« Si on fouillait dans les cartons des photographes » : désir et défis de la collection photographique au Muséum national d’histoire naturelle (1840-1880)
Résumé
Si l’histoire des collections naturalistes connaît un renouveau historiographique, la place que la photographie a pu occuper dans les laboratoires du Muséum, au cœur du travail des naturalistes, est relativement peu connue. Nous aborderons d’abord l’ambition, développée tôt par ces savants, de former des collections photographiques, inscrivant ce nouveau médium dans une démarche collectionniste caractéristique du processus scientifique des sciences naturelles. Nous évoquerons ensuite les premiers projets esquissés dans ce sens par divers acteurs du Muséum, ainsi que les freins et limites qui ont parfois contrarié leur désir de collectionner ces images. Nous aborderons enfin la profonde mutation, du classement à la numérisation, que connaissent aujourd’hui ces images. Leur nouveau statut patrimonial représente l’aboutissement d’un enjeu au long cours : celui de la mise au service du bien commun des collections naturalistes.
Texte intégral
1« On apprend toûjours quelque chose de nouveau en rangeant méthodiquement une collection, car dans ce genre d’étude, plus on voit, plus on sçait » : voilà ce qu’écrit Daubenton en 1749 à propos du Cabinet du roi du Jardin des plantes, qui deviendra, moins de cinquante ans plus tard, le Muséum d’histoire naturelle de Paris1 (Van Praët 2009 : p. 128). « Plus on voit, plus on sçait » : cette seule description reflète toute l’importance de l’observation dans la démarche naturaliste. Dès le xviie siècle, cette discipline émergente est en effet née d’un rapport nouveau à l’observation des phénomènes naturels et au désir de les décrire, l’œil étant alors perçu comme un organe roi, supérieur à tout autre pour fabriquer ce savoir particulier sur la nature (Bourguet & Lacour 2015). Les moyens d’étude des naturalistes découlent donc de cette approche descriptive. Afin de la satisfaire, ces savants en cours de professionnalisation ont besoin de supports. Ils organisent pour cela des collections d’objets naturels qui, bien loin d’être seulement destinées à l’exposition et à la diffusion auprès du public, constituent des sources actives de recherches et de découvertes théoriques. Par conséquent, la nature de ces collections, leur classement et leur conservation reflètent aussi l’état des connaissances scientifiques. Elles permettent de percevoir quelles étaient, pour les savants, voire la société, les lectures théoriques de l’organisation du vivant et de l’inorganique sur Terre. Ces collections se composaient (et se composent encore, ce qui fait toute la richesse et la complexité de leurs enjeux de conservation) de spécimens vivants (notamment à la ménagerie et dans les serres), d’objets préparés à partir du vivant (taxidermie, organes en bocaux, herbiers, etc.), mais aussi de supports de substitution, comme les moulages, les dessins ou encore les photographies (Lacour 2014 : p. 266-267).
2Les fonds photographiques du Muséum ont fait couler bien peu d’encre au regard de l’abondante littérature dédiée au dessin et aux techniques picturales naturalistes, à commencer par la célèbre collection des vélins du roi. Ces milliers de photographies – sans compter les plaques de verre –, aujourd’hui conservées à la bibliothèque centrale de l’institution, sont autant de vestiges de fonds photographiques rassemblés au sein du Muséum dès le xixe siècle. Mais l’histoire de leur acquisition aussi bien que celle de leurs utilisations scientifiques nous demeurent méconnues. Pourtant, l’ampleur de ces séries photographiques témoigne de la place considérable que ce nouveau médium de représentation s’est octroyée parmi les autres collections du Muséum, très tôt après la divulgation du premier appareil photographique, le daguerréotype, en 1839. Il s’agit ici de comprendre les spécificités d’usage institutionnel réservées par les savants naturalistes au nouveau moyen de l’observation qui s’offrait à eux et dont ils se sont activement emparés dès les années 1840. C’est en ce sens que nous présenterons tout d’abord les ambitions développées par ces savants à l’égard de la photographie. Nous évoquerons ensuite les premiers projets esquissés, mais aussi les obstacles et les limites qui sont parfois venus contrarier leur désir de collectionner les photographies afin d’en faire des outils d’étude scientifique. Enfin, nous étudierons la question de leur insertion parmi les collections plus traditionnelles du Muséum et la valeur de « bien commun » de la science, au travers de leur collecte et de leur présentation au public. Cette approche permettra de saisir la rupture profonde que connaissent actuellement les fonds photographiques du MNHN par rapport à la place et à l’accessibilité qui étaient jusqu’ici les leurs.
La photographie, objet de tous les espoirs naturalistes
3La photographie n’est pas une technique inconnue du milieu scientifique académique. Le rôle fondamental du physicien et secrétaire perpétuel François Arago lors de la campagne de promotion du daguerréotype est désormais bien connu (Brunet 2000 : p. 57-116). Mais si ce dernier propose une multitude d’applications scientifiques au nouveau médium, surtout en physique, astrophysique ou en météorologie, il n’en développe pas les possibles usages en sciences naturelles. Pourtant, les professeurs du Muséum, parfois accompagnés par des journalistes vulgarisateurs, livrent tôt des témoignages qui révèlent leur intérêt indéniable pour cette technique. Loin des mesures de longueurs d’onde et des cartographies spatiales que projette Arago, qu’espèrent donc ces savants de la photographie pour leurs travaux d’observation et de classification de la nature ?
4En premier lieu, ces professionnels de la description en attendent une image fidèle à la réalité. Ils entrevoient la photographie comme un instrument analogique, ainsi que le souligne le journaliste Louis Figuier qui rapporte :
« La possibilité d’obtenir en quelques instants, avec la plaque daguerrienne, des dessins parfaits d’animaux, de plantes et d’organes isolés, frappa tout de suite les naturalistes voyageurs. » (Figuier 1869 : p. 164)
5Étienne Serres, professeur d’anthropologie du Muséum, n’est pas en reste lorsqu’il souligne « le degré de précision du procédé photographique », dont « rien n’égale la netteté » (Serres 1854 : p. 314). La Lumière, revue spécialisée en photographie, renforce cette affirmation et traduit bien le sentiment des professeurs du Muséum, en comparant les photographies à des « dessins si exacts […] sans qu’il y ait d’erreur possible » (Anonyme 1853 : p. 87). On constate à quel point la fonction indicielle de cette technique nouvelle – c’est-à-dire la perception du médium sous la forme d’une empreinte du réel – suscite l’engouement des naturalistes, qui s’inquiètent de l’intégrer pleinement à leur démarche de travail. Une telle interprétation de la photographie, appréciée et plébiscitée dans le milieu scientifique, n’est pas anodine ; elle procède de plusieurs exigences qui sous-tendent alors la démarche naturaliste dans sa généralité.
6Rappelons tout d’abord l’importance de l’observation visuelle, encore tout à fait vivace au xixe siècle. En effet, l’étape observatoire et l’approche descriptive demeurent essentielles, malgré le basculement épistémologique rencontré par les sciences de la nature au début du siècle – les naturalistes détournant alors leur attention de la description physique extérieure du spécimen, pour préférer celle de la structuration interne de son organisme, afin d’en expliquer les fonctions physiologiques et mécaniques (Foucault 1966). Mais la photographie s’adapte facilement à ce basculement : ainsi, des vues de dissection sont produites dans le laboratoire d’anatomie comparée du Muséum (fig. 1) et un appareil y est spécialement conçu pour photographier les tissus internes mous des corps animaux et humains.
7Le désir de l’image photographique comme support fidèle à la réalité naît aussi dans un contexte grandissant de recherche d’objectivité. Comme l’ont montré Lorraine Daston et Peter Galison, l’œil seul de l’homme est de plus en plus mis en doute et la mécanisation des moyens d’observation vient répondre à cette crainte de la subjectivité, et donc de l’erreur humaine dans la démarche scientifique (Daston & Galison 2007). Cette exigence nouvelle affecte aussi les moyens de production des images dans ces milieux ; interprétée comme une empreinte sans faille, la photographie apparaît alors comme un substitut idéal aux erreurs de l’œil du savant ou aux inexactitudes qu’introduit la main du dessinateur. Ainsi, selon Ernest Lacan, dans l’article « De la photographie et de ses diverses applications aux beaux-arts et aux sciences » :
« Jusqu’à présent, les ouvrages de ce genre [i.e. les dessins naturalistes], quel que fût le talent des dessinateurs auxquels ils étaient confiés, ne satisfaisaient qu’imparfaitement l’œil exigeant du naturaliste. » (Lacan 1855 : p. 20)
8Enfin, autre conséquence de la photographie perçue comme instrument analogique et fixateur, qui joue en faveur de son emploi dans les sciences naturelles, avec elle :
« Il ne sera plus indispensable d’entreprendre de longs voyages pour aller à la recherche des types humains. » (Serres, 1845 : p. 245)
9En effet, la photographie fige l’image d’objets et d’êtres dans leur environnement, bien éloignés des « centres de calcul » et de cumul européens comme le Muséum (Latour 1983). Une fois prise sur place, une photographie peut être transportée jusqu’à ces centres d’étude, sans pour autant se modifier : elle apparaît alors comme un « mobile immuable » idéal aux yeux de savants parisiens. Elle est, d’une part, immuable car elle fixe l’image fidèle ad æternam a priori et, d’autre part, mobile car elle peut voyager sans difficulté des récoltants aux scientifiques. Or, ces derniers ont l’habitude de rassembler et d’étudier les objets issus des récoltes selon une répartition des tâches de collecte et d’étude très stricte. Il existe dans la pratique des sciences naturelles une hiérarchie entre des savants de cabinet aptes à interpréter scientifiquement les objets d’observation et des récoltants qui parcourent pour eux le monde, largement transformé en terrain de collecte, et contrôlés à distance par de lointains érudits européens (Bourguet 1997). La photographie s’intègre donc apparemment parfaitement à l’organisation du travail et aux pratiques préalables de la fabrication des sciences naturelles.
10En résumé, les discours produits par la communauté naturaliste à l’égard de la photographie au cours des années 1840 et 1850 s’avèrent relativement homogènes et pérennes. Ils s’appuient principalement sur une définition bien particulière de la photographie conçue comme instrument d’observation mécanique, dont l’image serait un dessin parfait de l’objet photographié. Ce nouveau degré de fidélité de reproduction offre un « vrai photographique » (Rouillé 2005 : p. 102) communément admis comme seule fonction du médium au xixe siècle. Cela montre que les naturalistes ne sont alors pas vraiment originaux dans leur acception de l’appareil, et explique que ces images aient longtemps et exclusivement été prises pour de purs documents. De plus, cette nouvelle technique est aussi admise comme un substitut aux collections de dessins, du fait d’autres caractéristiques plus pragmatiques, telles que la rapidité d’exécution, le moindre coût de production et la multiplicité des images qui garantissent « la faculté d’accroître indéfiniment les richesses de leurs collections d’études » (Figuier 1869 : p. 164). En ce sens, les espoirs et ambitions formulés par les naturalistes au milieu du siècle témoignent que la photographie promet, à leurs yeux, d’être à la fois une source de remplacement, de prolongement et de renouvellement des collections d’étude traditionnelles, notamment de dessins, en étant elle-même mise sous forme de collection.
Collecter des photographies pour le Muséum ? Des premières séries daguerréotypiques à la fièvre photographique (1840-1880)
11Cet ensemble de témoignages et de louanges de l’appareil photographique semble relativement cohérent et constant au cours des décennies qui ont suivi son apparition. Il suggère son adoption rapide et sa mise en pratique efficace dans le travail des naturalistes du Muséum. Et en effet, l’intérêt que certaines figures de l’établissement témoignent à l’égard de la photographie est précoce. La première commande officielle est passée dès 1841 à Louis Auguste Bisson, qui fonde ensuite, avec son frère, l’un des studios les plus en vue de la capitale. Ce ne sont pas moins de deux cents plaques daguerréotypiques, représentant des bustes moulés et crânes rapportés d’une expédition par Jules Dumont d’Urville, qui sont alors produites et déposées au laboratoire d’anatomie et histoire naturelle de l’homme (future chaire d’anthropologie) du professeur Étienne Serres (fig. 2). La première trace d’un achat d’appareil daguerréotypique est datable de la même année, au profit du laboratoire de physique appliquée, alors dominé par la dynastie des Becquerel. Dès 1845, Étienne Serres, encore, exprime le souhait de fonder un « Musée photographique » comme galerie d’anthropologie au Muséum, arguant que seul ce médium permettrait de pallier le retard dont souffre cette discipline émergente par rapport à la zoologie, du fait d’une plus grande difficulté à envoyer à Paris des individus humains que des animaux pour y être étudiés (Serres, 1845 : p. 242). Autant d’événements particulièrement précoces. En effet, bien peu de bibliothèques, de musées ou de grands établissements, d’un point de vue institutionnel, semblent avoir passé commande ou s’être dotés d’appareils aussi rapidement que le Muséum, qui apparaît en cela comme un pionnier inattendu et méconnu de la promotion photographique dans le milieu scientifique.
12L’ambition collectionniste si familière aux naturalistes s’exprime également tôt dans les premières tentatives d’emploi et d’acquisition de photographies du Jardin des plantes. En effet, la première commande de deux cents plaques représente déjà une série conséquente pour la jeune photographie. Dans les années 1850, un aide-naturaliste issu du laboratoire de malacologie (science consacrée aux mollusques), Louis Rousseau, s’allie au bibliothécaire et dessinateur Achille Deveria pour reproduire par la photographie les plus belles pièces des collections de naturalia. Il s’agit de produire une collection photographique sous forme d’album à partir, entre autres, des collections du Muséum. Ce projet intitulé La Photographie zoologique apparaît comme une véritable mise en abyme de la soif de collectionner. Autres projets pour collecter des photographies : l’aide-naturaliste Ernest Conduché, loin de se limiter à une production interne de vues, fait appel à des contributions photographiques plus universalistes. Au début des années 1850, il encourage le « patriotisme » et le « dévouement » de tous les photographes car :
« Si on fouillait dans les cartons des photographes des diverses provinces de notre pays, on ne pourrait manquer de trouver là des matériaux d’une valeur incontestable. » (Conduché 1855 : p. 51)
« Nous ne saurions mieux terminer que de faire un appel à la générosité des photographes qui possèdent dans leurs collections des types précieux pour les naturalistes. » (Conduché 1858 : p. 62)
13Lacan réitère :
« Combien de types le moindre photographe portraitiste ne réunit-il pas dans ses portefeuilles ! Nous l’avons dit, on fait de la photographie dans tous les pays du monde ; les portraits faits dans l’Inde, en Afrique, en Amérique, en Russie, partout enfin, suffiraient à composer une ample collection de types des races [sic] vivantes. » (Lacan 1855 : p. 20)
14Ce désir d’accumuler des images photographiques ne reste pas lettre morte et influe sur la production numérique des photographes qui déposent ou vendent leurs images au MNHN. On note ainsi une nette augmentation du nombre d’images produites par les photographes internes, qui émergent parmi les rangs d’aides de laboratoire du MNHN dès la fin des années 1840. Ainsi, en 1871-1872, Jacques-Philippe Potteau, préparateur malacologue, offre-t-il l’ensemble de sa production photographique au Muséum ; commencée en 1860, elle s’élève à 1 138 images. De même, les dons réguliers du photographe amateur et alpiniste Aimé Civiale au cours des années 1860-1870 (fig. 3), ou ceux du bibliothécaire de la Société française de géographie, James Jackson, une dizaine d’années plus tard, constituent des séries de plusieurs dizaines voire centaines de vues géologiques. Ce sensible accroissement des séries photographiques, qui vient renforcer les possibilités de former des collections de photographies, peut s’expliquer d’abord par la stabilisation de la technique. Plus le dispositif technique est perfectionné, plus simple est son accès et assurés sont ses résultats. De ce fait, le nombre de correspondants, employés et voyageurs du Jardin des plantes, capables de se revendiquer photographes augmente. Mais cette multiplication des contributeurs aux fonds photographiques de l’établissement peut également être le fait de son efficace politique de promotion photographique. On peut supposer, au vu des discours préalables et de ces premières démonstrations d’intérêt, que le MNHN a été bien identifié autant comme un réceptacle que comme un demandeur de photographies. Ainsi, des correspondants comme Théodore Baillieu, consul de France à Honolulu et naturaliste amateur, n’ont, de ce fait, pas hésité à se tourner vers les savants parisiens en quête de conseils, de commandes précises, mais aussi de matériel photographique.
15Il semble donc que la photographie ait revivifié les espoirs de connaissance universelle et exhaustive de la nature. De tels espoirs, caressés au prix de nombreuses années de travail, comme celles d’un Buffon, avaient été quelque peu bousculés à la fin du xviiie et au xixe siècle par l’accroissement exponentiel des envois matériels et des voyages naturalistes, qui ont fait comprendre que la tâche de description de la nature dans son entièreté relevait dorénavant d’un projet collectif plutôt que d’une ambition individuelle. L’apparition de la photographie semble à la fois s’intégrer pleinement à ce projet collectif et raviver le désir de catalogage exhaustif de la planète : elle est applicable à tout objet, transportable dans les contrées les plus lointaines, adaptable à l’aspect extérieur comme aux tissus internes des corps. Ainsi, les photographes amateurs, professionnels ou aides de laboratoire, collaborent avec les titulaires de chaires qui écrivent les sciences naturelles, et la photographie courtise à nouveau l’ambition de mathesis naturaliste – conçue comme une unité des savoirs et un modèle pour parvenir à concrétiser l’ensemble des savoirs par une cohérence et une langue commune (Desanti 2005) –, à condition d’être elle-même mise en collection.
Freins et limites à la collection de photographies naturalistes
16Mais la mise en collection d’une série d’objets, quelle qu’en soit la nature, n’est jamais chose anodine. Même dans le cas des collections de cabinets de curiosité, qui peuvent donner le sentiment d’être nées des mouvements les plus anarchiques (Van Praët 1996), cet acte demande des efforts et révèle une certaine vision théorique de la nature par la manière de rassembler, de constituer et de classer cette collection. L’acte collectionniste laisse de ce fait des traces de son déroulement (de son organisation ou de son absence d’organisation). Or, dans le cas des photographies, il ne reste que peu de traces d’archives dédiées spécifiquement aux acquisitions photographiques. Ces dernières sont plutôt citées incidemment et de manière discrète dans des archives de la pratique, telles que certains inventaires de galerie, les registres de comptabilité ou encore la correspondance de certains professeurs avec leurs voyageurs récoltants. L’absence de sources institutionnelles dédiées à ce support iconographique semble balayer l’hypothèse d’une politique unique et cohérente de collecte et de classement sous forme de collection menée par l’établissement.
17Au contraire, il apparaît plutôt que chaque série de photographies est acquise par un professeur dans le cadre d’une voie de recherche personnelle : on doit par exemple au zoologue Isidore Geoffroy Saint-Hilaire d’avoir recouru, au cours des années 1840 et 1850, au daguerréotypiste et chimiste Auguste Terreil, d’avoir passé également commande auprès du photographe Jules Malacrida et de son disciple et aide anthropologue Henri Jacquart, ainsi que de s’être appuyé sur certaines vues de Louis Rousseau, pour l’étude des singes pseudo-anthropomorphes, sujet qui a occupé une grande partie de sa carrière. Geoffroy Saint-Hilaire ne semble pas créer de liens entre ces divers praticiens, dont pourtant deux sont des employés du Jardin des plantes. Il ne mentionne jamais avoir eu pour ambition de rassembler et d’organiser en collection ces différentes images pourtant nées d’une même quête zoologique.
18D’autres éléments annihilent l’idée d’une politique collectionniste organisée dédiée aux photographies. Aucun budget propre aux acquisitions photographiques ne semble avoir été proposé en assemblée des professeurs, et elles sont bien souvent prises sur le fonds destiné aux vélins, ce nouveau médium n’étant pas encore considéré tout à fait apte à remplacer la technique picturale, bien implantée institutionnellement du fait des deux postes de maîtres d’iconographie et de l’école de jeunes dessinateurs (et dessinatrices) qui s’est de facto formée in situ. Par ailleurs, les conditions de prise de vue lors des expéditions ne sont pas toujours aussi aisées que ne l’annonçaient les discours initiaux des professeurs : le transport d’un matériel encombrant, le dysfonctionnement des procédés chimiques dans certaines conditions d’altitude et de température, la fragilité des plaques de verre, sont autant de freins à la collecte exhaustive attendue. La production sur le terrain de photographies n’est pas conseillée avant 1860 dans les Instructions aux voyageurs, texte fondamental pour l’orientation de ces derniers selon les exigences des naturalistes de la science officielle. De plus, des projets tels que celui de la Photographie zoologique montrent leur limite :
[ce] « livre immense où la génération prochaine trouvera l’histoire et la description de tout ce qui peuple l’échelle des êtres, depuis le zoophyte, écume vivante de la mer, jusqu’à l’homme […] ; ce grand livre dont chaque page sera tracée par la photographie. » (Lacan 1856 : p. 67)
19Le livre échoue avant d’aboutir, trois ans à peine après ses débuts. Quant à la mise en collection des photographies une fois les expéditionnaires rentrés en France, le choix fait par certains, tel que l’explorateur Désiré Charnay (fig. 4), d’éclater leur production photographique entre plusieurs instances (dans son cas, la Société française de géographie et le Muséum, entre autres) ne favorise pas non plus à la formation des grandes collections du Jardin des plantes.
20Deux étapes, cependant, semblent aller dans le sens d’une relative prise en compte institutionnelle de la photographie et de la nécessité de rassembler ces pièces d’une manière organisée. La première étape intervient lors de la séance d’assemblée des professeurs-administrateurs du MNHN du 29 mai 1860. À l’occasion d’une présentation de photographies par le professeur de malacologie Achille Valenciennes, des mesures plus systématiques de traitement des photographies acquises par les laboratoires sont prises. Chaque image entrée dans les collections doit être fournie en trois exemplaires, distribués respectivement au laboratoire concerné, au service des cours et à la bibliothèque. Un prix standard est alors avancé à 5 francs l’exemplaire, alors même que les dessins continuent d’être négociés à la pièce, selon l’ancienneté du dessinateur ou le type de technique picturale, et atteignent plutôt 70 à 150 francs chacun. De plus, un registre, dit Desnoyers, du nom du bibliothécaire Jules Desnoyers, est institué à la bibliothèque, enregistrant les photographies conservées : il s’agit de l’unique registre dédié aux photographies pour le xixe siècle, dans un établissement connu pour son appétence illimitée pour la littérature inventoriale. En décembre 1879 intervient une seconde tentative de rationalisation des acquisitions photographiques lorsqu’Edmond Frémy, alors directeur, décide de diviser l’assemblée unique de professeurs-administrateurs en commissions hebdomadaires vouées à régler, en amont des séances plénières, les sujets précis de la gestion du MNHN. L’une de ces commissions est justement dédiée aux acquisitions de « Moulages et Photographies » : signe tangible que la spécificité de ces supports et de leur collecte semble mieux considérée d’un point de vue institutionnel.
21Pour autant, ces divers changements de statuts institutionnels des objets photographiques n’impliquent nullement des mesures de rassemblement, de récolte, de classement unique. Les photographies sont acquises dès les origines de manière indépendante par les laboratoires, selon l’intérêt personnel des aides-laborantins ou des titulaires de chaire, et seuls ces derniers peuvent choisir de signaler une acquisition et donc de procéder à des dépôts dans les autres services. Cette divergence entre ambitions collectionnistes et moyens pratiques de la collecte photographique explique l’omniprésence et la multiplication de fonds abondants, diversifiés mais isolés les uns des autres, et dont certaines parties seulement sont redondantes avec le noyau plus cohérent mais lacunaire des images déposées à la bibliothèque dès 1860. La capacité à tout représenter, la facilité de production des photographies et leur foisonnement parmi les laboratoires de manière indépendante ont peut-être paradoxalement entravé l’ambition collectionniste dans un siècle et dans des sciences particulièrement friands de classifications exhaustives.
Des fonds photographiques au profit du bien commun ?
22Au vu de ce tableau, il nous semble difficile de justifier d’une collecte photographique pour le bien commun. Ce but a-t-il même été envisagé comme possible par les savants du Muséum ? Le MNHN a pourtant été pionnier pour l’accès à la photographie dans ses galeries d’exposition. Rares, en effet, sont les institutions qui en ont paré leurs murs avant les années 1880 (Challine 2017). Or, on peut noter la présence de photographies dans la galerie d’anthropologie au moins dès 1858, c’est-à-dire à peine trois ans après son ouverture au public. Certains photographes parmi les employés du Jardin des plantes ont également participé aux Expositions universelles.
23Cependant, en dehors des galeries, il semble que les photographies utilisées par les naturalistes n’aient pas bénéficié de beaucoup d’autres sites pour être exposées. Le milieu naturaliste constitue encore un « public-niche » trop restreint pour intéresser le marché photographique avant son industrialisation (vers 1880) ; il est donc bien peu probable de voir ces images à la devanture d’un studio de photographe commercial. De même, les moyens de reproduction photomécanisés progressent difficilement (fig. 5). Il faut attendre la fin du siècle pour que l’héliogravure favorise une réelle accélération de la photographie dans l’édition. De plus, les photographies conservées à la bibliothèque n’y sont pas consultables, contrairement aux dessins, les mesures de surveillance pour leur consultation étant par ailleurs très stricte (sous cadre, sous l’œil d’un employé de bibliothèque, répertoriées dans un jeu de quatre registres pour en suivre les échanges et les prêts). Ces images paraissent avoir été relativement confidentielles au moment de leur production. Nous sommes encore loin de l’inspiration qu’elles ont pu représenter pour le mouvement surréaliste au siècle suivant ; et ce sont encore les dessins d’un Hæckel qui nourrissent les formes innovantes de l’Art nouveau au cours de la seconde moitié du xixe siècle.
24Cette visibilité limitée peut s’expliquer par un contexte plus général, non seulement au Muséum, mais aussi dans la place qu’occupent les sciences dans la société d’alors. N’oublions pas que, comme l’a précisé Jean-Luc Chappey, une partie de la science est produite dans le cadre d’une « science sévère » et officielle qui souhaite se distancier d’un public érudit, mais mondain et profane, afin de produire un savoir plus pointu, accessible aux seuls initiés du fait de la complexité des connaissances acquises (Chappey 2004). Il n’est donc pas étonnant que les naturalistes du Muséum, appartenant de plain-pied à cette science académique, n’aient vraisemblablement pas tenté de diffuser ces images, puisqu’elles sont avant tout des objets d’étude à la pointe de la technique au service de la méthodologie d’observation si spécifique à leur profession.
25Tombées dans un oubli relatif, du fait de leur discrétion et de leur foisonnement désordonné au sein du Muséum, ces collections ont été peu à peu redécouvertes à partir des années 1990, à la faveur d’un intérêt nouveau pour les fonds photographiques documentaires et non artistiques. Ce basculement a permis de leur conférer un statut patrimonial inédit. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, font-ils l’objet d’attention de la part des politiques de conservation et de patrimonialisation à la bibliothèque centrale du Muséum, cette dernière ayant effectivement initié un mouvement de rassemblement des photographies anciennes dans ses magasins. Les équipes de la bibliothèque ont procédé à leur identification, à leur documentation, restauration et numérisation ; elles sont depuis quelques mois accessibles pour la première fois en ligne sous forme numérisée. Elles ont également été reclassées par sous-fonds de production de photographes ou de contributeurs. Cette nouvelle logique de classement donne au fonds nouvellement assemblé une forme qu’il n’a jamais eue jusqu’à présent : celle d’une collection organisée et unie, autant dans ses modalités matérielles que dans l’inventaire qui lui est consacré. L’heureuse mission de rendre ces images accessibles à tous obligeait donc à modifier profondément la structuration des fonds photographiques anciens : dans cette perspective, il est d’autant plus important de retracer l’histoire de ces collections photographiques au Muséum (Lafontaine, 2020). Une histoire dont la genèse n’a pas emprunté, au xixe siècle, le chemin collectonniste attendu mais celui, plus discret, complexe et incongru, d’un pullulement d’images tant espérées.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Au xixe siècle, le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) s’appelait encore le Muséum d’histoire naturelle (MHN).
Auteur
Archiviste-paléographe, élève de l’École nationale des chartes
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2016