amérique latine, au Commonwealth et à tous les espaces britanniques qui ne sont pas le Sud de l’Angleterre verte et rurale où se déroulent presque tous ses romans et cœur de son imaginaire. Ces périphéries sont des « espaces de relégation quasiment punitive », « marges nébuleuses et anxiogènes » d’où peut surgir, paradoxalement, le dénouement de l’intrigue ; elles sont des « espaces indésirables », méconnus des personnages.
13Catherine Casati met en exergue l’enrichissement des chansons de geste médiévales en langue d’oïl par des traductions, des adaptations ou copies. Il s’agit bien du dynamisme propre de périphéries linguistiques et littéraires dans un rapport de complémentarité avec le centre. Catherine Cousin présente la conception du monde dans la poésie grecque archaïque. Son texte fait particulièrement référence aux représentations et à l’imaginaire du « pays des confins », « contrées fabuleuses et merveilleuses », périphéries isolées, à l’exception du « monde des morts », opposé au monde des vivants et pourtant plus proche.
14Nolween Kerbastard démontre qu’une périphérie peut se construire, non par rapport au centre, mais selon sa propre identité. Grâce à la mise en avant d’une mémoire sublimée. L’hagiographie crée un sentiment d’appartenance à cette périphérie – le diocèse –, donc à une unité distincte et pourtant complémentaire de la naissance d’un royaume de France centralisé.
15Julio Velasco aborde la question d’un savoir scientifique périphérique – celui de José Celestino Mutis, médecin-chirurgien, et du groupe des herbolarios en Nouvelle Grenade – au regard de la « norme » botanique du xviiie siècle. Grâce, entre autres, à ce « groupe éclairé » avec lequel il correspond, Linné peut établir un système de classification universel et être considéré comme le fondateur de la botanique et de l’histoire naturelle moderne alors que Mutis reste « un homme périphérique ».
16Patricia Subirade évoque des savoirs en périphérie des États de la Maison de Savoie, à l’écart des pôles techniques européens. Dans le cadre d’une politique mercantiliste, la Savoie du xviie siècle mobilise des savoirs techniques autres que ceux des « territoires en leadership » dans le domaine de l’hydraulique et des ponts, de la cartographie et de l’architecture civile et militaire.
Bibliographie
Deleuze Gilles, Guattari Félix, Capitalisme et schizophrénie. [2] : Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
Dumont Gérard-François, « Territoires : le modèle “centre-périphérie” désuet », Outre-Terre, 2017/2, no 51, p. 64-79.
DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/oute1.051.0064
Glissant Édouard, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
Notes de bas de page
1Afin de respecter les modalités bibliographiques inhérentes à chaque discipline, deux systèmes bibliographiques ont été acceptés pour la réalisation de ce livre électronique.
2G.F. Dumont, « Territoires : le modèle “centre-périphérie” désuet ? ».
3G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie. [2] : Mille plateaux.
4É. Glissant, Introduction à une poétique du divers.
Auteur
Professeure émérite des universités en géographie, enseignante à l’École supérieure des techniques d’édition numérique (ESTEN Le Cercle digital), Tours
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2016