Artisanat, pharmacie et hygiène dentaire : sélectionner et utiliser les os d’animaux en Provence à la période médiévale (xie-xvie siècle)
Résumé
Notre étude se fonde sur une approche croisée de l’archéologie, l’archéozoologie et l’analyse des sources écrites, et met en évidence les multiples utilisations des os d’animaux dans la société médiévale provençale. Les os gardés à l’état brut, mis en poudre ou brûlés interviennent dans la réalisation d’objets du quotidien tout comme dans la production de recettes pharmaceutiques ou d’hygiène dentaire. L’étude de près de 1 100 objets, supports, ébauches et déchets médiévaux illustre et l’emploi ciblé d’espèces et d’os, en fonction de leur morphologie et de leurs dimensions adaptées à la forme des objets à élaborer, attestant d’une bonne connaissance des ressources offertes par le squelette de l’animal. Les sources écrites documentent d’autres utilisations des os et révèlent aussi une sélection d’os et d’espèces spécifiques à la pharmacie et à l’hygiène dentaire.
Texte intégral
1Cet article traite de l’utilisation des os du squelette interne des animaux, en Provence, du xie au xvie siècle. L’objectif est de recenser les artéfacts et les produits fabriqués à partir de cette matière, et de comprendre les raisons de sa sélection par les artisans. Cela nécessite de travailler sur la morphologie des os, leur potentiel et leurs caractères symboliques via la confrontation des sources archéologiques et archivistiques. Les premières constituent le point de départ de cette étude qui a nécessité un récolement des lots provençaux, une analyse morphologique, anatomique et technologique minutieuse de chaque déchet, ébauche ou objet issus d’os. Le travail a ensuite été complété par une approche archivistique : consultation de tarifs et de comptes de péages, d’inventaires de biens après décès, de dots ou de boutiques. Ce travail permet d’identifier des objets fabriqués en os, absents des contextes archéologiques, de réfléchir aux modalités et aux circuits d’approvisionnement de cette matière première et d’avoir une vision élargie de l’utilisation possible des os, en dehors de la simple production d’artéfacts.
2Cette approche croisée des sources a ainsi amené à prendre en considération l’os comme matière première utilisable à la fois dans l’artisanat, la pharmacie et l’hygiène bucco-dentaire tout en mettant en évidence une sélection différente des os et des espèces selon le cadre dans lequel ils vont être employés.
La sélection et l’utilisation des os d’après les sources archéologiques
3En Provence, près de 1 100 objets, supports, ébauches et déchets en os provenant de niveaux archéologiques datés des xie-xvie siècles ont été récolés. La plupart des artéfacts sont datés des xiiie-xve siècles et proviennent de la ville d’Avignon (près de 900 pièces). À cela vient s’ajouter une soixantaine d’artéfacts issus du castrum Saint-Jean de Rougiers (Var) et une centaine de pièces provenant de castra provençaux dont les Baux de Provence (Bouches-du-Rhône), Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône). En revanche, très peu de pièces ont été découvertes dans des contextes marseillais, aixois ou arlésiens.
4Les identifications anatomique et spécifique ont été réalisées à l’aide d’une collection de comparaison personnelle et des manuels de référence1. Elles ont été menées à bien pour 214 objets, supports, ébauches et déchets seulement2. Elles montrent qu’en Provence, entre le xie et le xvie siècle, l’artisanat de l’os se fonde principalement sur l’exploitation des bovins (114 ébauches et déchets, et 25 objets) puis des caprinés (36 objets et 11 ébauches ou déchets) et des suidés (16 objets et un support). Les équidés (quatre objets et deux déchets), les cétacés (deux objets) et les oiseaux (trois artéfacts) ne sont que très peu représentés.
L’utilisation des os de bœuf
5Cette étude montre une utilisation importante du bœuf puisque les 139 objets, supports, ébauches et déchets issus des os de cette espèce représentent plus de la moitié des pièces anatomiques identifiées (fig. 1). Le choix des artisans s’est porté sur les métapodes : métacarpes et métatarses, puisque ces os rassemblent 123 pièces. À cela s’ajoute : deux côtes, cinq extrémités de scapula, trois extrémités d’humérus, deux extrémités de radius, deux extrémités de fémur et deux extrémités de tibia. On dénombre 64 déchets (fig. 2) qui proviennent principalement des extrémités proximales et distales d’os de métacarpes et de métatarses (fig. 3). Les 50 autres pièces sont des portions de diaphyses, des baguettes et des plaquettes d’os prises dans le tissu osseux compact des métacarpes et des métatarses. Seulement 25 objets ont été anatomiquement identifiés : huit manches, six boucles de ceinture, deux plaquettes décoratives d’ameublement et neuf objets indéterminés (fig. 4). Les artisans ont principalement sélectionné des métacarpes et des métatarses, en raison de leur structure et de leur morphologie. Ces os longs assez robustes sont homogènes dans leur forme et dans leurs dimensions. Par ailleurs, l’épaisseur du tissu osseux compact est importante. L’identification de l’espèce et des pièces anatomiques repose, selon les éléments (déchets, ébauches, supports ou objets), sur la morphologie des extrémités proximale et distale, sur la présence du sillon longitudinal dorsal sur la ligne de soudure des deux métacarpiens ou métatarsiens, et sur la forme des sections, semi-circulaire pour les métacarpes, quasiment circulaire pour les métatarses.
6L’analyse révèle que le corpus compte un nombre substantiel d’extrémités proximales et distales de métacarpes et de métatarses de bœuf témoignant de la récupération des diaphyses pour l’artisanat, alors que les objets formellement identifiés comme issus de ces os sont peu nombreux. Ce constat s’explique par leurs différentes utilisations possibles. L’artisan peut choisir de conserver l’os à l’état brut, qui conserve ainsi ces caractéristiques anatomiques, pour produire des objets tubulaires de section semi-circulaire ou circulaire comme des manches de couteau ou d’outils (fig. 3, no 1, 3). Le fabricant peut également se servir des diaphyses des métapodes pour extraire – par sciage ou par fendage –, des baguettes ou des plaquettes d’os prises dans le tissu osseux compact de la diaphyse (fig. 3, no 2). Celles-ci sont par exemple employées pour la réalisation de boucles de ceinture, de dés à jouer, de plaquettes décoratives d’ameublement. Ce travail qui modifie en profondeur la morphologie de l’os, constitue un frein à son identification anatomique et spécifique, et explique le faible taux de reconnaissance des métacarpes et des métatarses de bœuf parmi les objets du corpus.
L’utilisation des os de caprinés
7Quarante-sept éléments du corpus témoignent de l’utilisation des os de caprinés3 (fig. 5). Le choix des artisans s’est essentiellement porté sur les tibias (35 pièces) puis sur les métatarses (onze éléments) et enfin sur le métacarpe (un spécimen). Les autres os, qu’ils soient longs ou plats, ne sont pas représentés. Les pièces anatomiques sélectionnées sont de petites dimensions par rapport à celles de bœuf et disposent d’une faible épaisseur de tissu compact. Ces caractéristiques rendent impossible la production de baguettes et de plaquettes. Les artisans conservent donc les os sous une forme proche de celle à l’état brut, ce qui nous permet de déterminer la pièce anatomique et l’espèce, d’où les ébauches, les supports et les objets sont issus.
8L’identification des tibias de caprinés a été possible grâce à l’aspect long et fin des pièces, à la présence selon les ébauches, les supports ou les objets, des cochlées tibiales, d’une crête tibiale courte et peu saillante. La reconnaissance des métacarpes et des métatarses repose sur la forme des sections, semi-circulaire pour les métacarpes, circulaire pour les métatarses ainsi que sur la morphologie des surfaces articulaires lorsque celles-ci sont encore visibles.
9Le corpus livre six diaphyses de tibia, une extrémité proximale de tibia gauche de jeune capriné, trois déchets indéterminés de tibia, et une diaphyse de métatarse. Ces éléments sont certainement des déchets et des supports inusités, mais dans lesquels des objets auraient pu être fabriqués. Les 36 autres pièces sont des objets (fig. 6). Le corpus comprend 22 battants de cloche dont 17 sont issus de tibias et cinq proviennent de métatarses (fig. 7, no 2-3). Six instruments sonores (quatre flûtes extraites de tibias (fig. 7, no 1), une d’un métatarse et un objet sonore taillé dans un métacarpe) font également partie des objets dont les os d’origine ont été reconnus. Un manche réalisé dans un métatarse ainsi que sept objets indéterminés, quatre issus de tibias et trois de métatarse, complètent le corpus.
L’utilisation des os de porc
10Les recherches archéologiques provençales montrent que l’exploitation des os du squelette des porcs (fig. 8), identifiés pour 17 pièces sur un total de 214, paraît se limiter aux tibias, aux fibulas et à un métacarpe (fig. 9). Tout comme les os longs de caprinés, ceux de porcs sont assez courts et comprennent une faible épaisseur de tissu osseux compact. Les artisans les utilisent donc en conservant la forme initiale de l’os à l’état brut.
11Les tibias de porc sont reconnaissables grâce à la morphologie de l’os assez large en partie distale contrairement au tibia de capriné à la présence et à la forme des cochlées tibiales et à l’identification d’une crête tibiale très saillante et allongée.
12Les os de porc ont servi à l’élaboration de neuf battants de cloche et d’une ébauche de flûte issus de tibias (fig. 9, no 1-2), de six aiguilles taillées dans des fibulas (fig. 9, no 4) et d’un instrument sonore réalisé à partir d’un métacarpe de porc (fig. 9, no 3).
Synthèse générale
13Cette analyse des os employés met en évidence une gestion de la matière brute, mais aussi une réflexion en amont afin de sélectionner précisément un ou des os en fonction de l’artéfact à produire. L’artisan choisit l’os, en s’adaptant aux contraintes de cette matière tout en contournant ses restrictions, en réfléchissant aux différentes façons de l’utiliser. Les tris réalisés doivent prendre en compte la forme de l’objet afin de déterminer si la fabrication nécessite l’emploi d’une portion de diaphyse ou d’une diaphyse complète. Ses dimensions sont également prises en considération pour des animaux comme les bœufs, les moutons, les chèvres et les équidés.
14Une importante homogénéité existe dans le choix des os sélectionnés et les artéfacts, dont la matière première, la pièce anatomique et l’espèce ont été reconnues, et sont toujours sensiblement les mêmes. L’identification est possible lorsque la morphologie générale de l’os à l’état brut est conservée en partie ou totalement. C’est le cas pour les objets tels que les manches, les sifflets, les flûtes, les battants de cloche et les aiguilles (fig. 10). À l’inverse, la fabrication de perles et de dés à jouer par exemple, qui implique la production de baguettes d’os obligatoirement réalisées par sciage ou par fendage des diaphyses, ne peut se soustraire à la modification en profondeur de l’os sous sa forme brute empêchant ainsi sa détermination anatomique et spécifique.
La sélection et l’utilisation des os d’après les sources d’archives
15Les déchets, les ébauches, les supports décrits précédemment grâce aux recherches archéologiques sont absents des sources d’archives dépouillées. En effet, les tarifs de péage provençaux des xie-xvie siècles consultés ne mentionnent pas de taxes à payer pour l’entrée ou le passage dans les villes de Provence d’os de bœufs, de caprinés et de suidés, destinés à l’artisanat. Cette matière première employée pour la fabrication d’objets est certainement récupérée localement, et n’est donc pas imposable. Les tarifs de péage ne consignent que les matières obligatoirement extérieures aux villes, issues de la pêche comme le corail ou d’importations africaines comme l’ivoire ou encore la corne de buffle. Seules des productions ouvrées comme les peignes d’os4, les ceintures d’hosse5 sont ponctuellement signalées dans les tarifs avignonnais pour les xive-xviie siècles. En revanche, les textes consultés signalent deux os inconnus par l’archéologie en Provence pour les xie-xvie siècles : l’os de seiche et l’os de cœur de cerf.
L’os de seiche
16L’os de seiche ou os de sipie est signalé dans les tarifs avignonnais, dans la section droguerie. Il est ainsi taxé 1 sou la centaine en 1582, 1 sou 8 deniers la centaine en 1599 et 1 sou 4 deniers la centaine en 16156. Les traités de médecine et de pharmacie confirment que l’os de seiche (parfois associé à du corail et à des perles) est recommandé une fois mis en poudre, notamment dans le cadre des soins de la peau ou de l’hygiène bucco-dentaire. Les recettes citées sont médiévales et modernes, mais découlent très certainement de recettes déjà connues en partie durant l’Antiquité puisque Pline dans Histoire naturelle au cours du ier siècle mentionne déjà l’os de seiche pour le blanchiment de la peau et des dents. M. Platearius dans Le Livre des Simples Médecines, au xiie siècle propose d’appliquer sur la peau, de l’os de seiche en poudre pour réaliser une pommade nommée unguentum citrinum, afin de retrouver une belle figure et éliminer les taches7. Dans l’Ornatus Mulierum, recueil de recettes anglo-saxon du xiiie siècle, l’os de seiche intervient pour éliminer les taches de rousseur8 ou les rougeurs des paupières9. L’os de seiche (associé au corail et aux perles) est à nouveau signalé dans les traités du xvie siècle. Ainsi, des recettes proposent de nettoyer le visage avec des poudres à base d’os de seiche10 ou avec du corail rouge et blanc associé à du camphre ou de l’amande11. Ambroise Paré cite également une recette à base de soufre et d’os de seiche destinée à éliminer les rougeurs et les boutons sur le visage12. Les préparations pour se blanchir le teint sont également diverses et plusieurs nécessitent des matières dures d’origine animale. Une première associe des racines avec de l’os de seiche, du vinaigre et de la graisse13. Il s’agit de frotter son visage avec la pâte obtenue. Deux autres préparations – l’une à base de corail ajouté à du cristal et de l’eau de limon14, et l’autre à base d’os de seiche en poudre et de miel15 – sont préconisées pour embellir le teint ou éclaircir le visage.
17Outre les soins de la peau, l’os de seiche est susceptible d’intervenir dans la réalisation de pâtes à dentifrice. Ainsi, M. Platearius recommande de prendre de la poudre d’os de seiche pour blanchir les dents16. A. de Sienne, médecin italien du xiiie siècle, consacre une partie de son traité intitulé Le régime du corps au soin des dents et des gencives17. Il propose plusieurs recettes fournissant des pâtes avec lesquelles il est nécessaire de se frotter les dents et les gencives pour les nettoyer, les fortifier ou les blanchir. Il préconise, pour renforcer ces parties, d’ajouter parmi d’autres ingrédients de l’os de seche pour le blanchiment des dents18. L’utilisation de cette matière se poursuit également à l’époque moderne et transparaît dans des traités du xviie siècle. Ainsi, de l’os de seiche en poudre intervient dans un soin nommé Pulvis Dentifricus signalé par N. Lémery19 et M. de Meuve20 pour nettoyer, blanchir et fortifier les dents. M. de Meuve propose même un médicament intégrant en plus des nombreux composants végétaux et floraux, de l’os de seiche, de la corne de cerf, toutes sortes de coquilles et du corail21. D’autres recettes, avec pour objectif de raffermir les racines et les gencives font appel selon M. Charas à l’os de seiche et au corail rouge en poudre22. Dans son traité d’hygiène dentaire du xviiie siècle, P. Fauchard fait encore figurer des opiacés, des poudres pour entretenir et blanchir les dents contenant de l’os de seiche, du corail ou de la nacre. Il propose un opiacé rassemblant ces trois matières mêlées notamment à des yeux d’écrevisses, à de l’alun et à de l’huile de cannelle en indiquant que :
« Cet opiat est admirable pour netteïer et blanchir les dents, fortifier et resserrer les gencives23. »
18Dans le Dictionnaire des Sciences Dentaires rédigé par W. Rogers durant la première moitié du xixe siècle, l’os de seiche n’est plus indiqué mais le dentiste mentionne encore le corail comme ingrédient d’une poudre ou d’un opiat dentifrice avec la propriété de blanchir momentanément les dents. Il émet tout de même une réserve en indiquant que la matière un peu corrosive détériore l’émail24.
L’os de cœur de cerf
19Contrairement aux tarifs et aux comptes de péage qui ne l’évoquent pas, les inventaires de boutiques d’apothicaires consultés signalent l’emploi d’un autre type d’os appelé « os de cœur de cerf » ou os cordius25. Cet élément cartilagineux, souvent en forme de croix se développe aux abords des valves cardiaques, des cerfs, des biches mais aussi des bœufs, pour renforcer le cercle fibreux aortique26.
20Les os de cœur présents dans les boutiques sont certainement entiers ou partiellement complets puisque les inventaires provençaux indiquent pour chacune de leurs mentions un nombre et non une masse. Ainsi, l’inventaire des drogues et du matériel de l’apothicaire marseillais Jaumet Arnaud, daté du 21 janvier 1404, mentionne douze os de cor de servi27. Un nombre d’os similaire est cité dans l’inventaire après décès des biens de Jean Salvator, apothicaire d’Aix-en-Provence en 144328. Le registre précise qu’il s’agit de duodecim ossia dicta de cor de servi. Le terme dicta pose question. Il pourrait signifier que la personne dressant l’inventaire ne sait pas identifier s’il s’agit bien d’un os de cœur de cerf ou qu’à l’inverse, elle émet l’hypothèse qu’il s’agisse de faux. Dans l’inventaire des biens de la boutique de feu Gabriel Maurel, épicier marseillais, réalisé le 11 novembre 1431, huit hosses de cor de servi sont également mentionnés29. L’utilisation de cet os apparaît encore au début du xvie siècle puisque dans l’inventaire en provençal des biens de Jean Andrieu, apothicaire marseillais, doze osses de cort de servinum figurent parmi les produits se trouvant dans sa boutique30.
21Les prix des os de cœur sont rarement mentionnés dans les registres. L’inventaire qui fait suite à la location de la boutique de Ludovic de Fontfroide à l’apothicaire Honoré de Valbelle, le 2 décembre 1493, stipule que les trois osses de cor de servi valent trois sous31. Un prix presque similaire, un gros pour trois osi de cor de ser32, est spécifié dans l’inventaire de location du 15 septembre 1428 de l’officine de feu Jean Cabarelli, épicier marseillais.
22L’os de cœur de cerf est cité dès l’Antiquité comme composant dans les recettes pharmaceutiques, mais aussi dans les traités de vénerie. Son utilisation se prolonge ensuite durant le Moyen Âge et jusqu’au xviiie siècle avant d’être progressivement oubliée. Au cours des siècles, selon les zones géographiques et les auteurs, les propriétés médicinales et symboliques attribuées à cet os peuvent être différentes. La manière d’ingérer le remède est à l’inverse peu sujette à évolution et la grande majorité des os de cœur de cerf sont mis en poudre. Celle-ci est mélangée à une solution liquide – vin, eau, jus de plantes comme la bourrache – qui est bue.
23Durant l’Antiquité, lorsqu’il est cité par Pline au ier siècle, l’os de cœur de cerf est conseillé pour la fertilité et contre les fausses couches33. Aux périodes médiévale et moderne, il apparaît dans les médicaments pour le cœur, contre le crachement de sang34 et l’épilepsie35 ou traitant les vomissements, la nausée36, les maladies de poumon37, les ulcères, les problèmes de respiration – asthme, tuberculose – les vers38, les maladies contagieuses39, les maladies contagieuses40. L’os cordius est également signalé dans des recettes visant à exciter les règles, à faciliter l’accouchement41 ou à empêcher les fausses couches42. À partir du xviiie siècle, les avis semblent se contraster. Certains auteurs continuent de recommander l’os de cœur pour ses bienfaits ou de signaler les recettes existantes. Ainsi, dans l’Encyclopédie, Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, sans porter de jugement de valeur signalent que l’on croit que mis en poudre dans du vin, la croix de cerf est un remede pour les femmes en travail43. D’autres, comme Jacques-Christophe Valmont de Bomare, commencent en revanche à le citer au passé comme ingrédient autrefois recherché en pharmacie. Le discours évolue au xixe siècle, et les mentions de l’os de cœur comme composant pharmaceutique commencent à se raréfier. À la fin du xixe siècle, l’os de cœur de cerf semble avoir été retiré de manière définitive du Codex pharmaceutique44.
24L’utilisation supposée de l’os de cœur de cerf en médecine, déterminée grâce aux sources d’archives et à la lecture de traités pharmaceutiques doit certainement être nuancée. La sélection d’une matière dépend de sa disponibilité, de sa facilité d’approvisionnement. En Provence durant les périodes médiévale et moderne, les animaux sauvages n’interviennent que ponctuellement dans la consommation carnée. Se procurer des os de cœur de cerf est certainement plus ardu que peut l’être l’acquisition de ceux de bœufs. Comme le sous-entend le notaire ayant rédigé l’inventaire après décès des biens de Jean Salvator, les os de cœur de cerf dit dicta pourraient être des faux45. De ce fait, comment déterminer si les os de cœur de bœuf parfois cités dans les recettes ne viennent pas remplacer les os de cœur de cerf ? Le cerf est chargé de symboliques qui ne sont plus à prouver et une place importante est réservée au cœur de cet animal en raison de son ambivalence : à la fois moteur physique et de l’âme. Ainsi, même si l’os de cœur de cerf a probablement été utilisé, le remplacement de ce dernier par celui de bœuf tout en conservant l’appellation « os de cœur de cerf » pour sa force symbolique ne peut pas être exclu.
25En Provence pour les xie-xvie siècles, les objets en os sont majoritairement issus des os longs des espèces de la triade domestique. Les pièces anatomiques sont sélectionnées selon les espèces, pour leur morphologie, leurs dimensions et l’épaisseur du tissu osseux compact. Les artisans utilisent principalement les métacarpes et les métatarses de bœuf, les tibias de moutons, de chèvres et de porcs ainsi que les fibulas de ces derniers. L’identification anatomique des os d’origine dépend par ailleurs du type d’artéfact produit. Lorsque les objets tels que les battants de cloches, les flûtes, les aiguilles conservent la forme de l’os initial, l’identification de l’espèce et de la pièce anatomique dans laquelle ils ont été réalisés est possible. Cependant, l’artisanat de l’os nécessite pour beaucoup d’artéfacts la réalisation au préalable de baguettes et de plaquettes d’os, prises dans la matière compacte d’une diaphyse, ce qui implique une modification en profondeur de la forme de l’os et explique que seulement 209 déchets, ébauches, supports et objets, sur les 1 100 étudiés aient été anatomiquement déterminés. Pour un certain nombre d’objets constitués uniquement de matière compacte d’une épaisseur importante, le chercheur suppose l’emploi d’os longs de bœufs, d’équidés ou de cervidés sans pouvoir le prouver formellement à l’œil nu, ni poursuivre l’identification de la pièce anatomique employée. Il doit travailler par élimination, en excluant au fur et à mesure de l’analyse de la morphologie de l’objet les os dont l’emploi est impossible.
26D’autres os, absents du corpus archéologique, car inadaptés à la production d’artéfacts en raison de leurs structures, de leurs formes et de leurs dimensions apparaissent, contrairement aux os employés pour l’artisanat, dans les sources d’archives. L’os de seiche et l’os de cœur de cerf, signalés dans les tarifs de péage ou les inventaires de boutiques d’apothicaires, sont mentionnés dans les traités pharmaceutiques comme composants de médicaments, de lotions pour le soin des mains et des dents. L’étude montre donc que selon leur morphologie, leur caractère symbolique, certains os sont principalement utilisés pour l’artisanat tandis que d’autres sont clairement destinés à la pharmacie, à l’hygiène bucco-dentaire, au soin des mains.
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Notes de bas de page
1 R. Barone Anatomie comparée des mammifères domestiques, tome 1, Ostéologie ; L. Pales et C. Lambert (dir.), Atlas ostéologique pour servir à l’identification des mammifères du quaternaire. tome III, Les membres herbivores.
2 L’identification anatomique est complète lorsque la matière, la pièce anatomique et l’espèce ont été identifiées. Il est plus rare de réussir à latéraliser la pièce et à déterminer l’âge de mortalité de l’animal.
3 Les caprinés comprennent les moutons et les chèvres.
4 Arch. com. Avignon, CC 1008, « Tarif du péage d’Avignon », f° 9 r°.
5 Médiathèque Ceccano, Avignon, Ms 1628, « Tarif de la gabelle d’Avignon », f° 7 r° ; Arch. mun. Avignon, E. Pintat 15-502, « Tarif de la gabelle d’Avignon », non folioté ; Arch. mun. Avignon, E. Pintat 35 bis, « Tarif de la gabelle d’Avignon », p. 16.
6 Médiathèque Ceccano, Avignon, Ms 1628, « Tarif de la gabelle d’Avignon », f° 3v° ; Arch. mun. Avignon, E. Pintat 15-502, « Tarif de la gabelle d’Avignon », non folioté ; Arch. mun. Avignon, E. Pintat 35 bis, « Tarif de la gabelle d’Avignon », p. 10.
7 M. Platearius, P. Lieutaghi, F. Avril et G. Malandin (dir.), Le Livre des simples médecines, Platéarius, d’après le manuscrit français 12322 de la Bibliothèque nationale de Paris, traduction et adaptation G. Malandin du manuscrit de 1401-1500, p. 249.
8 P. Ruelle (Édit.), L’ornement des dames (Ornatus Mulierum) : texte anglo-normand du xiiie siècle, p. 54-55.
9 Ibid., p. 52-53.
10 J. Liébaut, Trois livres de l’embellissement et ornement du corps humain, p. 171.
11 X, Recueil de plusieurs secretz tres utiles, tant pour l’ornement que la santé corps humain, tirez des plus excellens auteurs, tant grecs que latin. Auquel avons adiousté un traicté des destillations, p. 15.
12 A. Paré, Les œuvres d’Ambroise Paré, conseiller et premier chirurgien du roy, douziesme édition, p. 741.
13 X. Recueil de plusieurs secretz tres utiles, […], p. 18.
14 Ibid., p. 11.
15 J. Liébaut, Trois livres de l’embellissement et ornement du corps humain, p. 66.
16 M. Platearius, P. Lieutaghi, F. Avril et G. Malandin (dir.), Le Livre des simples médecines, Platéarius, d’après le manuscrit français 12322 de la Bibliothèque nationale de Paris, traduction et adaptation G. Malandin du manuscrit de 1401-1500, p. 249.
17 A. de Sienne, L. Landouzy et R. Pépin (dir.), Le régime du corps de maître Aldebrandin de Sienne […].
18 Ibid., p. 96.
19 N. Léméry, Pharmacopée universelle, […], p. 220.
20 M. de Meuve, Dictionnaire pharmaceutique ou apparat de médecine, […], p. 376-377.
21 Ibid., t. 2, p. 251-252.
22 M. Charas, Pharmacopée royale galenique et chymique, p. 873.
23 P. Fauchard, Le chirurgien dentiste, ou Traité des dents, t. 1, p. 76.
24 W. Rogers, Dictionnaire des sciences dentaires, suivi d’un dictionnaire de bibliographie dentaire, p. 45-46.
25 Des travaux en lien avec l’os cordius ont notamment été réalisés par Jacques Furbeyre (J. Furbeyre, L’os du cœur du cerf, Cervus elaphus L.) et François Poplin, « Première découverte d’un os de cœur en milieu paléontologique/archéologique », p. 133-134.
26 J. Furbeyre, L’os du cœur du cerf (Cervus elaphus L.), p. 10-11.
27 J.-P. Bénézet, « La pharmacie dans les pays du bassin occidental de la méditerranée (xiie-xive siècle) », p. 117.
28 Ibid., p. 155.
29 Ibid., p. 170.
30 Arch. Dép. Bouches-du-Rhône, Marseille, 395 E 866, « Inventaire en provençal des effets de Jean Andrieu apothicaire », f° 3 v°.
31 Ibid., p. 76.
32 Ibid., p. 174.
33 G. Dupuy, La croix du cerf, p. 2-3.
34 N. Lemery, Dictionnaire ou traité universel des drogues simples. […], article Cervus.
35 N. Léméry, Pharmacopée universelle, […], p. 204.
36 B. Bauderon, Pharmacopée, p. 354-355 ; L. de Serres, Les Œuvres pharmaceutiques du sieur de Renou conseiller et médecin du Roy à Paris, traduit par L. de Serres, p. 637-637. Les deux auteurs signalent connaître cette recette grâce aux écrits du docteur L. Joubert. Malgré la lecture de son traité pharmaceutique (L. Joubert, La pharmacopée de M. Lau. Joubert… Ensemble des annotations de Jean Paul Zangmaisterus… le tout mis de nouveau en françois), cette recette n’y a pas été retrouvée.
37 N. Léméry cite une recette nommée Aqua pro Phthisi, qu’il attribue à J. J. Wecker, médecin et philosophe allemand du xvie siècle (N. Léméry, Pharmacopée universelle, […], p. 547-548).
38 L. Joubert, La pharmacopée de M. Lau. Joubert… Ensemble des annotations de Jean Paul Zangmaisterus… le tout mis de nouveau en françois, p. 177-178 ; L. de Serres, Les Œuvres pharmaceutiques du sieur de Renou conseiller et médecin du Roy à Paris, traduit par L. de Serres, p. 636-637.
39 L. Joubert, La pharmacopée de M. Lau. Joubert… Ensemble des annotations de Jean Paul Zangmaisterus… le tout mis de nouveau en françois, p. 177-178 ; L. de Serres, Les Œuvres pharmaceutiques du sieur de Renou conseiller et médecin du Roy à Paris, traduit par L. de Serres, p. 636-637.
40 B. Bauderon, Pharmacopée, p. 354-355 ; L. de Serres, Les Œuvres pharmaceutiques du sieur de Renou conseiller et médecin du Roy à Paris, traduit par L. de Serres, p. 636-637.
41 Ibid., p. 248.
42 M. De Meuve, Dictionnaire pharmaceutique ou apparat de médecine, […], t. 1, article Os de corde de Cervi.
43 D. Diderot et J. le Rond d’Alembert, Encyclopédie, […], t. 10, article croix de cerf.
44 Il s’agit du recueil des formules pharmaceutiques approuvées par la Faculté de Médecine.
45 J.-P. Bénézet, La pharmacie dans les pays du bassin occidental de la méditerranée (xiie-xive siècle), p. 155.
Auteur
Docteure en archéologie, membre associée Aix-Marseille université, CNRS, LA3M, Aix-en-Provence, France
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2016