Miroirs du « terroir » : les enquêtes ethnologiques en France (années 1960-années 1980) et l’increvable mystère du « local »
Résumé
Il s’agit de s’interroger sur ce que l’« ethnologie du proche » a fait du local : non seulement une habitude disciplinaire, mais aussi un enjeu dans la construction de sa position minoritaire dans le champ des sciences sociales. En investissant le local, à la fois dans sa dimension pratique et dans sa dimension « paradigmatique » (la source d’une compréhension des différences), les ethnologues, au cours des grandes enquêtes et, de façon plus pérenne, sur leurs terrains quotidiens, ont contribué, pour certain.e.s qui se dédièrent à l’exploration de la ruralité d’un monde en cours de dépaysannisation, à affermir cette « idéologie du terroir » qui imprégna l’idéologie des folkloristes de la fin du xixe siècle. Hystérésis ou ripolinage d’un localisme dont les bénéfices, en termes de reconnaissance intellectuelle, permettaient d’asseoir une notabilité des savoirs ? C’est ce que cet article essaiera de présenter.
Texte intégral
1Parler de local et de périphérie n’a évidemment rien de neutre. Je viens d’une université où le « complexe bas-breton », ainsi que certains collègues le qualifient pour évoquer génériquement le rapport au centre, c’est-à-dire à Paris, est un bien symbolique qui offre de justifier soit que l’on est un « Petit Chose », soit que l’on est en position d’être perpétuellement dominé. Maurice Agulhon, dont on connaît les accointances avec les ethnologues, soulignait dans son Essai d’ego-histoire que, ne voulant pas être ravalé au rang d’historien de la Provence, il avait opté pour d’autres terrains qui lui avaient ouvert les portes d’une carrière parisienne1. On était alors dans les années 1970.
2Ces deux détails dont on trouverait de très nombreux échos dans la trajectoire de Georges Ravis-Giordani2 montrent à quel point le tandem centre/périphérie qui, à bien des égards, chevauche en France le tandem national/local3, pèse sur les représentations que les acteurs du champ intellectuel se font de leur place, sur leurs stratégies, mais aussi sur leurs objets. Si la périphérie ne se définit pas uniquement par la spatialité (on peut se sentir périphérique même en étant au centre, que le centre soit topographique, social ou politique), si elle n’existe concrètement que dans une dimension relationnelle, une chose est sûre : la périphérie renvoie moins à un élément défini et stabilisé une bonne fois pour toutes qu’à un élément connoté dont la valeur qu’on lui attribue dépend des utilisations que les individus en font et des mises à l’épreuve qui en authentifient l’existence.
3La périphérie comme valeur et comme ressource telle qu’elle est associée plus ou moins étroitement aujourd’hui à ce qui travaille une partie du discours sur la société, l’« archipelisation » du pays sur fond de République des territoires et d’ode à la proximité, n’est évidemment pas la périphérie des années 1960-1980 (la séquence chronologique que nous nous sommes donnée). Pour autant, ces deux décennies n’ont cessé d’être un laboratoire d’un aggiornamento des relations entre le national et le local, les années post-68 consacrant moins une rupture dans les articulations spatiales que sanctionnant une configuration nouvelle. L’utopie du retour à la terre en Ardèche ou le « revival folk » furent, à bien des égards, les vitrines saillantes d’une métamorphose sociale et culturelle de plus longue date qui transforma les cadres d’intellection d’une société française triangulée par la montée en puissance de l’Europe, la promotion du régional comme synecdoque du local et l’imperturbable adhésion à la spécificité de l’État-nation4. Les ethnologues qui fabriquèrent l’ethnologie métropolitaine de ces décennies charnières de la discipline furent, consciemment ou inconsciemment, partie prenante de ce phénomène. Reste qu’en écrivant cela, le risque est grand de se laisser piéger d’emblée par un écheveau de considérations qui attesteraient qu’une ethnologie par la périphérie pour la périphérie se constitua au motif qu’il y aurait eu, en l’espèce, des voies alternatives pour penser la discipline autrement. Parce que Jean-Michel Guilcher exerça à Brest, Charles Joisten à Grenoble et Daniel Fabre à Toulouse, les trois ethnologues, au motif qu’ils se pensaient comme des vigies et/ou qu’ils étaient réduits au rang de sentinelles, auraient développé un regard autre sur les terrains qu’ils travaillaient. Rien n’est moins sûr.
Focales du local
4Commençons par une évidence : en France, mais pas seulement, tous les ethnologues, professionnels et amateurs, ont été conformés, à l’instar de leurs contemporains, par le schème centre-et-périphérie5. Aux alentours de 1900, tandis que ce couple commença à s’installer comme un registre de qualification, alors que la figure de l’hexagone devint une figure familière, tandis que le folklorisme avait accouché d’un savoir valétudinaire6 faute d’avoir été en mesure de choisir entre ce qu’il aurait pu être, un savoir du peuple ou un savoir de la tradition (en ne parvenant pas à élaborer un paradigme à même de saisir les cultures populaires, les folkloristes troquèrent un encyclopédisme contre toute tentative de comprendre la modernité en se saisissant, de façon dialogique, de ce que pouvait être la tradition)7, l’emboîtement du local et du national fit incontestablement partie du registre politique promu par la Troisième République. Le fait que la Fédération régionaliste française de Jean Charles-Brun naquît en 1900 n’est pas une coïncidence. Il renvoie à ce qu’Anne-Marie Thiesse, tout particulièrement, a montré au fil de ses travaux8 : la construction d’un État-nation républicain qui tabla sur les gigognes patriotiques, dans ce va-et-vient entre la petite et la grande patrie, et qui érigea la monographie locale comme un instrument de (re)connaissance de l’échelon primordial de la nation9. Dans un autre registre, on se souviendra que la géographie de Vidal de la Blache de même que les travaux de Lucien Gallois sur les noms de pays consacrèrent ce que Jean-Claude Chamboredon décrivit comme un « sens commun géographique10 » qui contribua, à son tour, à une « conscience territoriale ». Dans un autre registre encore, on fera référence au très grand livre de Pierre Grémion sur Le Pouvoir périphérique11 qui analysa comment le réseau politico-administratif local demeura, sous la Cinquième République, ce sparring-partner sans lequel l’État centraliste ne pouvait fonctionner convenablement. Ces passages obligés, je les mentionne pour rappeler combien l’idée du local, que véhicula depuis le milieu du xixe siècle, une idéologie localiste, imprégna la société à tel point que les communistes, internationalistes par principe, gagèrent depuis les années 1930, ainsi que l’a montré Michel Hastings dans son travail sur Halluin la Rouge (1919-1939)12, une partie de leurs bénéfices électoraux sur le vibrato de l’identité du « coin ».
5Au début des années 1960, le local était donc un élément constitutif de la topographie sociale. Que pouvait-il être pour des ethnologues ? En premier lieu, une routine qui ne faisait guère débat. L’ethnologie de la France, dès sa maturation dans les années d’après-guerre, continua in fine de se lover dans le local tel que les folkloristes l’avaient conçu depuis les années 1880 : un inépuisable réservoir de traditions borné par des frontières géographiques, plus que culturelles d’ailleurs, qui rendaient d’autant plus évidente la possibilité de le circonscrire ; une surface de projection offrant d’étalonner concrètement ce qui taraudait la société, à savoir sa modernisation ; une évidence, somme toute, qui assécha toute possibilité de produire un discours réflexif sur ce qui était attendu d’un terrain – il était attendu qu’il soit conforme à ce qu’il avait été : un prisme pour lire les rémanences du changement dont il s’agissait de documenter les caractéristiques proprement singulières pour ne pas dire autochtones13 (Nouville, un village français de Lucien Bernot et René Blancard en fut une illustration exemplaire14).
6Cette dimension était d’ailleurs si routinière qu’elle ne fut l’objet d’aucun questionnement dans les contributions du volume publié en 1968, sous la direction de Jean Poirier et sous le titre Ethnologie générale, dans la Bibliothèque de la Pléiade. Se concentrant sur ce qui devait faire le suc du projet ethnologique, soit l’élucidation du fonctionnement d’une communauté, « le programme de l’ethnologie » sous la plume de Jean Poirier ou « l’expérience ethnologique » sous la plume de Leroi-Gourhan délaissèrent (délibérément ?) toute objectivation de la dimension topographique du terrain. Tout au plus, Georges Henri Rivière, dans sa contribution titrée « Musées et autres collections publiques d’ethnographie », régionalisa-t-il l’ethnographie en assimilant « musées d’ethnographie régionale » et valorisation des situations spécifiquement localisées à partir de la « demeure paysanne » érigée en la « création la plus accomplie, la plus belle des anciennes sociétés rurales d’Europe15 ». Dans une somme qui, a posteriori, dessine un panorama de la manière dont des ethnologues d’institution appréhendèrent le local, le local fut sinon un impensé, à tout le moins un halo sémantique, en aucun cas un enjeu épistémologique. Il n’était pourtant pas qu’une routine. Il était aussi une ressource et une valeur. Lier les deux, ressource et valeur, c’est essayer de discriminer entre des approches qui furent diverses et quelquefois antagonistes. Dans le volume collectif de Poirier, le seul qui inscrivit la démarche de l’ethnologue dans une axiologie assumée fut Marcel Maget. Sa très longue contribution (« Problèmes d’ethnographie européenne ») prenait en effet à bras-le-corps ce que recouvrait, en termes d’investissements et de biais épistémologiques, l’analyse localisée des groupes sociaux : tout territoire passé au crible d’une ethnographie n’était évidemment pas neutre et le « lieu-surtout » (le locus amoenus) de l’ethnologue relevait de considérations et d’avantages pratiques, de conformismes intellectuels, d’affectivité et, évidemment, d’idéologie.
7On peut, à ce stade, s’essayer à une typologie rudimentaire moyennant quoi on rappellera qu’un acteur peut envisager le local, à un moment de sa trajectoire, sous un angle plutôt que sous un autre. Première catégorie : le local comme périphérie entre marge rêvée et marginalisation subie. Les Recherches coopératives sur programme (RCP) (Plozévet, Aubrac, Chatillonnais…), qui contribuèrent à installer l’ethnologie métropolitaine comme une discipline à part entière16, ont fonctionné sur la quête des frontières invisibles qui traversaient une société marquée du sceau d’un imaginaire « mendrasien », celui de la Fin des paysans (1967). Le journal que tint Edgar Morin en 1965 est ainsi rempli de considérations qui assignaient au Plozévet des rouges et des blancs, celui qui fut au cœur de son Commune de France. La métamorphose de Plodémet (1967), d’être cet ailleurs proche que les heures passées en deux-chevaux depuis Paris rendaient toujours plus étrangement différent17. Choisie par les protagonistes de la RCP parce qu’elle était dotée des critères canoniques de la périphéricité à travers la figure de l’isolat, la commune de Plozévet permettait la transsubstantiation d’un terrain en ce « lieu-surtout » (le terrain comme lieu de résolution de l’énigme anthropologique) et sa valorisation comme une périphérie positive. Minot était certes moins loin de Paris, mais beaucoup trop éloigné de l’Afrique, « le » continent des ethnologues français, pour que ses « dames » ne fussent reléguées, au sein d’un Laboratoire d’anthropologie sociale profondément masculin, à la lisière des grands débats qui irriguaient la discipline18. Faire du terrain, sans découvrir les vertus heuristiques du déplacement dans un espace lointain quand bien même il était lui aussi très localisé (la plupart des études demeuraient monographiques), c’était, dans un milieu extrêmement restreint, renvoyer le local hexagonal à une dimension subalterne et ériger, in fine, une partition entre des ethnologues plus ou moins patentés eu égard à ce qu’exigeaient les canons de l’anthropologie sociale : Christian Pelras qui arpenta Goulien ou Michel Izard qui rendit un mémoire de recherche sur Plozévet ne bâtirent pas leur carrière, à la suite de leur expérience finistérienne, sur des enquêtes menées en France…
8Deuxième catégorie : le local comme prolongement d’un état de fait (le fait de vivre, d’apprendre et de travailler quelque part). La déconcentration d’une ethnologie de spécialistes rémunérés par l’État et la multiplication des formations, surtout à partir du début des années 1970, eurent pour effet de multiplier les foyers ethnologiques. À partir du moment où Paris ne monopolisait plus la production du savoir anthropologique, faire ses armes pour des étudiants qui n’appartenaient plus exclusivement au monde des héritiers et qui trouvaient dans des universités de proximité filières et moyens de professionnalisation, c’était pouvoir travailler sur un milieu proche et a priori connu. Que le local, comme réassurance et comme compétence pratique, fût mâtiné d’une charge affective teintée souvent de nostalgie (l’urgence de sauver quelque chose), cela put être vrai et cela mériterait d’être documenté19. Qu’il fût une ressource commune avec laquelle il était d’autant plus facile de compagnonner que les deux décennies qui nous occupent furent aussi des années de requalification du local dans un sens bien plus appréciatif ne fait qu’ajouter à ce qu’il était d’emblée : une proximité d’évidence, la même que celle qui avait convaincu des centaines de folkloristes de collecter, surtout à partir des années 1880, des matériaux au plus près de chez eux. Troisième catégorie : le local de combat. Deux déclinaisons me semblent observables. Le local de combat put prendre la forme d’un local pour le local, soit une antépénultième déclinaison de l’idéologie localiste20. L’entreprise que mena Charles Joisten avec la création, en 1970, du Monde alpin et rhodanien n’y échappa guère. En voudra-t-on une preuve qu’on lira l’éditorial du premier volume (1973) qui ne disait guère autre chose : le périodique visait à régionaliser une ethnologie en fédérant des acteurs reliés par l’accréditation de l’existence d’un tout petit commun dénominateur (un local défini très évasivement). Y verra-t-on une réponse à la révolution copernicienne du domaine revuiste de l’ethnologie française après la naissance de la revue éponyme qui entendit changer les règles du jeu de l’espace des ethnologues (Ethnologie française naquit en 1971) ? Rien n’est moins sûr même si, dix ans après, l’éditorial du volume de 1982, qui célébra une décennie profuse, enfonça le clou en mobilisant à plusieurs reprises les mânes de Van Gennep : la revue entendait favoriser « la régionalisation des concepts [issus d’un “regard neuf” sur un terrain pourtant bien vieux] [qui] ne semb[ait] pas toujours aller de soi…21 ». Le local de combat put être aussi un local fer de lance. Autrement plus engagé, nationalitaire sous bien des aspects, le programmatique « Pour une anthropologie occitane » publié en 1972 par Jacques Lacroix et Daniel Fabre dans les Annales de l’Institut d’études occitanes, n’y allait pas par quatre chemins : comme un écho au texte présenté par Michel Rocard en 1966 à la Rencontre socialiste de Grenoble et intitulé « Décoloniser la province », la « décolonisation de l’anthropologie » s’appuyait ici sur une revalorisation du concept de folklore et la prise en compte des cultures des classes subalternes, et appelait ce faisant à la promotion « dans tous les lieux de socialisation – école, église, administration – [de] l’intérêt de l’anthropologie indigène22 ».
Sémantiques ethnologiques
9Complétons. Cette typologie, rudimentaire ne rend que très imparfaitement compte du sens que des ethnologues purent conférer au local. Une sociologie des agents permettrait évidemment d’en dire davantage. À défaut, on se contentera de quelques pistes. Nous avons la chance de disposer d’un état des lieux, l’« Organisation de l’ethnologie en France en 1968 », publié dans L’Homme en 1970. À l’orée des années 1970, l’ethnologie était le périmètre d’un tout petit nombre d’acteurs : 125 chercheurs avaient été recensés dans le Répertoire national de 1969 dont 14 qui se consacraient à la France métropolitaine. Outre La Sorbonne et Censier à Paris, les universités de Nanterre, Vincennes, Toulouse, Nice, Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Lille, Grenoble et Montpellier délivraient, dans les « métropoles d’équilibre », des certificats d’ethnologie. Par ailleurs, « des enseignements (gravitant autour de l’ethnologie) de Civilisation musulmane, Littérature bourguignonne, Langue et littérature celtes [étaie]nt dispensés à Aix, Dijon, Rennes23 ». En dépit de cet essaimage, Paris concentrait toujours le gros des troupes à la fois en termes d’effectifs de chercheurs statutaires et en termes institutionnels (École pratique des Hautes Études (5e et 6e section), Collège de France, musées de l’Homme, des Arts et traditions populaires). L’article de Véronique Campion-Vincent ne faisait toutefois pas l’impasse sur une galaxie bien plus étendue qu’il n’y paraissait : de nombreux musées (22 avaient été touchés par l’enquête de 1968) abritaient des collections d’ethnologie ; outre Arts et Traditions populaires qui était proprement mono-disciplinaire, des revues installées dans le champ scientifique ouvraient leurs colonnes à des travaux d’ethnologues ; surtout, les sociétés savantes, via leurs publications plus ou moins polymathiques, demeuraient des instruments essentiels dans la diffusion de toutes sortes de résultats. Résumons-nous : au tournant des années 1970, le tout petit monde des ethnologues qui travaillaient sur la France était traversé de multiples frontières qui étaient autant de lignes hiérarchiques : frontières entre ceux qui étaient à Paris, au cœur de ce qui constituait l’ingénierie scientifique et l’espace des débats intellectuels, et ceux qui n’en étaient pas ; frontières entre les amateurs et les spécialistes en une époque où les règles du champ scientifique orchestraient profils conformes et positions tant institutionnelles, sociales que topographiques ; frontières entre ceux qui enfourchaient avec plus ou moins d’appétit le tournant anthropologique de la discipline tel que le promouvait Ethnologie française et ceux qui restaient fidèles, par inertie des cadres dans lesquels ils évoluaient, par conformisme ou parce qu’ils y croyaient, à un folklorisme dont d’aucuns voulaient se défaire. Les années 1970 accentuèrent ces tendances ne serait-ce que parce que la spécialisation disciplinaire s’accompagna de la pluralisation des lieux où l’ethnologie se produisait et d’un accroissement des effectifs des étudiants et des encadrants. Pour autant, comme le souligna Françoise Zonabend dans sa contribution « Formation et recherche universitaire en ethnologie de la France24 », les enseignements étaient à la fois disparates et peu stabilisés (à Brest, par exemple, Donatien Laurent dispensait un enseignement de 3e cycle alors que le 2e cycle n’existait pas). La « dame de Minot » pouvait donc déplorer :
« Il n’est pas question de détacher l’ethnologie de la France de l’ensemble de la discipline anthropologique. Mais nous avons le désir, au sein de notre propre corporation d’être traités à égalité25. »
10Que firent dès lors les ethnologues du local et que fit le local aux ethnologues ? Jean Jamin publiait en 1979 La Tenderie aux grives chez les Ardennais du plateau. Un an plus tôt, Alban Bensa avait commis Les Saints guérisseurs du Perche-Gouët. Espace symbolique du bocage. Les Mots, la mort les sorts de Jeanne Favret-Saada était sorti en 1977. Soutenue en 1984, la thèse de Martine Segalen devint un livre (Quinze générations de Bas-Bretons) un an après. Premier terrain de jeu qui allait, ou non, conditionner un parcours scientifique, le local monographié recélait invariablement des propriétés (historiques d’abord : la monographie comme genre fétiche26) qui le garantissaient contre l’érosion de sa crédibilité. Qu’au surplus, les chercheurs en poste y fissent leur propédeutique ne pouvait créditer toujours un peu plus le local, surtout lorsqu’il était épicé du goût de l’éloignement dans l’espace et dans le temps, d’un increvable mystère à élucider. La floraison de revues à dominante ethnologique (pensons, pour la Bretagne, au Chasse-Marée, revue d’histoire et d’ethnologie maritime (1981) ou à Ar Men (1986)), outre qu’elle attestait un engouement pour des cultures que la focale ethnographique permettait, sur fond de vague patrimoniale, de cerner (il faudrait mener une enquête sur cette « vague » revuiste à mi-chemin entre publications savantes et publications grand public), alla d’ailleurs dans ce sens.
Division du travail
11Cette image est toutefois par trop irénique. Ce n’est pas parce qu’il fut un terrain d’entente, sous couvert de la doxa unificatrice de la monographie, que les investissements différenciés dans le local ne retentirent pas d’enjeux éminemment sociaux, et ce d’autant plus dans un pays comme la France où Paris demeurait l’épicentre du champ scientifique. Le Bulletin de la Société d’ethnologie française est un excellent sismographe de la répartition des rôles et de la division du travail. Il restitue des logiques territoriales qui sont aussi des logiques sociales. La SEF eut ainsi à cœur d’être présente, comme partenaire, sur tout le territoire : journées d’étude à Besançon en 1980 en liaison avec l’Association Folklore comtois et l’Association comtoise des arts et traditions populaires, colloque et table ronde à Nancy en 1981 pour célébrer l’extension du Musée Lorrain… À bien des égards, la SEF reproduisit ce que la Société des traditions populaires (STP) au milieu des années 1880 s’était ingéniée à être : un agrégateur de données et de forces vives qui, tout en misant sur le polycentrisme, contribua à conforter le centre de commandement parisien. La SEF n’était pas la STP, cela va sans dire. Il n’empêche que, dans le jeu des acteurs de l’ethnologie de la France tel qu’il s’organisa dans les années 1970, elle fut un réflecteur de la tension qui innerva les relations au local. Si l’on estime que le local est d’abord une affaire relationnelle et que la théorie des champs appliquée à l’espace littéraire peut donner des clés de lecture, alors on fera quelques hypothèses. La déconcentration institutionnelle de l’ethnologie de la France renforça la puissance d’évocation du local. Elle le renforça d’autant plus qu’il y avait matière à se tailler une réputation voire un pré carré à partir d’une position en périphérie. Un champ ethnologique secondaire put se nourrir d’une prime au local qui faisait écho à la montée en puissance de la proxémie et à la jouvence du terroir. À Brest, le Centre de recherche bretonne et celtique qui vit le jour en 1969 troqua rapidement son ambition interdisciplinaire, au diapason de ce que l’Université d’après Mai attendait des laboratoires de recherche, pour un projet éminemment localiste. Jean-Michel Guilcher et Donatien Laurent qui, pour des raisons différentes, avaient quitté le Paris ethnologue de Jean Cuisenier, incarnèrent la maturation de l’ethnologie à Brest. Plus qu’une ethnologie de la France, il s’agissait d’abord d’une ethnologie de la Bretagne et plus spécifiquement de la Bretagne bretonnante. Tandis que l’ethnologie volontariste de Cuisenier souhaitait embrasser la modernité, Guilcher proposait un séminaire sur la tradition et œuvrait à une monographie fleuve sur une commune morbihannaise, Languidic, prise pour exemple d’un monde qui avait (aurait) été perdu27. On pourra y voir une initiative à rebours des bases sur lesquelles la discipline entendait être (re)fondée. On y verra aussi ce qu’une position de non-parisianité permettait : la possibilité de s’adosser au local pour poursuivre une carrière, exercer un magistère ou se tailler une petite baronnie.
12Cette position fut-elle une position de repli ? Il est difficile de se prononcer à défaut d’une étude de grande ampleur. On proposera tout de même une hypothèse : la qualification « ethnologie du proche28 », qui trouva à s’épanouir au tournant des années 1980-1990, incuba au cours de la décennie précédente. Le syntagme, dont il serait bon de savoir où il nidifia, bénéficiait de plusieurs atouts : il renvoyait explicitement à une inscription spatiale ou à une proximité sociale dont la familiarité opérait pour le chercheur entre l’activation d’une ressource (être en « pays de connaissance ») et un processus de réduction de ses contemporains les plus immédiats à des « acteurs d’un univers social étranger29 ». Dans le cadre du « grand partage », il fonctionnait comme un signe de ralliement pour des scientifiques qui pouvaient, vis-à-vis de leurs collègues travaillant sur le lointain, l’utiliser moins comme un signe d’allégeance que d’appartenance à une communauté. Il garantissait au sein d’une ethnologie de la France travaillée par des enjeux épistémologiques et des traditions intellectuelles quelquefois conflictuelles, une justification d’une activité scientifique qui faisait du local un mortier, un « sens commun » d’autant plus puissant que le local, ce pouvait être partout et, partant, nulle part intellectuellement parlant.
13Une question reste en suspens et elle n’est pas mineure : être à la périphérie, géographiquement, conduisit-il à un autre regard sur la manière de faire de l’ethnologie ? Avançons quelques réflexions. Se confronter à cette question supposait que celle-ci fît partie de la boîte à outils utilisée par les acteurs pour qu’un point de vue puisse voir le jour. Rien n’est moins sûr compte tenu de ce que nous avons écrit plus haut : le local ne produisit guère une épistémologie du local. Fut-il, à l’instar de la sociologie, un « sport de combat » ? En d’autres termes, au sein du champ de l’ethnologie, un militantisme l’érigeant au rang d’une valeur cardinale aboutit-il à dessiller le regard au point que des résultats scientifiques en furent bouleversés ? Le terme de militantisme est certainement impropre. Pour autant, et différemment, les trajectoires de Georges Ravis-Giordani ou de Daniel Fabre firent aussi que le local ne fut pas qu’une valeur neutralisée sous couvert de n’être qu’un découpage. Qu’aurait été le Niolu de Ravis-Giordani sans son compagnonnage avec le marxisme et le Parti communiste français ? Qu’aurait été le Pays de Sault (le terrain d’une RCP) de Daniel Fabre sans l’occitanisme de ce dernier ? La meilleure prise en compte des dynamiques communautaires et de leur autonomie, que consacra, du côté des historiens, l’école pyrénéenne de l’intégration politique des campagnes au sein de l’État-nation, ne fut pas étrangère à ce que le local recéla ici : des façons singulières de faire société en un endroit donné de sorte que le communalisme fut objectivé comme le moteur de toutes sortes de dissidences30. Il ne s’agit pas de dire en l’espèce que le local fut un artifice ou une justification, par l’absurde, d’une autochtonie peu ou prou revendiquée, mais de rappeler combien il put devenir autre chose que ce qu’il avait coutume d’être : une duplication d’un ordre plus général (national si l’on veut) dont on continuait de traquer les singularités ou les conformités. De là à y voir le miroir de ce que la société n’était pas et aurait pu être (c’est toute la question des cultures subalternes de Gramsci à De Martino), il n’y a qu’un pas qui fit la différence entre ceux qui hypertrophièrent le terroir sous couvert de logiques quelquefois plus militantes que scientifiques et ceux qui le délocalisèrent au nom d’un comparatisme de bon aloi.
14Après tout, la question est peut-être mal posée. Plutôt que de la périphérie conçue à partir du prisme de la localisation géographique, partons surtout du principe que si l’esprit des lieux, ce n’est pas rien, la situation sociale, cela l’est plus encore (l’un n’étant pas exclusif de l’autre). Les sciences sociales du politique nous apprennent que la diversification des profils parlementaires crée les conditions de débats plus riches parce que les regards portés sur les questions sont bien plus variés. On fera donc l’hypothèse que la périphérie sociale dans laquelle vécut tel ethnologue put être le creuset pour des alternatives ou du moins des façons de voir et de faire autrement. Quand je parle de périphérie sociale, je ne parle pas seulement des fameux transfuges de classe mais de ces êtres qui, compte tenu de leur milieu, purent être ces « dilettante(s) émérite(s)31 » et sublimes à la manière d’un Georges Henri Rivière ou d’un Martin de la Soudière. En ethnologie comme ailleurs, la périphérie est aussi là où on ne l’attend pas forcément.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Agulhon Maurice, « Vues coulisses », dans Nora Pierre (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 9-59.
Agulhon Maurice, « Le centre et la périphérie », dans Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. 3 : Les France, t. 1 : Conflits et partages, Paris, Gallimard, p. 825-849.
Althabe Gérard, « L’ethnologue et sa discipline », L’Homme et la Société, no 95-96, 1990, p. 25-41.
10.3406/homso.1990.2456 :Bernot Lucien et Blancard René, Nouville : un village français, Paris, Institut d’ethnologie, 1953.
Campion-Vincent Véronique, « Organisation de l’ethnologie en France en 1968 », L’Homme, vol. 10, no 3, 1970, p. 106-124.
Chamboredon Jean-Claude, « Carte, désignations territoriales, sens commun géographique : les “noms de pays” selon Lucien Gallois », Études rurales, no 109, 1988, p. 5-54.
Chevalier Sophie, « The rise and fall of French “anthropology at home” », dans Sophie Chevalier (ed.), Anthropology at the Crossroads: The View from France, The Royal Anthropological Institute Country Series, vol. 1, Londres, Sean Kingston, 2015, p. 61-79.
Delannoi Gil, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.
10.3917/puf.delan.2018.01 :Grémion Pierre, Le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Seuil, 1976.
Hastings Michel, Halluin la Rouge, 1919-1939. Aspects d’un communisme identitaire, Lille, Presses universitaires de Lille, 1991.
Isambert François-André, Le Sens du sacré. Fête et religion populaire, Paris, Minuit, 1982.
Laurière Christine, « Georges Henri Rivière au Trocadéro. Du magasin de bric-à-brac à la sécheresse de l’étiquette », Gradhiva, no 33, 2003, p. 57-66.
Le Gall Laurent, Une discipline en trompe-l’œil. La galaxie folkloriste (1870-1914), mémoire inédit de l’HDR (garant : Gilles Pécout), 2 vol., École normale supérieure, 2013.
Le Gall Laurent, « Tombeau pour une ethnologie du proche ? », dans Simon Jean-François et Le Gall Laurent (dir.), Jalons pour une ethnologie du proche. Savoirs, institutions, pratiques, Brest, Presses du Centre de recherche bretonne et celtique, 2016, p. 7-37.
Morin Edgar, Journal de Plozévet. Bretagne, 1965, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001.
Müller Bertrand, « Écrire l’histoire locale : le genre monographique », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, no 9, 2003, p. 37-51.
Oiry Monique et Michel, Languidic, ce monde que nous aurions perdu. Une enquête au long cours, Brest, Presses du Centre de recherche bretonne et celtique, 2021.
Paillard Bernard, Simon Jean-François et Le Gall Laurent (dir.), En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
Peres Hubert, Individus entre village et nation. Une expérience identitaire dans la formation de la France républicaine, thèse de science politique (Albert Mabileau, dir.), 2 vol., Université Bordeaux 1, 1993.
Ploux François, Une mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries rurales à l’époque contemporaine (1830-1930), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
10.4000/books.pur.108464 :Poirier Jean (dir.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968.
Ravis-Giordani Georges, « Les enquêtes collectives en Corse. De Pieve e Paesi à l’Atlas ethnohistorique de la Corse », dans Paillard Bernard, Simon Jean-François et Le Gall Laurent (dir.), En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 333-344.
Rivière Georges Henri, « Musées et collections publiques d’ethnographie », dans Poirier Jean (dir.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, p. 472-493.
Simon Jean-François, « L’odeur des copeaux. Entre autosocio-analyse et ego-histoire, retour sur une intention de recherche », dans Simon Jean-François et Le Gall Laurent (dir.), Jalons pour une ethnologie du proche. Savoirs, institutions, pratiques, Brest, Presses du Centre de recherche bretonne et celtique, 2016, p. 331-349.
Soulet Jean-François, Les Pyrénées au xixe siècle. L’éveil d’une société civile, Bordeaux, Éditions Sud Ouest, 2004 [1987-1988].
Thiesse Anne-Marie, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, PUF, 1991.
Zonabend Françoise, « Des femmes, des terrains, des archives. Un retour réflexif sur les pratiques ethnographiques en anthropologie du proche », dans Laferté Gilles, Pasquali Paul et Renahy Nicolas (dir.), Le Laboratoire des sciences sociales. Histoires d’enquêtes et revisites, Paris, Raisons d’agir, 2018, p. 41-77.
Notes de bas de page
1 M. Agulhon, « Vu des coulisses ».
2 G. Ravis-Giordani, « Les enquêtes collectives en Corse. De Pieve e Paesi à l’Atlas ethnohistorique de la Corse ».
3 M. Agulhon, « Le centre et la périphérie ».
4 G. Delannoi, La nation contre le nationalisme.
5 S. Chevalier, “The rise and fall of French ‘anthropology at home’”.
6 L. Le Gall, Une discipline en trompe-l’œil. La galaxie folkloriste (1870-1914).
7 F.-A. Isambert, Le Sens du sacré. Fête et religion populaire, p. 31-34.
8 A.-M. Thiesse, Écrire la France. Le mouvement littéraire régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération.
9 H. Peres, Individus entre village et nation. Une expérience identitaire dans la formation de la France républicaine.
10 J.-C. Chamboredon, « Carte, désignations territoriales, sens commun géographique : les “noms de pays” selon Lucien Gallois ».
11 P. Grémion, Le Pouvoir périphérique. Bureaucrates et notables dans le système politique français.
12 M. Hastings, Halluin la Rouge, 1919-1939. Aspects d’un communisme identitaire.
13 B. Müller, « Écrire l’histoire locale : le genre monographique ».
14 L. Bernot et R. Blancard, Nouville : un village français.
15 G. H. Rivière, « Musées et collections publiques d’ethnographie », p. 479.
16 B. Paillard, J.-F. Simon et L. Le Gall (dir.), En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960.
17 E. Morin, Journal de Plozévet. Bretagne, 1965.
18 F. Zonabend, « Des femmes, des terrains, des archives. Un retour réflexif sur les pratiques ethnographiques en anthropologie du proche ».
19 J.-F. Simon, « L’odeur des copeaux. Entre autosocio-analyse et ego-histoire, retour sur une intention de recherche ».
20 F. Ploux, Une mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries rurales à l’époque contemporaine (1830-1930).
21 La rédaction, « Éditorial », p. 10.
22 Publication dans le numéro 6 des Annales de l’Institut d’études occitanes, 1972, p. 71-85, p. 83.
23 V. Campion-Vincent, « Organisation de l’ethnologie en France en 1968 », note 2 p. 117.
24 Article publié dans le 6e Bulletin de la Société d’ethnologie française, 1980, p. 389-392.
25 Ibid., p. 391.
26 En 1975, dans Ethnologie française, la typologie des livres reçus faisait cohabiter : 1-Bibliographie/2-Théories et méthodes/3-Généralités/4-Monographies nationales, régionales et locales.
27 M. et M. Oiry, Languidic, ce monde que nous aurions perdu. Une enquête au long cours.
28 L. Le Gall, « Tombeau pour une ethnologie du proche ? ».
29 G. Althabe, « L’ethnologue et sa discipline », p. 27.
30 J.-F. Soulet, Les Pyrénées au xixe siècle. L’éveil d’une société civile.
31 C. Laurière, « Georges Henri Rivière au Trocadéro. Du magasin de bric-à-brac à la sécheresse de l’étiquette ».
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine, université de Brest
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016