Un monde d’amateurs révélé par une collection : le musée Miln et l’archéologie préhistorique à Carnac autour de 1900
Résumé
À partir de l’exemple des donateurs du musée Miln, qui ouvre ses portes à Carnac (Morbihan, France) en 1882, cet article évoque la diversité sociale des collecteurs d’objets préhistoriques dans la France rurale du xixe siècle. Il met en lumière la richesse des collections actuelles et de leurs archives comme sources pour écrire une histoire sociale et culturelle des sciences plus dense et plus complexe. Cette histoire prend en compte toute la gamme des acteurs qui contribuent localement à la construction des savoirs. Beaucoup d’entre eux ne sont pas visibles dans les sources publiées, y compris celles qui émanent des sociétés savantes provinciales, et constituent des cas limites qui interrogent la catégorie même d’« amateur en sciences ».
Texte intégral
1À partir d’une collection, notamment du croisement des objets qu’elle conserve et des archives, il est possible de restituer la diversité des figures de collecteurs d’objets et d’amateurs en archéologie dans un territoire de la France rurale du xixe siècle. Certaines de ces figures échappent à une histoire des sciences fondée classiquement sur les sources publiées, y compris celles que produisent les sociétés savantes locales. Aussi la prise en compte des collections actuelles comme sources pour une histoire des amateurs en science est-elle précieuse. Elle donne accès à une histoire sociale et culturelle plus dense et plus complexe, en restituant toute la gamme sociale des acteurs locaux de l’archéologie. Les collections et les archives du musée de Préhistoire Miln – Le Rouzic de Carnac serviront de point de départ et d’illustration à ce propos12.
2Le musée Miln, qui ouvre ses portes en 1882 à Carnac dans le Morbihan, est atypique à bien des égards dans la France de la fin du xixe siècle. Il n’est pas directement lié à l’activité d’une société savante, puisque la plus active d’entre elles dans les environs, la Société polymathique du Morbihan, est basée à Vannes, à une trentaine de kilomètres, où elle possède ses propres collections (Le Pennec 2011). Le musée n’a pas non plus statut de collection privée, ouverte au public par son propriétaire, comme il en existe encore de nombreuses. Sur la côte sud de la Bretagne, les séries minéralogiques que le comte Michel Louis François Marie Chanu de Limur (1817-1901), membre de la Société polymathique du Morbihan et de la Société géologique de France, a réunies dans son hôtel particulier de Vannes (Gendry 2020 : 63) ou bien encore la collection archéologique et artistique rassemblée par Paul du Chatellier (1833-1911) au château de Kernuz dans le Finistère (Coativy 2006) en sont deux exemples alors renommés. Le musée de Carnac est, quant à lui, issu du legs à la commune, par James Miln (1819-1881), un riche amateur écossais, d’une collection et de fonds destinés à la construction d’un local pour l’héberger. Il est donc public et, autre originalité pour un musée de ce type, il se situe dans un bourg qui compte à l’époque environ 3 000 habitants, non dans une ville, moyenne ou grande. Ce musée de village s’inscrit en outre dans un espace dont la transformation par le tourisme s’accélère.
3L’économie carnacoise ne dépend pas alors de cette seule activité ; l’agriculture et l’ostréiculture sont deux autres sources importantes de revenus. Mais l’impact du tourisme est renforcé par l’arrivée du chemin de fer en 1882 à Plouharnel, village distant de quelques kilomètres. Or, jusqu’à la création de la station de Carnac-plage autour de 1900, l’attrait touristique du bourg n’est pas balnéaire, mais archéologique et ethnographique (Le Bouëdec, 2021). Les visiteurs viennent y contempler les mégalithes et observer les modes de vie de paysans perçus comme des fossiles vivants, dont la langue et les coutumes feraient remonter l’origine à des temps qui se confondraient avec l’âge des pierres elles-mêmes. Le musée Miln est associé à cette activité touristique, à laquelle il contribue. Il accueille avant 1914 un nombre moyen de 1 700 visiteurs annuels dont la répartition dans l’année souligne le lien étroit avec le tourisme régional, avec un pic marqué en août3.
4C’est à partir de ce musée que cet article propose d’observer, « au ras du sol » pour reprendre l’expression de Jacques Revel (Revel 1989), l’impact de l’archéologie sur un territoire rural de la France de la fin du xixe siècle. Les collections et les archives qui y sont rassemblées permettent en effet de saisir ce que d’autres sources, plus surplombantes, ne permettraient pas : une variété de collecteurs d’objets, dont certains échappent à une histoire des sciences fondée plus classiquement sur les sources que produisent les institutions. Grâce aux inventaires manuscrits et aux catalogues, les équipes du Musée de Carnac ont établi une liste de soixante-treize noms de donateurs, dépositaires ou vendeurs d’objets entre 1882 et 1914. Comme cela est souvent le cas dans ce type d’enquêtes (par exemple Coulon 2001), un certain nombre d’entre eux (22 %) n’a pas pu être identifié plus avant. Mais les autres permettent d’esquisser une typologie de profils qui, par leur variété, interrogent la notion même d’amateur en incarnant autant de cas limites.
Grands amateurs
5Un premier groupe de donateurs est constitué de représentants des élites nationales et internationales. Figures centrales dans l’historiographie des collectionneurs, donateurs et mécènes du xixe siècle, ils sont représentés à Carnac comme dans la très grande majorité des musées.
6Parmi eux, une place à part revient à James Miln dont la donation est à l’origine du musée. Détenteur d’une importante collection privée dont le cœur est constitué de vestiges découverts dans des fouilles réalisées à Carnac entre 1874 et 1880, Miln (puis son frère qui est son légataire) a le souci de pérenniser la collection au-delà du décès de son propriétaire en la transférant du domaine privé au domaine public, mais aussi d’assoir la mémoire du collecteur de manière durable grâce à une institution qui porte son nom. Bien que beaucoup de collections privées du xixe siècle aient été dispersées, notamment par ventes aux enchères (pour la préhistoire, voir Saint-Raymond 2019), le destin de celle de Miln obéit à une logique engagée depuis l’époque moderne comme l’ont montré les travaux de Krzysztof Pomian (Pomian 1987). Son cas peut être comparé à d’autres contemporains d’envergure nationale, tels Guimet et Cernuschi (Chang 2013), ou locale, tel Joseph Denais à Beaufort-en-Anjou, pour rester dans l’ouest de la France et dans un village (Weygand 2018).
7Héritier de vastes domaines en Écosse, pratiquant les arts et la photographie, Miln incarne un type d’acteurs que leurs moyens personnels, leurs loisirs et leurs réseaux autorisent à pratiquer les sciences à un niveau qui les situe sur le même plan que les professionnels (Richard, Viraben 2023). En témoignent les publications de Miln, luxueuses monographies richement illustrées, parues en France et au Royaume-Uni avec la collaboration d’illustrateurs renommés (Miln 1877, 1881). Membre de la Société des antiquaires d’Écosse avant son arrivée en Bretagne, inséré dans les réseaux très élitistes des pionniers de la photographie victorienne (Sieberling 1986)4, Miln dispose de ressources sociales et économiques suffisantes pour ne pas avoir besoin de l’appui des réseaux érudits locaux. Il n’est pas un membre actif de la Société polymathique du Morbihan qui coordonne alors les activités de la majorité des amateurs locaux. Il ne figure que brièvement, entre 1875 et 1878, dans la liste des membres correspondants et honoraires, il ne publie aucun article dans son bulletin, et son élection comme vice-président en janvier 1881, peu de temps avant sa mort, doit sans doute plus à l’intérêt que pourrait représenter sa collection pour le musée archéologique de la société qu’à l’importance de ses activités au sein de l’association (Closmadeuc 1878 : 113).
8Représentatif des antiquaires et artistes d’outre-Manche qui visitent la Bretagne de manière régulière, résidant à Carnac plusieurs mois par an, Miln répond parfaitement à la définition que des historiens des sciences ont proposée des « grands amateurs » dont les pratiques se distinguent peu de celles des professionnels (Chapman 1998).
Mécènes
9Certains donateurs de Carnac ont quant à eux des profils similaires à ceux qui donnent aux grands musées nationaux ou municipaux (par exemple au Louvre et à Chicago, Long 2007). Depuis l’entre-deux-guerres, les noms de plusieurs d’entre eux figurent dans l’entrée du musée, sur une plaque des « bienfaiteurs ».
10Dans cette liste figure Charles Keller (1843-1913). Ingénieur de formation, Keller se lie à la fin des années 1860 aux courants anarchistes, notamment à Bakounine et à Élie et Élisée Reclus. Il combat aux côtés des communards et se réfugie à Bâle après avoir été blessé en mai 1871. Après l’amnistie des insurgés, il s’installe à Nancy, où il dirige une entreprise. Marié à Mathilde Roederer, nièce du négociant en champagne et héritière d’une importante fortune, il appartient aux cercles progressistes nancéens, dont l’une des figures les plus connues est celle d’Émile Gallé, et contribue à fonder l’Université populaire locale (Birck 1988, Francfort 2015)5. La famille Keller visite le musée de Carnac pour la première fois en août 18956 et une correspondance entre Charles et le gardien du musée Miln, Zacharie le Rouzic (1864-1939), débute au printemps 1897. Elle se poursuit jusqu’à la mort de Keller. Dès 1897, celui-ci accorde chaque année des subventions à Le Rouzic afin qu’il réalise des fouilles. Devenu propriétaire d’une villa à Carnac, Keller se joint aux recherches archéologiques de son protégé durant l’été. En 1910, il subventionne la construction d’une nouvelle salle destinée aux moulages dans le musée.
11La figure de Charles Keller illustre bien le rôle des mécènes dans le développement des musées à la fin du xixe siècle : son action est typique des élites républicaines de gauche qui lient institution muséale et éducation populaire. La relation entre Keller et Le Rouzic relève d’ailleurs de cette logique. Le premier finance les activités archéologiques du second, mais fait aussi son éducation, en lui adressant des ouvrages sur la préhistoire et sur la politique7, aidant à la transformation d’un simple gardien de musée en un archéologue reconnu et en un acteur de la vie politique locale (Bailloud, Wilhelm-Bailloud 2014). Inséré dans la vie culturelle nancéenne, Keller est un compagnon de route de l’École de Nancy et compose des chansons politiques. Sa pratique de l’archéologie est marginale et il n’a pratiquement rien publié sur la préhistoire, si ce n’est un article dans la Revue d’anthropologie en 1905 et une brochure co-signée avec Le Rouzic (Keller 1905, Le Rouzic, Keller 1910). Keller est donc l’un de ces cas limites qui interrogent les frontières du monde des amateurs en sciences. Il ne peut être qualifié que d’archéologue amateur occasionnel, mais dans le même temps, il joue un rôle majeur dans l’animation et le développement des recherches à Carnac.
12L’attrait touristique de la région est ce qui a amené Keller à Carnac et le développement balnéaire explique la récurrence de ses séjours. Ce sont les mêmes raisons qui expliquent la venue d’Olivia Yardley Bowditch (1842-1928), sœur d’un riche médecin bostonien, et de son amie peintre Alice Marion Curtis (1847-1911). Elles visitent le musée dans les années 1890 et financent une vitrine pour une tombe en coffre. Habitantes de Beacon Hill, le quartier le plus chic de Boston, les deux amies appartiennent aux élites philanthropiques américaines qui donnent alors profusément aux musées des deux côtés de l’Atlantique (Long 2011). Donatrices et mécènes, elles se situent hors du monde des amateurs en archéologie, dans une position qui ne présente pas les mêmes ambiguïtés que celle de Keller. Mais elles ont contribué, comme Keller, au développement local des recherches en subventionnant, en 1900, l’une des fouilles importantes de Le Rouzic, dans le tumulus Saint-Michel. Ce dernier écrit en effet aux deux demoiselles en mai 1900 afin de leur demander une aide financière qui viendrait compléter les sommes fournies par le musée et par Keller. Elles se chargent de contacter des compatriotes ayant visité le musée Miln et recueillent 500 francs auprès de dix mécènes bostoniens8. Ces noms s’ajoutent à ceux de Bowditch et Curtis pour dessiner un réseau cosmopolite de soutien à l’archéologie locale, centré sur le musée et sur son gardien, connectant, grâce au tourisme, un village de Bretagne aux mondes de la philanthropie internationale.
Élites locales, savantes, économiques et politiques
13Bien que les grands amateurs et mécènes aient joué un rôle majeur dans la création et dans l’évolution du musée Miln avant 1914, ils représentent une minorité dans la liste des donateurs. Plus nombreux sont les représentants des élites locales dont les dons obéissent à d’autres motivations. Comme l’ont révélé les nombreuses études de cas réalisées sur des musées de province en France, jouent ici avant tout des enjeux symboliques de légitimité, de hiérarchies sociales et de réputation à échelle locale. Ils prennent souvent le pas sur les principes plus abstraits du soutien aux sciences et aux arts de la philanthropie internationale et, dans une moindre mesure, sur les idéaux politiques associés à l’éducation populaire (pour deux études récentes concernant des musées de sciences, voir Dubald 2019, Percheron 2017). Ainsi le soulignent Bernadette Saou-Dufrêne et Amel Djenidi à propos des donateurs des musées d’Alger :
« Quelle que soit l’époque envisagée […], les dons montrent une relation spéculaire du donateur au musée : le musée comme instrument de représentation de soi est, dans cette perspective, aussi un instrument de tri. » (Saou-Dufrêne, Djenidi 2017 : 168)
14Parmi les donateurs engagés dans des stratégies locales de distinction et de reconnaissance, certains se caractérisent par leur activité savante. Ils appartiennent, de plein exercice, au monde des amateurs qui animent l’archéologie provinciale au xixe siècle. Ils sont le plus souvent membres de sociétés savantes, notamment, dans le cas de Carnac, de la Société polymathique du Morbihan. Ils ont fréquemment fait des donations à d’autres musées locaux, tel le musée archéologique de l’association vannetaise. De même que pour les artistes qui cèdent gracieusement des œuvres aux musées des beaux-arts, leur don a ici à voir avec des questions de légitimation. Tel est le cas, parmi d’autres, de l’abbé Jean-Joachim Collet (1835-1896)9. Membre de la Société polymathique du Morbihan depuis 1868, il donne au musée de l’association et à Carnac des objets trouvés dans plusieurs fouilles réalisées dans les environs de Saint-Pierre de Quiberon, puis de Plœmel où il exerce la fonction de vicaire (par exemple Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, 1871 : 194). Également collecteur de traditions populaires, auteur d’une notice historique sur Plœmel (Collet 1887), Collet est représentatif de ces abbés érudits, que leur hiérarchie encourage à rédiger des monographies locales afin qu’ils s’intègrent dans leurs paroisses (Ploux 2011). Parfois issus de milieu modeste, comme c’est le cas de Collet, ces abbés trouvent dans l’érudition un tremplin pour leur ascension sociale. Leur intégration dans les sociétés savantes locales constitue une étape importante dans cette trajectoire et les dons aux musées locaux relèvent de cette stratégie.
15D’autres donateurs représentent les élites économiques et politiques locales. Ils sont engagés, d’une part, dans la promotion touristique de la localité comme facteur de développement économique et, d’autre part, sont les animateurs d’une vie municipale dont l’importance politique au xixe siècle est bien connue. Or, lorsqu’il s’agit de la préservation des sites, l’archéologie est une affaire éminemment politique. Les élites municipales de Carnac sont ainsi fortement engagées, dans un sens favorable ou défavorable au gré des changements de majorité, dans les longues procédures qui mènent à l’achat par l’État d’une partie des alignements dans les années 1880. Ces membres des équipes municipales sont le plus souvent juges et parties, car ils sont propriétaires de terrains concernés par les procédures. Leurs dons au musée relèvent ainsi des logiques de l’évergétisme local et d’un intérêt bien entendu. Ces donateurs sont aussi parfois archéologues amateurs et peuvent ainsi se confondre avec la catégorie précédente. Alexandre Gressy (1831-1885) en est un exemple. Docteur en médecine et pionnier de l’ostréiculture en Morbihan, il a été maire de Carnac, puis conseiller général du Morbihan pour le canton de Quiberon de 1877 à son décès en 1885, sous l’étiquette « Républicains ». Il œuvre au sein du conseil municipal pour que la protection des alignements soit prise en charge par l’État10. Il est lui-même propriétaire de plusieurs parcelles vendues en 188211. Il est aussi un archéologue amateur, membre de la Société polymathique du Morbihan. Donateur et dépositaire d’objets préhistoriques à Carnac et à Vannes, il possède une petite collection privée dont son inventaire après décès garde la trace12.
16Ces élites locales constituent le cœur social de ceux qui pratiquent les sciences en amateurs au xixe siècle (Chaline 1995, Gerson 2003). Beaucoup sont ou ont été un temps membres d’une société savante et leurs noms figurent dans les bulletins de ces associations. Tel n’est pas le cas d’un autre ensemble de donateurs plus modestes que les sources classiques des historiens de l’archéologie en province au xixe siècle – fonds d’érudits ou des sociétés savantes – ne permettent pas en général de saisir. Ils sont pourtant autant acteurs locaux de l’archéologie, parfois sous une forme minimale, et interrogent, de manière complexe, la frontière sociale et culturelle inférieure du groupe des amateurs.
Petite bourgeoisie locale, catégories populaires
17Parmi eux figurent des acteurs locaux du tourisme qui rassemblent des collections d’importances variées, dont des pièces aboutissent au musée. Ils entretiennent avec l’archéologie des rapports divers, certains se situant parmi les érudits amateurs alors que d’autres en sont éloignés. Dans la région de Carnac, le plus connu est Félix Gaillard (1832-1910), propriétaire de l’Hôtel du Commerce à Plouharnel, qui donne et vend plusieurs pièces au musée. Il a épousé la fille du propriétaire de l’hôtel local, qui possède déjà une petite collection dont la pièce maîtresse est un collier ou brassard en or découvert dans l’exploration du dolmen de Rondossec. Gaillard est un archéologue amateur qui fouille plusieurs sites des environs et photographie les vestiges. Il enrichit ainsi la collection de l’hôtel (Crowhurst, Gaillard 2004). Il fonde la publicité de son établissement sur cette collection, hébergée dans une pièce dédiée et appelée par les contemporains « musée de Plouharnel » ou « musée de l’Hôtel du Commerce ». Accueillant des archéologues et des visiteurs célèbres, Gaillard est un intermédiaire essentiel sur le terrain et joue un rôle similaire à ceux que les promoteurs d’une histoire globale des sciences appellent des go-betweens ou des knowledge brokers (Schaffer et al. 2009). Issu du monde du commerce, faisant pour partie un usage commercial de l’archéologie, il reste toutefois aux marges des mondes érudits. Il n’est admis à la Société polymathique du Morbihan qu’à la faveur de l’admission de Don Pedro, l’empereur du Brésil, qui visite la région et réside dans son hôtel en 1877. Ses relations avec Henri Martin, qui préside alors la sous-commission des monuments mégalithiques, lui permettent cependant d’être admis à la Société d’anthropologie de Paris. Relativement bien documenté, le cas de Gaillard et de son musée d’hôtel n’est pas unique. Madame Lautram, propriétaire de l’Hôtel des voyageurs à Carnac – celui où descend Miln à partir de 1873 et dans lequel il héberge sa collection jusqu’à la création du musée –, possède plusieurs perles et pendeloques en callaïs trouvées au tumulus Saint-Michel pendant des fouilles réalisées par la Société polymathique du Morbihan dans les années 1860. Ces pièces sont déposées au musée avant 1885. Madame Lautram donne également le terrain sur lequel est érigé le musée. La base de données signale aussi le cas de Monsieur Rio, tenancier d’un café proche, qui y expose plusieurs haches polies, dont certaines sont déposées au musée avant 1885. Les sources manquent pour décrire avec précision ces petites collections et leurs propriétaires sans prénoms, mais elles sont parfois présentées succinctement dans des guides ou des récits de voyage (par exemple Lukis 1875).
18Pour ces acteurs, l’archéologie est un enjeu économique : la collection est conçue comme produit d’appel, permettant d’attirer les curieux dans leur établissement. Ces collecteurs ne peuvent donc pas tous être qualifiés d’amateurs, mais la frontière est floue. Si certains sont aussi archéologues, tel Gaillard, d’autres ont pu contribuer « par contact » à l’archéologie, telle Madame Lautram qui transforme une partie de son établissement en « musée Miln » avant l’ouverture du musée public. Tous commercialisent sans doute aussi des vestiges et des produits dérivés, tels les albums photographiques et les petits guides que Gaillard vend à son hôtel (par exemple Gaillard 1882). Ils se louent parfois comme guides et sur ce dernier point, ils se rapprochent d’acteurs encore plus modestes de l’archéologie locale, guides occasionnels, vendeurs de pièces authentiques ou fausses, dont les archéologues déplorent les déprédations de manière récurrente, mais qui sont aussi ceux qu’ils emploient sur leurs chantiers de fouilles. Ces paysans, propriétaires ou exploitants de terrains riches en vestiges, sont aussi parfois donateurs du musée, à l’instar d’un certain Mignon ou Mignan, mentionné dans un inventaire manuscrit comme « cultivateur à Kerlescan », qui donne, en 1894 ou avant, « 4 fragments de hache en diorite, 2 outils polis en diorite et une pendeloque » découverts sur les terrains qu’il cultive. Il s’agit sans doute de Pierre-Marie Le Mignan, cultivateur propriétaire, qui vend plusieurs parcelles à l’État en 188513.
19Au sein de ce groupe, Zacharie Le Rouzic (1864-1939) représente un cas exceptionnel (Bailloud, Wilhelm-Bailloud 2014). Huitième enfant d’un chiffonnier, ayant reçu une éducation primaire, il rencontre James Miln à Carnac et le seconde comme petite main. À la fondation du musée, il en est nommé gardien. Cette position en lien avec une collection a joué doublement dans la transformation de ce fils de paysan en figure centrale et professionnalisée de la préhistoire internationale. La conservation et l’enrichissement du musée confèrent d’une part à son gardien une connaissance exceptionnelle des vestiges locaux et des sites. Il y dépose d’ailleurs, dès les années 1890, une large partie de sa collection personnelle avant de la donner en 1926, si bien qu’il y a une confusion forte entre collection publique et collection privée. D’autre part, le musée est un lieu de rencontres avec des représentants de mondes sociaux et culturels très éloignés du sien. Le gardien du musée accueille des savants reconnus et des amateurs de préhistoire, dont certains favorisent sa carrière, tel Keller. C’est ainsi surtout grâce à ce dernier et à ses interventions auprès de la sous-commission des monuments mégalithiques que Le Rouzic est officiellement chargé en 1900 de fouilles au tumulus Saint-Michel. En 1910, il passe de gardien à conservateur du musée et devient une figure renommée de l’archéologie professionnelle nationale et internationale. La gestion et l’enrichissement d’une collection ont ainsi constitué pour Le Rouzic un formidable tremplin social, comme ce fut le cas, dans une moindre mesure, pour Gaillard. Si le second est un amateur peu reconnu par ses pairs, le premier évolue de petite main à professionnel. Mais ils présentent de nombreux points communs. Le Rouzic, comme Gaillard, fait une exploitation commerciale personnelle de l’archéologie, vendant au musée des cartes postales réalisées à partir de ses photos, des brochures et des modèles réduits dont il est l’auteur. Après 1918, il transforme sa maison, construite au pied du tumulus Saint-Michel qui a lancé sa carrière, en un hôtel qui existe encore aujourd’hui.
20Les musées et les collections sont des faits sociaux autant que des ensembles d’objets à valeur symbolique. Ils rassemblent des êtres humains autant que des spécimens et ont à voir, de plusieurs manières, avec des communautés. D’une part, les pièces qu’ils exposent sont choisies et ordonnées de façon telle qu’elles contribuent à la construction ou à la consolidation des identités collectives ; d’autre part, ils sont des lieux d’interactions qui structurent des groupes et des réseaux. Les dons relèvent de ces interactions. Le musée de Carnac contribue assurément à la fabrication d’une identité collective par l’archéologie, comme le fait au même moment le musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. Mais il n’est pas certain que cette logique ait prédominé à l’échelle locale. Les habitants de Carnac, si l’on en croit les registres des visiteurs, visitent très peu le musée. Ils en font d’autres usages et s’y rendent, par exemple, pour se faire photographier par son gardien. Les dons de la part des habitants de la commune ne concernent ainsi sans doute pas prioritairement la construction d’une identité collective par l’histoire, mais la consolidation de micro-hiérarchies sociales villageoises et le souci partagé de développement économique.
21Ces dons mettent aussi en lumière la variété des motivations qui poussent à collecter, exposer, donner, déposer ou vendre des objets, ainsi que la diversité des pratiques de collecte, depuis la fouille organisée et documentée, comme chez Miln, jusqu’au glanage des pièces dans des rebuts de fouilles, telles les perles de la collection Lautram, en passant par la quête de trésors, notamment d’objets en or, comme dans le cas de Le Bail, le beau-père de Gaillard, à Rondossec. L’étude des dons donne ainsi accès à une histoire socio-culturelle de l’archéologie plus dense et plus complexe, en restituant toute la gamme sociale de ses acteurs sur un territoire et permet d’interroger, par ses limites, la catégorie d’« amateur ».
Bibliographie
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DOI :https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/18253911-bja10070
Revel Jacques, « L’histoire au ras du sol », dans Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, Paris, Gallimard, 1989, p. I-XXXIII.
Saint-Raymond Léa, « Entre spécimen et “belle série” : la paradoxale mise en art des objets préhistoriques en vente publique (1882-1933) », Revue de l’Art, 206, 2019-4, p. 11-18.
Saou-Dufrêne Bernadette N. et Djenidi Amel, « Musées, colonialisme, indépendance : figures du donateur », Perspective, 2, 2017, p. 153-172.
Schaffer Simon et al., The Brokered World. Go-betweens and Global Intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach, Science History Publ., 2009.
Sieberling Grace, Amateurs, Photography, and the Mid-Victorian Imagination, University of Chicago Press, 1986.
Weygand Sophie, Musée Joseph Denais, Nantes, Éditions 303, 2018.
Notes de bas de page
1 Cette recherche a été réalisée dans le cadre de l’ANR AmateurS : Amateurs en sciences (France 1850-1950) : une histoire par en bas : https://ams.hypotheses.org/ et du projet européen “SciCoMove. Scientific Collections on the Move: Provincial Museums, Archives, and Collecting Practices (1800-1950)” funded by the European Union’s Horizon 2020 research and innovation program under the Marie Skłodowska-Curie Actions (grant agreement no 101007579). The contents of this publication are the sole responsibility of the author and do not necessarily reflect the opinion of the European Union.
2 La réalisation de cet article n’aurait pas été possible sans la collaboration de l’ancienne conservatrice du musée de Préhistoire de Carnac, Emmanuelle Vigier, et de l’équipe du musée de Préhistoire de Carnac, notamment de Cyrille Chaigneau, qui ont élaboré la base de données des donateurs, dépositaires et vendeurs et m’ont ouvert les archives.
3 Musée de Préhistoire James Miln – Zacharie Le Rouzic de Carnac, archives : Registre des droits d’entrée et Registres des visiteurs.
4 Un album réalisé par Miln et son entourage est conservé à la bibliothèque de l’Université de Leyde : http://0-hdl-handle-net.catalogue.libraries.london.ac.uk/1887.1/item:2309801. Voir aussi : https://ams.hypotheses.org/1095.
5 Voir aussi « Keller Charles [dit Jacques Turbin] », Dictionnaire des anarchistes par Jean Maitron, Rolf Dupuy, Marianne Enckell, Claude Pennetier : https://maitron.fr/spip.php?article155679.
6 Registres des visiteurs, musée de Préhistoire de Carnac, archives.
7 Archives Zacharie Le Rouzic, correspondance avec Charles Keller, fonds privé.
8 Archives du musée de Préhistoire de Carnac. Archives Zacharie Le Rouzic, fonds privé.
9 Voir la base de données « Prêtres et religieux collecteurs », réalisée par Fañch Postic : http://www.precol.fr/. Voir aussi « Collet, Jean-Joachim », Bérose, Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie : https://www.berose.fr/article548.html.
10 AD56, T 919.
11 AD56, T 921.
12 AD56, 6 E 9329.
13 AD56, T 919 et T 921.
Auteur
Professeure d’histoire contemporaine, Le Mans Université, membre du laboratoire TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés, CNRS UMR 9016)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016