De l’usage et de l’utilité du virtuel dans l’étude des grottes ornées : un retour d’expérience sur deux exemples périgourdins
About Use and Usefulness of Virtual in Decorated Caves Studies: an Experiment with Two Examples from Périgord
Résumés
L’étude des grottes ornées préhistoriques, témoins si fragiles des expressions artistiques et symboliques de nos ancêtres, a fait de la numérisation 3D la technique et l’outil indispensables à la recherche d’aujourd’hui, et ceci avec autorité et quasiment en toutes circonstances. Depuis plus d’une décennie, il n’est plus un programme de recherche sérieux qui ne saurait faire l’économie du virtuel à un moment ou un autre de son déroulement – et plus souvent encore avant que le réel lui-même soit observé, interrogé et analysé. Mais la primauté du virtuel n’empêcherait-elle pas de réfléchir aux propres bienfaits d’une technologie parfois miraculeuse, mais souvent onéreuse ? S’agit-il véritablement d’une technologie qui nous aiderait enfin à voir sans contrainte, un nouvel œil en quelque sorte ? L’usage et l’utilité du virtuel sont ici questionnés sous la forme d’un modeste retour d’expérience vécue en 2013 et 2018 dans deux grottes ornées magdaléniennes du Périgord, la Mairie (Teyjat) et Fronsac (Vieux-Mareuil). Nous sommes bien conscient qu’en quelques années seulement les technologies du numérique ont beaucoup évolué, notamment dans leur apport à l’analyse scientifique. Le regard nuancé que nous portons ici ne vaut que pour ces deux expériences un peu datées.
The study of prehistoric decorated caves, such fragile witnesses of artistic and symbolic expressions of our ancestors, has made 3D digitization a technique and a tool useful for today’s research, but this with authority and in almost all circumstances. For more than a decade, there is no longer a serious research program that affords the economy of the virtual, at one moment or another—and more often, still before the real is itself observed, questioned and analysed. But would the primacy of the virtual not prevent us from wandering on the benefits of a sometimes miraculous, but often expensive, technology? Is it really a technology that would finally help us to see without constraint, a new eye in a way? The use and the utility of the virtual are questioned here in the form of a modest return of experiences lived in 2013 and 2018 in two Magdalenian caves of Périgord, la Mairie (Teyjat) and Fronsac (Vieux-Mareuil). We are well aware that in just a few years, digital technologies have evolved a lot, especially in their contribution to the scientific analysis. The nuanced look that we bring here is only valid for these two experiences a little dated.
Entrées d’index
Mots-clés : 3D, photogrammétrie, lasergrammétrie, grotte de Fonsac, grotte de la Mairie, Préhistoire, art pariétal
Keywords : 3D, photogrammetry, lasergrammetry, Fronsac cave, la Mairie cave, Prehistory, rock art
Texte intégral
Un projet collectif de recherche à l’origine des numérisations
1L’étude des grottes ornées de Dordogne de la Mairie (Teyjat) et de Fronsac (Vieux-Mareuil) que nous avons menée s’intègre dans le cadre d’un projet collectif de recherche (PCR) développé de 2012 à 20181, poursuivant et complétant une première prospection thématique engagée sur une dizaine de sites (abris-habitats et grottes ornées notamment) datés de la seconde moitié du Tardiglaciaire (entre environ 16 000 et 11 500 ans cal. BP) du bassin moyen de la Dronne, dans le nord-ouest du Périgord. Ce programme, structuré autour de plusieurs axes thématiques (révision de séries anciennes du Magdalénien supérieur et final et de l’Azilo-Laborien, opérations archéologiques de terrain, etc.), comportait un important volet consacré à l’étude transdisciplinaire de plusieurs grottes ornées, dont deux ont fait l’objet d’un programme de numérisation 3D (la Mairie, propriété de l’État, et Fronsac, propriété privée, classées toutes deux au titre des Monuments historiques).
La numérisation 3D à la Mairie (Teyjat, Dordogne)
2La grotte de la Mairie, située dans les confins septentrionaux de la Dordogne, est l’un des sites majeurs de la dernière grande culture du Paléolithique supérieur, le Magdalénien2. Attribué à la phase la plus récente de cette période, son décor gravé pariétal, constitué de 55 représentations figuratives (rennes, chevaux, animaux indéterminés, cerfs, aurochs, bisons, ours), a servi de référence à André Leroi-Gourhan pour définir l’étape ultime de la progression stylistique de l’art préhistorique3 (style IV récent). Les œuvres de la Mairie représentaient selon lui le sommet de l’évolution artistique au Paléolithique supérieur. En effet, la précision de ces fines gravures figuratives, leur réalisme, voire leur naturalisme, surprend et émeut tout observateur. Les gravures de la Mairie sont exceptionnelles dans le corpus de l’art préhistorique européen et témoignent des extraordinaires qualités artistiques et du sens esthétique des derniers magdaléniens (fig. 1). Bien que célèbres au sein de la communauté scientifique, notamment grâce à la première étude, publiée en 19124, elles sont peu connues du grand public, éclipsées par la vive polychromie ou les gravures plus profondes des grottes ornées de la vallée de la Vézère. Le support encaissant est constitué par des calcaires oolithiques et dolomitiques bréchifiés de l’étage Bajocien (Jurassique moyen). Il est fragile, friable et impropre à la réalisation d’œuvres d’art. Les menaces qui pèsent sur le support stalagmitique (dalles, plancher, coulées, cascade) des œuvres gravées, comme la difficulté de lecture de certaines gravures, ont rendue inévitable la fermeture de la grotte au public il y une quinzaine d’années. Cette fermeture a malheureusement privé le public d’un haut lieu patrimonial, mais a supprimé également le tissu social et économique qui s’était progressivement construit autour du site dans le village de Teyjat et dans les communes alentour.
3Le projet de numérisation en trois dimensions de la zone ornée de la cavité s’est donc imposé afin de proposer une solution de valorisation satisfaisante pour tous à travers une nouvelle vision de ces œuvres pariétales exceptionnelles par leur discrétion. Un usage à des fins scientifiques d’aide à l’observation et à l’analyse des œuvres avait été également prévu dans le projet initial formalisé en 2013.
4La numérisation 3D (lasergrammétrie pour l’encaissant rocheux et photogrammétrie pour la calcite, support des œuvres d’art) a été effectuée par le cabinet GP Perazio Engineering. Cette société a remporté l’appel à projets 2013 du programme national « Numérisation du patrimoine culturel » financé par le ministère de la Culture et de la communication. Ce projet a été réalisé en réseau avec des partenariats au sein du MCC à la direction générale des Patrimoines – service du Patrimoine (sous-direction de l’Archéologie : Centre national de Préhistoire, Périgueux, et service régional de l’Archéologie d’Aquitaine, Bordeaux), service des Musées de France (Musée national de Préhistoire, Les Eyzies, et musée d’Archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye) et le Centre des monuments nationaux, ainsi que des partenariats universitaires (Muséum national d’histoire naturelle, département Homme et environnement, UMR 7194, et université Bordeaux I, UMR 5199).
5Pour des raisons de budget et de faisabilité, la numérisation effectuée en septembre 2013 n’a porté que sur la zone ornée de la grotte en secteur vestibulaire, entre 10 et 20 mètres de la porte d’accès actuelle. Cette numérisation devait prendre initialement la forme d’une exposition numérique et d’une visite virtuelle présentée dans la muséographie renouvelée du Musée national de Préhistoire.
La numérisation 3D à Fronsac (Vieux-Mareuil, Dordogne)
6La grotte de Fronsac, située à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de celle de la Mairie, est connue depuis 1984. Elle abrite dans deux galeries principales d’une centaine de mètres de développement maximal un dispositif pariétal gravé comprenant 159 entités graphiques, dont une centaine de motifs géométriques et de signes et 59 représentations figuratives (32 animaux – chevaux, bisons, mammouth, cervidés, animaux indéterminés – et 27 figures humaines). Le dispositif est attribué sur la foi de certaines thématiques et du style des représentations au Magdalénien supérieur, même si l’unité du style peut être discutée5. Fronsac a été rendue célèbre pour abriter un immense phallus gravé-sculpté (61 cm de long) et le plus grand ensemble de figures féminines schématiques (FFS) connu dans l’art pariétal (fig. 2). Au nombre de 18, ce sont des représentations épurées, sans bras ni tête ou autres détails6.
7Dans la grotte de Fronsac, la numérisation 3D (lasergrammétrie et photogrammétrie) a été effectuée en plusieurs phases de 2017 à 2019 par la société Get in Situ / Archéosphère (Xavier Muth, Cédric Beauval, François Lacrampe-Cuyaubère). Cette numérisation a été voulue d’abord par le propriétaire de la grotte, qui souhaitait offrir à ses proches une visite virtuelle de son bien, sans contrainte d’accès et de conservation. Il faut noter par ailleurs que ce même propriétaire a financé une part importante du projet7 dont le coût global, toutes proportions gardées, était relativement faible (environ 6 000 €). Profitant de cette décision, le responsable d’opération (P. Paillet) y a vu aussi l’opportunité de bénéficier d’une lecture optimale et non contrainte des secteurs les plus exigus de la cavité (galerie des Femmes), dans lesquels la progression et les observations sont rendues très difficiles, voire quasi impossibles.
8La numérisation a été couplée au canevas topographique (carroyage géoréférencé) et au cheminement topographique réalisé dans la perspective du programme de fouilles que nous avons conduit entre 2017 et 2018 et du géoréférencement des cibles photogrammétriques. L’ensemble de la cavité (galeries principale et supérieure) a été entièrement couvert par photogrammétrie avec appui tachéométrique. Une première phase de traitement (calculs topométriques, phototriangulation des images et digitalisation des contours de la cavité) a été nécessaire pour procéder à l’extraction du plan topographique ; une seconde phase pour générer le nuage de points dense géoréférencé (environ 4 milliards de points) et le maillage triangulé (résolution centimétrique)8. Une ultime phase a été concrétisée en 2019 pour la texturation par tronçons du modèle 3D à l’aide des images natives orientées, pour l’intégration des rendus texturés dans l’application navigable prédimensionnée, et enfin pour l’intégration des panneaux HR maillés et texturés dans l’application navigable. Un modèle 3D maillé et texturé et l’application navigable sont à présent disponibles.
Les résultats attendus de ces deux numérisations 3D
9La construction de clones numériques 3D de grottes ornées ou de parties de grottes répond généralement aux trois principaux besoins que sont la conservation et l’archivage, les études scientifiques et la médiation9. Dans les cahiers des charges, l’approche globale ou partielle des cavités par la numérisation doit permettre un rendu complet de la zone et une navigation en temps réel. Elle peut servir de support à toute étude et de modélisation climatique, physique, etc. L’approche ciblée offre quant à elle la possibilité d’une lecture fine de chaque surface ornée, à condition que le niveau de résolution et de précision du modèle soit satisfaisant. Elle permet de compléter les travaux de photographie et de relevés réalisés dans la grotte face aux originaux. Il est impératif que ces clones numériques et toutes les géodonnées acquises soient géoréférencés et rattachés au système géodésique RGF93, et plus spécifiquement dans la projection Lambert 93, et au système altimétrique NGF-IGN69 de la France. La numérisation peut également être mise à profit pour les développements à des fins de valorisation de la cavité et de son décor. La réalisation de boucles vidéos peut être envisagée et destinée à la diffusion sur internet, sur écran ou sur des bornes interactives, etc. Enfin la navigation dans le modèle numérique obtenue doit être fluide et agrémentée d’aides à la lecture et à l’analyse. Elle doit notamment permettre d’accéder à des outils de mesure, d’analyses spatiales, d’études tracéologiques, etc. Les modèles produits au moment de notre étude ne permettaient de satisfaire qu’une partie de ces besoins.
10Le programme de numérisation dans la grotte de la Mairie intégrait clairement l’ensemble de ces objectifs, notamment la dimension conservatoire, avec la réalisation d’un document de référence, un outil de diagnostic permettant un constat d’état de la cavité, de suivre l’évolution des surfaces ornées et de leurs altérations et un archivage du corpus, déjà entrepris pour d’autres grottes ornées. Il s’agissait d’un élément central dans la sauvegarde du site considéré aujourd’hui comme menacé, et à ce titre, fermé au public. L’apport pour la recherche résidait dans la création d’un outil d’aide à la lecture et de quantification, avec un degré d’objectivité supérieur à la 2D, complémentaire du travail in situ de relecture des parois et des œuvres conduit par nous-même durant plusieurs années. In fine, la mission de valorisation publique était très attendue sur le territoire grâce à la possibilité de restitutions numériques et de mise en valeur de la zone ornée et du dispositif pariétal petit à petit oubliés.
11Le projet portait donc sur plusieurs types de publics et d’usages. Le grand public devait pouvoir y trouver le vecteur d’une nouvelle compréhension de l’art préhistorique, à côté de grottes françaises ou espagnoles plus célèbres. En effet, l’art préhistorique n’est pas qu’un art du spectaculaire, c’est aussi un art de la minutie, de la finesse, de la miniature, dans toutes ses dimensions pariétales mais également mobilières. Dans la grotte de la Mairie, les œuvres gravées, qui occupent une surface d’environ 10 m², ne se découvrent que très progressivement, par le truchement des éclairages et par l’évolution et l’exercice de notre propre perception ; mais cette dimension subtile de l’art peut-elle être acquise grâce à la numérisation 3D par photogrammétrie de précision infra-millimétrique ? Ce projet permettait également d’offrir une connaissance renouvelée des sites ornés préhistoriques à destination de la communauté scientifique (chercheurs, étudiants, amateurs…). Nous attendions enfin que le modèle numérique offre aussi la possibilité de compléter nos analyses scientifiques et nos observations en offrant de nouvelles possibilités de compréhension des œuvres, notamment à travers la modélisation de l’évolution physique des supports.
12Le programme à Fronsac adhérait plus ou moins aux mêmes objectifs qu’à la Mairie, mais avec un volet recherche nettement renforcé. En effet, nos travaux dans la grotte ont permis de doubler le corpus connu jusqu’à présent10, distribué dans les différentes parties du réseau, mais plus particulièrement dans des secteurs peu accessibles ou très exigus. Nous pensions alors que le modèle numérique de terrain pouvait nous donner la possibilité de nous affranchir de ces contraintes spatiales, d’améliorer la lecture et l’interprétation de certaines représentations très difficiles d’accès et d’offrir au propriétaire du site un outil convivial d’accès et de visite virtuelle de la grotte et de son décor, sans contraintes et sans risques pour les œuvres et leur conservation.
Des attentes diversement satisfaites
13Le modèle numérique produit par le cabinet GP Perazio Engineering de la partie ornée de la grotte de la Mairie (encaissant rocheux et supports des gravures) a répondu à la plupart des besoins formulés dans le cahier des charges. Le point d’orgue en est la visite virtuelle développée grâce à un moteur en temps réel, l’application Nav’Clone 1.0.003, dans le modèle virtuel. Ainsi, à partir d’un choix initial de résolution d’écran et de qualité graphique (6 niveaux, de « fantastic » à « fastest »), l’utilisateur peut se déplacer à loisir dans les 20 premiers mètres de la cavité, face aux surfaces ornées (fig. 3).
14Une sélection spécifique des 6 panneaux ornés permet de les isoler de leur contexte topographique et de s’approcher au plus près du support et des représentations. Plusieurs outils conviviaux comme la configuration de la souris, la liste des textures, les éclairages prédéterminés sur le modèle en noir et blanc (éclairage haut, bas, gauche et droite), les mesures (à différentes unités dimensionnelles), l’impression et l’exportation des images sélectionnées à différents formats (A4, A3, A2 et format libre), les rotations et translations du modèle, ainsi qu’une lampe virtuelle, peuvent être paramétrés et manipulés afin d’investir le champ graphique et d’en optimiser la lecture et la compréhension (fig. 4).
15Ce modèle photogrammétrique a été rendu possible et développé en collaboration étroite avec les ingénieurs / techniciens de la société Perazio à partir des données de lecture, d’analyse, d’interprétation et d’enregistrements graphiques et photographiques préalables, recueillies par nous-même au moment de l’étude de la cavité, et non l’inverse. En somme, nous ne nous sommes pas appuyé sur la 3D pour analyser les parois et les œuvres, comme cela est parfois pratiqué ou conseillé. C’est bien le clone numérique qui a bénéficié de nos observations et de notre étude faite en amont, sur le terrain, selon les méthodes classiques, que nous recommandons à cette place, de l’observation à l’œil nu, éventuellement aidée par la loupe et le microscope de terrain, et de l’enregistrement progressif et critique des données pariétales, graphiques, morphologiques, taphonomiques, etc. (fig. 5).
16Aussi intéressante et performante soit-elle, la 3D, dont il faut rappeler qu’elle a été réalisée à Teyjat en 2013, trouvait encore ses limites dans certaines circonstances. Dans la grotte de la Mairie, la finesse et la taille des gravures pariétales et leur organisation souvent en palimpsestes s’apparentent fréquemment aux œuvres mobilières les plus complexes à démêler et à interpréter. Par ailleurs, à ce moment-là et jusqu’à aujourd’hui ou presque, seul l’œil humain exercé était en capacité de sérier les aspects technologiques les plus ténus des incisions sur calcite translucide et de distinguer le trait préhistorique d’un graffiti ancien ou d’une microfissure suggestive mais naturelle. Si aujourd’hui les techniques d’acquisition et de modélisation multi-échelle des gravures se sont nettement améliorées, notamment dans le registre de la macrophotogrammétrie11, dépassant même semble-t-il les capacités de l’œil humain, elles n’avaient pas atteint il y a peu encore ces formidables pouvoirs. La stalagmite de la Mairie nous offre tous ces cas de figure que la photogrammétrie infra-millimétrique qui a été pratiquée ici ne savait distinguer. Cependant l’outil 3D n’est pas totalement dénué d’intérêt pour notre recherche, a posteriori, puisqu’il nous donne toute latitude de manipuler les œuvres sans entrave et de manière non invasive en effectuant par exemple des coupes, des sections, en multipliant les mesures, voire en faisant des remontages entre l’édifice stalagmitique in situ et certains blocs pariétaux, ou des plaques de calcite fracturées anciennement et découvertes en fouilles puis conservées dans les musées (Musée national de Préhistoire et musée d’Archéologie nationale12 notamment). Voilà déjà des apports fondamentaux qu’il convient de souligner pour un produit technologique réalisé il y a presque une décennie.
17Il constitue surtout une archive, associée aux innombrables photographies et aux relevés graphiques bruts et mis au propre, qui acquiert une valeur conservatoire et patrimoniale13.
18Mais c’est clairement la visite virtuelle du site en boucle automatisée qui constitue la réussite principale de ce modèle numérique. Si la grotte originale est définitivement soustraite à la visite du grand public, sa copie relativement fidèle et didactique est aujourd’hui accessible au plus grand nombre, sous la forme d’un support de valorisation monté et scénarisé sous notre direction et qui prend la forme d’un film de 8 minutes. Il est pour le moment muet, mais pourra s’enrichir d’un support textuel ou d’une bande son avec des commentaires scientifiques et pédagogiques. Il restitue la zone ornée dans sa globalité, puis chaque panneau orné individuellement, progressivement découvert grâce au très bon niveau de résolution des images et au rendu très correct des caractéristiques colorimétriques et texturales du support. S’y intègrent des jeux d’éclairages (directions et incidences) qui permettent de mettre en valeur les reliefs du support et de faire apparaître (ou disparaître) les gravures, auxquels s’ajoutent (puis disparaissent) en fondu enchaîné des aides indispensables à la lecture et la compréhension, à savoir nos relevés graphiques sélectifs des principales représentations (fig. 6). Ce film est également segmenté en courtes vidéos de 2-3 minutes, déclinant chaque secteur ou panneau orné individuellement. Elles sont actuellement diffusées dans le centre d’interprétation Pierre Bourrinet, ouvert pendant l’été dans le village de Teyjat, à quelques mètres de la grotte ornée.
19Si le numérique ne s’impose pas dans notre cas particulier au niveau de l’analyse, il constitue un précieux enregistrement pour archivage et surtout un bon outil de médiation.
20Compte tenu du budget alloué au modèle numérique produit par la société Get in Situ / Archéosphère dans toute la grotte de Fronsac, environ 4 fois inférieur à celui de la Mairie, le navigateur 3D proposé répond globalement aux attentes. Peut-être peut-on reprocher un système de pilotage des commandes peu intuitif et acrobatique (combinaisons clavier / souris différentes selon les modes, « visite » ou « panneau ») qui nécessite une certaine prise en main et de la pratique, même s’il s’agit selon le prestataire de commandes standards assez largement utilisées pour déplacer une caméra en vue subjective dans un espace en trois dimensions. La visite virtuelle est développée grâce à la plateforme de développement et moteur de jeu 2D et 3D Unity. De la même manière que pour l’application Nav’Clone utilisée pour la grotte de la Mairie, un choix de résolutions d’écran et de qualités graphiques (6 niveaux, de « ultra » à « very low ») est proposé, avec les mêmes incidences sur la maniabilité du navigateur. Un mode de progression « pseudo-bornée » a été adopté afin que le visiteur, équipé d’une torche virtuelle, ne sorte pas des galeries, même s’il peut en déborder un peu. C’est un excellent compromis entre une contention stricte, qui aurait empêché l’accès aux parties de morphologie complexe et très étroites, et la navigation en flottaison totale, c’est-à-dire sous enveloppe non bornée de la cavité. L’accès à certaines parties du réseau, notamment à la galerie supérieure par une diaclase étroite, ou à la galerie des Animaux par une chatière, est facilité par un système original dit de « cabines de téléportation ». Il permet d’être automatiquement transporté d’un secteur à l’autre en s’affranchissant des difficultés de progression in situ et de la complexité du réseau karstique. Ces « cabines » sont facilement repérables dans le trajet et sont activées par simple clic. On peut aussi choisir de ne pas les emprunter. La hauteur d’exploration est variable pour une exploration autorisant des points de vue inédits. Mais compte tenu des spécificités de la grotte de Fronsac, certaines aptitudes du personnage porteur de la caméra (reptation, escalade, etc.) n’ont pas été codées dans la version 1 du navigateur. Tout le long du modèle 3D de la grotte, le visiteur bénéficie d’un système de repérage (signalisation du parcours) et d’un marqueur de situation qui permet de visualiser l’orientation du regard. Un cartouche de localisation, qui peut être affiché ou masqué, sur lequel figurent un plan de la grotte, qui discrimine les deux principaux réseaux et une vue sagittale, légendés avec la localisation des secteurs de « téléportation », et des panneaux détaillés, obtenus par photogrammétrie infra-millimétrique14 (fig. 7), complètent la signalisation et facilitent la visite virtuelle, à condition que l’ordinateur utilisé en possède les capacités, en termes de mémoire vidéo notamment.
21La couverture par photogrammétrie inframillimétrique ne concerne pour le moment que trois panneaux gravés de la grotte, choisis parmi les secteurs les plus spectaculaires et lisibles du point de vue iconographique (panneau des bisons et panneau du phallus et des chevaux de la galerie des Animaux, fig. 8, et panneau des figures féminines schématiques de la galerie des Femmes). Ces secteurs sont surlignés dans la navigation et un simple clic permet de les extraire du modèle et de les manipuler à loisir (déplacement, zoom), y compris en faisant varier l’orientation et l’incidence de l’éclairage. Le niveau de résolution de ces photogrammétries est correct. La souplesse de manipulation est au rendez-vous, mais aucune utilisation véritablement scientifique de ces photogrammétries ne peut être actuellement envisagée. Les outils de mesure ou d’extraction développés pour les fines gravures de la Mairie ne figuraient pas dans le cahier des charges.
22Quant au niveau de résolution (centimétrique) du reste de la grotte, obtenu par lasergrammétrie, il est satisfaisant pour archivage et visite ludique mais ne saurait en aucun cas servir une ambition scientifique.
Conclusion
23Les quelque 400 grottes ornées paléolithiques découvertes en Eurasie sur de vastes territoires depuis la fin du xixe siècle constituent des témoignages exceptionnels des comportements symboliques des sociétés de la Préhistoire. Auréolées de leur insondable mystère, ces cavités et leurs richesses patrimoniales, notamment iconographiques, ne sont parvenues jusqu’à nous qu’à la faveur de conditions de conservation d’une extrême précarité. L’étude, l’archivage et la valorisation des œuvres pariétales sont des missions fondamentales et salvatrices confiées à des préhistoriens spécialistes, qui mobilisent des méthodes et des techniques de plus en plus sophistiquées et de moins en moins invasives. Le virtuel s’impose depuis quelques années comme une sorte de panacée, un outil miraculeux auquel le réel est confié corps et âme. Les modèles numériques de terrain font florès et chacun, en fonction de ses ambitions, de ses moyens et parfois même de ses problématiques, s’essaie à la numérisation en dilettante, profitant des logiciels gratuits largement disponibles sur internet. Face à l’indigence ou la piètre qualité de la plupart des résultats obtenus, les plus chanceux et fortunés confient cette entreprise à des professionnels. Mais la réussite de tels projets de numérisation dépend avant tout des besoins, qui doivent être précisément identifiés par le responsable d’opération, et de la problématique formulée. Il s’agit d’un exercice difficile, car savoir exprimer ou expliciter des besoins face à des technologies d’une complexité grandissante, et dont la haute technicité échappe souvent à nos propres compétences, ne coule pas forcément de source. Eu égard aux coûts souvent exorbitants d’une numérisation 3D et aux dépenses induites par l’investissement dans du matériel photographique et informatique de dernière génération (processeurs, mémoires vives, cartes graphiques, logiciels, etc.), les cahiers des charges devraient donner la priorité, dans un premier temps, à l’un des trois principaux besoins que sont la conservation / archivage, l’étude scientifique ou la médiation. En plus de modérer les coûts, une telle pratique permettrait d’obtenir des résultats à la hauteur des attentes. Une sorte d’habitude a été prise d’inscrire presque automatiquement la 3D, sans vraiment réfléchir, dans les programmes d’étude des grottes ornées. On se retrouve ainsi à chercher des moyens hors des circuits habituels de financement de l’archéologie, via des appels à projets, des plans de numérisation, du sponsoring ou du mécénat, sans garantie de succès. Et l’opprobre est rapidement jeté sur celle ou celui qui fait alors l’économie du virtuel.
24Le retour d’expérience sur les grottes de la Mairie et de Fronsac détaillé dans cet article montre clairement quel intérêt on peut trouver à réaliser des clones numériques 3D, et en même temps il ne cache pas les faiblesses de certains produits et leurs limites, au moins pour notre cas et à l’époque où ils ont été réalisés, en partie consécutives à la nature des cahiers des charges et aux moyens financiers dégagés. Nous ne contestons pas ici l’utilité du virtuel à usage d’archive et de médiation, ni ses capacités à satisfaire un plus grand nombre d’utilisateurs. Les faiblesses que nous avons identifiées dans cette expérience personnelle, et nous insistons sur ce point, résident plutôt dans les fonctions attachées à la recherche proprement dite, fonctions que nous avions pourtant identifiées en partie dès 2011, lors du programme ANR « Madapca » (Micro-analyses et datations de l’art préhistorique dans son contexte archéologique), que nous dirigions. Nous avions largement valorisé la place des analyses non invasives et notamment celle des technologies 3D15. Même si aujourd’hui d’extraordinaires progrès sont réalisés dans le domaine de la numérisation des grottes ornées, à tel point qu’on parle parfois de « révolution scientifique », nous pensons que ce n’est pas forcément en plaçant à tout prix et autoritairement ces technologies au centre de nos préoccupations scientifiques, avant même le travail de terrain, ce qui arrive parfois encore aujourd’hui, qu’on résoudra tous les problèmes. En effet, comme le montre l’exemple de la Mairie, la qualité du livrable dépend préalablement de la connaissance acquise du lieu et de ses caractéristiques propres, géologiques, géomorphologiques, minéralogiques, taphonomiques et, bien entendu, iconographiques. Si la 3D est bien un nouvel œil, avec de prodigieuses capacités qui s’améliorent plus vite que la plupart de nos ordinateurs16, nous doutons qu’elle puisse un jour se substituer entièrement à notre propre regard, à notre capacité d’observation et d’analyse fines, en somme à notre intelligence. Elle nous aidera assurément à objectiver nos interprétations et quantifier nos données.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Alexander C., Pinz A., Reinbacher C., 2015, « Multi-Scale 3D Rock-Art Recording », Digital Applications in Archaeology and Cultural Heritage, vol. 2, no 2-3, p. 181-195.
Bosinski G., 2011, Femmes sans tête : une icône culturelle dans l’Europe de la fin de l’époque glaciaire, Paris, Errance (Pierres tatouées).
Bourdier C., Fuentes O., Pinçon G., 2015, « Contribution of 3D Technologies to the Analysis of Form in Late Palaeolithic Rock Carvings: the Case of the Roc-aux-Sorciers Rockshelter (Angles-sur-l’Anglin, France) », Digital Applications in Archaeology and Cultural Heritage, vol. 2, no 2-3, p. 140-154.
10.1016/j.daach.2015.05.001 :Capitan L., Breuil H., Peyrony D., Bourrinet P., 1912, « Les gravures sur cascade stalagmitique de la grotte de la Mairie à Teyjat (Dordogne) », Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, compte rendu de la XIVe session, Genève, W. Deonna, p. 498-514.
Carcauzon C., 1984, « Une nouvelle découverte en Dordogne : la grotte préhistorique de Fronsac », Sites, vol. 22, p. 7-15.
Cluzel J.-P. et Cleyet-Merle J.-J., 2011, Mille et une femmes de la fin des temps glaciaires, cat. exp. (Les Eyzies, Musée national de Préhistoire, 17 juin-19 septembre 2011), Paris, Éditions du RMN / Grand Palais.
Dandurand G., Paillet P., Man-Estier E., 2017, « Spéléogenèse et évolution géomorphologique de la grotte ornée de Fronsac (Dordogne, France) », Karstologia, vol. 70, p. 15-22.
Delluc B. et Delluc G., 1996, « La grotte ornée de Fronsac à Vieux-Mareuil (Dordogne) », Préhistoire du Sud-Ouest, vol. 21, no 2, p. 119-170.
Leroi-Gourhan A., 1971, Préhistoire de l’art occidental, Paris, Mazenod.
Paillet P. (dir.), 2014, Les arts de la Préhistoire : micro-analyses, mises en contexte et conservation, actes du colloque « Micro-analyses et datations de l’art préhistorique dans son contexte archéologique » (Paris, novembre 2011). Les Eyzies, Musée national de Préhistoire (Paleo, numéro spécial), 366 pages.
Paillet P. et Man-Estier E., 2015, « Du pariétal au mobilier dans la grotte de la Mairie, Teyjat (Dordogne) », Arkeos, vol. 37 (Symbols in the Landscape: Rock Art and its Context, actes de colloque, Rock Art Conference IFRAO, 19, Caceres, 31 août-4 septembre 2015), p. 693-710.
Paillet P. et Man-Estier E., 2016a, « Des animaux et quelques signes à la Mairie et à l’abri Mège à Teyjat (Dordogne) », dans Groenen M. et Groenen M.-C. (dir.), Styles, techniques et expression graphiques dans l’art sur paroi rocheuse, actes de colloque (17e Congrès mondial de l’UISPP, Burgos, 1-7 septembre 2014), Oxford, Archaeopress (BAR International Series, 2787), p. 88-120.
Paillet P. et Man-Estier E., 2016b, « Langage de signes et communication graphique à la fin du Magdalénien : l’art de Rochereil (Grand-Brassac), de l’abri Mège et de la Mairie (Teyjat, Dordogne) », dans Mordant C., Buchsenschutz O., Jeunesse C. et Vialou D. (dir.), Signes et communication dans les civilisations de la parole, actes de colloque (139e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Nîmes), Paris, Éditions du CTHS (édition numérique, OpenEdition Books), p. 27-53.
Paillet P., Man-Estier E., Boudadi-Maligne M., Dandurand G., Genty D., Konik S., Laroulandie V., Mallye J.-B., Langlais M., 2015, « L’art de la grotte de la Mairie (Teyjat, Dordogne) dans son contexte magdalénien », Arkeos, vol. 37 (Symbols in the Landscape: Rock Art and its Context, actes de colloque, Rock Art Conference IFRAO, 19, Caceres, 31 août-4 septembre 2015), p. 429-454.
Paillet P., Paillet E., Dandurand G., Bonnet-Jacquement P., Boudadi-Maligne M., Costamagno S., Langlais M., Laroulandie V., Lefebvre A., Mallye J.-B., 2018, « Un dispositif pariétal revisité ou les bénéfices d’une approche interdisciplinaire : l’exemple de la grotte de Fronsac (Vieux-Mareuil, Dordogne) », dans Robert E., Paillet P., Petrognani S. (dir.), L’art préhistorique, une archéologie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme (Les Nouvelles de l’archéologie, 154), p. 25-32.
Pinçon G. et Fuentes O., 2019, « Les relevés d’art rupestre », Culture et recherche, vol. 139 (Archéologie : entre ruptures et continuités), p. 46.
Pinçon G. et Geneste J.-M. (dir.), 2010, Art rupestre : la 3D, un outil de médiation du réel invisible ?, actes de colloque (Angles-sur-l’Anglin, juin 2008), Paris, ministère de la Culture (In situ, revue des patrimoines, vol. 13).
Rivero O., Ruiz-López J. F., Intxaurbe I., Salazar S., Garate D., 2019, « On the Limits of 3D Capture: a New Method to Approach the Photogrammetric Recording of Palaeolithic Thin Incised Engravings in Atxurra Cave (Northern Spain) », Digital Applications in Archaeology and Cultural Heritage, vol. 14, e00106p.
10.1016/j.daach.2019.e00106 :Rivero O. et Garate D., 2020, « Motion and Gesture: Analysing Artistic Skills in Palaeolithic Art », Journal of Archaeological Method and Theory, vol. 27, no 4, p. 561-584.
10.1007/s10816-020-09476-5 :Sentis J., 2005, « Les silhouettes féminines stylisées peuvent-elles caractériser des territoires culturels ? », dans Jaubert J. et Barbaza M., Territoires, déplacements, mobilité, échanges durant la Préhistoire : terres et hommes du Sud, Paris, Éditions du CTHS, p. 411-420.
Notes de bas de page
1 PCR « Peuplements et cultures à la fin du Tardiglaciaire dans le nord du Périgord, entre Dronne et Tardoire », dirigé par P. Paillet.
2 Paillet et Man-Estier 2015, 2016a et 2016b ; Paillet et al. 2015.
3 Leroi-Gourhan 1971.
4 Capitan et al. 1912.
5 Paillet et al. 2018 ; Dandurand et al. 2017.
6 Bosinski 2011 ; Cluzel et Cleyet-Merle 2011 ; Sentis 2005.
7 Un cofinancement d’environ 20 % a été obtenu auprès de la conservation régionale des Monuments historiques Nouvelle-Aquitaine.
8 Plusieurs nuages de points denses à haute résolution pour certains panneaux ont aussi été extraits.
9 Pinçon et Fuentes 2019.
10 Carcauzon 1984 ; Delluc et Delluc 1996.
11 Rivero et al. 2019 ; Rivero et Garate 2020.
12 Musée d’Archéologie nationale et Musée national de Préhistoire.
13 Pinçon et Geneste 2010 ; Pinçon et Fuentes 2019.
14 Le reste de la cavité a été couvert par lasergrammétrie.
15 Paillet 2014 ; Bourdier et al. 2015.
16 Alexander et al. 2015.
Auteur
Laboratoire Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (HNHP, UMR 7194, Muséum national d’histoire naturelle / CNRS) ; musée de l’Homme
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016