Introduction
Texte intégral
1La réalité de la planète Terre a fait l’objet d’innombrables spéculations, nourrissant dès l’Antiquité gréco-latine une foule de discours, de descriptions, de récits. Certes, les bases d’une perception ordonnée de « ce qui est » et celle d’une description raisonnée du monde ont été posées avec méthode par de grands philosophes ; elles furent appliquées avec plus ou moins de bonheur par les historiens, les géographes, les voyageurs dont les relations avaient souvent pour objectifs de dresser un état des lieux, en tentant d’embrasser la totalité de ce qu’ils examinaient. Cet encyclopédisme, classé selon les principes aristotéliciens, a servi de socle aux tentatives multiséculaires de réalisation d’un tableau de la Terre et des hommes jusqu’à l’époque moderne. Cependant, face aux vides béants de la connaissance de certains peuples et de leur environnement, peu ont résisté, parmi les auteurs anciens ou médiévaux, à la tentation d’exploiter des récits oraux de voyageurs et de marchands qui mêlaient le réel et les suppositions. Qui plus est, l’appétit pour le merveilleux, pour le spectaculaire, a entraîné plusieurs auteurs à user d’une veine mythique dans leurs descriptions de la Terre, favorisant par là même la rêverie des lecteurs ; c’est ainsi que des terres imaginaires, des peuples inventés aux coutumes exotiques, des animaux fantastiques se sont, dans maintes descriptions du monde, entremêlés aux faits véritablement constatés.
2Si les récits d’« itinéraires » sont souvent d’un grand intérêt, les relations plus consistantes sur la planète et ses hôtes, sur un continent, voire sur un seul pays renferment souvent, durant le Moyen Âge, un mélange d’éléments « sûrs », et d’éléments supposés, ou inventés. À l’âge même des « grandes découvertes », les conquérants ont souvent anticipé les hypothétiques réalités futures en faisant miroiter auprès des financeurs des voyages tant l’étendue des territoires à visiter et leurs richesses merveilleuses, que les trajets permettant de relier le port de départ aux lieux convoités, tel le célèbre passage du Nord-Ouest.
3Avec les débuts du rationalisme, le souci d’une connaissance scientifique, cohérente et classée, et plus encore fondée sur un examen de visu du réel, a pris le pas sur l’imaginaire. Sans doute les récits de voyage mettent-ils encore l’accent sur l’étrangeté des coutumes des peuples, sur les faits saillants de leur histoire, sur les particularités extraordinaires de leur environnement, mais la dominante se veut une description exacte, précise du « réel ». Ce qui ressortit, au moins connu ou à l’inexploré, fait l’objet de précautions tant de langage que de représentation graphique de manière à être soigneusement distingué de la réalité constatée. Durant le xviiie siècle, les progrès des sciences, en botanique, zoologie, minéralogie s’accompagnent de la publication d’ouvrages encyclopédiques au sein desquels l’anthropologie naissante trouve aussi sa place. Embrasser la totalité planétaire est alors devenu aussi bien un objectif général que l’objet spécifique de grandes expéditions. Naturellement, les publications de « voyages extraordinaires » au sein desquels les réalités peuvent être travesties et les mythes récurrents conservèrent aussi leur place dans l’édition.
4Au xixe et au xxe siècles, les tendances précédentes s’accentuent, rationalisme et positivisme visent toujours à atteindre l’exhaustivité du réel, la part du légendaire et du mythique n’ayant qu’une place mineure dans la présentation du monde. Les frontières de la réalité de la Terre et des peuples sont repoussées toujours plus loin, aboutissant à des tableaux méticuleux des différentes facettes du réel. En dehors du regard ethnographique, le mythique, le virtuel se trouvent alors laissés à la sphère littéraire, celle du monde fantasmatique, celle des « voyages extraordinaires » et du pur romanesque où les espaces et les temps s’entremêlent en de multiples projections virtuelles.
5Ainsi s’est inscrite peu à peu, et de manière le plus souvent dichotomique, la distinction entre le travail scientifique et l’ouvrage distractif.
6Cette opposition frontale a subi de sérieux revers avec l’irruption d’une vision moins radicale offrant une place de choix aux interrogations sur la nature du regard porté sur la planète. Les sciences humaines ont justement souligné les différences de perception du réel d’une civilisation à une autre, d’un individu à l’autre, d’un âge de la vie à un autre et selon les acquis socio-culturels. Les imperfections et les variations des cinq sens, les différences de leur poids respectif ont été pointées. L’intérêt de lectures nuancées sur la perception des espaces et des paysages, mais encore des personnes et des groupes humains, est apparu à la faveur des travaux des anthropologues, des ethnologues, des géographes. Les historiens, habitués de longue date au croisement des sources ont ouvert de nouveaux champs d’investigation en travaillant eux aussi sur les représentations des êtres et des lieux à travers leur histoire.
7Ces ouvertures débouchent ainsi sur des travaux confrontant, sans les hiérarchiser nécessairement, le monde à un instant T et les utopies de cet instant, les réalisations transcrivant dans le réel la transformation du monde et les projets aux degrés de « futurisme » variables. Les utopies du passé ont pu être comparées aux réalités et aux utopies du présent. Les représentations littéraires ou artistiques du monde ont fait l’objet de comparaisons dans l’espace et dans le temps.
8On ne peut qu’être frappé par la prudence actuelle, voire le détachement, vis-à-vis de l’exercice macroscopique et microscopique d’examen du « réel », sachant que les frontières de cet examen sont sans cesse reportées plus avant par la progression constante des techniques d’étude. Cette relative modestie, ou cette interrogation face aux aléas des représentations se reflètent dans les divers modes de transposition du « réel » qui laissent souvent une place de choix à l’hypothétique et au virtuel. Sans doute peut-on s’interroger sur l’application d’une sorte de « principe de précaution » dans l’examen du « monde réel ». Cette omniprésence de l’incertitude ne risque-t-elle pas d’entraîner une certaine paralysie de la recherche par la remise en cause systématisée de faits jusque-là bien établis ? Ne peut-on pas, en rejetant des outils taxinomiques éprouvés se priver de grilles d’analyse objectivantes autorisant ensuite d’indispensables comparaisons ?
9Les sciences humaines et sociales se trouvent peut-être à une croisée des chemins ; d’un côté, un élargissement de leurs champs de travail qui ne peut qu’apparaître profitable ; de l’autre, une remise en cause de l’outillage conceptuel et méthodologique, remise en cause qui est susceptible de stériliser l’approche de certains domaines.
10Dans le présent volume, les modes d’appréhension des mondes réels et des mondes virtuels sont à géométrie variable et fournissent un éventail ouvert de ces modes.
11Plusieurs auteurs se sont intéressés aux modes et aux champs de la représentation du monde : quels regards, sur quels objets, avec quels outils ? La cartographie, la réflexion philosophique sur l’utopie et l’hétérotopie, le projet architectural, les techniques de pointe d’investigation sous-marine sont tour à tour sollicités.
12Une deuxième thématique porte sur l’imaginaire dans l’aménagement : comment ont été rêvés le franchissement des obstacles naturels et la liaison entre des espaces, ceci à deux échelles, continentale et locale. D’un côté une utopie multiséculaire a réussi, de l’autre un simple projet urbain est resté lettre morte.
13Dans un troisième temps, c’est le voyage lointain qui est examiné. Dans un premier texte, il s’agit ainsi de faire l’inventaire du réel et de l’imaginaire dans les récits d’un voyageur du xviie siècle. En revanche, un second article permet de se pencher sur des voyages bien réels, d’« explorateurs » qui ont été attirés dans la recherche d’un trésor – mythique ou réel – d’une île polynésienne, l’attraction fabuleuse du trésor insulaire se croisant à celle, mythique, du Pacifique Sud.
14Enfin, en une dernière partie, la virtualité et la réalité des limites et des territoires sont interrogées dans deux articles d’histoire contemporaine. Le premier se situe dans le champ politique et décrypte, au temps de la Révolution française, les représentations intercommunales des antagonismes politiques, et les confronte aux réalités électorales. Le second interroge l’opposition entre la réalité des limites formulées par l’administration à la transhumance et les transgressions qu’elle supportait face à un semi-nomadisme, fondé par essence sur le jeu entre réel et virtuel.
Auteur
Professeur émérite des universités en géographie et aménagement urbain, membre du laboratoire Espaces et sociétés (ESO, UMR 6590, université d’Angers/CNRS)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016