Paysage sous-marin et géoarchéologie littorale : le cas de pointe de Porzh Karn en Bretagne (Penmarch, Finistère)
Résumé
Le milieu sous-marin n’est exploré que depuis très récemment et la question de son paysage est une notion qui fait encore débat. Le paysage sous-marin soulève des enjeux tenant à son accessibilité et à sa mise en valeur. Il interpelle le scientifique soucieux d’étudier un sujet qu’il connaît mal et présente un intérêt pour le citoyen, pour peu qu’il fasse l’objet d’une appropriation tenant compte de la vision des différents acteurs des territoires maritimes. Parvenir à mieux connaître ces paysages sous-marins passe donc par un travail collaboratif et citoyen. Le chercheur doit s’appuyer sur des collaborations multi-niveaux et transdisciplinaires. L’archéologie peut s’avérer un axe d’étude permettant de justifier l’utilité d’une approche paysagère sous-marine. En effet, au-delà de l’intérêt archéologique, l’étude paysagère des vestiges engloutis est un moyen de sensibiliser le grand public au domaine sous-marin et, plus spécifiquement, de déclencher une démarche de réappropriation d’un patrimoine oublié ou en voie de disparition.
Texte intégral
1Le paysage sous-marin est une notion qui fait débat dans la communauté scientifique, elle interpelle aussi le citoyen comme le politique, car nous sommes dans un domaine qui touche au réel – la mer et les océans –, des masses d’eau constituant une immense ressource permettant d’en faire des hauts lieux de nature et de biodiversité. Un domaine qui peut aussi être celui du virtuel, car ce milieu marin n’est exploré que depuis peu de temps et la question de son paysage renvoie aussi à un imaginaire, à une infinité d’approches relevant des sciences et des pratiques. Le sujet appelle une nécessaire hybridation des champs. Par ailleurs, la notion traverse les champs disciplinaires et les dépasse ; le paysage de l’archéologue n’est pas celui du géographe, ou de l’écologue, ni celui de l’artiste ou du paysagiste, car les méthodes et les outils pour le définir et l’analyser ne sont pas identiques1. Dans un premier temps, nous aborderons une notion qui se nourrit des disciplines, mais s’en affranchit aussi. Parallèlement, nous montrerons que perception et représentation des paysages sous-marins ne peuvent être dissociées, car elles définissent les conditions d’existence d’un objet qui est aussi un sujet convoquant les hommes et les sociétés. Dans un second temps, un cas d’étude sera étudié appliqué à l’archéologie littorale ; nous montrerons l’utilité d’une analyse paysagère sous-marine afin d’améliorer la connaissance d’un concept qui n’est pas encore opératoire.
Le paysage sous-marin : un concept émergeant à la croisée des disciplines
Une notion traversière
2Le concept de paysage a donné lieu à de nombreux débats épistémologiques et réflexifs contribuant à renouveler les approches et à faire avancer la connaissance d’une notion complexe traversée par les disciplines. Les paysages littoraux ont fait l’objet de visions multiples et d’approches hybrides croisant les caractéristiques à la fois physiques et anthropiques des espaces côtiers. La part belle donnée aux analyses systémiques a montré l’articulation et l’imbrication entre des problématiques et des enjeux géopolitiques et environnementaux associant les échelles globales et locales, en s’appuyant sur les outils habituellement mobilisés par la communauté scientifique (cartographies, systèmes d’information géographique, images et croquis en deux ou trois dimensions, photographies, etc.). Traditionnellement, les travaux des chercheurs ont privilégié les portions terrestres des littoraux et se sont moins intéressés aux espaces maritimes (mers et océans) alors qu’ils constituent une immense ressource permettant d’en faire des réservoirs de biodiversité2.
3Cette frange littorale sous-marine n’en constitue pas moins un espace étudié par les chercheurs qui y trouvent un objet d’étude intéressant. Les biologistes la définissent comme une mosaïque identifiable de biotopes organisés spatialement et de ses biocénoses3 associées. Cet espace se résume dès lors à des notions d’unité écologique, faunistique, floristique, géomorphologique et topographique. Les géologues y voient des formes de relief associées à des matériaux transitant en mer. Les géographes se sont d’abord intéressés à la morphologie littorale, puis à la cartographie des fonds marins leur permettant d’identifier des formes et d’appréhender la dynamique du système côtier4. L’approche naturaliste les a conduits à analyser la couverture végétale et à travailler avec des biologistes marins en établissant une lecture d’unités biogéographiques en interaction les unes avec les autres. Plus récemment, ils en ont livré une définition plus anthropocentrée plaçant l’homme au cœur d’un processus de territorialisation où se déploient des pratiques liées à la richesse patrimoniale et identitaire du territoire observé5. Territoire encore méconnu, la frange littorale sous-marine se structure socialement et économiquement autour d’images et de représentations dans lesquelles se mêlent esthétisme, émotions et sensibilités. Si cette mise en scène confère une valeur d’existence au paysage sous-marin, elle n’en donne pas une définition claire, qui soit commune et acceptée par la communauté scientifique.
4Cette absence de consensus n’est pas un frein aux prospections, car le paysage sous-marin est d’abord celui d’une pratique ou d’une action. En effet, ce paysage se vit, et l’expérience de la plongée est importante car elle débouche sur la perception et la représentation, mais aussi sur les difficultés à saisir un paysage, à l’appréhender et à l’analyser.
Perception et représentation d’un paysage difficile à saisir
5La notion de paysage sous-marin se différencie de celle du milieu, car tout paysage doit passer avant tout par le filtre de la perception, qu’elle soit visuelle, ou encore sonore, olfactive. Ce sont les sens qui entrent en action et ces sens sont investis par les populations qui vont faire le paysage.
6Or, deux difficultés se posent pour le monde sous-marin : la question de la perception, parfois réduite ou impossible si on s’en tient à la perception visuelle, et la question de l’accessibilité, le paysage sous-marin n’étant pas immédiatement accessible pour tous et cette accessibilité étant aussi conditionnée par la profondeur et la clarté des eaux. En effet, force est de constater que la profondeur et la turbidité des fonds limitent bien souvent le champ de prospection ; le paysage n’est donc pas toujours une réalité tangible même si des formes paysagères, plus ou moins spatialisables, peuvent être identifiées lors d’exercices de plongée par exemple.
7Pour ceux qui ne pratiquent pas la plongée et l’observation directe des fonds, le sujet ne peut être abordé qu’indirectement au travers de la représentation, car chacun se fait aussi une image de la mer à partir de son expérience, de sa culture personnelle et de ses croyances, mais peut être également influencé par les images et les discours véhiculés par la société.
8Cette représentation du paysage sous-marin s’est construite dans le temps, et montre un rapport des hommes à la mer très ambivalent, entre la crainte ou la répulsion, ou alors la curiosité, le désir, voire la fascination. Ces représentations sont véhiculées dans les œuvres littéraires ou artistiques, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours6. La fascination pour ce paysage, mais également son caractère fictif sont bien retranscrits par des auteurs comme Jules Verne qui met en récit ce paysage en mêlant sciences, techniques, et imaginaire7.
9Cette représentation trouve un écho auprès des artistes et des photographes qui, dès le début du xxe siècle, vont photographier ce monde sous-marin ; dès lors, la connaissance de ce paysage va franchir un pas, avec des clichés photographiques qui seront au fil des années plus nombreux et de qualité, et également des films qui vont donner au paysage une dimension esthétique et l’image d’une immense ressource encore mal connue, mais qu’il faut préserver. La sortie du film Paysage du Silence de Jacques-Yves Cousteau en 1947 est une étape importante de cette première prise de conscience. Avec les représentations contemporaines des paysages, les progrès technologiques permettent au plus grand nombre de découvrir le monde sous-marin. Les arts et la littérature ont consolidé cette relation en rendant hommage à sa beauté et à son mystère, à l’image du douzième album de bande dessinée des Aventures de Tintin, Le Trésor de Rackham le Rouge – paru en couleurs en 1945. Les peintres-plongeurs ou les artistes de la rue représentent de nos jours ces paysages toujours emprunts d’imaginaires, mais aussi porteurs curiosités insoupçonnées.
10Cette courte histoire des représentations montre que la notion traverse le temps et que l’évolution des techniques renouvelle les regards et les images que l’on porte aux paysages sous-marins. Si la connaissance scientifique du paysage progresse, elle n’évacue pas sa dimension sensible, liée à l’expérience et à la sensibilité de tout être qui fabrique aussi son paysage et en définit ses valeurs. Ces valeurs peuvent être celles du beau ou du laid, du paysage artialisé8, d’espèces banales ou plus emblématiques que l’on souhaite protéger. Cette esthétisation participe aussi à la mise en scène du paysage et à sa diffusion par les médias ; le paysage médiatisé est notamment celui qui évoque ces hauts lieux de nature et de biodiversité ou, à l’inverse, l’« océan poubelle » réceptacle de tous les déchets.
11Au travers des perceptions sensorielles conditionnées par le progrès des techniques et des représentations porteuses d’images et de valeurs, le paysage sous-marin navigue finalement entre deux pôles, le premier est du domaine des matérialités et rend le paysage objectivable ; le second est du registre des représentations et des inventions, le paysage est alors envisagé dans sa relation avec les hommes, il devient une construction sociale, culturelle, porteur d’émotions, de valeurs, et se prête à une forme de théâtralisation, sorte de spectacle ou de comédie humaine, qui permet au paysage de se réinventer en permanence.
12Afin de mettre à l’épreuve cette notion, nous avons choisi un cas d’étude appliqué à l’archéologie littorale. Nous montrons l’utilité d’une approche subaquatique pour enrichir les connaissances d’une structure archéologique située dans son continuum terre/mer. Après avoir présenté le site et posé quelques hypothèses quant à l’origine de cette structure et à son insertion géoenvironnementale, un ensemble de données est recueilli puis analysé. Le paysage devient un cadre, mais aussi un révélateur des dynamiques terrestre et marine et par là même un outil permettant d’améliorer la connaissance d’un site doté aussi d’une grande valeur patrimoniale.
Analyser le paysage sous-marin : application à la géoarchéologie littorale
Un cas d’étude : la pointe de Porzh Karn en Bretagne (Penmarch, Finistère)
Présentation du site
13Afin d’étayer nos propos, nous avons choisi de les illustrer via l’étude d’un site énigmatique implanté en milieu intertidal au sein du pays bigouden, dans le sud du Finistère. La pointe de Porzh Karn (fig. 1), située à environ 2,5 kilomètres à vol d’oiseau du bourg de Penmarch, est une avancée rocheuse orientée nord-est faisant face à la pointe de la Torche (Plomeur) distante de 1,1 kilomètre.
14Elle marque la transition entre le paysage dunaire de l’anse de Porzh Karn (massif dunaire de Toul Gwin) située à l’est et l’environnement granitique du trait de côte de Saint-Guénolé au sud-ouest. Ce territoire, battu par les éléments, possède une altimétrie inférieure à 10 mètres, et s’étend jusqu’à la pointe de Porzh Karn qui culmine à 6 mètres NGF (fig. 2).
15C’est sur l’estran en partie nord-est de la pointe que l’on observe sur les photographies aériennes des formes rectangulaires délimitées par des empierrements (fig. 3). L’ensemble du site couvre une surface au sol d’environ 2 500 m².
Brève description des structures
16Intrigué par ces structures, des recherches ont été amorcées afin de comprendre à quoi cet ouvrage pouvait servir. Cependant, aucun ouï-dire local ou élément bibliographique ne mentionnent des faits avérés. À la suite de relevés archéologiques, nous avons observé que ces structures rectangulaires forment un ensemble orienté ouest-nord-ouest – est-sud-est, abrité partiellement de la houle dominante.
17Ces constructions ont la particularité de suivre l’inclinaison de la pente naturelle de l’estran et d’être disposées sur un axe nord-est – sud-ouest. Elles possèdent des dimensions quasi identiques les unes aux autres. Composées de blocs roulés décimétriques (jusqu’à 60-80 cm), leurs longueurs avoisinent les 20 mètres pour des largeurs d’environ 5 mètres, soit une surface équivalente à 100 m², constituées à chaque extrémité de pierres dressées atteignant en moyenne 1,20 mètre de hauteur, sur laquelle on distingue en partie supérieure une rainure (fig. 4).
État de l’art
18Une petite revue de littérature du site d’étude montre que très peu de références évoquent ces aménagements rectangulaires. Seul P.-R Giot décrit ces structures comme :
« S’agissant d’emplacement d’échouage de barques de pêche, la proue et la poupe étroitement maintenues par des cordes9. »
19Cependant, cet auteur n’apporte aucun élément de datation ni de référence bibliographique. Une analyse de la microtoponymie nautique par A. Le Berre10 fait mention de la dénomination locale Beg ar Pont (la pointe de la chaussée), ainsi que la traduction de Portz Carn (port du tas de pierres) faisant référence très certainement aux cairns néolithiques érigés à la pointe de Porzh Karn.
La littérature anglo-scandinave : une piste éventuelle ?
20Aucune indication dans les archives n’a permis de repérer la présence d’un quelconque aménagement anthropique aux périodes modernes ou contemporaines. Il en est de même au bas Moyen Âge où aucun port n’est notifié dans les sources. D’un point de vue archéologique, il est possible de penser que cette structure présente des similitudes avec les ouvrages vikings construits sur l’estran pour abriter leurs navires11. La littérature anglo-saxonne décrit ces constructions sous le terme de boat shelters, boat houses, boat sheds (« abri à bateau »), tout comme les termes nousts ou nausts d’origine scandinave12. Ces abris permettaient d’accueillir des bateaux pour les périodes d’hivernage ou de maintenance13. Parallèlement, l’implantation des Vikings en Cornouailles est avérée entre la fin du ixe et le début du xe siècle14. Si l’on se réfère à cette période, le niveau marin pour le sud du Finistère est inférieur d’un mètre à l’actuel15, ce qui rend le site protégé de la houle de suroit. Cela fait de cet espace un lieu propice au mouillage, contrairement à la côte environnante qui ne dispose pas d’abri naturel. Cette structure peut-elle être assimilée à un ancien port ?
21L’analyse du site a permis de mettre en évidence une lacune bibliographique importante qui laisse de nombreuses interrogations quant à la période d’édification et à l’utilité de ce vestige archéologique. Néanmoins, le bon état de conservation de l’ouvrage indique d’étroites similitudes avec les structures étudiées dans les régions anglo-scandinaves. Nous avons choisi de définir deux pistes de recherches. L’une s’oriente vers l’analyse approfondie des archives, appuyée par Julien Bachelier (docteur en histoire médiévale), dans l’espoir de contextualiser l’édification de l’ouvrage dans son histoire. La seconde piste repose sur l’hypothèse d’une infrastructure portuaire, en raison de la configuration particulière des lieux. En effet, si ce présent ouvrage fut conçu pour abriter des navires, cela signifie que le contexte géographique s’y prête. Cette seconde orientation nous a conduits à étudier les dynamiques physiques de ce milieu situé à l’interface entre l’espace terrestre et sous-marin, dans l’espoir de comprendre l’insertion de cette structure dans son environnement.
Interprétation multiscalaire et retranscription des paysages
22L’objectif est d’enrichir les éléments de réponse sur l’histoire de cette structure dans son continuum terre/mer perçu par une approche interdisciplinaire. Pour ce faire, nous avons tablé sur l’élaboration d’une analyse géographique regroupant l’ensemble des dynamiques physiques perçues sur ce territoire par le prisme de l’interprétation paysagère. Le but est d’obtenir une lecture globale des interactions biogéophysiques présentes sur le site pour établir une grille d’observation qui associe la description, la visualisation et l’explication des formes du relief terrestre et sous-marin, puis les relations entre l’homme et son milieu16. D’un point de vue archéologique, ce travail géographique du site permettra d’étayer ou de réfuter l’hypothèse d’une infrastructure portuaire sur la pointe de Porzh Karn. Bien entendu, l’analyse des données existantes, telles que les relevés lidars, met en évidence la configuration physique des fonds marins. Néanmoins, l’interprétation d’une carte bathymétrique ne suffit pas à établir des conclusions sur le contexte sous-marin du site. L’évolution technologique permet d’aboutir à une meilleure appréciation des fonds marins, mais des prospections ponctuelles sur le milieu ne sont pas à exclure. En effet, ces dernières permettent d’enrichir nos contenus, en plus d’apporter une dimension sensorielle aux dynamiques marines.
23L’objectif est d’appréhender notre site à travers une interprétation multiscalaire17. Pour ce faire, il est nécessaire de considérer trois niveaux scalaires d’interprétation paysagère : le niveau des composantes paysagères (<10 m), l’unité paysagère ou géofaciès (10-100 m) et le niveau du géosystème (>100 m)18. Cette collecte mise bout à bout laisse entrevoir, in fine, une dimension paysagère des fonds marins. La finalité est de délimiter et de caractériser un paysage en croisant les méthodes d’analyse, objectives et subjectives, en parallèle d’une pluridisciplinarité des méthodes d’approche, à pied ou en plongée.
Exploitation des données existantes
24Un recueil exhaustif des données a permis d’établir une première interprétation cartographique du territoire de Porzh Karn. Pour commenter le milieu subtidal, nous avons utilisé toutes les données disponibles : cartes bathymétriques, sédimentaires, courantologiques et biologiques.
25Ainsi, l’anse est orientée nord-ouest et est cernée au nord-est par le massif rocheux de la Torche dont 29 000 m² empiètent sur la zone d’étude puis au sud-ouest par la pointe de Porzh Karn avec un couvert étudié de 35 000 m². C’est une étendue sableuse de 77,2 hectares ponctuée par deux massifs rocheux découverts en leurs extrémités par les marées basses de morte-eau : au centre le massif de Gloanejen (93 000 m²), à l’extrême sud-est le massif de Toul Gwin (10 000 m²). Un couvert végétal composé en majorité de laminaires (Laminaria sp.) et de fucales (Fucus sp.) recouvre les récifs dans leurs parties submergées. Descendant en pente douce, le dénivelé y est très faible avec une profondeur maximale de -10 mètres (cote NGF) (fig. 5).
Plan de plongée et méthode de prospection
26L’orientation en plongée est une des difficultés propres à cette pratique. Par conséquent, nous avons conçu un plan de plongée en nous appuyant sur les données bathymétriques Litto3D de 2014. Un quadrillage de la zone est réalisé pour définir des caps à suivre afin d’accomplir une couverture d’observation. L’objectif est de proposer un maillage de données, en partant d’une analyse limitée à l’échelle d’un élément paysager pour aboutir à un assemblage d’observations. La finalité est d’élargir ces interprétations à l’échelle du territoire de l’anse.
27Pour réaliser nos observations sous-marines, nous nous sommes inspirés des méthodes de prospections archéologiques et de sauvetages subaquatiques ; ces méthodes sont basées sur le facteur de turbidité, et ont pour avantage d’être quantifiables. Plusieurs méthodes existent à ce sujet, l’une d’entre elles nous paraît la plus appropriée, car elle peut être réalisée par un seul observateur. Cette méthode est appelée « circulaire » ou encore « technique des cercles complets19 ».
28Néanmoins, quelques modifications ont été apportées afin d’accentuer la précision des mesures de distance. Pour appliquer cette méthode, le matériel nécessaire est un jalon, une corde, une bouée signalétique, un grappin pour la mise en station et un GPS (fig. 6).
29Le plongeur, une fois arrivé sur le lieu de prospection, établit la mise en station. L’opération consiste à mouiller un grappin et à y arrimer la bouée signalétique en surface. Sous l’eau, le plongeur dispose un jalon en vertical au pied du grappin. Celui-ci sert de point visuel, observable facilement dans l’eau. Le plongeur fixe une corde au pied du jalon, puis la déroule jusqu’à la limite de distinction du jalon. Cet écart visuel entre le jalon et le plongeur définit la distance visuelle de la circulaire. Ensuite, il nage en cercle autour de la station, ce qui lui permet de réaliser une analyse des composantes paysagères environnantes, tout en ayant un point de repère en soutien. Ainsi, l’écart de chaque mise en station est défini selon la distance de visibilité du rayon d’action. Cette méthode permet de géoréférencer chaque mise en station puis de les assembler afin d’obtenir une couverture du site cartographiable, comparable à une prospection aérienne.
Méthode de retranscription
30Étant sous l’eau et en apnée, la méthode de retranscription doit elle aussi être anticipée. Ainsi, une grille d’analyse pré-remplie est inscrite sur une planche submersible. Elle comporte les différentes notions paysagères, inspirée des critères d’observations sous-marines des biologistes et géomorphologues. Les termes utilisés ont été retranscrits dans une fiche descriptive, qui se divise en cinq parties :
- La première est basée sur l’objectivité et a pour but de définir les caractéristiques physiques des fonds. Elle se découpe en quatre critères d’analyse : le substrat, la topographie, la géomorphologie et les facteurs météorologiques. Cette première étape permet de recontextualiser la partie subjective dans son contexte météorologique ;
- La deuxième est basée sur les facteurs biologiques permettant de décrire les zones recouvertes ou non par la végétation, et d’entrevoir les populations faunistiques pouvant donner des indices sur la dynamique des courants. Elle se découpe en deux parties : l’indice floristique et faunistique ;
- La troisième est basée sur la subjectivité permet d’exprimer les sensations ressenties lors de la plongée, telle que les zones exposées au courant et celles plutôt abritées. Ces observations permettent d’enrichir la description géographique du lieu en décrivant le comportement des facteurs physiques sur le site ;
- La quatrième a pour objectif de synthétiser la caractéristique paysagère de la station ;
- Enfin, un espace vide est laissé, dans l’optique de réaliser une représentation schématique du site par une synthèse globale des observations relevées.
31Cette méthode, malgré son aspect subjectif, nous a permis de couvrir une grande partie de l’anse (fig. 7). L’ensemble des données recueillies est synthétisé via une représentation graphique et textuelle paysagère présente en troisième partie.
Analyse sous-marine et gestion patrimoniale des zones côtières
32Les relevés archéologiques et paysagers ont permis d’appréhender les méthodes de construction employées sur le site et d’interpréter l’implantation de cet ouvrage dans son contexte géographique. Analysés à différents niveaux, les résultats ont permis de démontrer qu’à l’échelle du site les structures sont similaires entre elles et qu’elles sont prolongées par un aménagement maçonné en haut d’estran. À l’échelon du paysage, l’implantation d’une infrastructure portuaire peut être justifiée par un contexte sous-marin favorable.
L’interprétation terrestre
33L’analyse paysagère (fig. 8) met en évidence la platitude de la région. Ce manque de relief rend difficile la lecture du territoire pour un observateur néophyte venant du large. Rares sont les signes visuels distinctifs qui permettent de se situer le long du trait de côte. Au nord, la baie d’Audierne forme une étendue sableuse d’une trentaine de kilomètres au relief plat et uniforme. Au sud, l’éperon rocheux de Saint-Guénolé s’étend sur une quinzaine de kilomètres et offre un paysage minéral qui n’apporte que très peu d’éléments visuels distinctifs. Toutefois, au milieu se trouve l’anse de Porzh Karn qui forme une rupture entre ces deux contextes paysagers, ce qui la rend facilement observable depuis le large. Cette anse marque la transition entre un espace dunaire et minéral pris en étau par deux pointes rocheuses. Au nord, la pointe de la Torche qui culmine à 17 mètres indique une transition paysagère qui laisse apparaître au sud une étendue de sable s’étalant sur 1,5 kilomètre avant de rejoindre la pointe de Porzh Karn. Cette configuration géographique permet de créer une rupture visuelle facilement reconnaissable pour les navigateurs.
34Autre point paysager important, la forme de la végétation et du relief indique un fort impact des éléments et plus précisément du vent sur ce territoire. Les six mètres d’altitude de la pointe de Porzh Karn permettent d’atténuer le souffle du vent dominant venu d’ouest. Situé à quatre mètres plus bas, l’estran exposé sur la façade sud-est de la pointe s’avère être un abri naturel offrant un accès protégé à l’espace littoral. De plus, nos observations montrent que de manière générale la houle est beaucoup plus prononcée au nord-est de l’anse qu’au sud-ouest, faisant de cet endroit une zone d’eau calme idéale pour le mouillage de bateaux.
L’interprétation sous-marine
35Parallèlement, la prospection sous-marine nous a permis d’avoir une image concrète de la configuration géographique du milieu subaquatique et de percevoir l’interaction des dynamiques physiques qui s’y produisent (fig. 8).
36Durant les prospections, nous avons constaté la présence en grand nombre de blocs roulés à la granulométrie hétérogène, allant du galet aux blocs d’un mètre de diamètre, étalés sur une distance de 350 mètres allant jusqu’à 8 mètres de profondeur, orientés est-nord-est. Cette observation souligne une désagrégation de la roche mère granitique de la pointe. Ce qui laisse à penser que l’étendue rocheuse de Porzh Karn se prolongeait quelques centaines de mètres plus loin dans l’anse. Toujours sous l’eau, une fois cette accumulation dépassée vers le nord-est, le massif rocheux laisse place à un banc de sable ininterrompu de 25 mètres de long sous 8 mètres de profondeur. Celui-ci ne possède aucune couverture végétale et s’étale jusqu’à atteindre le récif des Gloanejen situé au nord. Ce banc de sable cerné par les deux éperons rocheux forme un chenal naturel qui est emprunté par les canots de pêche. Ce contexte forme un entonnoir qui accentue la force du courant de marée, et qui donc complexifie la navigation. La marée montante permet aux bateaux de rentrer mouiller au sud-est de la pointe de Porzh Karn. À l’inverse, la marée descendante permet aux navires de gagner le large.
37Le massif de Gloanejen forme un monticule rocheux qui émerge en surface par basse mer. Il s’étale sur la partie sud-ouest de l’anse. Recouvert en majorité par des laminaires, il fait directement face à la houle entrant dans l’anse. Il forme avec la pointe de Porzh Karn un brise-lames naturel réduisant la houle dominante. Cette configuration engendre une perte de puissance de la houle qui est orientée ouest-sud-ouest. Par conséquent, celle-ci est déviée par un phénomène de diffraction et vient finir sa course au sud-ouest de l’anse. Ainsi, la houle dominante a très peu d’impact sur le site archéologique et les mouillages des bateaux de pêche.
L’hypothèse du port à bateau confortée par les données paysagères
38La combinaison des interprétations paysagères terrestres et sous-marines offre une synthèse continue du contexte paysager du sud de l’anse de Porzh Karn. Ainsi, l’analyse paysagère fait valoir le caractère stratégique de l’anse de Porzh Karn pour y implanter un édifice portuaire. Si cette fonctionnalité est avérée, l’étude met en évidence la manière dont l’homme a su tirer profit de l’environnement. Cela laisse à penser que le site a bien été construit afin de ne pas être impacté par la houle et le vent. En effet, les structures s’appuient sur la roche mère en bas d’estran afin d’être abritées des vents dominants. Puis les abris ont sans doute été construits de façon opportuniste en utilisant les blocs rocheux disponibles sur l’estran.
39D’un point de vue stratégique, la configuration de la pointe de Porzh Karn est un atout primordial pour une activité portuaire militaire ou commerciale. Ce lieu offre un abri cerné de défenses naturelles. L’environnement subtidal se compose de hauts-fonds faisant face à de fortes houles. Ces conditions rendent ce lieu accessible à des navigateurs initiés disposant de bateaux spécifiques à faible tirant d’eau leur permettant de s’échouer sur le sable. Le site possédait également la particularité d’être facilement identifiable au large par les navigateurs. En effet, en plus du contexte paysager particulier, il y avait la présence de deux tumulus, dont celui de Rosmeur qui a été détruit à la fin du xixe siècle. Le tumulus apportait un support visuel, tel un amer, perceptible facilement avec ces six mètres de hauteur et quarante mètres d’envergure20. De plus, exposé au sud-est, le site est rendu invisible du large, les bateaux pouvaient être facilement masqués.
Parvenir par la connaissance à une meilleure reconnaissance des paysages sous-marins
40Face à un site énigmatique qui ne présente aucune trace historique ou archéologique antérieure, l’interdisciplinarité s’avère être une solution permettant d’élargir les champs de recherches facilitant ainsi la compréhension du site.
41Cet essai de protocole d’analyse paysagère sous-marine nous permet d’appréhender un nouvel aspect de recherche de l’archéologie en zone intertidale et subtidale. Au premier abord, le lien entre l’archéologie et la notion du paysage sous-marin ne semble pas évident. Cependant, comme le montre notre cas d’étude, l’analyse subaquatique permet d’élargir les observations d’un pan de l’archéologie soumis au manque d’informations historiques et contraint par la hausse du niveau marin.
42Il est vrai que les vestiges présents sur l’estran ont la particularité d’être constamment exposés aux éléments et par conséquent soumis à une détérioration accrue. Par conséquent, en s’inspirant de l’archéologie du paysage, l’analyse paysagère sous-marine pourrait apporter un nouvel élément d’interprétation facilement transposable. Elle pourrait aussi s’avérer déterminante pour l’analyse archéologique des anciennes populations côtières et préciser l’identification des paléopaysages dans le contexte du changement climatique.
43Parallèlement, l’archéologie pourrait être un axe d’étude permettant de justifier l’utilité d’une approche paysagère sous-marine. En effet, celle-ci n’étant toujours pas reconnue par la Convention Européenne du Paysage, aucune politique n’est menée pour crédibiliser cette notion. Or, les différents travaux réalisés jusqu’à présent et les réflexions portées dans la sphère scientifique montrent l’intérêt à son égard. Ainsi, lier le paysage sous-marin à l’archéologie justifierait l’utilité de cette notion dans la gestion patrimoniale et l’élaboration de plans de gestion développés par les politiques de gestion intégrée des zones côtières (GIZC). Cette approche pourrait permettre d’élargir le champ des possibles et d’accentuer l’approbation de cette thématique dans la sphère politique en prouvant son utilité dans la sauvegarde et la gestion de l’environnement marin. Elle participerait à une nouvelle forme de territorialisation de la frange sous-marine du littoral21 et constituerait un nouvel outil de gestion de la frange littorale et subaquatique.
Bibliographie
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Zurcher Frédéric et Margolle Elie-Philippe 1868, Le monde sous-marin, Paris, Éditions J. Hetzel, 288 p.
Notes de bas de page
1 Deheul 2016, p. 35-45.
2 Musard et al. 2014, p. 85-155.
3 Ensemble des communautés végétales et animales d’un milieu donné.
4 Petit-Berghem 2006, p. 30-31.
5 Gervois 2014, p. 5.
6 Zurcher et Margolle 1868, p. 188-189.
7 Roux 1997, p. 10-11.
8 Roger 1997, p. 10-15.
9 Giot 1985, p. 9.
10 Le Berre 1961, p. 61.
11 Myhre 1985, p. 37.
12 Allen 1995, p. 57-58.
13 Auger 2011, p. 52.
14 Kernalegenn 2013, p. 2-6.
15 Garcia-Artola et al. 2018, p. 188.
16 Hallair 2013, p. 4-5.
17 Chevallier 1976, p. 504.
18 Musard et al. 2007, p. 176.
19 Badoux et Binkert 2007, p. 2-3.
20 Du Chatellier 1879, p. 145.
21 Musard et al. 2007, p. 169.
Auteurs
Géographe, professeur en écologie, École nationale supérieure de paysage (ENSP), Versailles, membre du Laboratoire de recherche en projet de paysage (LAREP/ministère de l’Agriculture)
Doctorant, Institut universitaire européen de la mer (IUEM), LETG (Littoral-Environnement-Télédétection-Géomatique) UMR 6554, Technopôle Brest-Iroise
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2016