Réunir, conserver et exploiter des sources historiques : la « mise en collection » des manuels de mathématiques (1839-1889)
Résumé
Les manuels de mathématiques sont écrits par des auteurs spécialisés à l’intention de destinataires spécifiques pour éduquer, enseigner, instruire ou former. Mais, dans cet article, notre investigation prend pour point de départ des lieux où ils ont été déposés à partir du xixe siècle. Précisément, nous partons de lieux créés dans la seconde moitié du xixe siècle en cherchant d’abord dans quel but et pour quel public des ouvrages y ont été réunis. Nous examinons ensuite comment ces ouvrages ont été choisis et nous parlerons ici de « mise en collection ». Enfin, nous nous intéressons à l’exploitation de ces lieux aujourd’hui en distinguant trois fonctions premières des mises en collection, comme patrimoine, ressource ou sauvegarde. Nous concluons sur les efforts de mise à disposition de bibliothèques ouvertes à tous dans une société démocratique.
Texte intégral
1La seconde moitié du xixe siècle connaît des changements importants pour les programmes scolaires de mathématiques ainsi que l’émergence d’une édition scientifique orientée vers un public élargi. Nous analysons la création, pendant cette période, de nouveaux lieux de conservation d’ouvrages en suivant un ordre chronologique. Les « bibliothèques populaires » ont été créées en 1839 et, en 1848, il est proposé un projet de bibliothèques « scientifiques industrielles ». Les « bibliothèques scolaires » sont créées en 1862, plus d’un demi-siècle après les « bibliothèques des lycées ». Les « musées pédagogiques » sont instaurés au niveau international dans les années 1880.
2Notre enquête historique porte sur les ouvrages mathématiques. Le catalogue, établi par l’IREM de Rennes en 2005, des ouvrages de mathématiques publiés avant 1830 et détenus dans les bibliothèques de Bretagne, montre l’intérêt de recensements thématiques et locaux1. Ce sont des bibliothèques municipales, universitaires, maritimes ou confessionnelles : les bibliothèques municipales de Brest, de Morlaix, de Rennes et de Saint-Malo, la bibliothèque du service historique de la marine de Brest, la bibliothèque du port de Lorient, la bibliothèque universitaire de Rennes et la bibliothèque du Grand séminaire de Rennes.
3À titre illustratif, nous donnons la liste des manuels de Pierre Louis Marie Bourdon détenus par ces bibliothèques. Les manuels de Bourdon sont destinés aux élèves et aux enseignants des lycées et ils rencontrent une bonne audience dans les années 1820 (tabl. 1). Les manuels de Sylvestre-François Lacroix et de Gaspard Monge se trouvent dans la bibliothèque de la marine de Brest et dans la bibliothèque universitaire de Rennes, mais aussi dans les bibliothèques municipales de Rennes et de Morlaix. Or, ceux de Lacroix sont destinés aux classes préparatoires aux grandes écoles et celui de Monge a été écrit pour les élèves de l’École de l’an III, destinée à former les futurs enseignants2. Ces quelques exemples indiquent que les bibliothèques municipales bretonnes sont bien pourvues d’ouvrages importants, aussi bien dans l’histoire des mathématiques que dans celle de son enseignement.
Tabl. 1. - Les manuels de Bourdon dans les bibliothèques de Bretagne, J.-P. Escoffier et al., ibid., vol. B, p. 24.
Titre | Type | Ville |
Application de l’algèbre à l’analyse | Bibliothèque universitaire | Rennes |
Éléments d’algèbre | Bibliothèque municipale | Rennes |
Éléments d’arithmétique | Bibliothèque municipale | Morlaix |
Bibliothèque universitaire | Rennes |
Doc. E. Barbin
Les bibliothèques communales « populaires » (1839)
4Les bibliothèques municipales ont été créées à la suite du décret de 1803, qui confie les saisies révolutionnaires aux municipalités. Une trentaine d’années plus tard, des municipalités ou des organismes privés ouvrent des « bibliothèques communales populaires » dont les buts et les publics sont bien précis. Ceux-ci sont présentés dans le Nouveau dictionnaire de Pédagogie de Ferdinand Buisson :
« Ces bibliothèques ont pour but de répandre le goût de la lecture et de l’instruction parmi le peuple, en mettant les livres à la portée de tous. Leur création est due, soit à l’initiative des municipalités, soit à celle des particuliers ou d’associations. Les bibliothèques fondées par des municipalités ou avec leur aide, ou même simplement placées dans des bâtiments communaux, sont soumises à une réglementation assez étroite, contenue dans l’ordonnance du 22 février 18393. »
5Selon la réglementation, les bibliothèques doivent posséder un comité d’inspection et d’achat de livres, la liste des membres de ce comité est soumise par le préfet à l’approbation du ministre. De plus, les bibliothèques doivent produire un catalogue.
6Une commission des bibliothèques populaires du ministère de l’Instruction publique est chargée d’examiner des questions relatives à ces établissements. Son rôle principal est d’examiner les ouvrages qui lui sont soumis, par les auteurs ou les éditeurs, et de décider s’ils conviennent ou non aux bibliothèques. Le ministère ne souscrit qu’aux livres qui ont reçu un rapport favorable de la commission. La « mise en collection » s’accomplit donc à un niveau ministériel et répond à un cadre prescrit.
7La création de « bibliothèques populaires » connaît un renouveau d’intérêt à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 à Paris. Elle est appuyée par Auguste Perdonnet4, ingénieur saint-simonien qui fut secrétaire de l’Association polytechnique5 dans les années 1830.
8Le catalogue de la bibliothèque populaire de Nancy de l’année 1888 contient peu d’ouvrages scientifiques. La section « Sciences exactes » possède un seul ouvrage de mathématiques (un ouvrage d’arithmétique) et 25 ouvrages de sciences physiques. Parmi ces 25 ouvrages se trouvent des ouvrages de vulgarisation, comme Les merveilles du monde invisible de Wilfrid de Fonvielle (fig. 1). Cet ouvrage, paru chez Hachette, s’intéresse aussi bien aux microscopes, au lait de vache qu’au poil de souris. Tandis que La science de l’ingénieur, écrite par l’ingénieur J. R. Delaistre et publiée en plusieurs tomes par l’éditeur scientifique Carilian-Gœury, porte, par exemple, sur les chemins, les ponts, les canaux et les aqueducs. Les Récréations physiques, sont écrites par A. Castillon, professeur au collège parisien réputé Sainte-Barbe, et publiées par Hachette. Les phénomènes physiques y sont présentés et expliqués de manière à attiser la curiosité.
Le projet des bibliothèques « scientifiques-industrielles » (1848)
9Le projet de « bibliothèques scientifiques-industrielles » est l’objet d’un ouvrage de 1848, intitulé De la nécessité de créer des bibliothèques scientifiques-industrielles « ou au moins d’ajouter aux bibliothèques publiques une division des sciences appliquées aux arts et à l’industrie ». Le nom de l’auteur n’est pas indiqué, mais il doit s’agir de l’éditeur Augustin Mathias. Celui-ci constate le nombre peu important d’ouvrages scientifiques et techniques dans les bibliothèques municipales. À titre d’exemple, il se réfère au mouvement de prêts dans la bibliothèque municipale de Valenciennes en 1843. Il indique que le nombre de livres distribués en 1843 a été de 25 995 volumes pour 13 528 lecteurs, dont 7 764 hommes et 5 764 femmes. Les nombres d’ouvrages empruntés, selon les quatre thèmes du classement de ces ouvrages (tabl. 2) l’amènent à juger ainsi la bibliothèque :
« Nous n’en pouvons pas moins conclure que cet établissement, fort bon en lui-même, acquerrait un nouveau degré d’utilité pour la population industrielle de la contrée, s’il introduisait dans ses rayons quelques bons ouvrages scientifiques-industriels, et que ces mêmes rayons n’en seraient que plus visités6. »
Tabl. 2. - Mouvement de prêts à la Bibliothèque de Valenciennes en 1843.
Thème | Nombre de volumes |
Roman religieux, morale amusante | 18 009 |
Voyages | 3 515 |
Histoire, biographie, vies des saints | 3 679 |
Religion, science, littérature, histoire naturelle | 792 |
Total | 25 995 |
Doc. E. Barbin.
10Mathias commence par citer Jean-Victor Poncelet, mathématicien et mécanicien à l’École d’artillerie et de génie de Metz, lors du discours d’ouverture de son cours de mécanique à Metz en 1827, dans lequel il plaide en faveur de l’acquisition par la bibliothèque municipale de Metz de traités sur les arts « si éminemment indispensables aujourd’hui, à la population d’une grande ville telle que Metz7 ». Il se réfère aussi au projet de création de « bibliothèques spéciales » par François Arago devant la Chambre des députés. Puis il écrit :
« Dans une société industrielle comme la nôtre […], ne serait-il pas urgent de former dans toutes nos bibliothèques une section de science et industrie, dans laquelle se trouveraient tous ces ouvrages, et où tout industriel pourrait venir prendre le renseignement dont il aurait besoin ? C’est aussi pour la classe ouvrière, pour les ouvriers les plus intelligents, les contre-maîtres, etc., que la création de semblables bibliothèques est nécessaire8. »
11Pour convaincre, il donne des exemples de bibliothèques scientifiques et industrielles comme la bibliothèque du Conservatoire des arts et métiers, qui est une bibliothèque publique depuis 1794, la bibliothèque de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale créée en 1801, la bibliothèque de l’Association polytechnique formée en 1830. Puis il poursuit concrètement en établissant le « catalogue spécial » des ouvrages qu’une grande bibliothèque de ce genre pourrait acquérir et le budget nécessaire à cet effet (fig. 2).
12Les ouvrages de mathématiques sont classés en deux grands thèmes « Calcul » et « Étendue », et à leur combinaison. Ils correspondent aux objets sur lesquels travaille le mathématicien : le nombre et la figure (tabl. 3).
Tabl. 3. - Le classement des ouvrages de mathématiques chez Mathias.
A. Calcul | B. Étendue | C. Combinaison du calcul et de l’étendue |
1. Arithmétique 2. Algèbre 3. Calcul différentiel et intégral | 1. Géométrie plane 2. Géométrie descriptive | Géométrie analytique – Analyse appliquée – Trigonométrie |
Doc. E. Barbin.
13Parmi les ouvrages d’algèbre proposés par Mathias, nous retrouvons les manuels de Bourdon et de Lacroix, présents dans les bibliothèques de Bretagne. Le Traité d’algèbre, de Louis Lefébure de Fourcy, est un « classique » destiné aux élèves et aux professeurs de lycées et de classes préparatoires qui a connu de nombreuses éditions. Le manuel d’algèbre de Jariez s’adresse aux élèves des Écoles royales d’arts et métiers, donc à de futurs industriels. Cette « mise en collection » est le fait d’un seul homme, Augustin Mathias.
Les « bibliothèques scolaires » (1862)
14Dans les années 1830, le ministère de l’Instruction publique distribue des livres, notamment en milieu rural, grâce au réseau des écoles. Entre 1833 et 1848, plus d’un million d’ouvrages sont déployés. Il fallait mettre en place des mesures permettant leur conservation dans les écoles. Gustave Rouland, ministre de l’Instruction publique, organise ainsi l’institution des bibliothèques scolaires par l’arrêté du 1er juin 1862.
15L’article 1er demande que, dans toute école primaire publique, il soit établi une bibliothèque. Elle contiendra les livres de classe nécessaires aux études des enfants, et des livres pouvant être prêtés aux parents. Elle est confiée aux soins de l’instituteur et le choix des livres doit être agréé par l’inspecteur d’académie. Une « Commission permanente des bibliothèques scolaires », instituée le 15 juin 1863, publie des catalogues pour aider dans le choix des livres à acquérir9.
16Le nombre de bibliothèques scolaires et le nombre d’ouvrages déposés augmentent vite. En 1863, il y avait déjà 580 bibliothèques et en 1864, on en comptait 4 833 avec 180 854 ouvrages divers. En 1878, le nombre de bibliothèques s’élevait à 20 781, renfermant 2 075 540 ouvrages10. La Commission permanente des bibliothèques scolaires a continué à fonctionner et a publié une série de catalogues. Les ouvrages sont présentés dans chaque série par ordre alphabétique des noms d’auteur. Après le titre de chaque ouvrage figure le nombre de volumes, le format, le nom de l’éditeur et le prix maximum.
17La Commission permanente examine les livres qui lui sont adressés par les auteurs ou par les éditeurs. Chaque ouvrage fait l’objet d’un rapport d’un vote en commission. Les acquisitions nouvelles sont d’abord publiées au Bulletin administratif du Ministère de l’Instruction publique. La commande par les instituteurs d’ouvrages, qui sont parus dans un grand nombre de librairies différentes, demanderait du temps et s’avérerait coûteuse. Pour remédier à cet inconvénient, l’administration a mis en adjudication la fourniture des livres du catalogue. Le processus de « mise en collection » est donc très encadré11.
18La part d’ouvrages scientifiques commandés paraît faible. Par exemple, dans le catalogue de 1888, le pourcentage des ouvrages du thème « sciences mathématiques, physiques et naturelles » représente environ 13 % du total des livres du catalogue (fig. 4).
19La composition du catalogue donne raison à l’historien Noë Richter qui écrit en 1978 :
[qu’il] « existait au début du dix-neuvième siècle, un large consensus sur la nécessité de donner au peuple une instruction élémentaire. Mais celle-ci ne devait pas le sortir de son état ; elle devait, au contraire, contribuer à maintenir l’ordre établi. L’instruction populaire était conçue comme un conditionnement économique et social et non comme une participation ouverte au patrimoine culturel collectif, qui devait demeurer le domaine réservé de l’élite12. »
20Il cite une déclaration, à la tribune du Congrès international de l’enseignement primaire à Bruxelles de 1880 qui affirmait :
« Le peuple n’a pas besoin d’être savant ; il lui suffit de posséder les notions indispensables au milieu dans lequel il vit, et capables de lui enseigner directement les moyens de rendre son travail plus facile et plus fructueux, son passage à travers la vie plus agréable et plus fécond13. »
Les bibliothèques des lycées
21L’existence des bibliothèques des lycées a suivi leur création, ces établissements accueillant aussi les classes de collèges. Le public des bibliothèques des lycées est différent de celui des bibliothèques scolaires, car elles sont destinées aux professeurs et aux maîtres répétiteurs :
« Les professeurs doivent y trouver les ressources nécessaires pour les travaux de leur classe, pour les mémoires et les thèses qu’ils préparent dans l’ordre de leur enseignement, les textes que réclament leurs études et le travail qui doit les conduire, avec le concours du professeur chargé des conférences, aux épreuves de la licence et de l’agrégation, ainsi qu’aux examens des langues vivantes et de l’enseignement secondaire spécial14. »
22Un crédit est alloué pour ces bibliothèques et une commission est chargée de fournir les titres des ouvrages admis à y figurer, en particulier ceux qui seront nécessaires à la préparation à l’agrégation. Ainsi, un « Bulletin administratif de l’instruction publique15 » de mai 1850 indique une « Carte de la Palestine » et sept ouvrages qui sont admis pour les bibliothèques des lycées et collèges. Trois ouvrages concernent les mathématiques : les Leçons nouvelles d’arithmétique de C. Briot, les Théorèmes et problèmes pratiques de géométrie rectiligne et sphérique (première partie) et les Exercices et problèmes de calcul différentiel et intégral de L. Clarke.
23Le premier ouvrage a été édité en 1849 par Charles Briot, titulaire d’une thèse et professeur de mathématiques au lycée Bonaparte à Paris, et publié par les libraires parisiens Dezobry et Magdelaine. Il peut permettre aux enseignants de collèges et de lycées de préparer leurs cours. Léonce Clarke n’est pas l’auteur des Exercices et problèmes de calcul différentiel et intégral, publié par Bachelier, mais le traducteur de l’ouvrage anglais de F. D. Gregory, un diplômé de Cambridge. Clarke est professeur de mathématiques à Paris, sans doute dans un lycée privé. L’admission de cet ouvrage dans le « Bulletin administratif » est importante, car il est mis en avant par tous ceux qui souhaitent promouvoir un enseignement de l’analyse dans les lycées et favoriser la traduction de traités classiques anglais16.
24Le choix des livres par la commission intervient au niveau de l’orientation des enseignements donnés, mais il n’est pas indifférent pour les maisons d’édition. Dès 1872, Armand Colin innove en expédiant dans chaque établissement scolaire un spécimen de ses ouvrages. De plus, la maison d’édition regroupe ses ouvrages dans des « Collections Armand Colin » qui sont reconnaissables par leur format, la typographie et la couverture. En 1895, l’éditeur détient 20 % de la production exprimée en nombre de titres et il maintient cette domination en 1900. Les ouvrages sont rédigés par des professeurs en fonction dans les grands lycées parisiens, agrégés et normaliens pour la plupart, par des universitaires, par des inspecteurs et hauts fonctionnaires, et rarement par un instituteur (même pour le primaire)17. Jean-Yves Mollier indique que dans la période 1894-1922 :
« On assistera à une collaboration plus étroite entre inspecteurs et professeurs, ce qui traduit un renforcement discret du contrôle des livres par l’administration centrale18. »
25Prenons pour exemple l’ouvrage Le calcul vectoriel, paru en 1929 dans la « Collection Armand Colin » (fig. 5). Son auteur est Raoul Bricard, reçu à la fois à l’École normale supérieure et à l’École polytechnique. Il est mathématicien et il enseigne à l’École centrale des arts et manufactures. De plus, il est président de la Société mathématique de France depuis 1910. La maison Armand Colin convoque ainsi un mathématicien reconnu pour présenter une branche encore nouvelle dans l’enseignement.
26Les plus anciens des lycées peuvent avoir des bibliothèques fort riches. Un exemple très particulier et intéressant est celui d’un établissement militaire, le Prytanée de La Flèche. Son histoire est ancienne19, mais nous en retiendrons seulement des éléments concernant sa bibliothèque20. Le Prytanée a d’abord été un collège confié aux Jésuites par Henri IV en 1604, qui lui a attribué une dotation perpétuelle pour fournir la bibliothèque.
27Le collège royal est repris par la municipalité de 1797 à 1808, qui y installe une école Centrale puis une école secondaire communale. Il reste alors 3 054 volumes du catalogue dressé par les pères de la doctrine chrétienne, qui ont succédé aux jésuites en 1776. Elle y dépose aussi les saisies des établissements religieux de la commune et des environs. En 1798, pour former les futures élites militaires, le Prytanée français est créé à Paris, puis à Saint-Cyr. En 1808, 2 000 ouvrages accompagnent le transfert du Prytanée de Saint-Cyr à La Flèche : ils seront incorporés en 1810 dans le fonds de la bibliothèque générale. Lors du recensement effectué en 1820, les doublons sont mis de côté pour procéder à des échanges avec des libraires. Près de 2 500 ouvrages partent ainsi. Avec cet héritage ancien, la bibliothèque est devenue parfois un lieu d’exposition (fig. 6). Mais un siècle plus tard, elle est un lieu de ressource ouvert au public, en particulier pour les étudiants et les chercheurs.
Le « Musée pédagogique » de Paris (1879)
28Un premier « Musée pédagogique » est créé en 1851 en Grande-Bretagne, puis cette initiative est assez vite suivie au niveau international (tabl. 4).
Tabl. 4. - Création des premiers musées pédagogiques.
1851 | Grande-Bretagne | Educational Museum |
1856 | Haut-Canada | Educational Museum |
1864 | Saint-Pétersbourg | Musée pédagogique |
1874 | Rome | Museo d’instruzione e d’educazione |
1877 | Tokyo | Musée pédagogique |
1879 | Paris | Musée pédagogique |
Doc. E. Barbin.
29Le « Musée pédagogique », instauré à Paris en 1879, est présenté en 1899 en ces termes par son directeur de l’époque, Artidor Beurier21 :
« Le Musée pédagogique de Paris, ou, pour mieux dire, de la France, est un des établissements publics les plus intéressants qu’il y ait à visiter pour les personnes qui se préoccupent des questions d’éducation et d’instruction primaire. […] C’est sur place qu’il faut le voir : il est une sorte d’annexe des galeries du Champ de Mars, puisqu’il est lui-même une exposition permanente du Ministère de l’instruction publique. L’entrée est d’ailleurs gratuite et le directeur du Musée ainsi que ses collaborateurs se mettront, on ne peut plus volontiers, à la disposition des visiteurs français ou étrangers, qu’ils recevront très obligeamment tous les jours de la semaine. »
30Le musée est donc destiné à être « visité » par des personnes qui, au sens large, « se préoccupent des questions d’éducation ». Il est situé dans un lieu central de Paris, facilement accessible, en particulier pour les visiteurs étrangers. Mais il ne semble pas prévu qu’un grand nombre de visiteurs s’y présentent, puisque le directeur et ses « collaborateurs » pourront les recevoir. Les objets exposés, qui font du musée un lieu de prestige, sont les ouvrages anciens appartenant à des collections « précieuses22 » :
« Les plus précieuses collections du Musée sont incontestablement ses collections de livres et de documents scolaires. […] Il serait difficile de trouver une collection plus variée et plus intéressante de documents de toute époque et de toute provenance offerts à l’étude des pédagogues. […] Plus précieuse encore est la “Réserve”, composée de 670 ouvrages on ne peut plus rares, la plupart du xvie siècle. Aussi en a-t-on formé une section à part, en dérogeant par exception au classement général de la bibliothèque. Les érudits y trouveront beaucoup à puiser et les bibliophiles y admireront des incunables du plus grand prix. »
31Les personnes visées sont des « érudits », par exemple des chercheurs ou des universitaires qui étudient l’histoire de l’éducation, et des « bibliophiles » qui viendront admirer des ouvrages dont ils peuvent connaître le prix. Ce public est en effet peu nombreux, même si les visiteurs étrangers viendront grossir les rangs.
32Cependant, le nombre d’ouvrages est imposant. En 1889, la « bibliothèque générale » en incluant la réserve, contient 21 414 ouvrages, ou documents catalogués. En ajoutant les autres sections de la bibliothèque centrale, elle contient 50 000 volumes ou documents. Beurier insiste sur le côté admirable de la collection et sur l’attrait qu’elle pourra exercer sur les visiteurs étrangers :
« C’est une collection unique au monde et qui fait l’admiration des pédagogues étrangers23. »
Les « collections des manuels » comme ressource, patrimoine et sauvegarde
33Les collections de manuels de mathématiques rassemblées au xixe siècle sont des ressources en tout premier lieu pour les historiens de l’enseignement des mathématiques, et plus largement les historiens des mathématiques. En effet, les deux histoires sont mêlées après la Révolution française avec, en particulier, la création des grandes Écoles. Ils ne permettent pas de savoir exactement ce qui était enseigné dans les classes, mais ils sont des témoins essentiels. Les manuels intéressent les historiens qui mènent des recherches sur les contenus enseignés, et pas seulement sur les aspects institutionnels et sociaux de l’histoire de l’éducation. Ces historiens trouvent des ressources dans des bibliothèques nationales ou locales. La BNF numérise de plus en plus de manuels, mais beaucoup moins que Google, qui propose beaucoup de manuels, même peu connus. Le musée national de l’éducation de Rouen donne en ligne un aperçu de son riche patrimoine, mais il n’est pas possible « d’admirer » la collection comme en 1889 ni d’avoir des numérisations. Les manuels qui ont un peu plus d’un siècle peuvent être achetés à bas prix et certains chercheurs les acquièrent, plutôt que de financer un déplacement pour les feuilleter. Nous pouvons ajouter une fonction de sauvegarde des bibliothèques de collèges et de lycées. En effet, un certain nombre d’enseignants de mathématiques recherchent des manuels antérieurs à la réforme des mathématiques modernes, datant des années 1950-1960. Il ne s’agit pas cette fois d’un intérêt pour l’histoire de l’enseignement, mais pour les contenus enseignés à cette époque. Ces contenus, mieux ordonnés et plus simples, peuvent en effet servir à de jeunes enseignants qui n’ont reçu qu’une formation didactique générale. L’histoire des manuels présente un intérêt par elle-même car, comme l’écrit Dolly Svobodny en 1985 :
« Les manuels américains du dix-neuvième siècle font plus que simplement fournir des données sur des aspects de l’éducation ; l’histoire de ces manuels nous donne une clé précieuse pour comprendre la dynamique des changements éducatifs en Amérique24. »
34Des travaux historiques sur les bibliothèques scolaires sont aussi entrepris, en particulier la thèse de 1981 de Laurel A. Clyde sur les bibliothèques anglaises, américaines et australiennes25. En 2010, M. Valentine situe l’histoire des bibliothèques scolaires dans le contexte de l’histoire américaine. Par exemple :
« Un examen des bibliothèques scolaires en Caroline du Nord au xixe siècle peut aider à expliquer le passé des bibliothèques tout en contribuant à l’histoire de la croissance de l’alphabétisation et de l’éducation aux États-Unis26. »
35Nous concluons en citant Charles Sustrac qui écrit en 1907 un article sur « l’orientation des bibliothèques modernes ». Cet archiviste paléographe sera bibliothécaire puis conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève de 1899 à 1936. Pour lui, toutes les considérations qu’il a prises en compte se ramènent à une :
« Dans une société à tendances démocratiques, il faut que la bibliothèque soit à la disposition de tous27. »
36Un peu plus loin, il s’interroge sur les bibliothèques diverses, comme celles que nous avons entrevues, et il écrit :
« Nous ne nions point pour cela la nécessité de bibliothèques bien diverses, les unes strictement scientifiques, d’autres techniques, d’autres à l’usage des bibliophiles, d’autres destinées à être surtout les musées de la pensée humaine où l’on rassemble avec respect toutes les reliques intellectuelles du passé pour les mettre à la disposition des érudits qui tireront de ces restes toutes les forces et toutes les lumières qu’ils sont encore capables de procurer aux générations nouvelles28. »
37Il distingue ainsi les bibliothèques où sont réunis des ouvrages « modernes » de celles qui sont destinées à conserver des « reliques ». Ceci nous conduit à deux remarques sur la posture des historiens vis-à-vis des manuels. D’une part, les livres « modernes » de Sustrac sont devenus les livres du passé sur lequel travaille l’historien d’aujourd’hui. D’autre part, ces livres ne sont pas conçus par l’historien comme des reliques, mais comme des objets qu’il s’agit de faire vivre et revivre. Ces remarques ne concernent pas que l’historien des mathématiques et elles doivent être prises en compte pour l’avenir de nos bibliothèques démocratiques.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Barbin Évelyne, « L’écriture de manuels de géométrie pour les Écoles de la Révolution : ordre des connaissances ou “élémentation” », dans Legoff Armelle, Demeulenaère-Douyère Christiane, Enseignants et enseignements au cœur de la transmission des savoirs, éd. numérique, Paris, Éditions du CTHS, 2021, 1-27.
[URL : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cths/14562]
Barbin Évelyne, La théorie et la pratique dans les travaux et la correspondance d’Émile Clapeyron et de Gabriel Lamé (1818-1835), Paris, Sabix, École polytechnique, 2021.
Beurier Artidor, Le musée pédagogique et la bibliothèque centrale de l’Enseignement primaire, Paris, Imprimerie nationale, 1889.
Buisson Ferdinand, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, vol. 2, Paris, Hachette, 1911.
Clère Jules, Histoire de l’École de la Flèche, La Flèche, Imprimerie Jourdain.
Clyde Laurel L., The magic casements: a survey of school library history from the eight to the twentieth century, Ph. D. thesis, James Cook University, 1981.
Catalogue de la bibliothèque populaire, Nancy, Imprimerie A. Voirin, 1888.
« Circulaire relative aux bibliothèques des lycées », Bulletin administratif de l’instruction publique, tome 20, no 404, 1877, p. 194-197.
« Admission d’ouvrages », Bulletin administratif de l’instruction publique, tome 1, no 5, mai 1950, p. 165-166.
Escoffier Jean-Pierre, Pennec Jos, Crépel Pierre, Chevallier Pierre, Inventaire non exhaustif, dans les bibliothèques de Bretagne, des livres contenant des mathématiques et publiés avant 1830, université de Rennes, IREM, 2009.
Mathias Augustin, De la nécessité de créer des bibliothèques scientifiques-industrielles, Paris, Librairie scientifique industrielle, 1848.
Mollier Jean-Yves, « Le manuel scolaire et la bibliothèque du peuple », Romantisme, no 80, 1993, p. 79-93.
10.3406/roman.1993.6211 :Le Prytanée militaire de la Flèche, L’instantané, 4e année, no 42, 14 septembre 1901.
Les bibliothèques scolaires, Paris, Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, 1862.
Les bibliothèques scolaires, Paris, Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, 1888.
Renaud Hervé, « La fabrication d’un enseignement de l’analyse pour l’enseignement secondaire au xixe siècle », thèse de doctorat en histoire des mathématiques, Nantes, université de Nantes, 2017.
Richter Noë, Les bibliothèques populaires, Paris, Cercle de la Librairie, 1978.
Sandras Agnès, « Auguste Perdonnet, soutien efficace des premières bibliothèques populaires ? (II/De la Halle-aux-draps aux bibliothèques des amis de l’Instruction) », 2020.
[URL : https://bai.hypotheses.org/4127]
Sovbodny Dolly, Early American textbooks, 1775-1900, Washington D. C., US Department of Education, 1985.
Sustrac Charles, « De l’orientation des bibliothèques modernes », Revue internationale de l’enseignement, tome 54, 1907, p. 514-518.
Tisserand Sylvie, Historique de la Bibliothèque du Prytanée.
[URL : https://bibliotheque-du-prytanee.fr/historique]
Valentine Patrick M., « School Libraries in 19th Century North Carolina 1800-1876: “The wants of Books is Now an Immediate, Practical and Pressing one” », North Carolina Libraries, vol. 68, 2010, p. 6-8.
Notes de bas de page
1 J.-P. Escoffier et al., Inventaire non exhaustif, dans les bibliothèques de Bretagne, des livres contenant des mathématiques et publiés avant 1830.
2 É. Barbin, L’écriture de manuels de géométrie pour les Écoles de la Révolution : ordre des connaissances ou « élémentation », p. 1-27.
3 F. Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, p. 98.
4 A. Sandras, « Auguste Perdonnet, soutien efficace des premières bibliothèques populaires ? », p. 1.
5 É. Barbin, La théorie et la pratique dans les travaux et la correspondance d’Émile Clapeyron et de Gabriel Lamé (1818-1835), p. 53-54.
6 A. Mathias, De la nécessité de créer des bibliothèques scientifiques-industrielles, p. 21.
7 Ibid., p. 8.
8 Ibid., p. 16.
9 Les bibliothèques scolaires, p. 5-6.
10 Ibid, p. 3.
11 Ibid, p. 11-12.
12 N. Richter, Les bibliothèques populaires, p. 22.
13 Ibid, p. 22.
14 « Circulaire relative aux bibliothèques des lycées », p. 195.
15 « Admission d’ouvrages », p. 165-166.
16 H. Renaud, « La fabrication d’un enseignement de l’analyse pour l’enseignement secondaire au xixe siècle », p. 257.
17 J.-Y. Mollier, « Le manuel scolaire et la bibliothèque du peuple », p. 79.
18 Ibid, p. 84.
19 J. Clère, Histoire de l’École de la Flèche, p. 5-7.
20 S. Tisserand, Historique de la Bibliothèque du Prytanée, n. p.
21 A. Beurier, Le Musée pédagogique et la bibliothèque centrale de l’Enseignement primaire, p. 3.
22 Ibid., p. 15-16.
23 Ibid., p. 18.
24 D. Sovbodny, Early American textbooks, 1775-1900, p. IX.
25 L. Clyde, The magic casements: a survey of school library history from the eight to the twentieth century.
26 P. Valentine, « School Libraries in 19th Century North Carolina 1800-1876 », p. 6.
27 C. Sustrac, « De l’orientation des bibliothèques modernes », p. 516.
28 Ibid, p. 517.
Auteur
Membre du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), section « Sciences, histoire des sciences et des techniques et archéologie industrielle », professeure émérite en épistémologie, histoire des sciences et des techniques, laboratoire LMJL, université de Nantes
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016