Relier les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse à Lyon (1847-1990)
Résumé
Entre 1847 et 1991, 44 projets d’un pont reliant les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse ont été réalisés. Les archives municipales de Lyon, départementales et de la métropole du Rhône et les journaux conservent des dossiers sur la plupart d’entre eux. Ils comprennent le nom et la qualité de leurs auteurs, leurs descriptions ou leurs plans, les matériaux utilisés, les travaux à réaliser, leurs prix, leurs objectifs ainsi que les avis des contemporains, le tout évoluant au fil du temps, de l’avancée des techniques et des conceptions de l’urbanisme. Pour des raisons diverses qu’on peut retrouver parfois dans les délibérations du conseil municipal, aucun d’entre eux n’a été construit, restant ainsi à l’état de documents virtuels.
Texte intégral
1Fourvière et la Croix-Rousse sont deux collines de granit et de gneiss de 250 et 295 mètres d’altitude séparées par la Saône (fig. 1). La première a été le berceau de la cité : les Romains y avaient installé leur camp puis leur ville. Au Moyen Âge, on y a construit une chapelle qui a reçu en 1852, une statue de la Vierge sculptée par Fabisch à l’origine des illuminations de la ville. En 1810, une nécropole y a été créée. La colline de Fourvière permet l’accès aux Monts du Lyonnais ruraux et au-delà aux mines de houille de la région stéphanoise utiles aux industries sidérurgiques et à la liaison ferroviaire Lyon Saint-Étienne mise en place entre 1826 et 1836. La Croix-Rousse a été une commune indépendante jusqu’en 1852, date à laquelle elle a été incorporée à la capitale des Gaules. S’y sont installés les Canuts travaillant la soie sur les métiers Jacquard. Ils ont déserté le centre-ville, secteur bouleversé par les travaux d’hausmannisation du préfet-maire Vaïsse jusqu’à sa mort en 1864. Ils se sont révoltés en 1831 pour des raisons économiques et en 1834 pour des raisons politiques, mouvement républicain qui s’est à nouveau manifesté lors de la Révolution de 1848 et de la Commune en 1870.
2L’idée de relier la Croix-Rousse au centre ne pouvait que germer chez les Lyonnais : ne serait-ce que pour contrôler le travail des Canuts, les maisons de soierie étant restées au bas des pentes. D’où l’idée d’un pont. La Saône dispose ici d’une vallée de 100 à 120 mètres de large, sa pente est faible, son courant peu rapide, son débit abondant et son régime contrasté : elle s’évapore l’été et « gonfle » l’hiver. L’emplacement choisi n’a rien d’original. En 1789, alors que le pont de Serin vient de s’écrouler, l’architecte Morand propose de le reconstruire à l’emplacement de l’Homme de la Roche (fig. 1) en raison des roches apparentes et de l’étroitesse du défilé (90 mètres)1 créant ici « les rapides de la mort qui trompe » alors qu’ailleurs la profondeur du lit est inférieure à dix mètres et le fond constitué de sables fins et d’argile2. Après la Révolution et jusqu’en 1990, selon un rythme très inégal, il a été suivi par 34 individus ou entreprises qui ont présenté 44 projets divers, toujours localisés au même endroit. Si leurs objectifs sont différents, le cheminement de leurs démarches est assez semblable. Au bout du compte, après une période d’enthousiasme, pour des raisons variées, leurs projets ne sont pas réalisés et restent donc à l’état de documents virtuels qu’on peut retrouver pour le xixe siècle dans les archives municipales lyonnaises et pour le xxe siècle dans différents dépôts3.
Les auteurs des projets
3Ils sont très différents les uns des autres (tabl. 1).
Tabl. 1. – Liste chronologique des auteurs et de leurs projets.
1847 – Lehaître et Bonnardet |
1847 – Chipier 1 |
1852 – Lehaître |
1852 – Bourget 1 |
1852 – Bourget 2 |
1852 – Bonnet |
1852 – Vergniais |
1853 – Chipier 2 |
1857 – Bonnefond |
1858 – Brisset |
1865 – Drevet |
1865 – Vilbien |
1866 – Vettard |
1869 – Carrière |
1869 – Combet 1 |
1870 – Trévoux 1 |
1871 – Trévoux 2 |
1872 – Combet 2 |
1875 – Sallebert |
1875 – Eiffel 1 |
1875 – Denis |
1875 – Givord et Raclet |
1886 – Moyret |
1890 – Dumond 1 |
1890 – Clavenad |
1890 – Préaud et Avril |
1890 – Eiffel 2 |
1891 – Eiffel 3 |
1892 – Schneider et Cie |
1893 – Dumond 2 |
1895 – Teste, Pichat, Moret et Cie |
1895 – Société des transporteurs continus et universels |
1896 – Bonnefoy |
1897 – Magnenant |
1903 – Berchet – De Brancion |
1925 – Massaux |
1925 – Lambert |
1946 – Lambert |
1986 – Jourda, Perraudin, Rice |
1987 – Faucon |
1990 – Mimram |
1990 – Jourda-Perraudin |
1990 – Berlottier |
1990 – Foster |
Doc. F. Bayard.
4Vingt et un auteurs sont des personnes seules, comme Bonnet ou Sallebert4, quand treize sont des industriels : ainsi Gustave Eiffel et compagnie, Schneider et compagnie et Teste fils, Pichat, Moret et compagnie des Tréfileries et Câbleries de Lyon Vaise5. On connaît les professions de trente-cinq d’entre eux. Quatorze se disent ingénieurs dont quatre ingénieurs civils, cinq ingénieurs des ponts et chaussées et un ingénieur chimiste6. Douze sont architectes à l’instar de Chipier, Magnenant7 et les constructeurs du xxe siècle (Faucon, Jourda, Perraudin, Rice, Berlottier, Mimram, Foster). Six sont métallurgistes, ainsi Bonnefoy gérant de la société technique d’études du câble transbordeur8. Trois autres exercent des professions diverses (maître tailleur ; entrepreneur en charpente ; médecin)9.
5Sur les trente dont on connaît le lieu de résidence, quatorze habitent Lyon comme Brisset10 ; cinq sont domiciliés à Paris11. Onze autres résident dans la banlieue lyonnaise à l’instar de Préaud12 ou différentes régions de France ainsi Corneillan en Gironde pour Denis13 et au xxe siècle, la Grande-Bretagne pour Rice et Foster. Ils mentionnent alors leur hôtel à Lyon, ou leur adresse de vacances.
6Pour se mettre en valeur, certains rappellent leurs attaches avec la ville. D’autres mentionnent leurs titres ou leurs travaux. Aucun cependant n’a le curriculum vitae de Clavenad : à l’École des ponts et chaussées où il a étudié de 1873 à 1876, il a obtenu les prix de mécanique, des ponts et d’architecture. Il a travaillé ensuite au service des travaux hydrauliques de la marine. En 1879-1880, il a participé à la mission gouvernementale pour le chemin de fer transsaharien en Algérie. Chef des études techniques de la compagnie du canal interocéanique de Panama, il en a pris la direction des études en 1880-1881. En 1882, au service central technique du ministère de l’Agriculture à Paris, on lui confie une mission générale en Algérie après la rupture d’un barrage. En 1883, il retourne au Panama comme ingénieur en chef des travaux et élabore le projet définitif du canal et de ses dérivations, lance le pont de la ville nouvelle de Colon ainsi que les ateliers, les magasins généraux et l’agence maritime. En tant que directeur des services lyonnais, il a fait quatre ponts, une nouvelle distribution de l’eau et amélioré la rue Grolée. Ses travaux scientifiques portent sur le Sud oranais, la propagation de la marée, la stabilité des massifs en général, des murs de soutènement et des barrages, la théorie mécanique de la réflexion et de la réfraction de la lumière, la filtration14. Teste fils, Pichat, Moret et Compagnie rappellent les médailles obtenues par leur entreprise (1872, médaille d’or de l’exposition universelle ; 1878, médaille d’or à Paris ; 1887, diplôme d’honneur au Havre ; 1889, deux médailles d’or à Paris ; 1894, deux grands prix à Lyon15). Enfin, certains soulignent leur attachement au régime en cours.
7Vingt-six comme Berchet16 ne font qu’une proposition, mais Jourda et Perraudin en font deux et Eiffel, trois, ce qui prouve leur volonté de les voir aboutir. Certains, ainsi Combet qui explique qu’il « a abandonné le premier projet » ou Eiffel affirmant qu’il est « tout disposé à faire des propositions sur ce sujet » font des modifications au dessein initial. La simultanéité de certains projets ne peut que poser la question de leur spontanéité. Les années 1840 en voient deux ; la décennie suivante, huit ; les années 1860, cinq ; les seules années 1875 et 1886, quatre et un ; la décennie 1890, onze ; 1903, un ; les années 1920, deux ; 1946, un ; les années 1980, deux et l’année 1990, quatre (fig. 2).
8Sauf en 1990, année où la Communauté urbaine de Lyon lance un concours, très peu d’indications laissent penser qu’il y a eu compétition organisée à un moment donné. Tout au plus, Préaud et Avril déclarent-ils que « la question est à l’ordre du jour17 ». Dans la Lettre du génie civil, revue générale hebdomadaire des industries françaises et étrangères, Maxime de Nansouty suggère que la société Eiffel a travaillé en 1891 « à la demande de la municipalité » et « qu’il a fait un contre-projet » à celui de Clavenad18 ce que ne contredit pas ce dernier :
« J’ai été chargé par la municipalité de dresser un projet de viaduc lequel a été adopté par elle et visé19. »
9Le Journal franco-californien va même jusqu’à écrire :
« Le conseil municipal avait mis au concours un projet pour la construction d’un grand viaduc20. »
10Quoi qu’il en soit, la presse vante, selon ses opinions, trois projets apparus au même moment en 1890. On remarque néanmoins que les auteurs se sont particulièrement investis au moment de l’union des deux communes et ont été moins prolifiques après la crise de 1880. Sauf Dumont qui, en 1893, ajoute un immense viaduc dit de Saint-Laurent reliant les deux plateaux aux Brotteaux21, tous ces projets visent la construction d’un pont sur le même emplacement. Mais ils sont différents les uns des autres.
Quel pont pour quel Lyon ?
11Décrivant leurs procédés, les concepteurs vantent souvent leur nouveauté : Vergnais a conçu « le pont d’Hercule » (fig. 3) ; Eiffel parle du « système Cantilever » ou « console » (fig. 4)22. D’autres citent le modèle dont ils s’inspirent, ainsi Hector Vilbien : « pont rigide à armature à réaction automatique inventé par l’abbé Castay et employé pour le pont du château de Mazères23 » ou ceux qui ont déjà été réalisés : le pont de La Roche-Bernard sur la Vilaine et de Fribourg pour Lehaître ; Britannia par Stephenson, Conway, Dirschau sur la Vistule pour Givord et Raclet. Ces précautions prises, les œuvres projetées se diversifient par leurs dimensions, leurs hauteurs sur la rivière et les matériaux utilisés : seul Carrière propose la construction d’un pont en bois (fig. 5) ; Vergnais et Vilbien utilisent le fer et la fonte ; Drevet et Combet la pierre et au xxe siècle Massaux et Trévoux, le ciment armé. Seize autres souhaitent employer le métal, huit sous la forme de ponts suspendus (fig. 6), dix sous celle de pont métallique24 utilisant différents métaux, l’acier, dont la production se perfectionne à cette époque. Ils sont constitués par l’assemblage de poutres à âmes pleines ou à treillis (fig. 7). Au xxe siècle, quatre autres ponts sont à haubans (fig. 8)25. Leurs formes sont différentes. La plupart n’ont qu’une arche, mais celui de Combet en a deux et ceux de Givord et Raclet et de Lambert, trois. Les plus nombreux ont un seul étage, mais six en possèdent deux permettant une double circulation (dont une ferroviaire pour Clavenad) au niveau des rives de la Saône et à celui des collines (fig. 9). Faucon a prévu un pont habité. Pratiquement tous joignent un ou plusieurs dessins ou plans à leur demande.
12Pour les franchir, les modes de locomotion envisagés sont parfois originaux. L’idée d’un tramway électrique est proposée par Dumont en 1893 et par la compagnie Teste, Pichat, Moret en 1895. Bonnefoy élabore :
« un projet de câble aérien avec nacelle suspendue et mue électriquement26. »
13La Société des transporteurs continus et universels conçoit :
« Un pont inaccessible aux voitures et aux piétons ordinaires, desservi par une série ininterrompue de véhicules entraînés par un organisme mécanique à mouvement continu27. »
14Les ascenseurs utiles pour atteindre le niveau supérieur apparaissent dans huit projets. Les concepteurs et les décisionnaires ont développé des arguments pour expliquer leurs objectifs dans quinze projets. Trois temps se discernent clairement. Dans le premier, on insiste avant tout sur l’agrément que pourrait procurer ce pont : promenade, beauté des paysages, développement du tourisme. Le gain de temps sur la longueur des trajets, l’avantage militaire pour la défense de la ville avec deux grands champs de manœuvre au-dessus des Chartreux et de la Sarra, le revenu que procurera le péage du pont et la valeur augmentée des terrains ne sont cependant pas négligés. L’aspect urbain est également mentionné : création de nouveaux quartiers dont l’altitude assurera la qualité de l’air28.
15Dans un deuxième temps, l’utilité est mise en avant. En 1886, Moyret pense qu’il pourrait conduire l’eau venue des massifs granitiques de l’est à la Croix-Rousse dans de gros tuyaux, et assurer l’air comprimé nécessaire aux industries du plateau et la nuit de l’éclairage électrique, ce qui retiendrait le commerce et l’industrie et donnerait du travail aux ouvriers29. Dès 1872, Louis Combet explique que son pont de pierre :
« Pourrait servir à l’établissement d’une voie ferrée qui après s’être soudée au chemin de fer de Sathonay desservirait le haut plateau, Saint-Just, Saint-Irénée, Francheville30. »
16Reprenant l’idée de Combet, en 1890, Clavenad montre sa nécessité « pour combler une véritable lacune de notre réseau ferroviaire et le compléter31 ». Cette ligne de plaisance servira aussi à l’économie agricole et industrielle notamment pour l’évacuation du charbon. Lyon deviendra ainsi le centre d’un vaste hinterland. Teste fils, Pichat, Moret et Compagnie insistent également sur le développement urbain et économique des deux quartiers. Il faut donc :
« Relier entre eux ces quartiers si salubres et si pittoresques d’abord par une route pour ainsi dire de plein pied et les rattacher ensuite plus étroitement à la basse ville et au réseau général de chemin de fer. La facilité des communications urbaines et l’économie réalisée sur les transports de toute nature secondés par les progrès de l’industrie qui permettent le transport de l’énergie à bon marché sans se préoccuper de la situation topographique seraient un puissant élément de régénération qui s’impose aujourd’hui d’une manière plus impérieuse à l’attention de la municipalité32. »
17En 1946, c’est pour créer le débouché du tunnel de la Croix-Rousse que Jean-Henri Lambert présente un double projet de pont à un ou à deux étages sur la Saône, au niveau de Vaise33.
18Près de cent ans plus tard, les architectes privilégient le paysage. En 1986, Françoise-Hélène Jourda et Gilles Perraudin travaillent sur un circuit touristique vert s’appuyant sur le symbole d’union entre « la colline qui travaille » (la Croix-Rousse) et « celle qui prie » (Fourvière)34. Ils considèrent de surcroît :
« L’architecture comme la création d’un environnement d’une machine écologique qui à l’image de la nature sait utiliser au mieux matières et énergies35. »
« Le bâtiment en vient lui-même à être nature36. »
19Marc Mimram souhaite mettre en valeur l’identité de Lyon, la ville devant s’articuler au paysage dont les habitants ont besoin. C’est aussi le thème que développe Foster mais il y ajoute la volonté de valoriser le potentiel des berges, de créer de nouvelles activités sur les quais, Lyon retrouvant son milieu aquatique, et d’augmenter la beauté du pont par la lumière37.
20Au total, et malgré les divergences d’une période à l’autre révélant les avancées technologiques et l’évolution des esprits, ce sont donc le développement de l’économie (sept projets), du tourisme (sept projets) et de l’urbanisme (six projets) qui dominent. Une fois rédigés, ces projets doivent être financés et présentés aux autorités.
Emporter la décision
21Vingt projets n’incluent pas la question du coût de la construction ni celui de la rentabilité de l’opération. Seize autres présentent des dossiers fortement étayés et leur plan de financement. Moyret estime son projet à 80 000 000 francs ; Préaud et Avril le chiffre à 2 800 000 francs. Teste, Pichat et Moret ainsi que Dumont font un calcul de rentabilité. C’est cependant la proposition de Clavenad qui est la plus informée. Il a sollicité les organismes compétents pour connaître le tonnage de charbon transporté de la Loire à Lyon et le nombre de voyageurs sur les différents secteurs concernés. Il en déduit ce que rapportera la ligne : 3 262 204 francs, alors que la construction – viaduc métallique, aménagement des routes et expropriations – coûtera 5 000 000 francs. Il énumère aussi les ouvrages d’art et les souterrains à réaliser.
22Le financement de ces opérations diffère d’un projet à l’autre : soutien d’un homme d’affaires, d’un « groupe de financiers de la région lyonnaise38 », de quatre associés « qui ont à leur disposition une maison de banque de Lyon qui se charge de toute l’opération financière39 », une société anonyme spécialement fondée, des entreprises – Clavenad est en relation avec la société Fives-Lille40 et les chemins de fer de l’ouest lyonnais ; Dumont avec l’entreprise Schneider. Beaucoup, cependant, s’adressent à la ville pour en obtenir une subvention ou les terrains nécessaires pour la tenue du chantier. Le plus souvent, les demandeurs déclarent prendre les frais à leur charge à condition que la municipalité leur confie pour 50 à 99 ans la levée du péage du pont dont on fixe les prix. Certains réclament deux avantages : subvention et péage pendant 60 ans, 600 000 francs à verser par annuités et 99 ans, terrains et péage, voire trois (subvention, terrains et 75 ans de péage). À la fin du xixe siècle, ils sollicitent des garanties d’intérêt : 108 000 francs pendant 60 ans, 700 000 par la ville et le département durant 99 ans et 2 155 000 francs pendant 40 ans.
23Au surplus, les candidats doivent effectuer des démarches et remplir certaines conditions juridiques comme en 1847, fournir « des documents exigés par les ordonnances royales du 18 février 1834 et 23 août 1835 ». Les projets sont d’abord envoyés, accompagnés d’un courrier à l’autorité qui dirige la ville. Dans onze cas, il s’agit du maire. Dans dix autres, entre 1852 et 1867, de 1867 à 1870 et de 1873 à 1881, la ville étant divisée en cinq puis six arrondissements administrés par le préfet du Rhône, au préfet. En 1852 et en 1869, Bourget et Combet préfèrent s’adresser au prince-président devenu empereur. De toute manière cependant, le cheminement du courrier est identique : dix-huit projets sont envoyés à l’ingénieur de la ville ; trois à une commission municipale, du conseil général (Eiffel) ou préfectorale (Vilbien). Pour quatorze projets, l’ingénieur rend rapidement son avis : de quatre à seize jours pour six ; de un à quatre mois pour huit. Le verdict tombe au bout d’un an pour sept. Berchet est fixé après quatre ans d’attente et Clavenad au bout de six. Au bout du compte, aucun n’est réalisé.
Expliquer les échecs
24Les raisons des échecs sont inconnues pour vingt d’entre eux. Pour les autres, elles sont variées. En dehors de Vilbien pour lequel une commission se prononce, le refus est le fait de l’ingénieur qui en informe le maire ou le préfet. Dans trois cas, les projets sont jugés insuffisants.
25Le plus souvent, cependant, l’ingénieur examine le projet très attentivement avant de le rejeter pour quatre raisons. Pour cinq d’entre eux, ce sont des impossibilités techniques qui sont relevées : ainsi pour les ponts consoles ou les ponts suspendus. Pour deux, c’est la faiblesse des calculs de coût et de rémunération qui est mise en cause. Pour six, l’ingénieur soulève le problème du financement : ainsi en 1872 à Combet et en 1875 à Givord et Raclet.
26En quatrième lieu, les ingénieurs montrent le décalage existant entre le projet envisagé et l’évolution de la situation : en 1865, on répond à Drevet et à Vettard qu’« il existe d’autres moyens faciles de mettre en rapide communication les deux collines » et à Givord et Raclet que leur projet « a perdu de son opportunité ». En 1893, Fabrègue vante les mérites des funiculaires41 et en 1903 :
« Ceux des tramways pénétration Perrache-Croix-Rousse, place du pont Croix-Rousse qui ont une influence infiniment plus efficace car ils mettent le plateau en communication avec le centre des affaires et le cœur de la ville alors que le viaduc au contraire établirait un lien entre deux faubourgs de temps immémorial qui n’en ont jamais eu et n’ont jamais songé à en avoir et l’on sait combien il est difficile de vaincre des habitudes invétérées42. »
27Enfin, les circonstances et les aléas de la vie politique peuvent expliquer les échecs de deux projets. En 1847, en dépit du problème des voies d’accès au pont, Lehaître obtient le feu vert de la commission préfectorale. Survient la Révolution de 1848 : les travaux commencent sur la colline de la Croix-Rousse grâce aux ateliers nationaux. Dans les deux années suivantes, une enquête est réalisée en vue des expropriations nécessaires. En 1852, Lehaître rappelle son projet mais le préfet a changé, et la mairie lui fait savoir qu’aussi bien elle que l’État ne sont pas « dans l’intention de continuer les travaux du cours de Fourvière ». En 1890, le projet Clavenad franchit tous les obstacles. « La population lyonnaise tout entière si froide d’ordinaire s’est passionnée pour cette œuvre ». Une grande partie de la presse le soutient. Le prolongement vers Saint-Étienne de la ligne Lyon Saint-Just à Vaugneray et Mornant est examiné par le Conseil général de la Loire. Le 24 mars, le préfet reçoit le traité préparé en début d’année entre la compagnie Fives-Lille et la compagnie de l’Ouest lyonnais fixant les objectifs ferroviaires et les conditions financières du projet, notamment la garantie pendant 90 ans par la ville et le département de l’intérêt annuel d’un capital de 14 000 000 francs (700 000 francs). Le 11 avril le conseil municipal, dans une salle comble, se déclare favorable au projet. Le Conseil général l’approuve le 25. Le 21 juin, l’enquête nécessaire à la déclaration d’utilité publique est annoncée par voie d’affiche et se déroule sans difficultés entre le 23 juin et le 24 juillet. La même année, le Conseil général accorde une avance de 200 000 francs remboursable sans intérêts à la compagnie des chemins de fer de l’Ouest. Le 20 avril 1892, la convention signée entre la compagnie de l’Ouest lyonnais et le Conseil général de la Loire parvient au préfet du Rhône qui la transmet au Conseil général. Après approbation, ce dernier l’adresse au Conseil municipal de Lyon qui ne fait rien. Le 8 février 1893, les ministres des Travaux publics et de l’Intérieur déclarent que l’avance de 200 000 francs est une pure libéralité et la refusent. Le 4 novembre 1895, Lyon fait enfin connaître sa réponse sur la convention transmise trois ans plus tôt :
« Considérant que les charges financières que lui impose le projet de traité sont sans compensation et d’une importance trop lourde et d’une durée trop longue pour les ressources de la ville, mais considérant que la ligne est d’une utilité incontestable ; que cette utilité est d’ordre général ; qu’il y a lieu d’émettre le vœu qu’elle soit exécutée sur l’initiative et par les soins de l’État, délibère : 1° est rejeté le projet de traité présenté par les compagnies Fives-Lille et de l’Ouest lyonnais 2° émet le vœu que l’État prenne à sa charge ou impose à la compagnie PLM l’exécution de cette ligne43. »
28Le Conseil général suit le 29 avril 1896. Ainsi prend fin le projet Clavenad en dépit de pétitions diverses. Sans doute faut-il voir dans ce revirement les effets des luttes d’influence entre le maire Gailleton et le conseiller Augagneur, très hostile au projet dès le début et l’effet de la décision prise, cette même année, de construire le pont de l’Homme de la Roche unissant les deux rives de la rivière.
29En près d’un siècle et demi, le projet d’union des deux collines lyonnaises n’a donc pas été concrétisé. Faut-il comme Moyret, incriminer le caractère « discutailleur » de la municipalité lyonnaise : « à Lyon on discute beaucoup mais on ne fait rien » ou comme Clavenad, sa pingrerie : « la municipalité lyonnaise est essentiellement économe, trop économe même parfois ». N’est-ce pas plutôt son bon sens qu’Ernest Fabrègue souligne :
« Les conséquences sur tous les esprits un peu chimériques doivent être incalculables ?44 »
30Cependant, cette utopie s’est maintenue jusqu’à nos jours, certes avec moins de frénésie qu’autrefois, jusqu’à faire l’objet d’études à l’École nationale d’architecture de Lyon et d’un concours de la défunte Communauté urbaine de Lyon mobilisant les grands noms de l’architecture européenne. Car en 1907, l’idée n’est que repoussée :
« Il est possible qu’un grand viaduc s’impose plus tard45. »
31Mais pour l’instant, comme le disait Moyret :
« Les centenaires en ont entendu parler en suçant le lait de leurs nourrices46. »
Bibliographie
Giorgiutti Véronique, Un pont entre deux collines, 45 projets pour un pont reliant la Croix-Rousse à Fourvière, Lyon, CAUE, s. d..
Pelletier Jean, Ponts et quais de Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, Lyon, 2002.
Pelletier Jean, Les ponts de Lyon, L’eau et les Lyonnais, Horvath, Roanne, 1989.
Pousse Jean-François, Jourda et Perraudin, I.F.A., Liège, P. Mardaga, 1993.
Prest Véronique, « Jourda et Perraudin, écologie et haute technologie », Art Presse, no 180, mai 1993, p. 46-48.
Notes de bas de page
1 J. Pelletier, L’eau et les Lyonnais, les ponts de Lyon, p. 73.
2 J. Pelletier, Ponts et quais de Lyon, p. 7-10.
3 Le résultat est cependant assez maigre : la COURLY (Communauté urbaine de Lyon ou Grand Lyon), initiatrice d’un concours en 1990, n’existe plus. La métropole qui lui a succédé n’a pas versé les archives aux archives départementales et métropolitaines du Rhône et d’ailleurs, elle ne conserve pas les documents d’un concours infructueux plus de dix ans.
4 Arch. mun. de Lyon 342 WP 16, 23 septembre 1852 ; 342 WP 16, 26 août 1875.
5 Ibid., 342 WP 16, dossier 17, 24 juillet 1875. G. Eiffel a fondé sa société basée à Levallois-Perret en 1866 ; 342 WP 17, 31 octobre 1892. La société en commandite simple Schneider et Compagnie est spécialisée depuis 1845, au Creusot, dans l’acier, les chemins de fer l’armement et la construction navale ; 342 WP 17, 15 juin 1895. L’association Teste père et fils et Moret date de 1885. Cette puissante société fabrique des articles de mercerie et des gros câbles porteurs avant de se lancer en 1897 dans la fabrication d’automobiles.
6 Dont Trévoux (ibid., 342 WP 16, 19 juillet 1871) ; Lehaître (342 WP 16, 1er juin 1847) ; Dumont (937 WP 102, 28 janvier 1891) ; Moyret (Arch. dép. et métrop. du Rhône PER 429/1, 20 juillet 1886).
7 Arch. mun. de Lyon 342 WP 16, 2 août 1853 ; 512 WP 15/2, 14 juin 1897.
8 Ibid., 512 WP 15/2, 14 juin 1897.
9 Ibid., 342 WP 16, 11 juillet 1852 ; 1612 WP 241/1, 13 août 1869 ; 342 WP 1627, février 1869.
10 Ibid., 342 WP 16, 29 mars 1858.
11 Ibid., 342 WP 16, 4 mars 1865 ; 18 novembre 1865 ; 342 WP 17, 28 janvier 1891.
12 Ibid., 342 WP 16, dossier 18.
13 Ibid., 342 WP 16, dossier 16, 9 avril 1875.
14 Ibid., 937 WP 103, « Revue lyonnaise illustrée », no 29, 1890.
15 Ibid., 937 WP 102, 8 juin 1896.
16 Ibid., 342 WP 17, 9 mars 1903.
17 Ibid., 342 WP 17, dossier 18, 10 septembre 1890.
18 Ibid., 937 WP 103, coupures de presse, 26 septembre 1891 ; no 51 Courrier de Lyon, 27 août 1890.
19 Ibid., 937 WP 103, 21 avril 1890.
20 Ibid., 937 WP 103, no 56, 26 octobre 1890.
21 Ibid., 342 WP 17, 1893.
22 Pont dont le tablier est constitué de poutres construites en porte-à-faux. On dit aussi « par encorbellements successifs ».
23 Arch. mun. de Lyon, 342 WP 16, 18 novembre 1865.
24 Un pont métallique est un pont dont la structure est réalisée en métal, à savoir en fer, en fonte ou en acier.
25 Dans un pont à haubans, le tablier est suspendu par des câbles eux-mêmes soutenus par des pylônes.
26 Arch. mun. Lyon, 512 WP 15/2, 18 juin 1896.
27 Ibid., 342 WP 17, 3 avril 1895.
28 Ibid., 342 WP 16, 2 mars 1848.
29 Arch. dép. et métro. Rhône, PER 429, Journal l’indépendance politique, financier, industriel, commercial, économique, 16 mai 1886.
30 Ibid., 342 WP 16, dossier 12, 2 novembre 1872.
31 Arch. mun. Lyon, 937 WP 102, 22 février 1890.
32 Arch. mun. de Lyon, 342 WP 17, 15 juin 1895.
33 Ibid., 1217 WP 204, p. 682, 15 avril 1946.
34 V. Giorgiutti, Un pont entre deux collines, p. 22.
35 P. Goulet, dans J.F.Pousse, Jourda et Perraudin, p. 6.
36 V. Prest, « Jourda et Perraudin, écologie et haute technologie », p. 47.
37 V. Giorgiutti, p. 20.
38 Arch. mun. de Lyon 342 WP 16, 1er juin 1847 ; 2 août 1852.
39 Ibid, 342 WP 17, 28 janvier 1851.
40 La société anonyme compagnie de Fives-Lille spécialisée dans le matériel ferroviaire s’est créée en 1868. Elle possédait une usine à Oullins spécialisée dans les charpentes métalliques, les ponts en fer et le matériel de guerre.
41 Le premier funiculaire a relié Lyon à la Croix-Rousse en juin 1862. Le funiculaire Lyon Saint-Just a été créé en 1886.
42 Arch. mun. Lyon, 937 WP 102, 15 avril 1907.
43 Arch. mun. de Lyon 342 WP 017/014, 4 novembre 1895 : Arch. dép. et métro. Rhône 1N 167p. 549.
44 Arch. mun. de Lyon 342 WP 017, 15 avril 1907.
45 Ibidem.
46 Arch. dép. et métro. Rhône, PER 429, 1886-1887.
Auteur
Professeur honoraire d’histoire moderne, Université Lumière – Lyon 2
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2016