Constituer, conserver et développer une collection vivante au Muséum (1793-1824)
Résumé
Si un lieu clos, tel un musée, un cabinet, préserve une collection publique ou privée d’objets, il en est un souvent négligé : le jardin botanique. André Thouin (1747-1824), jardinier en chef du Jardin royal, national en 1793, forme des jardiniers à la culture des plantes collectées lors d’expéditions ou près de Paris. Depuis la parution de l’ouvrage d’Y. Letouzey, les historiens évoquent Thouin comme le régisseur d’un jardin au cœur d’un réseau de botanistes, un expert dans la naturalisation de plantes utiles à l’économie. Cette contribution réintègre l’importance du jardinier dans la connaissance de l’histoire des collections et savoirs botaniques. À partir de l’étude des archives de la Bibliothèque centrale du Muséum (MNHN), des Archives nationales (AN) et des résultats d’un mémoire de master (2019, Centre Koyré), elle montre comment Thouin, pour servir les ambitions d’un intendant et celles d’une jeune République, instruit ses jardiniers à herboriser et à conserver les plantes dans le milieu artificiel du Jardin et des serres du Muséum.
Texte intégral
1Créé par un décret royal de 1626, le Jardin royal des plantes médicinales, jardin botanique situé dans le faubourg Saint-Victor depuis un décret de 1635, n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu de jardiniers1. Le plus fameux d’entre eux est André Thouin (1747-1824)2, souvent qualifié de naturaliste dans l’historiographie. Âgé de 17 ans à peine, Thouin succède à son père Jean-André en 1764 au poste de jardinier en chef, à l’instigation de l’intendant Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788). De par son dévouement à Buffon qui, en retour, le conforte dans un rôle de régisseur, d’administrateur, d’exécuteur de ses ordres tant auprès des hommes de loi qu’auprès d’une partie du personnel, Thouin est considéré, par son attachement indéfectible au Jardin royal devenu Muséum d’histoire naturelle en juin 1793, comme un acteur majeur dans l’expansion de la notoriété nationale et internationale de l’institution3, et celle de la politique coloniale menée par les gouvernements4. La figure de Thouin tend néanmoins à éclipser le rôle proprement dit des jardiniers dont la présence est indéniable dans un jardin. Leur fonction de subalterne, de « technicien invisible » selon l’expression utilisée par Steven Shapin5, est longtemps passée inaperçue dans l’historiographie de l’institution au profit de personnalités tels les professeurs, les savants botanistes qui nomment, classent et administrent6 et dont la mémoire est perpétuée par des archives personnelles et institutionnelles. Pour identifier les jardiniers, les sources sont plus rares et autrement différentes : ce sont d’abord les mémoires de dépenses établis par Thouin à l’attention de Buffon, puis les registres comptables qui permettent, à l’historien, de les faire sortir de l’anonymat.
2Après avoir replacé Thouin dans sa fonction de jardinier en chef, je m’appuierai sur deux exemples pour illustrer combien le jardinier est un acteur essentiel pour constituer, conserver et développer la collection botanique. Le premier porte sur la contribution des jardiniers dans l’École de botanique, point central de l’institution dans l’enseignement de la botanique : au fil des ans, et encore aujourd’hui, elle témoigne des méthodes de classification du monde végétal. Le second est l’apport des jardiniers dans l’enrichissement de la collection vivante de la botanique, favorisée par leur participation à des voyages d’explorations maritimes, scientifiques et géographiques.
Thouin, jardinier en chef, professeur de culture en 1793
3Sous l’Ancien Régime, Thouin n’a de cesse d’accroître son réseau de correspondants tant au plan du nombre que sur le plan de la diversité géographique : de 147 correspondants en 1774, il en gère plus de 403 en 17887. Ce réseau qui s’étend au-delà des frontières françaises est principalement illustré par des envois de graines et de plants, participant à favoriser et à enrichir la variété des productions végétales cultivées dans le jardin et dans les serres, dont le nombre, d’après l’estimation de Thouin, s’élèverait en 1788 à plus de 60 000 individus8. En réponse aux desseins de la Convention nationale de faire du jardin le grenier de la Nation et un lieu propice à rassembler toutes les plantes du globe, Thouin participe dès 1792 à l’enrichissement de l’établissement par les confiscations des jardins royaux ou appartenant à des émigrés qu’il a longtemps fréquentés, puis aux saisies des plantes des jardins botaniques étrangers9. Si la collection botanique s’enrichit ainsi pour le profit de l’histoire naturelle, elle offre, par la naturalisation des plantes, la possibilité de diminuer les coûts de leur approvisionnement par voie commerciale et d’obtenir pour la nation française une « autarcie économique10 ». Bien que son appartenance à l’école des physiocrates ne soit pas avérée, Thouin, par ses engagements dans et hors du Jardin, en épouse les idées, à savoir l’importance accordée à la terre et à ses richesses. Membre de la Société royale d’agriculture en 1784, académicien en 1786, membre fondateur de la Société Linnéenne en 1787 que l’on retrouve dans la Société d’histoire naturelle de Paris en 1790, initiateur de la première chaire pratique de culture en 1793, Thouin est avant tout fier d’être jardinier. Au moment de sa présentation à l’Académie, il écrit dans un billet adressé au professeur Louis Guillaume Le Monnier (1717-1799) :
« J’ai l’honneur d’être jardinier de Père en fils depuis 5 ou 6 générations, l’on [n’]abandonne pas de pareils titres de noblesse pour être le dernier des Inspecteurs11. »
4Enorgueilli de cette lignée, Thouin forme ses jardiniers à son exemple afin qu’ils contribuent par leur labeur et leur instruction au progrès de la botanique et au projet républicain. Si comme les botanistes, son équipe sait herboriser et collecter plantes et graines utiles à l’économie rurale, elle maîtrise la pratique consistant à les préserver depuis leur transport de leur milieu naturel jusqu’à leur plantation, leur naturalisation et leur multiplication dans le milieu artificiel du jardin et des serres.
Les jardiniers et l’École de botanique
5Quand, au cours de l’année 1773, Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) souhaite donner de la visibilité, de la matérialité à une nouvelle classification désignée « méthode naturelle » fondée sur la morphologie des plantes initiée par son oncle Bernard de Jussieu (1699-1777) à Trianon12, il collabore avec Thouin pour organiser l’École de botanique du Jardin du roi dont l’agencement classificatoire n’a pas été modifié depuis Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708). Si Jussieu ordonne la disposition des végétaux selon son Prima dispositio plantarum in Horto regio, dein emendata et inversa13, il revient à Thouin de mobiliser les jardiniers pour offrir un lieu propice à un enseignement méthodique de la botanique. Dans son mémoire de 177614, écrit après la réorganisation de l’École, Thouin propose les prémices d’une organisation hiérarchisée de l’équipe de jardiniers qui ne cesse de croître, pour répondre aux ambitions de Buffon. Dès les premières années de 1770, ce dernier entreprend une politique d’achats de terrains mitoyens au Jardin pour en augmenter la superficie, politique poursuivie sous la Convention nationale. Le jardinier en chef agence alors le Jardin en parcelles : si la perspective et le labyrinthe sont propres à la promenade du « citoyen modeste », de l’« homme laborieux », offrant aux parisiens un air « purifié des vapeurs mal-saines (sic) de la capitale15 », l’École de botanique, le jardin des semis, la pépinière, les serres et l’orangerie sont destinés à l’enseignement, au dépôt et à la culture de plantes indigènes et exotiques dont l’accès est principalement réservé aux savants et aux étudiants.
6C’est ainsi qu’il désigne un garçon-jardinier rattaché à l’École de botanique dont les responsabilités sont de maintenir et respecter l’ordre établi par Jussieu. Parallèlement à ses travaux ordinaires (labourer, sarcler, élaguer et redresser les plantes), le garçon aide à la préparation des leçons botaniques : il suit les herborisations publiques et herborise à son tour les plantes susceptibles de servir aux démonstrations. Il lui revient également la charge d’ouvrir l’École et d’accueillir les personnes autorisées par l’Intendant et le démonstrateur à suivre les leçons. La responsabilité primordiale du garçon-jardinier est de veiller à ce que la disposition des plantes respecte le classement par familles naturelles de Jussieu, dont la nomenclature latine adoptée est celle de Carl von Linné (1707-1778), que le botaniste suédois avait finalisée en 1758 dans son ouvrage Systema Naturae16. Quand des végétaux, trop fragiles pour être plantés en pleine terre, sont conservés dans les serres pendant l’hiver, il s’assure qu’à la saison des démonstrations, ils sont transportés dans l’École à leur place prévue par le plan. Dès que la saison est terminée, les végétaux regagnent les serres. Pour les plantes annuelles qui ont été « élevées sur couche », une préparation faite de fumier et de terreau abritée des intempéries et exposée au midi17, le jardinier les replante dans l’École en respectant l’ordre imposé par le professeur. Pour les autres, il les sème de nouveau. Tout au long de l’année, il procède aux arrosages réguliers, ratisse, bine les allées, émonde les plantes, ramasse les graines pour éviter qu’elles germent et gâtent la rigueur de l’ordonnancement.
7Si l’état des dépenses de 1788 mentionne les postes des garçons-jardiniers18, le nom des garçons n’est connu qu’à partir de juillet 178919. Le premier jardinier cité dans les comptes, nommé par Thouin responsable de l’École de botanique, est Jean-Baptiste Moreau (1740-1806) qui assure également l’entretien de l’Orangerie. Originaire de Cussy-en-Morvan, en Bourgogne, ce qui lui vaut le surnom de « Bourguignon », Moreau est tanneur de formation, et rejoint l’institution en 1779 où il loge avec sa femme, Marie Vallot20. Il gère officiellement l’École des plantes jusqu’au troisième trimestre 1790 pour ensuite prendre en charge la totale gestion des serres. Lui succède Félix Delahaye ou Lahaye (1767-1829) qui, formé à la culture au jardin botanique de Rouen, est engagé par l’institution en 1789.
8Quand Thouin choisit Delahaye pour accompagner Antoine Bruny d’Entrecasteaux (1737-1793) dans son voyage de 1791, dont le principal objectif est de retrouver les restes du naufrage de l’expédition Lapérouse, c’est Charles Eloy Bizet dit Chauvet (1768- ?), jeune recrue de l’institution qui se charge de la gestion de l’École pendant sept ans21. En 1798, de retour de son premier voyage aux Antilles avec le capitaine Nicolas Baudin (1754-1803), Anselme Riedlé (1763-1801) remplace Bizet à la tête de l’École sur les recommandations de Jean Thouin (1761-1827), frère cadet d’André Thouin et désigné premier jardinier du Muséum depuis le décret du 10 juin 179322. Fils d’un potier bavarois, Riedlé est jardinier de l’institution depuis 178623. Il dirige l’École de botanique jusqu’à son départ pour les Terres australes en 1800 à bord du Géographe sous le commandement de Baudin.
Les jardiniers et l’herborisation au lointain
9Si l’herborisation est le propre du botaniste, Thouin encourage les jardiniers de l’institution à en maîtriser la pratique, suivant en cela la formation qu’il a reçue de Bernard de Jussieu. Ils commencent par herboriser entre les murs du jardin, puis dans la campagne environnante pour rapporter des plantes nécessaires aux démonstrations24. L’objectif de Thouin est de les instruire tant sur le plan de la maîtrise à toute forme de culture de plantes indigènes et exotiques que sur le plan de l’observation botanique, afin qu’ils reconnaissent les végétaux et repèrent les conditions de leur croissance dans leur environnement naturel, afin de les reproduire dans le milieu artificiel du jardin. Au cours des voyages du xviiie siècle, il revenait aux voyageurs, qu’ils soient naturalistes, missionnaires, médecins, diplomates, de collecter les spécimens botaniques, guidés soit par les instructions de l’Académie royale des sciences dont certains étaient les correspondants, soit par des publications dont le nombre ne cesse d’augmenter tout au long du siècle25. En mai 1785, l’opportunité est donnée à Thouin de faire valoir les compétences du jardinier non seulement dans la technique du jardinage qui permet de préserver les plants dans les meilleures conditions de culture, mais aussi dans le prélèvement de végétaux vivants voués à être replantés dans le jardin ou dans les serres.
10Quand Jean-François Galaup de La Pérouse (1741-1788) prépare son expédition et se renseigne auprès de Buffon des besoins en spécimens essentiels pour le jardin et le cabinet, Thouin saisit l’occasion d’adjoindre un jardinier à l’équipe de savants. Il propose à La Pérouse de prendre à son bord un jeune jardinier qui possède les connaissances pratiques et théoriques de la botanique. Les objectifs de l’expédition sont d’accomplir un programme d’explorations à même de rivaliser avec celui de James Cook (1728-1779)26 et de servir les intérêts politiques et commerciaux de la France par la recherche d’escales pour y installer des établissements coloniaux. Pour assurer le succès de l’expédition, le choix de Thouin s’arrête sur Jean-Nicolas Collignon (1762-1788), jeune jardinier originaire de Metz, issu d’une famille de jardiniers et arrivé depuis peu au Jardin du roi27. Thouin considère que Collignon est parfaitement apte à répondre à ce qu’on exige de lui : assurer le transport de plants sur pied et de graines destinés à ensemencer les territoires visités et rapporter des spécimens végétaux propres à enrichir la diversité de la collection botanique du Jardin. En plus de maîtriser son art dans ses différentes branches28, il sait lire et écrire le français, conditions essentielles pour suivre scrupuleusement les instructions élaborées par Thouin et établir un carnet d’observations indispensables à l’étude et à l’enrichissement des savoirs en sciences naturelles. Collignon devra être vigilant sur la façon de prélever les plants, qu’il numérotera, avec leurs racines, et relater, dans les moindres détails, chacune de ses récoltes : lieu, nature du sol, exposition, époque. Toutes les informations que Collignon rassemblera serviront la naturalisation du spécimen dans le Jardin du roi.
11Le 21 mai 1785, il est nommé :
« Jardinier voyageur du Roi avec des appointements de 800 [livres] par an tant que dureroit le voyage et 300 livres une fois payé pour se mettre en équipage de voyage29. »
12Collignon est le premier jardinier à embarquer et l’unique ambassadeur du Jardin du roi à rejoindre l’équipe de savants-naturalistes de l’expédition La Pérouse. Du voyage de Collignon, il reste la correspondance qu’il a entretenue avec Thouin tout au long de son périple, ses carnets ayant disparu avec lui lors du naufrage de l’expédition au large de Vanikoro en 178830. Constituée de treize lettres, elle fournit des informations sur ses observations sur les pays visités, ses herborisations et ses envois effectués au Jardin. Thouin présentera deux des courriers de Collignon à la Société royale d’agriculture. Le premier, communiqué lors de la séance du 4 mai 1786, est relatif à l’usage alimentaire d’une fougère des Canaries dont Collignon décrit la préparation dans sa lettre du 30 août 178531. Le second, soumis à la Société en juillet 1786, traite surtout des difficultés que Collignon rencontre à préserver la viabilité des arbres fruitiers européens transportés à bord du navire La Boussole depuis la France et destinés à être plantés dans les territoires32. Dans son œuvre, le Genera Plantarum, Jussieu fait allusion indirectement au dernier envoi effectué en 1787 par Collignon et parvenu au Jardin en 1788 : il s’agit d’une plante herbacée dont la graine, récoltée en Californie par « D. Colignon hortulanus », a été plantée au Jardin. Jussieu lui donne le nom d’abronia33.
13En mars 1788, Thouin renouvelle l’expérience d’utiliser le savoir-faire du jardinier et décide d’envoyer Joseph Martin (1765-1817) au jardin botanique de la colonie de l’Isle de France. Fils de jardinier et petit-fils de vigneron en la ville de Mussy-sur-Seine dans l’Aube, Martin entre au Jardin du roi en 1785 comme élève jardinier. Thouin le décrit intelligent, doté de bonnes mœurs et de talents34. Le projet est similaire à celui de l’expédition La Pérouse : transporter depuis la France des « productions les plus utiles35 » qui seront multipliées dans le jardin colonial de Montplaisir pour ensuite être donnés aux habitants de l’Isle de France et de l’Isle Bourbon, mais aussi de rapporter des végétaux propres à enrichir la collection du Jardin du roi. Muni des instructions de Thouin inspirées pour partie de celles écrites précédemment à l’adresse de Collignon, Martin quitte Le Havre à bord du vaisseau Le Stanislas en avril 1788 pour rejoindre Jean-Nicolas Céré (1738-1810), directeur du jardin botanique de l’Isle de France. Martin profite de son séjour pour établir le catalogue des productions du jardin36 et pour procéder à des envois destinés au Jardin qui, selon les instructions de 1788, comprennent entre autres des plants de giroflier, muscadier, cacaoyer, litchi et poivrier37. Quand il revient en 1789, Martin est affecté à la gestion des serres avant de repartir pour Cayenne en 1790. Parallèlement à une correspondance qu’il entretient régulièrement avec Thouin, Martin, désormais directeur des jardins et pépinières nationales de la Guyane, écrit, au cours de son premier séjour, un mémoire sur la culture des « épiceries » dont René Louiche Desfontaines (1750-1833) et Antoine-Laurent de Jussieu rendent compte à la séance du 6 germinal an V (26 mars 1797) de l’Académie des sciences38. Après un bref passage à Paris en 1796, Martin retourne en Guyane en 1798 pour s’y établir, où il décédera en juillet 1817. Le 24 avril 1800, le Directoire exécutif le nomme officiellement responsable du Jardin national des épices dit de la Gabrielle.
14Au moment où Antoine Bruny d’Entrecasteaux (1737-1793) décide de monter une expédition pour retrouver les débris des vaisseaux de La Pérouse, Thouin conseille de faire embarquer le jeune Delahaye39, jardinier « fort, vigoureux, […] bien constitué pour les voyages40 » à qui il remet des instructions aussi détaillées que celles transmises à Collignon. L’argument d’adjoindre un jardinier aux botanistes voyageurs rappelle celui évoqué lors de la participation de Collignon à l’expédition La Pérouse : la nature du travail de Delahaye, à savoir sa pratique et sa maîtrise de la culture des plantes, est un avantage qui ne peut que servir l’expédition et l’avancement des sciences. Là encore, il est question du transport de plants vivants provenant des territoires visités dont il faudra assurer la viabilité durant le voyage de retour vers l’institution parisienne41. Pendant six ans, Delahaye herborise à chaque escale. Toutefois, seulement 1 180 plantes seront conservées au Muséum42. De retour en France en 1797, Delahaye est nommé jardinier en chef des pépinières de Trianon et devient, en 1805, ordonnateur du parc de la Malmaison de l’impératrice Joséphine43.
15Je terminerai cette démonstration de la participation des jardiniers à l’avancement de la connaissance botanique grâce à leurs collectes, par l’un des plus importants voyages scientifiques du Consulat : l’expédition du capitaine Nicolas Baudin en Terres australes entre 1800 et 1803. Cette fois-ci, ce sont trois jardiniers qui rejoignent les savants naturalistes. Anselme Riedlé a déjà embarqué avec Baudin en 1796 à bord de La Belle-Angélique à destination des Antilles44. Au regard du nombre de spécimens vivants collectés au cours de cette expédition45, Jussieu fait savoir au ministre de l’Intérieur, par son courrier du 24 messidor an VI (12 juillet 1798), que l’importante collection « exige un supplément de serres » et qu’il devient urgent « de ne pas oublier la grande serre d’orangerie commencée et qu’il convient de terminer promptement46 ». Dès son achèvement en 1799, la serre chaude, baptisée « serre Baudin », est dédiée aux collectes de Riedlé. Il revient à François-Joseph Riché (1765-1838) qui succédera à Jean Thouin au poste de premier jardinier du roi en 1827, de gérer cette serre avec les garçons J.-B. Moreau et Louis Chapelain dit La Rose (1746-1816). Lors de la dernière circumnavigation de Baudin à bord des corvettes Le Naturaliste et Le Géographe, Riedlé, désigné jardinier en chef de l’expédition, est secondé par les jardiniers Antoine Guichenot (1782-ap.1859) et Antoine Sautier (v.1770-1801). Riedlé et Sautier décèdent au cours de l’escale à Timor à un mois d’intervalle. Il subsiste cependant leur correspondance, leurs journaux et leurs catalogues de plantes collectées, conservés, entre autres47, aux Archives nationales48 et à la Bibliothèque centrale du Muséum49. L’Herbier national renferme de nombreux spécimens provenant de leurs collectes, dont certains portent le nom latinisé des jardiniers Riedlé et Sautier. En l’honneur du premier, Étienne-Pierre Ventenat (1757-1808), académicien botaniste, crée le genre Riedlea qu’il présente à la séance du 16 mars 1807 de l’Institut50. En 1834, Joseph Decaisne (1807-1822), ancien garçon-jardinier nommé aide-naturaliste d’Adrien de Jussieu (1797-1853) à la chaire de botanique à la campagne en 1833 et élu membre de l’Académie des sciences en 1847, dédie le genre Sautiera à Sautier, « un des jardiniers de l’expédition aux Terres-Australes […] qui contribua, par son zèle, à enrichir le Muséum d’un grand nombre d’objets nouveaux51 ».
16Cette étude a permis de replacer l’importance du jardinier dans le rapport à la collecte et à la conservation de la nature végétale. À l’instar des botanistes, des savants naturalistes, il possède les compétences pour reconnaître le caractère des plantes auquel il associe ses observations sur leur milieu naturel. C’est grâce à sa pratique du jardinage, à ses gestes de métier que le jardinier est à même de reproduire et de maîtriser les conditions nécessaires à la croissance et la multiplication des végétaux indigènes ou exotiques dans le milieu artificiel d’un jardin et d’une serre. En instruisant les jardiniers à la théorie botanique, aux sciences annexes telle l’herborisation, l’ambition de Thouin est de les élever au-delà de la place de subalterne : par leur savoir-faire, ce sont des acteurs essentiels qui contribuent à dompter et à manipuler la nature, servant l’avancement de la science botanique et les desseins politiques du développement de l’économie rurale, sous l’Ancien Régime puis sous la première République.
Bibliographie
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1 P. Bret, « La conservation et l’utilité journalière du jardin botanique », p. 91 ; J. Synowiecki, Paris en ses jardins : nature et culture urbaines au xviiie siècle. Voir le chapitre « un nouvel enjeu : conserver les plantes », p. 37.
2 Y. Letouzey, Le Jardin des plantes à la croisée des chemins : avec André Thouin, 1747-1824.
3 E. C. Spary, Le jardin d’utopie : l’histoire naturelle en France de l’Ancien Régime à la Révolution ; P.-Y. Lacour, La République naturaliste : collections d’histoire naturelle et Révolution française (1789-1804).
4 P. Bret, « Le réseau des jardins coloniaux », p. 185 ; P. Bret, « Des “Indes” en Méditerranée ? L’utopie tropicale d’un jardinier des Lumières et la maîtrise agricole du territoire », p. 65 ; J.-E. McClellan et F. Regourd, The Colonial Machine ; L. Kury, « André Thouin et la nature exotique au Jardin des Plantes », p. 255.
5 S. Shapin, « The Invisible Technician », p. 554.
6 B. Daugeron et A. Le Goff (dir.), Penser, classer, administrer : pour une histoire croisée des collections scientifiques.
7 E. C. Spary, Le jardin d’utopie… , p. 87-125.
8 G. Geneix, « Antoine-Laurent de Jussieu, Fabrique d’une science botanique », p. 172.
9 P.-Y. Lacour, La république naturaliste ; J.-L. Chappey, La Révolution des sciences : 1789 ou le sacre des savants, p. 211-217.
10 P.-Y. Lacour, La république naturaliste, p. 95.
11 MNHN, fonds d’archives d’André Thouin, Ms THO 439, « lettres de Louis Le Monnier », 1786-1791.
12 G. Geneix, « Antoine-Laurent de Jussieu : fabrique d’une science botanique », p. 130.
13 MNHN, manuscrits en majeure partie de la main d’Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836), Ms 1196, « Prima dispositio plantarum proposita in Horto regio, dein emendata et inversa, 1774 », no 83.
14 Arch. nat., AJ/15/503, Archives du Jardin du Roi (xviie-xviiie siècles), « Mémoire concernant le jardin du roi pour la culture avant son agrandissement », v. 1776, fol. 123.
15 MNHN, Documents sur l’histoire du Jardin du Roi et du Muséum d’histoire naturelle, Ms 1934, « Mémoire sur le Jardin du Roi », octobre 1788.
16 G. Geneix, « Antoine-Laurent de Jussieu, Fabrique d’une science botanique », p. 175-179.
17 F.-A. Aubert de La Chesnaye Des Bois, Dictionnaire universel d’agriculture et de jardinage, de fauconnerie, chasse, pêche, cuisine et manège.... tome 2.
18 Arch. nat., AJ/15/506, État des dépenses actuelles du Jardin du Roi en 1788, « État des dépenses de main d’œuvre du Jardin du Roi dans son état présent », 1788, fol. 129.
19 Arch. nat., AJ/15/506, Pièces relatives aux finances du Jardin, « Rôles des 26 quinzaines 1789. Jardin, Écoles et Serres », 1789, fol. 129.
20 Arch. nat., AJ/15/514, Archives du Jardin du Roi (xviie-xviiie siècles), « État des personnes résidentes au Jardin national des Plantes », 10 mars 1793, fol. 624.
21 Arch. nat., AJ/15/533, États nominatifs, états de traitements, « État des personnes attachées au Muséum Nal d’histoire naturelle à l’époque du 1er messidor de l’an deuxième de la République française », 1794 ; Arch. nat., AJ/15/149, Comptabilité et finances, « Registre des dépenses faites par J-A Thouin pour le jardin du roi », 1760-1794.
22 Arch. nat., AJ/15/581, Minutes des procès-verbaux des assemblées de professeurs du Muséum national d’histoire naturelle et pièces annexes, « Assemblée des professeurs du 14 thermidor an VI » (1er août 1798).
23 Arch. nat., AJ/15/533, États nominatifs, états de traitements, « Tableau des citoyens et citoyennes au-dessus de l’âge de 12 ans en exécution de la loi du 10 vendémiaire an 4e titre 2 art. 1er », 1795.
24 L. Lippi, « Le Muséum (1793-1824), la botanique et ses acteurs intra-muros : sciences, réalités sociales, pratiques savantes ».
25 M.-N. Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin xviie-début xixe siècle) », p. 163.
26 C. Gaziello, L’Expédition de Lapérouse : 1785-1788 : réplique française aux voyages de Cook.
27 Arch. nat., AJ/15/504, Dépenses extraordinaires, « Rôle des ouvriers employés aux travaux extraordinaires du Jardin du Roi depuis le 1er Janvier Jusqu’ et compris le 15 du même mois », 1785, fol. 126.
28 MNHN, Documents relatifs à l’expédition de La Pérouse autour du monde, commencée en 1785, Ms 1928(1), « Mémoire historique relatif à la Partie d’agriculture de l’Expédition de M. le Clier de Lapeirouse (sic) », de la main d’André Thouin, fols. 19-36.
29 Ibid., fol. 22.
30 MNHN, Documents relatifs à l’expédition de La Pérouse autour du monde, commencée en 1785, Ms 1928(2), « Correspondance d’André Thouin relative à l’expédition de La Pérouse autour du monde », fols. 75-162.
31 Société royale d’agriculture de Paris, Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique, p. III.
32 Société royale d’agriculture de Paris, Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique, p. XV.
33 A.-L. de Jussieu, Genera plantarum : secundum ordines naturales disposita, juxta methodum in Horto regio parisiensi exaratam, anno M.DCC.LXXIV, p. 449.
34 MNHN, Ms 56, « Journal d’un voyage fait par ordre du Roi à l’Isle de France, par M. Joseph Martin, élève-cultivateur au Jardin des Plantes de Paris, commencé le 27 mars 1788 et fini le 30 juillet 1789 ».
35 Ibid.
36 MNHN, Ms 57, « Nova plantarum genera et novae plantarum species, Josephus Martinus studio botanico, 1788 ».
37 MNHN, Ms 47, « Instructions pour servir aux 30 caisses et 105 bariques d’arbres, plantes et graines remises au Sr Martin pour le Jardin royal des Plantes de Paris », 1788.
38 Académie des sciences, Procès-verbaux des séances de l’Académie tenues depuis la fondation de l’Institut jusqu’au mois d’août 1835, Tome I, An IV-VII (1795-1799), p. 163.
39 MNHN, Ms 46, « Voyage de d’Entrecasteaux à la recherche de La Pérouse (1791-1797) », xviiie siècle.
40 Ibid., Correspondance relative au jardinier Lahaye, XII, « lettres de recommandation de Thouin, jardinier en chef du jardin des Plantes ».
41 Ibid., Documents sur les jardiniers de l’expédition, XI, « Notes à l’usage du jardinier destiné à faire le voyage projetté pour l’avancement des sciences et la découverte de M. de La Peyrouse ».
42 A. Guillaumin, « Un membre inconnu de l’Expédition à la recherche de La Pérouse : le jardinier Lahaie », p. 356.
43 MNHN, notices biographiques du fonds Brygoo, non catalogué.
44 M. Jangoux, « Portés par l’air du temps : les voyages du capitaine Baudin ».
45 MNHN, Ms 1040, « Catalogue des végétaux vivans, graines et échantillons de bois, récoltés par les citoyens N. Baudin, Ledru et Riedlé dans les isles de Ténérife, la Trinité espagnole, Saint-Thomas et Sainte-Croix, danoise, et Puerto-Rico, dans les années 5e et 6e, et apportées par les mêmes dans le mois de fructidor an 6e sur la flute la Belle Angélique, commandée par le citoyen Baudin, chef de laditte expédition », xviiie siècle.
46 Arch. nat., F/13/873, Bâtiments civils (tome I), Muséum d’histoire naturelle, an II-an VIII, « lettre de Jussieu, Paris, le 24 messidor an 6 ».
47 Voir : https://baudin.sydney.edu.au/bibliography/
48 Arch. nat., AJ/15/569, Voyages et missions, « [Nicolas] Baudin, capitaine “au long cours” [1754-1803]. An VI-an XII », « Riedlé, jardinier du Muséum. An IX-an XI ».
49 MNHN, Ms 1685-1689, « Voyage de découvertes par le capitaine Baudin sur les corvettes le Géographe et le Naturaliste », xviiie siècle ; MNHN, Ms 1794, « Manuscrit provenant de Riedlé, en grande partie de sa main », xviiie siècle.
50 Mémoires de la classe des sciences mathématiques et physiques de l’Institut national de France, p. 2.
51 Nouvelles annales du Muséum d’histoire naturelle, p. 383.
Auteur
Doctorante (EHESS/Centre Alexandre Koyré « Savoirs en Sociétés », ED 286)
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2016