De la tsiganologie à la cosmologie : hommage à Patrick Williams
Résumé
Pour Patrick Williams, décédé en janvier 2021, anthropologue des Tsiganes, du jazz mais aussi de la ville, écrivain, poète, homme de théâtre… la vie et la recherche ne firent qu’un. Venu à l’ethnologie après avoir beaucoup fréquenté les Manouches de la Creuse dans sa jeunesse puis fondé une famille rom dans la banlieue parisienne, il n’eut de cesse d’interroger les périphéries aussi bien physiques qu’intellectuelles pour tenter de les comprendre à travers des formes d’écriture, de lecture, de théâtre aussi innovantes que rigoureuses.
Texte intégral
1Pour aborder ici « la relation asymétrique centre-périphérie », thème proposé en ethnologie lors du congrès du CTHS en mai 2022, je vais m’appuyer sur les travaux de Patrick Williams, disparu le 15 janvier 2021 et présenté comme le grand anthropologue des Tsiganes. C’était en effet une des figures majeures, au niveau mondial, de ce champ d’études. Mais il fut également directeur du Laboratoire d’anthropologie urbaine, animateur avec Jean Jamin d’un séminaire d’anthropologie du jazz qui a duré près de dix ans à l’EHESS, poète, homme de lettres, parfois même acteur.
2Pourtant, P. Williams fut un autodidacte en anthropologie puisqu’il y est venu afin de mieux comprendre ce qu’il vivait déjà auprès de groupes tsiganes et non pas l’inverse. En effet, ami depuis son enfance avec de jeunes Manouches de la Creuse où il passait ses vacances, il a fréquenté par la suite les Roms de Paris, puis il est devenu chef d’une famille rom une fois marié à une Rom Kalderash, Youltcha Maximoff (2022 †). C’est donc plus de dix ans après avoir soutenu son mémoire de maîtrise en lettres modernes qu’il a repris des études, en l’occurrence en écrivant directement une thèse d’anthropologie sur le mariage rom. Entre les deux, il avait fait de l’étamage dans le nord de Paris avec ses beaux-frères, puis avait accepté divers emplois de professeur de lettres.
3En fait, ce passage de Patrick Williams à l’ethnologie est également lié au rugby, sport dont il était très amateur. À la fin des années 1960, alors qu’il était étudiant, il jouait au Paris Université Club comme talonneur avec, derrière lui, toujours dans le pack d’avants, l’anthropologue Alban Bensa qui devait être troisième ligne. Ils étaient donc amis et quand, presque dix ans plus tard, Williams et sa femme ont cherché un lieu dans Paris intra-muros afin qu’un de leurs enfants puisse suivre des soins quotidiens à l’hôpital, A. Bensa, qui faisait alors son terrain en Nouvelle-Calédonie, leur a proposé sa maison dont la bibliothèque était garnie d’ouvrages d’anthropologie que P. Williams s’est empressé de lire : mouvement donc de la banlieue vers Paris, de la périphérie vers le centre, de la vie avec les Roms, société très peu lettrée, vers l’ethnologie.
4Patrick Williams fut donc dès ses débuts un anthropologue marginal dont le « terrain » portait sur son réseau familial et amical, soit sur des groupes humains situés eux-mêmes, géographiquement, à la périphérie de Paris, comme les Roms Kalderash qui habitent pour la plupart en Seine-Saint-Denis, ou à la périphérie des villages de campagne, comme les Manouches de la Creuse.
5Il fut pourtant très vite reconnu par ses pairs, dès sa thèse soutenue puis publiée en 19841 et avait alors rejoint le laboratoire d’anthropologie urbaine (CNRS), pionnier en son temps, créé par Jacques Gurtwith et Colette Pétonnet, petite équipe dont les recherches portaient au départ sur des minorités vivant en milieu urbain, qu’il s’agisse des bidonvilles de la banlieue (Colette Pétonnet), de marabouts africains en région parisienne (Liliane Kuckzinski), de Laotiens immigrés (Catherine Choron-Baix) ou encore des commerces « ethniques » (Anne Raulin)2, soit un espace dans lequel P. Williams allait très naturellement trouver sa place à travers ses premiers travaux sur les Roms Kalderash de Paris puis comme directeur du laboratoire à partir de 19953.
Des Tsiganes à Django, de Django aux Manouches, des Manouches aux Tsiganes : le miroir éclaté
6Patrick Williams co-organisa en 1986 un colloque international pour la revue Études Tsiganes, le premier ayant lieu en France, dont il dirigea également les actes4. C’est dans les années 1970-1980 que l’ethnologie des Tsiganes, jusque-là bien discrète, prit un tour scientifique avec toute une génération de jeunes chercheurs travaillant alors sur ce sujet en histoire (Henriette Asséo) et en anthropologie avec des figures comme Judith Okely, Michael Stewart, Alain Régnier, Leonardo Piasere pour citer ceux dont P. Williams était le plus proche. Chacun de ces chercheurs étudiait une communauté singulière tout en héritant d’une conception des Tsiganes comme groupe diversifié constitué de multiples sous-groupes, Manouches, Gitans, Roms, etc.
7Cette conception linnéenne provenait pour beaucoup des travaux des philologues allemands de la fin du xviiie siècle qui, à la recherche des racines indo-européennes dans la langue allemande, avaient observé que la langue des Zigeuner (soit « Tsiganes » en allemand) comprenait de nombreux termes d’origine indienne. Naquit alors l’idée d’un peuple provenant d’Inde qui, à travers ses pérégrinations, se serait diversifié en de nombreux sous-groupes, hypothèse ayant donné lieu à la publication d’un ouvrage de Heinrich Moritz Gottlieb Grellmann très souvent réédité5. En France, l’historien François de Vaux de Foletier avait publié dès 1961 Les Tsiganes dans l’ancienne France, puis en 1970, Mille ans d’histoire des Tsiganes6. L’entité « Les Tsiganes » semblait alors aller de soi comme base de départ pour l’ensemble des travaux des chercheurs de cette génération. Ce qu’on retrouve donc dans le titre de la publication chez L’Harmattan de la thèse de Williams (Mariage tsigane)7 dont le titre original était pourtant Une cérémonie de demande en mariage chez les Roms de Paris.
8En 1991, Williams prit ses distances avec la forme académique que revêtait sa thèse ou encore les actes du colloque d’Études Tsiganes en publiant Django8, ouvrage qui passa inaperçu dans le monde de l’anthropologie, car il fut plutôt considéré comme une biographie de Django Reinhard. Pourtant il s’agissait bien là d’un ouvrage d’anthropologie puisque le premier chapitre, qui s’intitule « Manouche » est suivi, après quelques lignes d’introduction du sous-titre « Les Tsiganes et le jazz ». À l’ouverture du livre, le lecteur passe donc du nom « unique » d’un personnage célèbre tel qu’il est inscrit sur la couverture, à son appartenance à un sous-groupe ethnique que sont les Manouches puis, quelques lignes plus bas à une entité plus vaste, celle des Tsiganes. Cette articulation entre un individu, sa communauté familiale et un ensemble plus large inscrit tout de suite l’ouvrage dans le domaine de l’ethnologie plutôt que dans celui du genre biographique. Il en résulte que ce livre, Django, propose dès la première page de réfléchir à une problématique de type anthropologique dans laquelle interagissent non seulement les Tsiganes avec ceux qui ne le sont pas, les gadjé donc, mais qui se complexifie du fait que les dits Tsiganes n’existent qu’à travers la dispersion de multiples groupes composés eux-mêmes d’individus singuliers dont certains, tel Django, peuvent même parvenir à une notoriété mondiale.
9Or Django était manouche, et les Manouches ne prononcent pas publiquement ou à voix haute le nom de leurs morts, thème central de Nous on en parle pas, des vivants et des morts chez les Manouches, l’ouvrage que Williams publia deux ans plus tard. Chaque nom manouche, le « lap », doit donc se différencier de celui d’un défunt et apparaître comme étant toujours unique pour éviter d’appeler le mort en nommant le vivant, du moins au sein de la société de connaissances. Dès lors, et de par l’unicité de son nom, loin de se fondre dans la communauté, chaque Manouche est doté d’une identité particulièrement « forte », ce qui signifie que le groupe doit être sans cesse considéré comme constituant, avant tout, un réseau actif d’individus. Dans le cas de Django Reinhardt, du fait de sa notoriété auprès des gadjé, « Django » est un lap particulièrement unique puisque nul ne peut en ignorer l’existence. Résumé à ce simple nom, le titre de l’ouvrage suggère donc que toute anthropologie des Tsiganes doit prendre en compte la puissance et l’unicité de l’individu, et peut-être même partir de lui avant de se prononcer sur les particularités des communautés dont il est issu. C’est ce qu’a fait Patrick Williams en publiant tout d’abord Django, démarche singulière qui se distingue des ethnographies habituelles, lesquelles s’appuient initialement le plus souvent sur l’étude d’un groupe et non d’un individu.
10Williams avait donc posé dans cet ouvrage, sans l’exprimer cependant de manière explicite, une question qui concernait non seulement le champ des études tsiganes mais l’anthropologie tout entière. À quel groupe d’appartenance peut être rattaché un individu ? À quelle culture ? Autrement dit, après son étude très classique du mariage chez les Roms Kalderash qui concernait donc une « communauté », avec ses rites, ses institutions, etc., Django renversait la perspective en focalisant le regard sur un individu, certes étonnant, mais au demeurant, en tous sens singulier. À quel groupe rattacher Django ? Aux Manouches, certainement. Aux Tsiganes en général, oui, si ceux-ci, comme les frères Ferret, Gitanes, étaient musiciens. Aux gadjé, certainement également, puisqu’il était ami avec nombre d’entre eux, dont notamment Georges Delaunay, mais aussi aux musiciens de jazz. Dès Django, la taxonomie appliquée aux Tsiganes éclate pour se disperser en de multiples réseaux d’appartenance, qui se chevauchent et se croisent.
La mort chez les Manouches et la résurrection de Django Reinhardt
11En 1993, parue Nous, on n’en parle pas, l’étude que P. Williams a consacrée au silence porté sur le nom des morts chez les Manouches. L’ouvrage va connaître un très bon accueil et, au fil du temps, sera traduit en bulgare, italien, espagnol (au Mexique), anglais (par l’Université de Chicago) et réédité dans les années 2000. Ce fut en quelque sorte le « best-seller » de Patrick Williams. Pourtant, le ton, le style, la façon de traiter cette ethnographie se sont complètement affranchis de l’académisme de Mariage tsigane, ce qui lui confère un statut marginal par rapport à un certain classicisme ethnographique, et si j’ose dire, périphérique. Suite à ce succès (d’estime !), Patrick Williams va intervenir dans de nombreux colloques, séminaires, conférences… diriger un certain nombre de thèses, toutes de grandes qualités, publier des articles, diriger des ouvrages collectifs, animer pendant huit ans le séminaire d’anthropologie du jazz, lequel accueillera plus de cinquante intervenants, effectuer une tournée de conférences au Japon sur le jazz manouche en compagnie de Tchavolo Schmitt et de son groupe pour soudain, à partir de 2010, décider de se taire. Ou plutôt, refuser désormais de se prononcer sur les Tsiganes dans un champ académique et préférer se produire sur scène avec son ami Raymond Boni, guitariste de jazz, autour d’extraits de son nouveau livre, Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt. Trois fictions et une chronique9.
12Paru en 2010, l’ouvrage a de quoi troubler. À sa sortie, et pour ma part, je l’avais lu bien légèrement, le considérant comme une fantaisie littéraire de Williams alors qu’il m’apparaît maintenant, à la relecture, comme un grand ouvrage d’anthropologie. Il est composé de trois fictions (signées sous des identités différentes) dans lesquelles Django Reinhardt aurait survécu à son coma de 1953. Une « Chronique » conclut le livre, signée Patrick Williams, qui n’est peut-être qu’un hétéronyme de plus. En effet, le lyrisme et la fantaisie dominent dans les fictions et l’enthousiasme du lecteur vient brusquement buter contre l’austérité de cette dernière partie qui se présente comme le travail érudit d’un ethnologue pointilleux et soucieux de précision. Il est difficile de ne pas croire que P. Williams ait voulu forcer le trait et surjouer le rôle austère du chercheur de type académique qu’il était aussi. On songe bien sûr à Pessoa, comme chaque fois qu’il est question d’hétéronymes, si ce n’est que l’ouvrage global est bien signé Patrick Williams. Le statut de ce document est bien difficile à définir. Il ne s’agit pas d’une biographie, car le personnage principal est déjà mort à l’époque où se déroule chacun des récits de sa vie. Il pourrait passer pour un ensemble de nouvelles fantaisistes à la manière des Vies imaginaires de Marcel Schwob si la « Chronique » ne venait nous signifier clairement qu’il s’agit là d’un ouvrage d’anthropologie. Où est la fiction et où est l’analyse scientifique ?
13En l’occurrence, dans les Quatre vies posthumes de Django Reinhardt, P. Williams propose tout d’abord des descriptions relevant indiscutablement du registre littéraire dans les trois nouvelles, pour articuler ensuite son propos à l’analyse, organisation qu’il reprendra dans son dernier ouvrage, Tsiganes ou ces inconnus… Plutôt que de s’appuyer sur des textes littéraires évoquant des Tsiganes, déjà publiés et qui tombent toujours dans de regrettables travers « exotisants », P. Williams, très conscient de la puissance cognitive des fictions, et quand même expert en matière d’anthropologie des Tsiganes, a préféré en être lui-même l’auteur afin de rester parfaitement maître de leur dimension anthropologique. Le numéro « Vérités de la fiction » de la revue L’Homme (175-176, 2005) est consacré à ce lien entre fiction et connaissance anthropologique. Pour autant, s’il traite principalement de l’usage de fictions déjà existantes par des anthropologues (essentiellement à partir de textes littéraires), ce dossier n’aborde pas la question de fictions dont les auteurs sont des anthropologues. En l’occurrence, P. Williams renoue avec une très antique manière de faire de la recherche, celle qui fait appel à la mimésis. Les fines descriptions ethnographiques entremêlées au recours à l’imaginaire et traitant simultanément de Django Reinhardt, des Manouches, du monde du jazz, de la ville… n’ont d’autre objet dès lors que de servir au mieux la connaissance10. À l’image de la vie, telle qu’elle est, décloisonnée. « L’ethnologie des Tsiganes se révèle être une esthétique » écrit-il ailleurs11, formulation prudente qui signifie peut-être que, pour l’auteur, toute ethnologie se doit d’être esthétique.
14La première fiction évoque un concert réunissant Django et Thelonius Monk dans les années soixante, soit plus de quinze ans après la disparition réelle de Django Reinhardt. Bien que se situant dans le domaine de l’imaginaire, ce récit est le lieu d’évocation à la fois du monde du jazz de cette époque et d’interminables errances dans Paris où le héros, Django, entraîne le narrateur, un jeune journaliste de jazz (ce que fut longtemps également P. Williams) de café en café, de restaurant en restaurant, etc. La deuxième histoire se déroule à New York. Django, rescapé de son attaque cérébrale, vit désormais en haut d’un gratte-ciel, enregistrant tous les bruits de la grande ville pour devenir un des maîtres de la musique concrète12. Enfin, dans la troisième nouvelle, après un très long coma, Django se détache progressivement du monde manouche, de celui du jazz et, installé avec sa femme Naguine dans un hôtel de la rive droite, préfère passer ses journées à se promener dans tous les quartiers populaires environnants :
« Quand il franchissait le Père-Lachaise, la foire depuis longtemps battait son plein. Tout de suite, il se trouvait plongé dans une foule en excès. Personne évidemment ne prête attention à lui, tous sont là pour faire leur marché ! Enseveli et emporté par cette pagaille de corps qui se mélangent – il n’y a pas d’alternative à cette promiscuité – et par les cris qui jaillissent de toutes les directions – pas d’alternative non plus à ces clameurs qui font de vous leur prisonnier, il perd l’initiative de ses mouvements et n’a plus qu’à se laisser porter comme un somnambule. En même temps, rien ne lui échappe du spectacle qui s’offre à lui : les marchandises et les billets passent de main en main, les sacs et les paniers se remplissent, acheteurs et vendeurs échangent un sourire ou une plaisanterie, ces derniers, parfois jonglent avec les denrées qu’ils emballent, ils courent et danse derrière leurs étals mettant à profit l’espace libre dont ils disposent en contraste avec les allées saturées de monde13. »
15Bien entendu, ce n’est pas Django Reinhardt qui rend compte d’une telle jouissance urbaine, mais bien Patrick Williams, directeur du laboratoire d’anthropologie urbaine durant de nombreuses années et fin observateur du quotidien. Là encore, plutôt que de publier des études répondant aux normes académiques, ce dont il s’abstint durant toute sa carrière en ce qui concerne l’anthropologie urbaine, c’est sous une forme littéraire qu’il préfère nous en rendre compte.
Tsiganes ou ces inconnus qu’on appelle aussi Gitans, Bohémiens, Roms…
16Dans les années qui suivirent cette parution, outre ses performances musicales, Patrick Williams fut sollicité par une éditrice nationale pour un livre qui rendrait compte de son parcours de chercheur, ceci dans le cadre d’une collection qu’elle lançait et qui rassemblerait d’autres travaux d’anthropologues renommés. Il s’attela donc à cette tâche pour apprendre, deux ans après, que la commanditaire avait renoncé à ce projet et que son travail lui restait sur les bras. Cette décision l’avait beaucoup affecté d’autant plus que fatigué et amené à vivre sa retraite dans sa maison de Gouzon, dans la Creuse, il avait renoncé à présenter ce manuscrit à d’autres éditeurs.
17Ce fut lors de ses funérailles que ses enfants me remirent une version imprimée de ce livre, me précisant que leur père avait également émis le souhait avant son décès que ce travail puisse être pris en charge par un éditeur de qualité. Sollicitées, les éditions des PUF acceptèrent immédiatement de s’en charger et l’ouvrage parut en août 2022 sous le titre Tsiganes ou ces inconnus qu’on appelle aussi Gitans, Bohémiens, Roms, Gypsies, Manouches, Raboins, Gens du voyage…
18L’ouvrage est composé de deux grandes parties intitulées « Souvenirs » et « Définitions », la première étant axée sur le parcours de l’auteur, la seconde donnant lieu à une réflexion théorique d’une grande ampleur sur le concept, générique ou non, de « Tsiganes ».
19« La rencontre est une expérience que la vie apporte et non une expérimentation de savant » nous dit l’auteur dans l’avant-propos. Dès lors, dans la première partie, les longues et très belles descriptions qui rendent compte de ses errances avec son ami Nini de campement en campement manouche dans la Creuse et le Puy-de-Dôme, comme des parcours de « chine » effectués avec ses amis (ses beaux-frères) roms dans le nord de Paris, sont d’autant plus précieuses qu’elles sont toujours chargées d’étonnement, sensation indispensable à toute recherche. La lecture en est passionnante et nul n’est besoin d’être anthropologue pour en apprécier toute la saveur. On saisit alors combien l’engagement total de P. Williams dans l’anthropologie a été précédé d’une longue et intense observation participante, laquelle ne pouvait déboucher, pour un intellectuel tel qu’il était aussi, que sur une recherche théorique.
20Pourtant, dès la lecture de « Souvenirs », un constat s’impose : les Manouches et les Roms Kalderash de Paris n’ont pas grand-chose à voir ensemble. Une anecdote, drôle, en rend compte : alors qu’il vivait à Bondy, ses amis manouches de la Creuse, Garçounet, son « parrain », Nouzri et Tchāvo de passage à Paris viennent le voir et ils se mettent alors à cuire dans le jardin des hérissons qu’ils avaient apportés de la Creuse. Encore en bottes de caoutchouc, tout empreints de l’odeur de la grillade, un moment précieux chez les Manouches, ils fêtent leurs retrouvailles autour de bières et de verres de vin quand trois Roms Kalderash, dont l’un est un beau-frère de P. Williams, des pasteurs pentecôtistes soigneusement vêtus de costumes et portant des chaussures italiennes, viennent lui rendre une visite impromptue. Ils sont alors invités à se rendre dans le salon pour y boire un verre de thé, coutume héritée du séjour en Russie des ancêtres de ces Roms. Puis Patrick Williams invite les Manouches qui étaient dans le jardin à les rejoindre pour faire des présentations. Alors que les Manouches en étaient au vin, les Roms les invitent à boire du thé, et P. Williams écrit :
« L’effarement qui se lut alors sur le visage de mes chasseurs les dispensa de toute réponse. Après quelques banalités, en français, du genre « Alors, vous êtes venus de loin ? » ou « Et vous avez de la famille par ici ? », l’entretien ne se prolongea pas. Garçounet, Nouzri, Tchāvo et moi reprîmes le cours des rustiques agapes comme on saute dans un train qui vient juste de démarrer. Au passage, Garçounet ne put s’empêcher de me questionner : O is dox kaj pijens le ? « C’est quoi ce qu’ils buvaient ? »
Le lendemain, quand nous rejoignîmes mon beau-frère pour l’accompagner avec sa famille à la fameuse réunion religieuse, il plaisanta :
– […] « D’où tu les as sortis ceux-là ? […] On a eu peur ! Tous autour du feu, dans cette fumée que faisaient vos bestioles là que vous mangez, vous, en cuisant sur les braises […] Ils avaient un couteau à la main ! Les femmes comme les hommes ! On a cru qu’ils allaient nous découper14 ! »
21La deuxième partie, Définitions, est une réflexion beaucoup plus académique sur la diversité et la totalité. L’auteur y interroge les différents propos de chercheurs concernant l’idée de « peuple tsigane »/groupe particulier, en y assortissant les différentes hypothèses portant sur l’origine de ces populations, sur leur histoire, sur les passages d’une ethnologie de la totalité à celle de communautés particulières, mais aussi sur l’appartenance commune des Tsiganes et des Gadjé à un même monde, une même « encyclopédie » dit-il en s’appuyant sur Peirce. Car ce qui préoccupe l’anthropologue, ce n’est pas tant la spécificité de telle société humaine, ici les Tsiganes, mais bien, à travers l’étude de la périphérie, du centre, de la totalité, ce qu’elle dit de notre appartenance au monde.
« Publiquement, j’étais adopté dans la kumpania.
Égoïstement, je profitais des avantages que m’apportait une situation où je me trouvais à la fois dedans et dehors : la position de l’ethnologue.
Scientifiquement, je participais pleinement à la vague qui, dans le domaine des études tsiganes, a, en multipliant les monographies, introduit la rhapsodie là où régnait la classification.
À part moi, je découvrais que l’observation des Roms équivalait à l’exploration de l’Univers […].
À la question (que je détestais) « Et tu travailles sur quoi en ce moment ? », aurais-je dû répondre : « J’ai l’air de m’intéresser aux modes d’organisation et de fonctionnement des sociétés dites “tsiganes”, mais en réalité, ce que j’étudie en ce moment, c’est l’Univers, direct ! » ? C’est une aventure considérable. C’est une chance sans égale. C’est une ivresse qui ne passe pas. « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse15. »
Bibliographie
Agamben Giorgio, 2002 (1989), Enfance et histoire, Paris, Payot rivages.
Bonte Pierre et Izard Michel (dir.), 1990, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, Éditions des PUF.
Grellmann Heinrich Moritz Gottlieb, Die Zigeuner, ein historischer Versuch über die Lebensart, Verfassung und Schicksale dieses Volkes in Europa, nebst ihrem Ursprunge, 1783, paru en France sous le titre Histoire des Bohémiens ou tableau des mœurs, usages et coutumes de ce peuple nomade…, Paris, 1810, chez Joseph Chaumerot, librairie Palais Royal.
Poueyto Jean-Luc, 2021, « Les Palais de la mémoire. Hommage à Patrick Williams », Ethnographiques.org, éd. numérique, no 41, juin 2021,
<URL : https://www.ethnographiques.org/2021/Poueyto2>
Rimbaud Arthur, 2009, Œuvres complètes, Paris, Gallimard.
Schaffer Jean-Marie, 1999, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil.
Vaux de Foletier François (de), 1961, Les Tsiganes dans l’ancienne France, Paris, Éditions Connaissance du monde.
Vaux de Foletier François (de), 1970, Mille ans d’histoire des Tsiganes, Paris, Éditions Fayard.
Williams Patrick, 1986, Mariage tsigane, une cérémonie de fiançailles chez les Roms de Paris, Paris, L’Harmattan.
Williams Patrick (dir.), 1989, Tsiganes : identité, évolution, Paris, Études Tsiganes et Syros Alternatives.
Williams Patrick, 1991, Django, Montpellier, Éditions du Limon.
Williams Patrick, 2010, Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt. Trois fictions et une chronique, Marseille, Éditions Parenthèses.
Williams Patrick, 2022, Tsiganes ou ces inconnus qu’on appelle aussi Gitans, Bohémiens, Roms, Gypsies, Manouches, Raboins, Gens du voyage…, Paris, Éditions des PUF.
Notes de bas de page
1 P. Williams, 1986.
2 Voir l’article de Anne Raulin, Mes mots d’hommage à Patrick Williams, en ligne à l’URL : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cths/18438
3 P. Williams est aussi l’auteur de l’article Anthropologie urbaine dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie de P. Bonte et M. Izard.
4 P. Williams,1989.
5 H. M. G. Grellmann, 1783, 1810.
6 Vaux de Foletier, 1961, Vaux de Foletier, 1970.
7 P. Williams, 1986.
8 P. Williams, 1991.
9 P. Williams, 2010.
10 Giorgio Agamben écrit ainsi : « En tant que médiatrice entre sens et intellect, permettant dans le fantasme l’union entre la forme sensible et l’intellect possible, elle occupe dans la culture antique et médiévale le lieu même que notre culture assigne à l’expérience. Loin d’être quelque chose d’irréel, le mundus imaginabilis a sa propre plénitude entre le mundus sensibilis et le mundus inellegibilis ; il conditionne même leur mise en communication, c’est-à-dire la connaissance ». G. Agamben, 2002. Voir également sur cette question Schaffer, 1999.
11 P. Williams, 2022, 417.
12 Voir à ce propos mon article, Poueyto, 2021.
13 P. Williams 2010, 211.
14 P. Williams, 2022, 252.
15 Ibid. p. 340, cette citation est tirée des Illuminations de Rimbaud, p. 132.
Auteur
Anthropologue, chercheur associé du LISST-CAS (UMR 5193)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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2016