Pierres dressées et mâts-totem : le pilier comme vecteur de communication publique dans les sociétés pré-littéraires
p. 87-97
Résumés
Engagé dans une recherche de références ethnologiques dans le contexte d’une réflexion sur la signification du mégalithisme européen, nous avons été frappé par la diversité des circonstances dans lesquelles sont érigées des pierres dressées et la variété des messages dont elles constituent les supports. Dans certaines sociétés non-mégalithiques, à l’exemple des tribus indiennes de la côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord, les mêmes messages sont portés par des piliers en bois (les « mâts-totems »). D’autres sociétés, notamment en Afrique orientale, utilisent conjointement les deux types de supports. Dans des populations privées d’écriture, les piliers constituent, à côté de la communication orale, un support privilégié de transmission de la mémoire collective. Par leur biais, statuts (des vivants ou des morts), généalogies, épisodes mythologiques, événements – anodins ou marquants – de la vie de la communauté forment un paysage mémoriel beaucoup plus coloré et divers que ne le laissent supposer l’austérité apparente de nos mégalithismes fossiles européens.
Whilst engaging in research on the significance of European megalithism using ethnological references, we were struck by the diversity of the circumstances in which these stones were erected and by the messages they convey. In non-megalithic societies, for example the native tribes of the North-West coast of the United States, the same messages are conveyed using wooden totem poles. Other societies, in particular in East Africa, use both media. In oral societies, these pillars (and oral communication) which transcribe the collective memory : status (of the living and the dead), genealogies, myths, important or anodyne events of community life, make up a more colourful and more diverse memorial landscape than the supposedly more austere environment conveyed by European stone megaliths. (traduction Rebecca Peake)
Entrées d’index
Mots-clés : mât-totem, menhir, pierre dressée, mégalithisme
Texte intégral
1Nous entendons par « pierre dressée » tous les types de pierres dressées isolées dépourvues de fonction architectonique, décorées ou non. La catégorie, qui recouvre au fond ce que la tradition nomme « menhir », englobe donc les statues-menhirs, les pierres isolées et les pierres intégrées dans une structure de type alignement ou enceinte. Leur usage est largement répandu et partagé par plusieurs provinces mégalithiques préhistoriques et subactuelles, comme l’a naguère bien montré R. Joussaume (1985). Dans les études consacrées au mégalithisme néolithique européen, la discussion tourne généralement autour d’une gamme d’interprétations relativement étroite s’appuyant, traditionnellement, sur deux grands paradigmes : les pierres dressées comme stèles funéraires ou comme élément d’un alignement ou d’un observatoire à vocation astronomique. Le tout avec, au fond, fort peu de certitudes. Les liens avec le funéraire sont loin d’être aussi directs qu’on le laisse parfois entendre. Ainsi à Sion « Petit-Chasseur », toutes les stèles ont été trouvées en position secondaire, réemployées dans l’architecture de sépultures à coffres de pierres ; nous ne savons donc rien ni sur leur fonction originelle, ni sur leur lien chronologique avec les structures funéraires (parmi l’abondante bibliographie, voir en dernier lieu Corboud et Curdy 2009). Il en est de même pour les stèles aniconiques de la nécropole de Ventabren (Bouches-du-Rhône, Néolithique récent et final) (Hasler 1998 ; Hasler et al. 2002), elles aussi probablement réutilisées après une première « vie » que rien n’oblige à mettre en relation avec un contexte funéraire, et aussi, enfin, pour la célèbre série de Gavrinis, formée elle aussi de stèles réemployées (voir en dernier lieu Cassen et al. 2014) dont la fonction primaire demeure tout aussi énigmatique. Le cas des stèles du Néolithique final I d’Italie du Nord présente ceci d’intéressant qu’on en a trouvé récemment au sein de structures interprétées comme des sanctuaires (en dernier lieu Fedele 2013), sans connexion directe avec des installations funéraires. L’interprétation « astronomique » n’est, pour sa part, véritablement convaincante que pour un petit nombre de monuments, par exemple le grand sanctuaire de Stonehenge (dont les supports verticaux des célèbres tritlithons n’entrent d’ailleurs pas dans notre définition des pierres dressées).
2On trouve dans la littérature sur le mégalithisme européen d’autres interprétations plus générales : les pierres dressées comme représentations phalliques, ou encore l’idée d’une verticalité qui favoriserait la communication entre le monde sensible et le monde surnaturel. Certains ont également insisté sur l’efficacité médiatique du support « pilier », qui n’a pas échappé aux publicistes et aux propagandistes de toutes obédiences. Il s’agit là de généralités certes incontournables, mais sans grande utilité concrète. D’autres modèles plus ambitieux, certains ne s’appuyant que très marginalement sur les comparaisons ethnographiques (notamment : D’Anna et al. 2006 ; Cassen 2014 a et b), d’autres davantage (par exemple : Parker Pearson et Ramilisonina 1998 ou Cauwe 2014) ont été développés. Ils ne seront cependant pas discutés dans cet article dans lequel nous n’avons aucunement la prétention d’apporter une contribution directe à la question de l’interprétation du mégalithisme néolithique européen.
3Notre parti pris est ici, indépendamment de toute référence aux pierres dressées européennes et aux discussions qu’ont suscitées leur compréhension, de dresser un inventaire préliminaire des significations recueillies en contexte ethnologique. L’objectif n’est pas, comme dans le comparatisme « sauvage », de trouver des clés d’interprétations toutes faites qu’on pourrait transposer dans le mégalithisme néolithique européen, mais simplement, comme dans toute entreprise de ce type, d’élargir l’éventail des hypothèses auxquelles confronter les données recueillies sur les mégalithismes « fossiles ». Nous nous sommes donc livré, en marge d’un travail plus large sur les sociétés mégalithiques subactuelles, à une petite enquête ethnographique.
4Cette recherche n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Il faut la voir plutôt comme une série de sondages destinés à réaliser un inventaire préliminaire des fonctions observées dans les sociétés actuelles et subactuelles. Nous nous sommes intéressé à des sociétés qui ont pu être observées « vivantes », dans lesquelles voyageurs, missionnaires, soldats ou savants ont pu recueillir auprès d’informateurs autochtones des indications sur la signification et les contextes d’érection des pierres dressées. Les synthèses produites par R. Joussaume (Joussaume 1985 ; compléments dans Joussaume et Raharijaona 1985) et A. Gallay (2006) ont servi de point de départ à cette recherche. Pour ce qui est de l’Asie du Sud-Est, grand réservoir de données s’il en est, nous avons complété notre information en puisant dans les monographies de T.C. Hodson sur les Naga (1911), de E.E.W. Schröder sur les Nias (1917) et de C. Jannel et F. Lontcho sur les Toraja (1992), ainsi que dans deux articles de T. Sudarmadi (1999) et A.-M. Viaro (1984).
5Sans que cela soit une véritable surprise, nous avons été frappé par la très grande diversité des usages, que ce soit pour les circonstances dans lesquelles sont érigées des pierres dressées ou pour la variété des messages dont elles constituent les supports. Nous allons voir que cela nous mène bien au-delà de la fonction funéraire et des observatoires, et que la pierre dressée peut être vue, de manière générale, comme un des supports de mémoire utilisés par les sociétés dépourvues d’écriture.
Les données
6Les données recueillies proviennent d’une aire très vaste qui va de l’Afrique orientale à l’île de Pâques (fig. 1). Il existe bien d’autres concentrations de mégalithes de par le monde, mais elles correspondent à des mégalithismes fossiles, connus uniquement par le biais des recherches archéologiques. Commençons par passer en revue brièvement les différents contextes culturels pris en compte.
7Les Nagas de l’Assam, dans le Nord-Est de l’Inde, érigent des menhirs isolés ou groupées dans des alignements ou des structures circulaires délimitant des aires de danse utilisées notamment dans le cadre du culte des ancêtres (Hodson 1911). Certains menhirs sont de fait érigés en l’honneur des ancêtres ou de certains défunts, d’autres sont dressés dans le cadre de fêtes de prise de grade (ou « fêtes du mérite »). Ces dernières sont réservées à l’aristocratie locale ; l’érection des pierres constitue un des points culminants de ces cérémonies fastueuses exigeant des moyens très importants. Dans une des zones concernées, l’échelle des grades compte six niveaux ; chaque promotion suppose, de la part du postulant, l’organisation d’un banquet. Deux pierres – une pour lui, une pour sa femme – sont dressées devant sa maison lors de la fête d’accès au sixième grade (fig. 2). Traditionnellement, l’accès à certains grades supposait également l’exhibition d’une tête d’ennemi fraîchement coupée (Gallay 1995). À côté des pierres liées à ces cérémoniels ostentatoires individuels et aristocratiques ou utilisées dans le cadre des funérailles ou du culte des ancêtres, d’autres, dans une démarche plus collective, sont dressées pour commémorer des événements mythiques.
8L’île de Flores, en Indonésie, où existent par ailleurs des coffres funéraires mégalithiques, a livré au moins deux types de pierres dressées. Certaines, groupées en « fagots » et érigées à l’occasion de la mort d’un guerrier, représentent les ennemis qu’il a tués au combat, s’apparentant ainsi à des sortes de trophées symboliques. D’autres ont une signification religieuse, comme ces menhirs érigés aux deux extrémités des villages et associés à un culte solaire. Les pierres-trophées illustrent bien la diversité des significations : une pierre peut représenter le guerrier lui-même, d’autres les ennemis qu’il a occis, le dénominateur commun étant qu’elles célèbrent toutes deux la gloire de l’intéressé.
9Sur l’île de Nias, au large de Sumatra, on trouve un mégalithisme polymorphe, avec des sièges, des dalles horizontales servant de litières cérémonielles et des pierres dressées (Schröder 1917, Viaro 1984). Souvent sculptées, ces dernières sont érigées sur les places des villages, devant les maisons des nobles, soit à l’occasion de fêtes de prise de grade, soit lors de funérailles ; dans le second cas, les pierres servent de siège à l’esprit du mort. Certaines stèles anthropomorphes anciennes sont réputées être en relation avec le culte des ancêtres.
10Chez les Toraja de Sulawesi, toujours en Indonésie, le mégalithisme est essentiellement lié aux cérémonies funéraires. Lors des funérailles des membres de la noblesse, des menhirs sont dressés dans une aire cérémonielle. Ils ne sont pas directement associés à la sépulture, qui est installée dans une cavité creusée à flanc de falaise. L’érection du menhir fait partie d’un cycle cérémoniel complexe avec un grand déploiement de richesse et de puissance. Ce cycle est rythmé par les rites favorisant la libération des âmes du défunt : la première s’en va dans le premier bœuf sacrifié, la seconde dans l’effigie de bois du défunt qui sera exposée devant le caveau familial, la troisième dans ce menhir que l’on dresse dans l’aire sacrée juste avant que le corps ne soit conduit dans la tombe, dans le cadre d’une cérémonie impliquant des sacrifices de buffles et de cochons (Gallay 2011, Jannel et Lontcho 1992).
11À Madagascar, dans les ethnies Merina et Betsileo héritières des migrants austronésiens venus d’Indonésie, on trouve, parallèlement à des coffres funéraires mégalithiques, de nombreuses pierres dressées aux significations variées. Certaines sont érigées sur des plates-formes à caractère funéraire, où elles côtoient des piliers sculptés en bois et représentent un ancêtre fameux. D’autres, chez les Mérinas, se dressent auprès de la tombe du lignage, servant de substitut à un ancêtre décédé au loin dont le corps n’a pas pu être déposé dans la sépulture collective ; il est à noter que ces substituts sont tantôt en pierre, tantôt en bois. Dans la province d’Imerina, la limite des villages traditionnels est marquée par quatre mégalithes dressés aux quatre coins cardinaux ; on est là, comme à Flores, du côté de l’astronomique et du religieux, qui ne sont évidemment pas séparables. Mais il existe bien d’autres prétextes à l’érection de menhirs : commémoration d’une alliance politique, d’une déclaration de guerre ou d’une réconciliation, intronisation d’un prince, ou encore construction d’une résidence royale. L’érection des pierres s’inscrit donc, de manière courante, dans les cérémonies accompagnant les grands événements de la vie communautaire.
12En Polynésie, les pierres dressées sont en général liées aux fameuses plateformes cérémonielles appelées ahu sur l’île de Pâques, heiau à Hawaï et marae à Tahiti, dans les Tuamotou (fig. 3) ou à Samoa. Les statues anthropomorphes pascuanes (moai) sont érigées à la mémoire de personnages de haut rang ou représentent les ancêtres des lignages. L’ahu est un monument plurifonctionnel, mêlant les dimensions religieuse, funéraire et identitaire. À Tahiti et Samoa, on trouve à la fois des menhirs érigés sur la plateforme et des dalles dressées insérées dans son dispositif de délimitation.
13L’Éthiopie nous livre également un gros corpus partagé entre des mégalithismes soit complètement fossiles, soit fossiles mais encore vivants dans les mémoires, soit actuels. Chez les Arsi, on trouve des stèles à motifs géométriques directement associés aux tombes. Leur finalité est de célébrer la bravoure et la virilité du défunt, les conditions pour en être doté étant d’avoir tué un ennemi, d’avoir chassé avec succès un éléphant, un lion et un léopard et, enfin, d’avoir engendré des enfants, le nombre de ceux-ci déterminant le nombre de stèles. Chez les Konso, les pierres dressées se trouvent principalement dans deux contextes : premièrement des pierres couplées avec des tombes de grands guerriers se présentant sous la forme de grandes plateformes ; elles y sont associées à des statues de bois représentant le guerrier, ses femmes et, comme sur l’île de Flores, les ennemis qu’il a tués. Deuxièmement, des pierres dressées sur une place du village soit à l’occasion de cérémonie de passage d’une classe d’âge à une autre, soit pour commémorer des événements importants, par exemple des conflits.
14Là comme ailleurs, on remarque que les mêmes fonctions peuvent être remplies indifféremment par des piliers en pierre ou en bois. Cette substituabilité nous suggère que les sociétés non mégalithiques à piliers de bois doivent être associées à la réflexion globale sur la question des pierres dressées. Dans certaines tribus indiennes de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, par exemple, les fonctions assumées ailleurs par des menhirs le sont par des piliers en bois souvent appelés de manière réductrice mâts-totems. Ces derniers peuvent être des « mâts-tombeaux » qui abritent physiquement les os du défunt déposés dans un coffre posé au sommet du pilier érigé devant la maison du lignage. D’autres piliers sculptés plantés eux aussi devant la maison peuvent raconter l’histoire, mélange hagiographique de faits réels et mythiques, du lignage, et d’autres être dressés en l’honneur d’invités prestigieux. D’autres encore, dans un tout autre registre, sont érigés pour faire honte à une personne qui s’est abstenue de payer une dette. Le monument est alors appelé shame pole ; il signe l’un des rares cas où l’érection de piliers s’éloigne clairement de la dimension commémorative. Il y a donc une sorte de continuité entre les sociétés qui, pour exprimer une gamme de messages qui se recoupent largement, n’utilisent que la pierre, celles qui font appel au bois et à la pierre et celles qui, à l’image des tribus de la côte nord-ouest, n’emploient que le bois. On peut noter au passage que, si elle a bien sûr disparu des paysages, la mixité pierre-bois est bien attestée pour le mégalithisme néolithique européen. On sait aussi, depuis peu, qu’une partie au moins des pierres dressées du même complexe mégalithique portaient des décorations peintes (Bueno Ramirez et al. 2009, Bueno Ramirez et al. 2012). Mais l’ethnographie nous livre également des menhirs à décoration amovible, comme cette étonnante pierre dressée à vocation funéraire Gewada photographiée par J.-P. Cros et R. Joussaume il y a quelques années en Éthiopie et dont le caractère anthropomorphe est renforcé par la présence de véritables vêtements (fig. 4).
15À l’image des menhirs indonésiens abritant l’esprit d’un ancêtre, les pierres dressées sont donc, au moins dans certains cas, autre chose que de pesants monolithes commémorant des événements passés ; ils s’inscrivent dans le paysage comme des éléments vivants et agissants que l’on côtoie avec crainte et respect.
Discussion
16Les données exposées laissent apparaître des contextes d’érections relativement variés et une large gamme de messages. En voici une rapide récapitulation :
en contexte funéraire, le pilier peut représenter le mort lui-même, ses proches ou témoigner de sa bravoure et de sa virilité à travers la représentation ou l’évocation des ennemis ou des animaux dangereux qu’il a tués et des enfants qu’il a engendrés ; il peut également abriter les restes du mort ou, plus souvent, offrir un abri à son esprit, et donc servir de demeure à un ancêtre dont la présence en quelque sorte physique renforce le poids dans la vie du groupe ;
la représentation ostentatoire des hauts faits d’un individu se retrouve dans les pierres érigées, en Indonésie et en Assam, à l’occasion des cérémonies de prise de grade. Il s’agit de proclamer à la face du monde le prestige et la puissance d’un individu cette fois vivant. Le contexte est celui des ploutocraties ostentatoires d’A. Testart, où c’est, avant la bravoure au combat ou les prouesses cynégétiques, la richesse qui ouvre la voie à l’ascension dans l’échelle du prestige (Testart 2004) ;
d’autres pierres commémorent des événements, réels ou mythiques : elles marquent le lieu d’un épisode mythologique ou rappellent le souvenir d’une bataille, d’une déclaration de guerre, d’un traité de paix, de la conclusion d’une alliance, de la construction d’un édifice, d’une naissance aristocratique, d’une cérémonie d’initiation, de l’intronisation d’un dirigeant, etc. ;
quand ils sont décorés, les piliers, en pierre ou en bois, peuvent aussi raconter les hauts faits d’un lignage, ou servir à humilier un débiteur ;
des pierres dressées sont également partie prenante de dispositifs religieux ; ainsi ces blocs érigés aux confins des villages selon les points cardinaux, à Florès et à Madagascar ;
l’érection des menhirs peut s’accompagner de sacrifices animaux, comme dans les cérémonies funéraires Toraja ; certains servent de support à des rituels divers dont l’étude systématique reste à faire ; celles qui abritent les esprits des ancêtres peuvent être vues comme des éléments vivants et agissants du paysage familier ;
les pierres dressées et les piliers de bois sont toujours des monuments publics, même si certains célèbrent des mérites individuels.
17Ils peuvent être vus comme des supports de communication non-verbaux, avec, à première vue deux sortes de messages :
stèles funéraires et pierres de prise de grade servent d’instruments de glorification pour les élites dans le domaine austronésien (Madagascar, Indonésie, Mélanésie et Océanie) et en Assam ;
dans l’ensemble de notre domaine d’étude, d’autres piliers, à vocation commémorative, servent de support à la mémoire tribale.
18Mais cette opposition n’est pas aussi tranchée qu’il n’y paraît. En effet, ce que célèbrent les pierres de mémoire, ce sont les victoires de l’aristocratie, la naissance des princes, la construction de la résidence nobiliaire, tout comme les âmes dont l’érection du menhir funéraire toraja contribue à la libération sont les âmes des riches et les « mâts-totem » historiés de la côte Nord-Ouest racontent l’histoire, réelle mais aussi mythique, des lignages nobles, soulignant la relation particulière au monde des dieux et des esprits qui fonde leur puissance. C’est donc, de manière générale, la geste des puissants qui est comme inscrite dans le paysage grâce aux piliers de bois ou de pierre. Ces derniers se font en quelque sorte écho : la victoire commémorée par un menhir sera celle d’un ancêtre dont l’esprit réside dans un autre menhir érigé non loin de là. Ce personnage, et à travers lui le lignage auquel il appartient, sera donc doublement présent dans le paysage mémoriel dont les pierres dressées forment autant de jalons. Leur érection sert à proclamer le prestige des puissants, mais aussi, du fait de leur solidité et de la résistance des matériaux employés, à prolonger dans le temps le retentissement de l’événement qui fut le prétexte de leur érection et la gloire du commanditaire. À l’exaltation d’une fête destinée à marquer durablement les esprits, succède la fréquentation quotidienne d’un pilier commémoratif qui rappelle à la fois l’événement lui-même et les rapports sociaux (relations hiérarchiques) qu’il a permis de revivifier et de consolider.
19Nul autre événement ne témoigne de manière aussi éloquente de l’ambiance de compétition sociale exacerbée qui règne dans les sociétés concernées, au sein de systèmes où la valeur d’un individu se mesure à sa place dans l’échelle du prestige, où sa position dans la hiérarchie n’est pas garantie par des statuts politiques institutionnalisés et doit donc être constamment rappelée et raffermie par l’organisation de nouvelles fêtes et l’érection de nouveaux piliers. Il existe donc, manifestement, un lien entre les cultures à pierres dressées et certaines configurations socio-politiques. Un gouverneur de province d’un État centralisé n’a évidemment pas besoin de dresser une pierre tous les ans pour afficher sa position dans l’ordre de préséance, puisque son statut est inscrit dans le marbre de l’organisation étatique. Le pilier sert à conserver la mémoire du lignage et offre une version indurée, éventuellement historiée, des récits qui sont la matière du discours des griots ou des aèdes lorsqu’ils énumèrent, à l’occasion des fêtes, les hauts faits et la généalogie des puissants. Il témoigne d’une volonté pathétique de projeter vers le futur l’état des rapports de force qui prévaut au moment de son érection.
20De quel futur parlons-nous ? Quelle est la durée de cette mémoire des pierres et des piliers et, accessoirement, qui est chargée de la conserver ? Nous n’avons pas trouvé de travaux sur ce sujet, pour lequel certains villages indonésiens où cohabitent pierres « vivantes » et « fossiles » constitueraient des terrains idéaux. On peut cependant avancer sans trop de risque que, dans cette ambiance où le rang social doit être sans cesse réaffirmé, l’effacement de la mémoire des pierres dressées qui renvoient aux mérites individuels ou à l’histoire du lignage doit suivre de peu la disparition (ou la dégradation) de ce dernier. Dans le cadre de cette hypothèse, il faut envisager que les paysages mégalithiques et les configurations mémorielles qu’ils dessinent se renouvellent en permanence, montrant à un moment donné un mélange de pierres « mortes », celles des individus qui n’ont plus de descendants pour entretenir leur mémoire, et de pierres « vivantes » témoignant de l’état présent des rapports sociaux au sein de la communauté. Les pierres dressées à l’occasion d’une victoire collective, celles qui commémorent un événement mythique ou celles qui se dressent aux entrées des villages demeurent très probablement « actives » beaucoup plus longtemps. Leur destin à toutes est, sur la longue durée, au rythme des changements civilisationnels, de se voir investies de contenus nouveaux sans rapports avec les motivations qui furent celles de leurs commanditaires. Toute la force du médium « pilier » est dans cette capacité à dialoguer avec des imaginaires successifs.
21Cette manière de fixer la mémoire et de rendre tangible l’ordre social en dressant des piliers a probablement été beaucoup plus répandue que nous ne le laisse entrevoir la répartition chronologique et géographique des grandes provinces mégalithiques. Les sociétés anciennes qui, à l’image des Indiens de la Côte Nord-Ouest, ont choisi de « communiquer » exclusivement à travers des piliers de bois resteront forcément à l’écart de nos inventaires. Un examen superficiel des données ethnologiques disponibles montre cependant que ce choix est loin d’être aussi répandu qu’on pourrait le penser. Il s’agit donc bien d’un mode de communication spécifique, historiquement et culturellement situé, et qui mériterait de ce fait que l’on s’y intéresse davantage afin de mieux en saisir la signification et les modalités de fonctionnement. La place des pierres dressées au sein des sociétés dites « mégalithiques » vivantes mériterait également un surcroît d’investigations. Au sein du corpus examiné, le spectre va des groupes – par exemple les Arsi et les Konso d’Éthiopie – pour lesquels le pilier est la seule manifestation mégalithique – à ceux où il ne constitue qu’un type de construction parmi d’autres. Le lien entre les seconds et les populations de langues austronésiennes disséminées entre l’île de Pâques et Madagascar (fig. 1), naguère suggéré par H. Geldern, paraît indiscutable (Geldern 1945). Une analyse détaillée des modalités de propagation et de la chronologie de cette tradition mégalithique spécifique pourrait être d’un grand secours pour la compréhension du mégalithisme néolithique européen.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bueno Ramírez P., Balbín Behrmann R. de, Barroso Bermejo R. (2009). Pintura megalítica en Andalucía. in Cruz-Auñón Briones R. et Ferrer Albelda E., dir., Estudios de Prehistoria y Arqueología en homenaje a Pilar Acosta Martínez, Universidad de Sevilla, Sevilla, p. 141-170.
Bueno Ramírez P., Balbín Behrmann R. de, Barroso Bermejo R., Laporte L., Gouezin P., Barroso Bermejo R., Hernanz Gismero A., Gavira-Vallejo J.M. & Iriarte Cela M. (2012). Paintings in Atlantic Megalithic Art : Barnenez. Trabajos de Prehistoria 69, nº 1, enero-junio 2, p. 123-132.
Cassen S. (2014). Sites de Passage (1), Le modèle carnacois des pierres dressées à l’épreuve des rivières, des lacs et des montagnes (France, Suisse, Italie). in Entre archéologie et écologie, une préhistoire de tous les milieux, Mélanges offerts à Pierre Pétrequin, Annales littéraires de l’Université de France Comté, Presses universitaires de Franche Comté, p. 281-302.
10.4000/books.pup.4809 :Cassen S. (2014) Sites de passage 2, Le modèle carnacois des pierres dressées à l’épreuve des steppes, des courses et des légendes. in Robin G. et al., (dir.), Fonctions, utilisations et représentations de l’espace dans les sépultures monumentales du Néolithique européen. Actes du colloque international, Aix-en-Provence, 8-10 juin 2011, Préhistoires Méditerranéennes, supplément n° 3.
Cassen S., Grimaud V., Lescop L., Marcoux N., Oberlin C. et Guirec Q. (2014). The first radiocarbon dates for the construction and use of the interior of the monument at Gavrinis (Larmor-Baden, France). PAST 77, July 2014, p. 1-4.
Cauwe N. (2014). Megalith of Ister Island. In Besse M. (dir.), Around the Petit-Chasseur Site in Sion (Valais, Switzerland) and New Approaches to the Bell Beaker Culture. Proceedings of the International Conference held at Sion (Switzerland) October 27th – 30th 2011, Oxford, Archeopress, p. 321-330
Corboud P. et Curdy P. (dir.) (2009). Stèles préhistoriques. La nécropole du Petit-Chasseur à Sion. Musées cantonaux du Valais, Sion, 119 p.
D’Anna A., Guendon J.-L., Pinet L., Tramoni P. (2006). Espaces, territoires et mégalithes : le Plateau de Cauria (Sartène, Corse du Sud) au Néolithique et à l’Âge du Bronze. in Duhamel P. (dir.), Impacts interculturels au Néolithique moyen, Actes du 25ème colloque interrégional sur le Néolithique, Dijon, octobre 2001, Revue archéologique de l’Est, 25ème supplément, p. 191-213.
Fedele F. (2013). Il sito cerimoniale di Anvòia a Ossimo (Valcamonica). in Marinis R.C. de (dir.), L’Età del Rame. La Pianura Padana e le Alpi al tempo di Ötzi, Catalogue d’exposition, Massetti Rodella Editori, Roccafranca, p. 197-207.
Flannery K. & Marcus J. (2012). The creation of inequality : how our prehistoric ancestors set the stage for slavery, monarchy and empire. Harvard University Press, Cambridge & London, 648 p.
10.4159/harvard.9780674064973 :Gallay A. (1995). Mégalithisme et chefferie : approche transculturelle. in Gallay A. (dir.), Dans les Alpes à l’aube du métal. Archéologie et bande dessinée, Sion, Catalogue édité par les Musées cantonaux du Valais, p. 163-171.
Gallay A. (2011). Une approche anthropologique de la notion de bien de prestige. Bulletin d’études préhistoriques et archéologiques alpines, vol. XXI, Société valdôtaine de Préhistoire et d’Archéologie, p. 29-43.
Gallay A. (2006). Les sociétés mégalithiques. Pouvoir des hommes, mémoire des morts. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, Coll. « Le Savoir Suisse », 139 p.
Hasler A. (1998). Les stèles de la nécropole tumulaire néolithique de Château-Blanc (Ventabren, Bouches-du-Rhône), Archéologie en Languedoc 22, p. 105-112.
Hasler A., Collet H., Durand C., Chevillot P., Renault S. et Richier A. (2002). Ventabren – Château Blanc. Une nécropole tumulaire néolithique. in Gutherz X. (éd.), Archéologie du TGV Méditerranée. Fiches de synthèse, tome 1 : La Préhistoire, p. 227-238.
Heine Geldern R. (1945). Prehistoric Research in the Netherland Indies. in P. Honig P. & Verdoorn F. (dir.), Science and Scientists in the Netherlands Indies (New York : Board for the Netherlands Indies, Surinam and Curaçao, 1945). Reprint : (New York : Southeast Asia Institute, 1945), p. 129 – 167.
Hodson T. C. (1911). The Naga tribes of Manipur. London, Macmillan & co., 212 p.
10.2307/199928 :Jannel C. et Lontcho F. (1992). Les Toraja d’Indonésie. Paris, Armand Colin, 161 p.
Joussaume R. (1985). Des dolmens pour les morts. Les mégalithismes à travers le monde. Paris, Hachette, 398 p.
Joussaume R. et Raharijaona V. (1985). Sépultures mégalithiques à Madagascar. Bulletin de la Société préhistorique française, vol. 82, p. 431-451.
10.3406/bspf.1985.8652 :Parker Pearson M., Ramilisonina 1998, Stonehenge for the ancestors : the stones pass on message, Antiquity, t. 72, n° 276, p. 308-326
Renfrew C. (1984). Islands out of time. in Renfrew C. (dir.), Approaches to social archaeology, Edinburgh University Press, p. 200-224.
Schröder E.E.W. (1917). Nias : ethnographische en historische aanteekeningen en studiën. Leiden, 866 p.
Sudarmadi T. (1999). A semiotic approach on indonesian megalithihs study, Humaniora, vol. 12, p. 73-81.
Testart A. (2005). Eléments de classification des sociétés. Ed. Errance, Paris, 159 p.
Viaro A. M. (1984). Nias : habitat et mégalithisme. Archipel, vol. 27, p. 109-148.
10.3406/arch.1984.1884 :Annexe
Illustrations
Auteur
Université de Strasbourg, UMR 7044 du CNRS, Institut Universitaire de France
Université de Strasbourg, MISHA
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016