Conclusion
Texte intégral
1Mondes réels et mondes virtuels tendent en ce début du xxie siècle à se mélanger dans la vie quotidienne. Au fur et à mesure que les mass media ont pris de l’ampleur, chaque habitant de la planète a vu s’élargir ses horizons en devenant plus ou moins familier de terres et de populations qui lui étaient relativement étrangères auparavant ; l’« instantanéité » de l’information « en direct », via les chaînes d’information continue et les réseaux sociaux, a envahi les esprits au rythme des « écrans » démultipliés et des « temps de cerveau disponibles » dans les tiers-lieux et les « non-lieux » des mégalopoles. Ainsi a surgi l’impression d’un « réel » omniprésent : réel parce que photographié, réel parce que filmé, les images étant réputées être l’assurance de la véracité.
2Cette impression s’est trouvée remise en cause, la « société du spectacle » telle qu’analysée par les sociologues et les philosophes pouvant aisément glisser vers une société de tromperie, d’« infox » tant par la substitution dans le temps et dans l’espace des images que par leurs modifications électroniques, ou encore par les effets disproportionnés de leur ressassement, l’accumulation ou le matraquage annihilant tout esprit critique.
3Ainsi, des faits réels mineurs imposent une vision déformée de la réalité du monde ; des éléments fragiles, des « signaux faibles », c’est-à-dire simplement virtuels – en puissance – peuvent apparaître dans l’esprit des personnes réceptrices comme des témoignages fiables d’une réalité générale. Les potentialités deviennent alors des faits ou des objets reconnus universellement ; le possible devient le probable, le probable se mue en authentique. De fait, l’infusion générale d’informations erronées devient aujourd’hui une technique courante de manipulation, de soft power de la part d’individus, de groupes, de sectes, d’États, tous cherchant à influencer les opinions par la croyance dans des vérités alternatives émergentes.
4La multiplication des appareils électroniques, l’invasion du numérique présentent un autre visage, celui de l’explosion fictionnelle à travers les œuvres cinématographiques au sens large, non seulement les films et les documentaires mais les innombrables « séries » ; celles-ci offrent à tout instant sur les tablettes et les smartphones des opportunités d’entrer dans un monde où l’imaginaire prend souvent appui sur des réalités déjà existantes, ou sur des événements du passé, pour embrayer ensuite sur les utopies, les hétérotopies ou les uchronies. L’insertion de la fiction dans la réalité entraîne un mélange attirant, mais intellectuellement instable. La confusion des genres va au-delà de ce que les publireportages ou bien les documentaires tendancieux peuvent proposer, ceux-ci pouvant être décryptés et réfutés par une analyse méthodique démêlant le vrai du faux. Au contraire, les « autres mondes » fictionnels appartiennent largement à la création qui se veut artistique, et offrent une entrée quasi onirique à ces univers du futur ou du passé, ou d’un présent transformé. Ces mondes virtuels tirent de leur nature distractive un pouvoir matriciel sur l’esprit humain le faisant, temporairement, se détacher des contingences du quotidien. Ils ouvrent des perspectives, mais peuvent conduire à un affaiblissement de la distinction entre réel et imaginaire, faisant passer l’imaginaire pour du virtuel. Ce possibilisme exacerbé – rien n’est impossible –, croisé avec un individualisme forcené, peut aller de pair avec un scepticisme débridé vis-à-vis des réalités courantes. Le déni du réel ordinaire s’opère au profit du virtuel extraordinaire ; il se conjugue avec la défiance à l’égard du discours des élites, remettant en cause l’exposé des scientifiques au profit des « explications non officielles », d’éléments cachés, de « vérités » tues jusque-là et que révèlent de nouveaux gourous.
5Alors, la submersion de l’imaginaire fait apparaître une vision du monde différente, déformée et refaçonnée, où l’homme peut se frayer un chemin hors des sentiers balisés par la Science et le Politique, répondant aux séductions du monde rêvé.
Auteur
Professeur émérite des universités en géographie et aménagement urbain, membre du laboratoire Espaces et sociétés (ESO, UMR 6590, université d’Angers/CNRS)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016