Défendre la cause animale : la Ligue populaire contre la vivisection et sa créatrice Marie Huot
Résumé
La protection animale apparaît en France au milieu du xixe siècle, avec la création de la Société protectrice des animaux qui veille plus particulièrement au sort des chevaux. Ensuite, le développement des recherches scientifiques qui recourent à des animaux de laboratoire (Claude Bernard, Paul Bert, Brown-Séquard, Pasteur…), et la mode des corridas vont susciter une prise de conscience de la souffrance animale dans d’autres milieux. Tel est le cas de Marie Huot (1846-1930), femme de lettres et militante anarchiste, néo-malthusienne et anti-vaccinatrice. Elle fut la très provocatrice secrétaire générale de la Ligue populaire contre la vivisection, proche des milieux révolutionnaires, qui mena notamment, entre 1883 et 1900, une propagande très active contre les courses de taureaux et l’expérimentation scientifique sur les animaux. L’article retrace l’itinéraire de Marie Huot, son action, parfois pittoresque, au service de la défense de la cause animale et ses réseaux.
Texte intégral
1En France, le souci de la protection animale apparaît de manière institutionnelle au milieu du xixe siècle, avec la création, en 1845, de la Société protectrice des animaux (SPA), dont l’action s’intéresse d’abord plus particulièrement au sort des chevaux, qui sont alors omniprésents et indispensables au fonctionnement de la société. Puis, avec l’avènement d’une recherche scientifique moderne fondée, selon les principes énoncés par Claude Bernard, sur la pratique du laboratoire, l’expérimentation animale et la vivisection, et aussi avec la mode des corridas qui se développe à Paris dans la seconde moitié du siècle, se fait jour une prise de conscience ou tout au moins une plus grande attention portée aux douleurs imposées aux animaux. Apparaît alors une nébuleuse d’associations antivivisectionnistes de toutes tendances. Cette évolution n’est pas propre à la France ; le mouvement antivivisectionniste se développe également en Grande-Bretagne1.
2Ce mouvement n’est pas toujours sans arrière-pensées idéologiques. L’extrême gauche révolutionnaire, particulièrement, s’empare volontiers de questions sociétales comme l’éducation ou le contrôle des naissances pour alimenter son combat contre la société. La vivisection est aussi au nombre de celles-ci…
3Nous allons présenter l’un des acteurs de cette effervescence antivivisectionniste : la Ligue populaire contre la vivisection. Très proche des milieux libertaires, elle développe, dans les années 1880-1890, une propagande très active contre les courses de taureaux et l’expérimentation scientifique menée sur les animaux. Plus extrémiste que d’autres associations comme la Société française contre la vivisection qui se contente de lutter contre les abus et de demander une législation imitée de la loi anglaise, la Ligue populaire contre la vivisection, conduite par sa très provocatrice fondatrice et secrétaire générale, Marie Huot, en réclame haut et fort l’abolition.
Marie Huot (1846-1930)
4Mathilde Marie Constance Ménétrier (fig. 1), de son nom de jeune fille, est née le 28 juin 1846 à Tonnerre (Yonne), dans une famille de la très petite bourgeoisie (son père est dit commis à sa naissance, rentier à son mariage). En 1869, elle épouse, à Sens, un fonctionnaire de l’Instruction publique, Anatole Huot. Celui-ci est répétiteur, commis aux écritures, puis commis d’économat dans divers lycées (Angoulême, Troyes, Sens, Bar-le-Duc) ; mais, en octobre 1873, pendant la période de l’Ordre moral, il est révoqué pour avoir affiché des opinions libres-penseuses en assistant, avec sa famille, aux obsèques civiles d’un collègue2. Les Huot se retirent alors à Paris où Anatole occupe pendant deux années un petit emploi d’aide garde-magasin au service du matériel de la Ville de Paris (1879-1881)3. À partir de 1881, ils se reconvertissent dans le journalisme – Anatole collaborait déjà à plusieurs journaux républicains de province. Ils animent et produisent un journal, à la périodicité irrégulière, l’Encyclopédie contemporaine illustrée, curieux mélange d’informations relatives aux techniques, aux arts et métiers et aux manufactures, dont ils vont faire une tribune pour leur propagande anti-vaccinatrice et antivivisectionniste.
5Marie Huot, dont la vie est longue (elle meurt à Paris le 13 avril 1930), va mener de front de multiples engagements militants. Ainsi, elle peut être considérée comme une des pionnières du néo-malthusianisme français : le 2 octobre 1892, dans la salle de la Société de géographie, elle se distingue en dénonçant dans une conférence publique la surpopulation qui engendre la misère et en appelant à l’« abstention génésique ». Elle attire l’attention de Paul Robin, introducteur du néo-malthusianisme en France, qui l’associera ensuite étroitement à sa Ligue de la régénération humaine dont elle devient une des oratrices les plus populaires4. C’est aussi une poétesse symboliste5, proche du peintre Émile Bernard dont elle s’occupe des chats lorsque celui-ci va en Égypte. Mais, surtout, Marie Huot est la fondatrice et la secrétaire générale de la Ligue populaire contre la vivisection qu’elle crée en 1883 et dont elle offre la présidence d’honneur à Victor Hugo et à Clovis Hugues. Cette organisation est très proche des milieux révolutionnaires internationalistes6 : Louise Michel, dont on connaît l’inclination pour la gent féline, et dont les Huot soignent les chats quand elle est incarcérée7, et Félix Pyat assistent régulièrement à ses réunions.
Une propagande de choc
6Marie Huot et la Ligue populaire contre la vivisection mènent une propagande remarquée en faveur de la défense animale, propagande d’autant plus active que Marie Huot est une personnalité originale, passionnée et idéaliste, qui peut se montrer un peu exaltée mais qui n’hésite jamais à s’engager pour ses idées.
7Outre la protection « ordinaire » des animaux (dès 1880, Marie Huot ouvre pour les chiens errants un chenil, à propos duquel elle est rapidement en conflit avec la Société protectrice des animaux), elle consacre une grande part de son temps et de son énergie à organiser des actions spectaculaires contre l’expérimentation scientifique animale, avec un sens de la médiatisation qui mérite d’être souligné. Ses moyens sont toujours les mêmes : conférences publiques, interventions dans diverses manifestations et chahuts.
8De 1883 à 1892, elle organise des conférences publiques, à Paris et dans plusieurs villes françaises (Auxerre, Lyon, Bordeaux…) contre les scientifiques Paul Bert et Louis Pasteur (avant 1886), contre « Claude Bernard et ses œuvres » (1888), contre les courses de taureaux (1890) ou sur « Malthus et le moral restraint » (1892). Le 24 mai 1883, elle s’en prend au Pr Brown-Séquard8 qui s’apprête à faire publiquement au Collège de France une expérience sur un singe non anesthésié ; elle apostrophe le savant et tente de l’assommer à coups d’ombrelle. En 1887, elle se distingue par des sifflets lors de l’inauguration, à Lyon, de la statue de Claude Bernard, grand « vivisecteur » à ses yeux et à ceux de ses amis. Une autre fois, ne manquant pas de courage physique, elle n’hésite pas à monter sur la scène d’un théâtre du Quartier latin et à affronter les sifflets et les quolibets des étudiants en médecine qui réservent un accueil moqueur et houleux à ses propos antivivisectionnistes.
9Dans le même temps, dès 1886, Marie Huot s’inscrit avec ardeur dans le mouvement d’opposition à la tauromachie qui a cours dans les milieux républicains radicaux depuis les années 1850 :
« Le 19 janvier 1887, passant de la parole aux actes, une vingtaine de mes amis et moi nous nous rendîmes à l’Hippodrome, où la première course avait lieu. Les poches bourrées de sifflets stridents, parce qu’il en fallait pour le rechange ; […] nous nous étions disséminés par petits groupes de deux ou de trois dans l’intention d’agir successivement, c’est-à-dire que quand un groupe aurait été expulsé, un autre groupe lui succéderait, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la représentation, que nous voulions non seulement troubler, mais empêcher. […] Il n’y avait pas d’autre moyen pratique… à moins de prendre un revolver. Nous y avions bien pensé un instant ; mais, entre des mains antivivisectionnistes, ça détonne avec les principes9. »
10En juin 1900, à l’occasion d’une corrida illégale organisée en région parisienne, un de ses amis, le peintre suédois anarchisant, Ivan Aguéli10, tire au revolver sur deux matadors ; l’un d’eux est légèrement blessé et Aguéli est envoyé quelques semaines derrière les barreaux. Marie Huot le soutient, allant jusqu’à menacer par voie de presse le ministre de l’Intérieur de renouveler des actions similaires si des corridas à l’espagnole étaient à nouveau autorisées11. Mais un des grands faits d’armes de la Ligue contre la vivisection et de sa secrétaire générale s’inscrit en contrepoint de l’épopée pasteurienne.
Le traitement antirabique de Pasteur au cœur des polémiques
11La vaccination humaine contre la rage a rencontré une opposition qui dépassa bien largement les cercles scientifiques, selon le témoignage du docteur Grancher :
« Et jusque dans les lycées parisiens, les élèves se divisaient en pastoriens et anti-pastoriens et se gourmaient12. »
Pasteur et la rage
12Il faut resituer d’abord brièvement le contexte. Depuis 1880, Pasteur s’intéresse à la rage, une maladie qui n’occasionne alors en France que quelques centaines de morts par an13, mais qui exerce une véritable fascination sur l’opinion ; il sait que toute entreprise pour combattre la rage sera obligatoirement spectaculaire. Avec ses collaborateurs, il se met donc à travailler sur les chiens. En s’appuyant sur des travaux antérieurs, notamment ceux de Pierre-Victor Galtier, jeune professeur de l’École nationale vétérinaire de Lyon qui a expérimenté dès 1879 la culture du virus de la rage des chiens sur des lapins, ils mettent au point une méthode d’inactivation des moelles de lapins rabiques par exposition à l’air sec et stérile dans des flacons à double tubulure. Ces moelles, en passant progressivement des moins virulentes aux plus virulentes, sont inoculées aux chiens et ce traitement préventif stimule une réponse de l’organisme – une immunisation – qui les rend réfractaires aux atteintes de la rage.
13Quant à passer à l’homme, il y a un pas que Pasteur hésite à franchir, même s’il envisage un temps, semble-t-il, d’expérimenter son traitement sur des condamnés à mort14. Le 28 mars 1885, il écrit à son ami d’enfance Jules Vercel :
« Je n’ai pas encore osé traiter des hommes après morsure par chiens rabiques. Mais le moment n’est peut-être pas éloigné et j’ai grande envie de commencer par moi, c’est-à-dire de m’inoculer la rage pour en arrêter ensuite les effets, tant je commence à m’aguerrir et à être sûr de mes résultats15. »
14Le destin, on le sait, en décide autrement lorsque, le 6 juillet 1885, arrive au laboratoire de Pasteur un petit Alsacien âgé de 9 ans, Joseph Meister, qui a été mordu par un chien qu’on suppose enragé. Pasteur hésite à lui appliquer son traitement ; certains de ses proches, comme Roux, sont hostiles. Pasteur consulte Vulpian, son confrère à l’Académie de médecine, qui est aussi membre de la Commission de la rage créée par le gouvernement pour évaluer les recherches en cours, et le docteur Grancher ; ceux-ci considèrent que l’état de l’enfant est critique. Pasteur décide donc de lui appliquer au plus tôt son traitement antirabique. En l’espace de dix jours, le jeune Meister reçoit treize inoculations de moelles de lapins de plus en plus virulentes et, le 16 juillet, il reçoit une dernière inoculation de moelle recueillie la veille seulement, sans éprouver de trouble apparent.
15Quelques semaines plus tard, le 20 octobre 1885, un nouveau cas se présente au laboratoire de la rue d’Ulm : un jeune berger originaire de Villers-Farlay, Jean-Baptiste Jupille. Il a été grièvement blessé en se portant au secours d’enfants attaqués par un chien enragé, un authentique acte de courage qui lui vaudra d’être récompensé du prix de vertu de l’Académie française16. Le même scénario se reproduit : le jeune homme est inoculé pendant neuf jours consécutifs avec, chaque jour, des doses plus virulentes de moelle rabique. Cette fois encore l’issue est heureuse. Ces succès sont rapidement portés à la connaissance de l’opinion publique. Dès le 28 octobre 1885, Le Temps écrit dans ses colonnes :
« Toucherions-nous enfin à la solution de ce problème ? Aurions-nous enfin le remède à ce mal redoutable qui a fait jusqu’ici la terreur des populations et le désespoir des médecins ? Tous ceux qui ont entendu hier M. Pasteur exposer le résultat de ses expériences, poursuivies avec autant d’habileté que de courage depuis trois années, semblaient, en quittant la salle des séances académiques, convaincus que la science venait de triompher avec éclat d’un des plus redoutables inconnus qui s’imposent à ses explorations17. »
16Le lendemain, le même journal reproduit intégralement le texte de la communication que Louis Pasteur fait à l’Académie de médecine. Les histoires du petit Meister et du berger Jupille font la une des journaux.
17Bientôt, des centaines de « mordus » se pressent rue d’Ulm, puis rue Vauquelin, et on peut parler d’un véritable engouement, voire d’un effet de mode : Pasteur annonce 80 personnes déjà traitées ou en traitement le 8 décembre 188518, 166 le 9 janvier 188619, 1 124 personnes le 22 mai 188620, 1 600 le 10 juillet 188621, plus de 1 900 le 17 août 188622… Quelques cas connaissent une issue malheureuse, comme la petite Louise Pelletier ou certains des Russes venus de Smolensk qu’il fallut euthanasier en mars 188623. Ces « bavures » viennent alimenter la polémique contre Louis Pasteur et son traitement antirabique.
L’Intransigeant de Rochefort contre « les cures merveilleuses de Pasteur »
18Outre une opposition scientifique représentée par le docteur Michel Peter à l’Académie de médecine, qu’il n’est pas le lieu de développer ici, un autre type d’opposition, plus politique, est le fait des milieux extrémistes de gauche. Elle est orchestrée par le journaliste et polémiste Henri Rochefort dans les colonnes de son journal L’Intransigeant24.
19Dès mai 1886, L’Intransigeant déclenche l’offensive. Sous le titre « Les succès de M. Pasteur » ou « Les triomphes de M. Pasteur », il entame un long feuilleton des échecs thérapeutiques, qu’il appelle les « cures merveilleuses de Pasteur » : tout cas de mort suspecte consécutive à un traitement antirabique administré au laboratoire de Pasteur y est recensé. Au point de risquer de paniquer l’opinion et de dissuader de nouveaux mordus de venir se faire soigner, ce dont Pasteur s’inquiète à propos de la mort suspecte d’un cocher :
« N’y a-t-il pas eu quelque influence de lectures de journaux intransigeants et d’attaques des Peter et Lutaud ? […] Vous savez que cette circonstance s’est produite pour une jeune femme morte de rage à Lourcine dont le mari était grand lecteur de L’Intransigeant de Rochefort25. »
20Pourquoi un tel déchaînement contre Pasteur ? Il y a sans doute des raisons politiques : aux yeux de Rochefort, Pasteur est l’homme de l’Empire, à qui il ne peut pardonner « son culte public pour le “grand cœur” et les vertus de l’impératrice, sa protectrice26 ». Mais il y a aussi sans doute une raison plus profonde. En mars 1886, démarre la campagne de souscription pour la fondation d’un grand établissement pour le traitement de la rage. Derrière Pasteur-homme de science, Rochefort attaque Pasteur-homme d’argent. Le 18 juin 1886, il écrit dans L’Intransigeant :
« Nous avons toujours soupçonné la science de M. Pasteur d’avoir des desseins financiers et nous ne l’avons pas caché. Il vient, en effet, de se créer une Société anonyme au capital de 250 000 F pour la vulgarisation du vaccin charbonneux Pasteur… Inoculer aux gens des virus qui ne les guérissent pas généralement, mais qui souvent, au contraire, les empoisonnent, et se faire des rentes par ce système, c’est le comble de la découverte scientifique27. »
21Sous la plume de Rochefort, Pasteur devient dès lors le « chimiste-financier28 », qu’il attaque aussi comme administrateur du Crédit foncier, organisme chargé de recueillir les souscriptions pour l’Institut Pasteur. Inlassablement, le journaliste dénonce les trucs « imaginés par les directeurs et actionnaires de la Compagnie des moelles et bouillons antivirulents pour sauver leurs ténébreuses mixtures du discrédit qui les menace29 ».
22Et, quand Pasteur reçoit le Mérite agricole, en août 1887, c’est le « Mérite rabicole » que Rochefort veut lui décerner30.
La Ligue universelle des anti-vaccinateurs
23Il existe aussi une opposition plus populaire, se développant dans des milieux extra scientifiques, appuyée souvent sur des argumentations discutables ou erronées, à laquelle la Ligue universelle des anti-vaccinateurs tente de donner un peu de publicité.
24La vaccination existait bien avant Pasteur et la Ligue universelle des anti-vaccinateurs a été créée antérieurement à la première vaccination humaine contre la rage et de façon tout à fait indépendante d’elle. Opposée aux théories microbiennes en général et à la vaccination en particulier, qu’elle accuse de propager en fait la variole, voire la syphilis, elle s’oppose à l’obligation de vaccination et de revaccination.
25La ligue des anti-vaccinateurs a été fondée à Paris, le 13 décembre 1880, par un médecin de Charleroi, le docteur Hubert Boëns (1825-1899), membre de l’Académie de médecine de Belgique. Il est l’auteur d’un Traité des maladies des houilleurs, au sort desquels il porte un intérêt social, et s’est illustré en s’attirant les foudres cléricales en attribuant des causes purement physiologiques aux stigmates de la « miraculée » de Bois-d’Haine, en Belgique.
26Le 26 juillet 1886, la Ligue universelle des anti-vaccinateurs organise une conférence publique à la mairie du 4e arrondissement de Paris31, au cours de laquelle prennent la parole les conseillers municipaux Chassaing et de Ménorval, le docteur Boëns, Paul Combes et Louise Michel. Le clou de cette réunion est l’annonce publique d’un nouveau cas de décès après traitement antirabique, que Pasteur serait censé vouloir cacher ; l’affaire vient d’être révélée par le Journal de médecine de Paris, du docteur Lutaud, autre anti-vaccinateur actif que, dans sa correspondance, Pasteur qualifie de « menteur et d’insulteur32 ». Dans le tohu-bohu général, tous les arguments sont utilisés, y compris les attaques personnelles.
27En dépit de ses efforts, l’action de la Ligue des anti-vaccinateurs serait certainement restée bien confidentielle si elle n’avait bénéficié des talents d’une provocatrice hors pair, Marie Huot.
Marie Huot vs Louis Pasteur
28Marie Huot a une qualité majeure : une assurance sans bornes, qui pourrait même passer pour du culot, car rien ne semble pouvoir la désarmer. Le 7 novembre 1885, elle envoie à Pasteur une lettre assez étonnante. Elle explique au savant que son fils a été mordu quelques semaines auparavant par un chien reconnu comme enragé, mais elle ne vient pas lui demander son assistance :
« Instruit depuis longtemps par moi des mesures à prendre en pareil cas, il a immédiatement sucé et lavé sa plaie que je me bornai ensuite à cautériser au fer rouge. Depuis mon fils a toujours joui d’une santé parfaite. Ainsi de moi, qui ai été mordue cinq ou six fois dans ma vie par des animaux enragés ou tenus pout tels, et qui n’ai jamais eu recours qu’à la succion immédiate, sans même employer le fer rouge. Je viens simplement vous apporter des faits et des exemples qui prouvent que, pour prévenir la rage, point n’est besoin d’opérer avec l’appareil et la solennité dont vous vous entourez dans votre laboratoire ; que point n’est besoin d’entretenir, à grands frais d’horribles chenils où des centaines d’animaux, destinés à fournir du pus rabique, seront perpétuellement torturés en pure perte. »
29Confiante dans les seules vertus thérapeutiques du lavage des morsures et de leur cautérisation au fer rouge, elle lance à Pasteur un véritable défi :
« Quand vous aurez soigné et guéri dans nos hôpitaux – et non dans votre laboratoire –, des individus atteints de rage confirmée ; quand vous vous serez fait mordre par un chien reconnu enragé, en présence d’une commission nommée à cet effet, par voie de tirage au sort, quitte à vous appliquer vous-même votre traitement curatif, on croira peut-être à l’infaillibilité de votre méthode. […] En attendant que vous preniez ce parti héroïque, mon fils et moi, nous sommes prêts à nous faire mordre, en votre présence, par n’importe quel animal enragé de votre laboratoire, ne mettant d’autre condition à cette expérience que la faculté qui nous serait laissée de soigner nous-mêmes nos blessures, sans avoir recours à votre ministère33. »
30Défi que Pasteur ne relève pas… Il s’amuse un temps de cette remuante dame Huot ; il se plaît même à rapporter un mot de sa petite-fille Camille, qui, au cours d’un repas à Villeneuve-l’Étang, a déclaré sur un ton de circonstance :
« Eh bien, moi, si je rencontrais Roquefort et Mme Huot, je sais ce que je leur dirais. Ce serait court, mais ce serait long par le plaisir que ça me ferait : je leur tournerais le dos34. »
31Mais il ne tarde pas à s’agacer… En août 1886, dans une lettre à Victor Horsley, il se plaint de « la fureur des antivaccinateurs et antivivisectionnistes35 » qu’il traite par ailleurs d’« aboyeurs36 ».
32Le 10 octobre 188637, Marie Huot intervient publiquement en perturbant la conférence donnée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne par le docteur Émile Chautemps, vice-président du Conseil de Paris, sur le thème de la rage et de la méthode de Pasteur, tandis qu’aux portes de la salle, ses acolytes distribuent un tract, « Nécrologie de M. Pasteur », qui publie les noms de trente-cinq personnes qui auraient été traitées par Pasteur durant les dix derniers mois et seraient mortes des suites du traitement.
33Finalement, toute cette agitation retombe assez rapidement. Dès juillet 1887, en effet, Louis Pasteur, fort du soutien de la Commission anglaise de la rage et de la caution morale de Brouardel et de Charcot, triomphe à l’Académie de médecine du Dr Peter qu’il déclare « cliniquement et expérimentalement absolument incompétent38 ». Bientôt, les anti-vaccinateurs retournent à leur action contre la vaccination antivariolique et Marie Huot à son activisme anti-tauromachique. Pour la postérité, anti-vaccinateurs et antivivisectionnistes disparaissent à jamais de la dramaturgie de la vaccination antirabique, effacés par l’ombre portée de la grande figure de Pasteur, bientôt érigé en « saint laïque » bienfaiteur de l’humanité. Depuis, la vivisection est définitivement entrée dans nos mœurs sous sa forme industrielle de l’expérimentation animale.
Bibliographie
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[URL : http://www.esoblogs.net/1500/un-attentat-anti-corrida/]
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10.3917/puf.trai.2011.01 :Notes de bas de page
1 J.-Y. Bory, « Science et patience. La polémique sur la vivisection au xixe siècle en France » ; C. Traïni, La cause animale. Essai de sociologie historique (1820-1980), chap. 5.
2 Arch. nat., F/17/20974, dossier de carrière de Théodore Marie Anatole Huot.
3 Arch. de Paris, VK2/54.
4 C. Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur, p. 339-340, 370-371 ; A. Cova, Maternité et droits des femmes en France (xixe-xxe siècles), p. 114-115.
5 Elle est l’auteur d’un recueil de poésies, Le Missel de Notre-Dame des Solitudes (1908) ; on trouvera quelques-uns de ses poèmes sur le site Poétesses d’expression française (du Moyen Âge au xxe siècle)
6 La Ligue populaire contre la vivisection est intégrée ensuite à l’Union internationale contre la vivisection, déclarée en 1905, dont l’objet est de « combattre les cruautés de la vivisection envers les animaux et envers les pauvres dans les hôpitaux », sous-préfecture de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), bureau des associations, dossier no 151 458.
7 L. Michel, Je vous écris de ma nuit…, passim.
8 Charles Édouard Brown-Séquard (1817-1894) a succédé à Claude Bernard, en 1878, à la chaire de médecine expérimentale du Collège de France. En 1889, à la fin de sa carrière, constatant une baisse de sa vigueur sexuelle et de sa force musculaire, il se fait des injections hypodermiques d’extraits de testicule de chien et de cochon d’Inde, qu’il commercialise sous forme d’une solution, la « séquardine », grâce à laquelle il prétend pouvoir prolonger la vie humaine. Son remède est tourné en dérision par les scientifiques qui le baptisent « élixir de Brown-Séquard », d’autant plus que des recherches ultérieures ont montré que ces extraits contenaient des stéroïdes anabolisants, mais n’avaient aucune action hormonale.
9 Ligue populaire contre la vivisection, Les courses de taureaux à Paris (1887-1888-1889).
10 Ivan Aguéli [John Gustaf Agelii] (1869-1917), élève du peintre Émile Bernard.
11 D. Andro, « Une page de la lutte contre la tauromachie. L’attentat de Deuil du 4 juin 1900 ».
12 Cité par R. Dubos, Louis Pasteur franc-tireur de la science, p. 379.
13 « Le choix […] de la rage pour la poursuite de ses travaux sur l’immunité a quelque chose de bizarre », R. Dubos, Louis Pasteur franc-tireur de la science, p. 364.
14 L. Pasteur, Correspondance, III, p. 438-439, lettre à Don Pedro, empereur du Brésil, 22 septembre 1884.
15 Arch. Académie des sciences, Paris, dossier biographique Louis Pasteur, nouvelles acquisitions, lettre à Jules Vercel, 28 mars 1885.
16 R. Moreau, « La vaccination et le prix de vertu de Jean-Baptiste Jupille (à propos d’un texte de Maxime Du Camp) ».
17 Le Temps, 28 octobre 1885, « Prophylaxie de la rage ».
18 L. Pasteur, Correspondance, IV, p. 52, 8 décembre 1885.
19 Ibid., IV, p. 56, 9 janvier 1886.
20 Ibid., IV, p. 66, 22 mai 1886.
21 Ibid., IV, p. 73, 10 juillet 1886.
22 Ibid., IV, p. 83, 17 août 1886.
23 Et d’autres encore, comme Marius Bouvier en juillet 1886, le petit Clédières en Gironde en août 1886, Jules Rouyer et l’enfant Réveillac en novembre 1886.
24 C. Demeulenaere-Douyère, « Les antivaccinateurs face à Louis Pasteur : les polémiques autour du traitement antirabique (1886-1887) » ; id., « Le Rabicole et l’Intransigeant. Les polémiques autour du traitement antirabique de Louis Pasteur ».
25 L. Pasteur, Correspondance, IV, p. 192, lettre du 11 avril 1887.
26 L’Intransigeant, 28 juillet 1886, « Toujours et encore la rage ».
27 Ibid., 18 juin 1886, « Le vaccin par actions ».
28 Ibid., 27 août 1886, « Les succès de M. Pasteur ».
29 Ibid., 28 juillet 1886, « Toujours et encore la rage et les enragés de M. Pasteur ».
30 Ibid., 6 août 1887, « Pasteur le rabicole ».
31 Le Temps, 27 juillet 1886, « Une conférence sur la rage » ; L’Intransigeant, 28 juillet 1886, « Toujours et encore la rage et les enragés de M. Pasteur ».
32 L. Pasteur, Correspondance, IV, p. 89, lettre au docteur Chautemps, 22 août 1886.
33 BnF, mss n.a.f. 18104 (119), lettre de Marie Huot à Louis Pasteur, 7 novembre 1885.
34 L. Pasteur, Correspondance, IV, p. 84, lettre à Jean-Baptiste Pasteur, 17 août 1886.
35 Ibid., IV, p. 86, lettre à Victor Horsley du 20 août 1886.
36 Ibid., IV, p. 67, lettre du 1er juin 1886 ; IV, p. 103, 7 septembre 1886, p. 209, 9 août 1887, p. 211, 10 août 1887.
37 Le Temps, 12 octobre 1886, et Ch. Chincholle, Les mémoires de Paris, p. 179-212.
38 Séance de l’Académie de médecine du 5 juillet 1887, dans L. Pasteur, Œuvres…, t. VI, p. 835.
Auteur
Conservateur général du patrimoine (h), membre émérite du CTHS, vice-présidente de la section Sciences, histoire des sciences et des techniques et archéologie industrielle
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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2016