De la fouille à la reconstitution des environnements et des comportements préhistoriques : l’outil de recherche Schopper, un système immersif en aide à la formulation d’hypothèses scientifiques
From Excavation to Reconstruction of Prehistoric Environments and Behaviours: Schopper, an Immersive System to Help Formulate Scientific Hypotheses
Résumés
Le programme de recherche ANR Schopper conçoit une nouvelle approche d’évaluation et de validation d’hypothèses de recherche sur les comportements des populations préhistoriques, par l’utilisation de la réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle. Ce programme s’appuie sur le site paléolithique de la Caune de l’Arago (Tautavel, Pyrénées-Orientales), dans le sud de la France. Il exploite les données issues de la fouille et des études pluridisciplinaires menées depuis plus de 50 ans. Les environnements préhistoriques virtuels dynamiques sont recréés et permettent aux chercheurs de pénétrer ce monde du passé et de raisonner dans un contexte immersif qui favorise les formulations d’hypothèses. Des simulations sont générées à partir de modélisation de processus environnementaux et des interactions Homme-milieu déduites des études interdisciplinaires, permettant de tester les meilleurs scénarios à l’origine des faits archéologiques.
The ANR Schopper research program is designing a new approach to the evaluation and validation of research hypotheses on the prehistoric populations behaviour, by the use of virtual reality and artificial intelligence. This program is applied on the Caune de l’Arago palaeolithic site, in the South of France (Tautavel, Pyrénées-Orientales). It uses data from excavation and multidisciplinary studies carried out for more than 50 years. The prehistoric virtual and dynamic environments of the archaeological site are recreated and allow researchers to enter these palaeo-environments and to reason in an immersive context that encourages the formulation of hypotheses. Immersive landscapes are generated from modelling of environmental and human-environment interaction processes, defined from interdisciplinary studies, making it possible to test the best scenarios for the origin of archaeological facts.
Entrées d’index
Mots-clés : Caune de l’Arago, Paléolithique, paléopaysage, changement climatique quaternaire, paysage procédural, paléo-environnement immersif, réalité virtuelle
Keywords : Caune de l’Arago, Palaeolithic, palaeolandscape, Quaternary climate change, procedural landscape, immersive palaeo-environment, virtual reality
Remerciements
Ce projet de recherche est financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Les auteurs remercient Henry et Marie-Antoinette de Lumley pour les échanges scientifiques réguliers au cours du programme et leurs conseils, remarques et observations constructives.
Texte intégral
1Depuis une dizaine d’années, l’archéologie est essentiellement tournée vers le développement de la réalité augmentée, en particulier pour la reconstitution du bâti monumental des premières civilisations historiques. La 3D immersive apparaît plus récemment en archéologie, notamment dans le cadre de la plateforme de virtual reality (réalité virtuelle, VR) Immersia1, où des outils sont développés pour répondre aux besoins de l’Institut national de recherches archéologique (Inrap) et du laboratoire CReAAH2, et utilisés essentiellement pour la numérisation de l’artefact en vue de son étude, de sa conservation ou de sa restauration.
2Cependant, pour la Préhistoire, aucune base de données 3D ou plateforme numérique VR ne propose d’immersion ni de simulation en milieu virtuel recréé permettant des observations inédites, des interactions et un travail collaboratif entre les chercheurs plongés dans ces environnements numériques. Le projet Schopper (Simulation des comportements des Hommes préhistoriques dans leurs paléoenvironnements, pour la recherche), développé depuis 2017 dans le cadre d’un programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR), a pour but de créer ce dispositif de recherche dédié à la Préhistoire.
3Pour déterminer les comportements humains fossiles, un travail conséquent de synthèse interdisciplinaire des différentes données factuelles, hypothétiques ou issues d’expérimentations doit être mis en œuvre. Actuellement, les chercheurs ne disposent pas de solutions spécifiques adaptées pour faciliter les visions heuristiques nécessaires à ces synthèses. La plus grande difficulté réside dans le test d’hypothèses sous forme de scénarios dont la mise en œuvre en réel n’est souvent pas réalisable. Le virtuel joue alors un rôle majeur. La plateforme Schopper permet de développer des modèles 3D et de tester des comportements humains, simulés en environnement virtuel et immersif, recréés à partir de données scientifiques.
4Ce programme a été développé par un consortium composé de deux laboratoires de recherche, le Centre européen de recherches préhistoriques de Tautavel (UMR 7194, CNRS / MNHN / UPVD) et le Centre d’études et de recherches sur les organisations et la stratégie (CEROS, EA 4429, université Paris-Nanterre) et deux PME, l’une spécialisée en machine learning, Craft AI, et l’autre en technologies pour l’immersion, Immersion Tools, et grâce à la collaboration de l’équipe Stream du LIX (École polytechnique), spécialisée dans la création de paysages procéduraux.
Matériel et méthodes
5Pour développer cette plateforme, le site de la Caune de l’Arago a été choisi en vertu de sa stratigraphie exceptionnelle couvrant la majeure partie du Pléistocène moyen3, de sa richesse en matériel archéologique, de la présence de restes humains, de la durée d’étude dont il bénéficie (55 ans) et du caractère pluridisciplinaire des recherches qui y sont menées. Ce contexte est favorable au développement d’un outil numérique innovant alliant intelligence artificielle (IA) et mondes virtuels réalistes (VR) recréés.
La Caune de l’Arago, site pilote : 55 ans de collecte de données
6La Caune de l’Arago est un gisement préhistorique en grotte situé sur la commune de Tautavel (Pyrénées-Orientales). Elle s’ouvre au pied d’une falaise calcaire, à 80 mètres au-dessus du Verdouble et du ruisseau de Vingrau, qui drainent la vallée actuelle (fig. 1). Située dans les Corbières méridionales, elle n’est distante que d’environ 5 km à vol d’oiseau du bassin du Roussillon, vaste plaine d’environ 800 km² jusqu’au trait de côte actuel, et d’environ trois fois plus lors des périodes les plus froides du Quaternaire.
7L’année 1964 marque le début des fouilles sous la direction d’Henry et Marie-Antoinette de Lumley. Entre 690 000 et 80 000 ans, 6 cycles climatiques ont été enregistrés, dont 3 avec un abondant matériel et de nombreux prélèvements, qui permettent de percevoir la grande diversité des comportements de ces groupes d’acheuléens qui ont séjourné au moins à une cinquantaine de reprises dans la Caune de l’Arago.
8Quelques chiffres résument la quantité de données obtenue : 11 m d’épaisseur de stratigraphie dégagés pour environ 360 m3 de sédiments fouillés, près de 400 000 objets coordonnés et environ 600 000 dans la base de données, 34 moulages de niveaux archéologiques, des milliers d’échantillons pour des dizaines de domaines d’étude (géologie, stratigraphie, sédimentologie, minéralogie, pétrographie, géochimie, micromorphologie, susceptibilité magnétique, géochronologie, magnétostratigraphie, palynologie, paléoparasitologie, paléontologie, biochronologie, paléoécologie, archéozoologie, paléoanthropologie, préhistoire, pétroarchéologie, tracéologie, taphonomie, archéostratigraphie…), plus de 460 articles et communications, plus de 210 thèses et mémoires, plus de 140 rapports de fouille et ouvrages de vulgarisation, soit plus de 800 documents produits.
9Dès lors, comment synthétiser ces informations, les confronter et reconstituer les paléopaysages et comportements, sinon grâce à l’aide des nouvelles technologies numériques ?
Le programme Schopper
10Afin d’exploiter de façon transdisciplinaire4 les données scientifiques collectées au cours des fouilles et au cours des études du matériel, il a fallu envisager une nouvelle méthode de travail5 pour aller au-delà de la démarche pluri- et interdisciplinaire appliquée depuis de nombreuses années à l’étude de la Caune de l’Arago.
11La création d’un dispositif technologique a été la réponse à cette quête de nouvelles pratiques de travail visant la reconstitution des comportements et des environnements préhistoriques, limité dans un premier temps à une période comprise entre 600 000 et 400 000 ans BP.
12Ce dispositif est conçu pour :
- permettre la mobilisation d’une quantité importante de données provenant de l’ensemble des disciplines de la préhistoire et évoluant au fil des études ;
- assurer la conservation des données ;
- analyser les données en essayant de déceler des liens, des règles... ;
- visualiser en 3D les résultats des prédictions obtenues grâce aux algorithmes de machine learning ;
- créer deux environnements immersifs connectés : la grotte et la vallée de Tautavel ;
- tester des hypothèses de recherche collectivement, dans ces conditions propices à la réflexion sur les interactions entre les Hommes et leur environnement ;
- être transposable à d’autres sites préhistoriques, voire à d’autres domaines de recherche.
13La méthodologie d’utilisation est la suivante (fig. 2) :
- le chercheur définit la question et les hypothèses à travailler. Par exemple : quelles sont les conditions environnementales au cours de l’unité J, datée de 500 000 ans BP ? Les Hommes avaient-ils accès au silex aptien proche de la grotte ? Quelles sont les conditions environnementales au cours de l’unité L, datée de 550 000 ans BP ? Combien de kilomètres ont-ils dû parcourir à minima, et à combien de personnes, pour chasser / récupérer les 72 rennes retrouvés sur le sol ?
- une première étape de travail avec des algorithmes de machine learning initie le processus ;
- cette étape nécessite une sélection de données dans la base de données archéologiques du site et l’utilisation de données extérieures au site (bases de données en open source) qui seront utilisées comme des règles décisives pour réaliser la phase d’apprentissage ;
- les données sont ensuite testées, et des prédictions sont proposées comme résultat ;
- les prédictions sont alors analysées grâce à des outils d’explicabilité6, et les paramètres décisifs dans la réponse obtenue sont identifiés. L’explicabilité, ainsi que la visualisation des résultats des tests IA dans le modèle immersif, permettent chacune des interactions IA / chercheur qui caractérisent l’intelligence augmentée7.
14L’interaction avec les modèles physiques reconstitués se fait alors à deux niveaux :
- pour visualiser les paramètres décisifs de la prédiction obtenue issus de la phase d’explicabilité (sur des tests complexes qui s’appuient sur plusieurs catégories de vestiges archéologiques que l’on peut afficher dans la grotte) ;
- les prédictions d’environnement, une fois consolidées par une phase de validation par au moins deux experts, sont utilisées pour paramétrer des cartes de répartition et de densité de faune et de flore qui serviront à créer l’environnement immersif. Une fois ce milieu recréé pour une période donnée, le chercheur peut évoluer, faire des observations et tester des scénarios.
L’outil 3D / VR au service de la recherche
La reconstitution de la grotte
15Un scan a été réalisé par scanner laser Faro, dont le résultat sous forme de 11 nuages de points a été exporté dans un seul fichier 3D.
16L’interface utilisateur (fig. 3) est créée via le logiciel Unity 3D, qui permet de construire des éléments d’interaction dans un univers immersif tout en se connectant à une base de données externe. Unity est aussi un moteur de rendu 3D assorti d’un « store » permettant de bénéficier d’éléments développés par la communauté des utilisateurs : animations, modules de rendus, objets… La richesse de la plateforme a permis d’utiliser des contenus ou des fonctions standards déjà existants. L’immersion se fait grâce à des masques de type Oculus Rift et S, connectés à une station de travail 3D, permettant d’interagir via les manettes et de se déplacer librement dans un espace de 25 m² (fig. 4).
17Un clone de la base de données Postgresql est intégré à l’application. Une interface permet de se connecter aux 3 tables principales afin d’élaborer des requêtes par inclusion / exclusion, via glisser-déposer (fig. 3). La requête permet d’afficher les éléments « Zone A12 » (numéro du carré de fouille duquel provient l’objet) et « Nature COP » (nature de l’objet, ici un coprolithe) par exemple. Elle est manipulable directement dans le mode VR (fig. 3).
L’immersion dans la grotte et au cœur de la base de données « Matériel paléontologique et préhistorique » : premiers usages pour la recherche
18Le modèle 3D de la grotte permet d’afficher les informations contenues dans la base de données à la demande et selon les choix de visualisation de l’utilisateur. Il a été conçu pour être un outil de recherche simple d’usage et intuitif qui remplace certaines tâches fastidieuses, comme la réalisation de requêtes SQL et la récupération des données chiffrées dans des tableurs. Cet outil immersif permet, grâce à son interface (fig. 3), d’interroger la base de données de façon beaucoup plus rapide et efficace, directement en mode VR, et de positionner chaque requête dans la globalité du remplissage archéologique. Il est possible de consulter des données dans un contexte interdisciplinaire et deux personnes peuvent partager cet environnement immersif pour travailler ensemble. Par exemple, il est possible d’afficher les coprolithes d’une unité archéostratigraphique ainsi que les restes de carnivores qui sont susceptibles d’y être associés.
19Pour un affichage rapide, des parallélépipèdes de couleurs, selon un code préalablement défini, matérialisent les objets (fig. 4). Ces volumes respectent les dimensions, la position, l’orientation et le pendage de chaque objet. Deux manettes permettent d’effectuer des sélections sur le menu appelé dans l’environnement VR ou parmi les objets en visant l’un d’eux. Cette sélection permet d’afficher instantanément sa « carte d’identité », d’ouvrir le modèle 3D de l’objet s’il existe, ou toute autre information sur l’objet (photos, résultat d’analyse, publication…). Les manettes permettent de se déplacer et de se positionner à la demande à l’intérieur de la cavité et d’observer des éléments selon tous points de vue. Le rapport à l’objet, à l’accumulation archéologique, est alors nouveau. C’est une façon de voir l’objet dans son contexte. L’utilisateur peut se positionner au plus près des objets, pénétrer au milieu d’un amas d’objets, ce qui ouvre des perspectives nouvelles pour les analyses spatiales.
La reconstitution de la vallée
20Il est difficile d’imaginer le comportement des Hommes préhistoriques sans avoir reconstitué le paysage dans lequel ils évoluaient. La modélisation des écosystèmes est donc particulièrement importante et l’immersion dans la vallée de Tautavel nécessite une reconstitution fidèle des paysages aux époques étudiées. Or, en raison de données fossiles parfois incomplètes, le paramétrage des outils avancés de simulations d’écosystèmes est impossible. En effet, les données sur la composante végétale de ces paysages sont issues de l’étude palynologique8. Or, en contexte archéologique, les données polliniques subissent des phénomènes taphonomiques susceptibles de modifier la composition de la pluie pollinique originelle et les informations qui en découlent.
21La solution proposée est alors d’implémenter un simulateur simplifié, basé sur les caractéristiques écologiques de végétaux identifiés dans les sédiments de la grotte grâce aux pollens, ce qui permet d’affiner progressivement le rendu, en y ajoutant d’autres taxons au besoin. La simulation permet d’estimer directement la situation à un temps hypothétique où les différentes compétitions s’équilibrent (fig. 5).
22Deux périodes du Pléistocène, aux ambiances climatiques bien distinctes, au cours d’un stade glaciaire (UA L, MIS : 14) et d’un interglaciaire (UA J, MIS : 13) ont été traitées. Des valeurs moyennes annuelles pour la température ont été définies en combinant les estimations de température des microvertébrés des niveaux de la Caune de l’Arago9 et celles déduites, à l’échelle des stades isotopiques, des foraminifères en Méditerranée10. L’humidité du sol est calibrée à l’aide d’un calcul du drainage. L’objectif est d’estimer la présence et la répartition d’espèces végétales sur une superficie de territoire donnée, en l’occurrence, la vallée de Tautavel. Des essences végétales retrouvées conjointement dans ces deux unités archéostratigraphiques, mais dans des proportions différentes, ont été choisies. Il s’agit des Cupressaceae, du pin (Pinus), du pistachier (Pistacia), de l’aulne (Alnus), et du chêne (Quercus) décidu, pour les arbres, et des Apiaceae, des Asteraceae, des Poaceae et des plantes aquatiques, pour le couvert herbacé. Chaque espèce est instanciée sous la forme d’une carte de densité11 sur une grille régulière de 4 x 4 km (cellules de 1 m de côté). Ce choix d’une valeur de densité, plutôt que le nombre d’individus, est justifié par la présence d’espèces variées, pour lesquelles il est nécessaire de disposer de valeurs comparables. La densité est liée à la quantité de plantes par cellules p et la superficie de la canopée s par la formule d = s·p. Cette formule permet d’instancier des individus à partir des cartes de densité par tirage aléatoire lors de la visualisation.
23La viabilité des plantes est évaluée en fonction d’une estimation spatialisée des différentes conditions environnementales12 : la température, modulée par l’altitude, l’humidité du sol, l’illumination, et la nature du substrat géologique, incluant la stabilité du terrain (fig. 5). À chaque espèce est attribuée une plage de viabilité (minimum et maximum), dont la valeur est donnée sans unité13. La paramétrisation de la simulation consiste à trouver la correspondance entre ces valeurs et les grandeurs physiques environnementales. La viabilité par condition climatique est évaluée mensuellement et intégrée sur une année, et la viabilité globale d’une espèce est donnée par le minimum des viabilités environnementales.
24Cette viabilité globale sert de proxy à la concurrence entre les plantes d’une même espèce pour accéder aux ressources14. Il reste alors à la moduler en fonction de la compétition inter-espèce. Pour cela, l’espèce la plus vigoureuse est choisie en premier et retire une certaine quantité de ressources (illumination, humidité du sol, richesse du substrat). La viabilité est recalculée pour les espèces restantes avec les valeurs environnementales mises à jour, et le taxon le plus viable est sélectionné, itérant ainsi l’algorithme de compétition.
25La simulation est très rapide, ce qui permet de modifier progressivement les paramètres, jusqu’à ce que les quantités des différentes espèces soient compatibles avec les estimations polliniques. La validation des données a été effectuée en présence / absence, afin de s’affranchir des erreurs susceptibles d’être engendrées par les taux de pollinisation spécifiques à chaque espèce végétale et les phénomènes taphonomiques pouvant avoir modifié les données polliniques originelles.
26Des recherches complémentaires sont en cours pour étendre ce système aux animaux de la Caune de l’Arago15. Il sera alors possible de simuler les mouvements de troupeaux, la compétition et la prédation des carnivores, autant de critères à prendre en compte pour proposer des hypothèses en lien avec la chasse ou le charognage par les Hommes dans la vallée.
27Un référent actualiste est substitué aux espèces animales fossiles, permettant de prendre en compte dans la simulation de nombreuses informations sur l’écologie et l’éthologie16. Il s’agit notamment du domaine vital, l’aire suffisante aux besoins primaires de l’animal ; de savoir si celui-ci est soumis à d’importantes phases de migration (exemple le renne, Rangifer tarandus) ; s’il répond d’un comportement grégaire ou plus solitaire, territorial ou non ; de son habitat préférentiel et de son régime alimentaire avec la quantité par type de ressource consommée ; de ses prédateurs potentiels dans l’environnement de la Caune de l’Arago. Liée à la saison d’occupation de la grotte par les Hommes, la connaissance du cycle annuel d’une espèce est essentielle. Le mouflon (Ovis ammon) est par exemple une espèce à haut niveau de ségrégation sexuelle : en dehors de la période de rut, les mouflons sont organisés en deux types de groupes : les hardes de mâles, et les groupes familiaux matriarcaux composés de femelles adultes et de jeunes. À cela s’ajoute l’aptitude des animaux à franchir les obstacles naturels.
28Ces informations sont complétées par des données directement obtenues sur les ossements, en particulier les caractéristiques physiques comme la hauteur au garrot ou la masse corporelle, estimées à partir de variables métriques et de régressions. Mais également les habitudes alimentaires des herbivores déduites de la micro- et méso-usure des dents17.
29Les cartes de répartition et de densité des faunes et flores ainsi produites servent de point d’entrée pour la génération des paysages dans le logiciel Unity. On s’appuie sur le module de terrains procéduraux MapMagic, qui permet de connecter les éléments précalculés et l’environnement 3D en temps réel (fig. 6). Des connecteurs modulaires permettent aisément de remplacer une carte ou une espèce afin de faire des tests itératifs.
L’immersion dans la vallée
30La visualisation de la vallée de Tautavel ainsi reconstituée, selon deux périodes climatiques représentatives des unités archéostratigraphiques UA L et UA J (fig. 7), permet au chercheur de se déplacer dans cet environnement 3D, en VR ou non, selon ses besoins.
31L’immersion dans ces reconstitutions est un outil de recherche à part entière, qui devient incontournable pour raisonner dans des environnements disparus, afin d’identifier les interactions potentielles Homme-milieu, les choix qui ont pu être faits et pour quelle raison, les contraintes et leur degré d’impact sur les Hommes.
32Ces déplacements virtuels permettent d’apprécier de façon très réaliste les effets que peuvent avoir sur les déplacements le relief et le substrat du terrain, la densité du couvert végétal, les distances d’un point à un autre, les zones de franchissement de la rivière, les zones potentielles de regroupement ou de passage des animaux, etc. Ces critères d’appréciation sont fondamentaux pour valider les différentes hypothèses et comprendre les comportements que les Hommes ont mis en œuvre dans cet environnement disparu.
33Des tests de déplacements d’un point à un autre, pour le choix des voies de passage, l’identification des obstacles, des zones infranchissables, des zones peu propices au cheminement ou au contraire des zones favorables à la traque des animaux ou au passage à gué, sont effectués dans ce modèle numérique.
34Ces tests, notamment dans le sol J (fig. 6 : B, C), c’est-à-dire au cours d’un interglaciaire, nous permettent de constater que le couvert végétal important à cette période ne favorise pas les déplacements dans la vallée, et surtout ne permet pas de se repérer facilement pour s’orienter et se diriger vers une zone en particulier.
35Les Hommes devaient sans doute utiliser des points de repères au sol (rivières, rochers, clairières, amas de branchages et d’arbres morts…), car les points de relief remarquables ne sont pas visibles dans l’environnement forestier lorsque l’on chemine dans la vallée. C’est ainsi qu’on peut se rendre compte qu’il est nécessaire de s’élever sur des promontoires rocheux, sur les pieds de falaises, ou de se repérer grâce à des critères physiques de la vallée pour s’orienter.
36De plus, on peut constater que les voies de passage ne sont pas simples et qu’il est nécessaire de se frayer des chemins dans la végétation en tenant compte des rencontres potentiellement dangereuses avec des carnivores. Les transports de matières premières et d’autres ressources comme le bois, les roches, les végétaux, ainsi que les animaux abattus ou récupérés sous forme de charognes et rapportés entiers ou en quartiers18, ne sont pas aisés. Ces trajets peuvent également s’opérer au milieu d’un couvert végétal dense (ou d’un sol neigeux en contexte glaciaire) qui ralentit la vitesse de déplacement, donc de fuite si nécessaire, et de transport des ressources vers un lieu d’exploitation sécurisé.
37Des identifications de zones d’intérêt peuvent être testées, comme les sources de matières premières végétales et minérales ou de ressources alimentaires. Elles sont aussi rendues difficiles par ce paysage forestier très dense. Seule l’immersion dans cet environnement virtuel permet d’en prendre conscience à ce point. Ce type de couvert végétal devient un facteur limitant pour l’accès aux ressources minérales, car certains gîtes de matières premières sont camouflés par la végétation. Dans un contexte de recherche classique, ce paramètre de couvert végétal plus ou moins dense est toujours considéré dans le raisonnement scientifique, mais il n’est jamais contextualisé à ce point ni, de ce fait, estimé aussi précisément. Par exemple, le gîte à silex aptien proche de la grotte19 est caché par une végétation dense à sa base, alors que les galets des terrasses alluviales du Verdouble sont des substrats moins végétalisés et donc plus facilement identifiables.
38Un outil de mesure des distances parcourues permet de se déplacer pour réaliser une action précise : transport de carcasses, exploitation de ressources et d’enregistrer les distances de trajets selon les passages empruntés, permettant une évaluation du temps de déplacement. Ce paramètre est important pour estimer les kilomètres nécessaires à la récupération des carcasses de rennes retrouvées dans le sol L selon plusieurs hypothèses de taille du groupe humain ou de durée de ce transport.
Conclusion
39L’interdisciplinarité, indispensable en archéologie préhistorique, n’est pas toujours accessible en raison de la quantité importante et de l’hétérogénéité des données à croiser. La réalité virtuelle favorise et simplifie cette démarche, grâce à des présentations synthétiques et réalistes de l’ensemble des données, et permet de recréer des environnements disparus.
40De plus, l’immersion en réalité virtuelle dans ces environnements 3D facilite la validation des hypothèses de recherche en plaçant virtuellement le chercheur au cœur de son objet d’étude. Cette démarche a été développée pour l’étude du remplissage de la Caune de l’Arago, mais elle peut être appliquée à d’autres sites archéologiques, quelle que soit la période chronologique étudiée.
Bibliographie
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Rivals F., Schulz E., Kaiser T. M., 2008, « Climate-Related Dietary Diversity of the Ungulate Faunas from the Middle Pleistocene Succession (OIS 14-12) at the Caune de l’Arago (France) », Paleobiology, no 34, p. 117-127.
Notes de bas de page
1 Gaugne et al. 2014b.
2 Centre de recherche en archéologie, géosciences, histoire, UMR 6566 CNRS / université Rennes I ; Gaugne et al. 2014a ; Nicolas et al. 2015.
3 Lumley et al. 2015.
4 Nicolesku 1996.
5 Quinio et al. 2019.
6 Lundberg et Lee 2017.
7 Case 2018.
8 Renault-Miskovsky et al. 1995.
9 Hanquet et al. 2011.
10 Girone et al. 2013.
11 Lane et Prusinkiewicz 2002.
12 Gain et al. 2017.
13 Julve 2017.
14 Alsweis et Deussen 2005.
15 Moigne et al. 2006.
16 https://animaldiversity.org ; Jones et al. 2009 ; Nowak 1999.
17 Rivals et al. 2008.
18 Moigne et al. 2006.
19 Grégoire et al. 2007.
Auteurs
Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (UMR 7194, université de Perpignan Via Domitia / CNRS / Muséum national d’histoire naturelle / Centre européen de recherches préhistoriques de Tautavel)
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Centre d’études et de recherches sur les organisations et la stratégie (CEROS, EA 4429, université Paris-Nanterre)
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