Le logement des animaux d’élevage dans la construction agricole contemporaine : un révélateur des rapports agriculture-société
Résumé
Durant l’hiver 1965-1966, le ministère de l’Agriculture lance une enquête sur les bâtiments d’habitation et d’exploitation. Dans le contexte européen de la politique agricole commune, sa réalisation poursuit un but : montrer l’inadaptation des constructions traditionnelles dans la modernisation agricole. Le constat conduit les pouvoirs publics à soutenir la construction neuve. Jusqu’à aujourd’hui, l’aide publique à la construction figure parmi les soutiens récurrents en agriculture. Si les géographes ont beaucoup décrit le bâti traditionnel des campagnes, ils ont minoré l’importance de cet objet d’étude dans la modernisation agricole. Érigés avant tout pour des objectifs de production, les bâtiments d’élevages d’aujourd’hui répondent aussi à de nouvelles exigences. Le croisement des données des mutations agricoles et de la dynamique de construction traduit les nouveaux rapports de l’agriculture à la société dans des campagnes devenues multifonctionnelles.
Texte intégral
1Dans la géographie universitaire contemporaine, la question du bâti agricole n’a jamais été un objet d’étude en tant que tel. Pendant longtemps, les bâtiments agricoles ont été analysés comme un élément de l’habitat rural. Ainsi, dès les années 1930, de nombreuses thèses de géographie régionale décrivent la maison paysanne, et la démarche a perduré dans certains travaux de recherche jusque dans les années 1960 voire au-delà1. Les structures anciennes y sont alors décrites comme les vestiges d’un monde rural en proie à l’exode et à la modernisation accélérée de l’agriculture. En ne répondant ni aux standards du confort domestique ni aux exigences de la production agricole, le bâti ancien des campagnes est devenu un repoussoir pour les jeunes générations. Pour les agriculteurs, les constructions anciennes utilisées à des fins productives se sont vite révélées inadaptées. Face à des limites fonctionnelles, la construction neuve est devenue une nécessité que les pouvoirs publics ont encouragée quelques années après l’entrée en action de la politique agricole commune (PAC). Dès lors, la construction agricole a accompagné la massification des productions. Jusqu’à aujourd’hui, les politiques publiques de soutien à la construction agricole accompagnent les transformations du secteur. Toutefois, dans des campagnes devenues résidentielles et récréatives, le bâti agricole est le reflet de nouvelles exigences. Ainsi, le logement des animaux est bien davantage qu’un outil de production, c’est un objet qui doit répondre au caractère multifonctionnel des campagnes contemporaines : entre objectifs de production, et préoccupations multiples telles que le bien-être animal, le respect de l’environnement et l’insertion paysagère.
Du bâti paysan à la construction agricole
2Dans la production scientifique française, les constructions liées à l’agriculture ont, plus que toutes autres, érigé l’habitat rural en sujet de géographie. Longtemps, les maisons rurales qui ont intéressé les disciples d’Albert Demangeon2 furent avant tout celles des cultivateurs, alors même que le secteur primaire était loin d’enfermer toute leur activité. Dans la période d’après-guerre, les préoccupations des géographes changent. Elles convergent vers les transformations introduites par les aides à la reconstruction agricole et par les politiques de modernisation des structures. Le contexte conduit à l’abandon d’un objet d’étude fondateur : la maison du paysan devient un enjeu de recherche historique et ethnologique.
La construction agricole : un objet peu visible dans la statistique publique
3Au moment où les géographes abandonnent la maison paysanne à d’autres disciplines, ces derniers scrutent le changement agricole à partir de nouveaux objets d’analyse comme les restructurations parcellaires introduites par le remembrement, la modernisation des systèmes de production, la concentration des exploitations, l’utilisation des intrants chimiques et la motorisation des activités agricoles. La production scientifique s’appuie sur l’accès à des données quantitatives qui émanent des organismes nationaux de statistique créés après-guerre. Elles nourrissent des synthèses géographiques illustrées par des cartes faisant apparaître les disparités spatiales dans la diffusion du tracteur, la consommation d’engrais, l’étendue des superficies irriguées3.
4Le changement scientifique accompagne donc le changement des campagnes. L’analyse de la maison paysanne change de cap : elle n’est plus abordée comme l’outil du paysan, mais dans ses capacités au recyclage dans des campagnes où l’agriculture se modernise, et où les fonctions résidentielles et récréatives se développent. L’habitat rural est analysé dans sa capacité à retenir les jeunes attirés par la ville, notamment en abordant la question du confort4. La modernisation agricole se mesure davantage par l’équipement en matériel que par les mètres carrés construits. Alors que des statistiques publiques éclairent le déferlement des tracteurs5, l’épandage des engrais et les hectares remembrés, les nouvelles constructions agricoles éveillent peu la curiosité des géographes. Pourtant, il est difficile de comprendre la mise en place d’un système agricole que l’on a qualifié de productiviste sans s’interroger sur la dimension constructive de l’agriculture. Et dans l’élevage plus que dans d’autres productions, les structures bâties qui accompagnent les grandes étapes de la politique agricole commune participent de cette évolution. Le regard porté sur la construction agricole change quelque peu à partir du moment où les pouvoirs publics amorcent une politique de soutien financier à la construction neuve. Une politique incitative qui s’inscrit d’abord dans le constat d’un parc immobilier agricole disqualifié par les changements techniques imposés par une agriculture tournée vers la production de masse.
Les constructions agricoles traditionnelles : des structures inadaptées
5Avec l’adoption des lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 puis de la PAC en 1962, les pouvoirs publics nationaux et européens ont encouragé une « agricolisation » des campagnes : c’est-à-dire un soutien massif à l’agriculture pour répondre à des objectifs de production alimentaire de masse. Pour y parvenir, la modernisation des outils de production et la spécialisation des structures de production ont mobilisé la profession agricole. Dans cette perspective, la construction agricole et plus précisément le logement des animaux sont devenus des vecteurs importants de la modernisation de l’élevage. Mais la situation du bâti agricole des années 1960 est loin de répondre aux exigences d’une agriculture moderne.
6Pour rendre compte de l’état du bâti agricole de la seconde moitié du XXe siècle, une source est essentielle : il s’agit d’une enquête diligentée par le ministère de l’Agriculture pendant l’hiver 1965-1966 et le printemps 1966. De cette enquête réalisée par le Service central des enquêtes et études statistiques (SCEES), il ne reste presque rien du matériau de base. Mais les principaux résultats ont été publiés dans divers articles des Cahiers de statistique agricole des années 1970 et 19716. Et ce n’est qu’en 1975, soit dix années après sa réalisation qu’une publication de l’ensemble des résultats de l’enquête sous forme de données statistiques, de tableaux et de cartes fournit une publication au caractère « historique » dont le mérite est de fournir un état des lieux national de la construction agricole. L’objectif de l’enquête était :
« De préciser les conditions d’utilisation des bâtiments agricoles, leur adéquation aux conditions de la production et les conditions de logement des agriculteurs7. »
7Il s’agissait de recueillir des données chiffrées sur :
- les bâtiments agricoles : leur importance, leur nombre, leur commodité d’utilisation, leur état de vétusté, leur statut d’occupation, etc. ;
- les cellules servant à la production agricole : importance, nombre, commodités, nature de leur utilisation ;
- les logements des agriculteurs : surface, commodités, nombre de pièces.
8Réalisée dans chaque département auprès d’un échantillon de 200 à 250 exploitations (1/100), l’enquête sur l’habitat agricole et non l’habitat rural apporte une photographie assez exhaustive des exploitations. Elle produit un constat empirique de l’état du bâti agricole : celui de son obsolescence pour accueillir des troupeaux de plus en plus importants, pour travailler dans des conditions d’hygiène acceptables, pour mécaniser des tâches. La production de quelques statistiques suffit à créer les arguments d’une « condamnation » du bâti ancien :
- à l’échelle nationale, 75 % des bâtiments agricoles datent d’avant 1939 et plus de 42 % des installations agricoles sont sorties de terre avant 1871 ;
- le pourcentage s’élève davantage encore en Normandie, en Poitou-Charentes et dans l’Est ;
- dans le même temps, les bâtiments agricoles de moins de 25 ans ne représentent que le quart du total, à l’exception de la Côte d’Azur et de la Bretagne dont le parc avait déjà été rajeuni8.
9Au-delà du constat statistique qui suggère l’archaïsme des structures bâties des exploitations, les recherches de terrain menées par les géographes accréditent ce constat. En interrogeant les éleveurs, les universitaires recueillent leurs difficultés pour mener à bien les tâches du quotidien. En Franche-Comté, Jean Boichard constate que les bâtiments traditionnels sont « situés d’une manière très incommode, au beau milieu du village » et qu’ils font obstacle à toute transformation9. Dans les Ardennes, Jeanne Bérenguer évoque l’obligation d’un remodelage complet des villages ardennais et lorrains pour accueillir la modernisation10. Dans le Morvan, Jacqueline Bonnamour signale la vétusté de l’atelier agricole et l’insalubrité des étables, même si :
« L’arrivée de l’eau a été une façon de réduire la corvée de sortir les bêtes deux fois par jour pour les faire boire en hiver11. »
10Un constat qu’Armand Frémont, pour les campagnes normandes, réalise en déclarant que :
« Les étables ont été conçues pour des techniques totalement dépassées12. »
11Dans les campagnes mancelles, Jeanne Dufour évoque :
« L’exiguïté des bâtiments qui est la règle dans les pays de petites exploitations13. »
12Elle ajoute que la difficulté pour l’exploitant :
« Est qu’il n’existe pas, le plus souvent, de bâtiments transformables14. »
13Enfin, en Mayenne, Georges Macé relève d’insupportables conditions de travail :
« II n’est pas possible de conduire 40 bonnes laitières ou d’engraisser chaque année une centaine de taurillons dans de vieux bâtiments inadaptés. Déjà un troupeau de 25 vaches laitières pour lequel on ne dispose que de l’étable archaïque, de l’ancienne écurie et peut-être d’un autre bâtiment de fortune, peut imposer d’insupportables conditions de vie à un couple d’agriculteurs. La vieille étable c’est une corvée !15 »
14En arpentant les campagnes françaises, les géographes traduisent bien les difficultés rencontrées par les éleveurs. Face à l’incapacité des structures anciennes à répondre aux exigences de l’élevage moderne, deux solutions sont adoptées. La première réside dans l’adaptation des constructions anciennes : une opération que les agriculteurs réalisent plutôt en fonction de leur capacité à bricoler que de leur capacité d’investissement, lorsqu’il s’agit d’installer des abreuvoirs dans les étables, de s’équiper en fosse à purin ou de la traite mécanique16. Au gré de l’évolution des structures d’exploitation, ces équipements montrent rapidement leurs limites. Avec l’augmentation des cheptels, avec l’arrivée des nouvelles techniques (stabulation libre au lieu de la stabulation entravée), avec l’essor de productions spécialisées et de leurs obligations sanitaires : la construction neuve devient une nécessité qu’encouragent les pouvoirs publics.
Le soutien financier à la construction agricole
15Alors que la géographie agricole se saisit des transformations des structures d’exploitation et de l’ensemble des éléments de la modernisation (tracteurs, engrais) que renseignent bien les statistiques, la dimension constructive de l’activité reste en marge des analyses géographiques. Le soutien financier à la construction neuve change la donne : avec le décret du 25 mai 1966, la construction agricole est désormais visible dans les statistiques publiques. Plusieurs publications en font état17. Les subventions sont éligibles pour la construction de bâtiments de 15 UGB (unité gros bétail) minimum18 à hauteur de 40 % pour une construction atteignant au maximum 30 000 francs. Les effets sont immédiats : partout la demande est forte et les agriculteurs s’engagent dans la construction de structures adaptées. En Provence, pour des bergeries comme dans les fermes des Ardennes, les constructions agricoles aux formes, aux volumes et aux coloris standardisés sortent de terre. Pour les observateurs, les nouveaux bâtiments sont la clé d’une agriculture tournée vers la productivité. Quand certains géographes s’inquiètent de l’impact paysager de ces constructions industrialisées qui nient toute spécificité régionale ou locale, d’autres comme Pierre Brunet s’alarment de l’abandon du bâti ancien :
« Que va-t-il advenir des trois cent mille à cinq cent mille bâtiments d’exploitation qui doivent encore être abandonnés ?19 »
16Mais au moment où l’agriculture incarne le renouveau économique des campagnes, la dimension productive l’emporte sur toute autre considération. La politique de soutien à la construction agricole commencée à la fin des années 1960 s’est inscrite durablement dans le temps. Le soutien à l’immobilier agricole est devenu élément d’accompagnement des politiques publiques à la mise en place d’une agriculture productiviste. Le tableau récapitulatif ci-dessous illustre cette continuité.
Cinquante années de soutien public à la construction agricole.
1966 | Décret du 25 mai. Subvention des bâtiments de 15 UGB minimum à hauteur de 40 % pour une construction atteignant au maximum 30 000 francs. |
1971 | Le barème des subventions à la construction neuve change pour un forfait par animal logé et par type de production : 500 francs par vache laitière ou à viande, 150 francs par brebis laitière, 120 francs par brebis à viande. Des montants supérieurs sont alloués aux constructions de montagne (ex. : 1 500 francs pour une vache laitière). |
1974 | Suppression des subventions en dehors des zones de rénovation rurale. Possibilité d’emprunt dans le cadre de « prêts spéciaux d’élevage ». |
1977 | Le forfait de la subvention par animal logé est abandonné. Désormais, un plafond de dépense est fixé et une différence introduite entre les exploitations inscrites dans un plan de développement de celles qui ne le sont pas. |
Après 1978 | Les zones de plaine sont exclues des subventions. Ailleurs, elles sont plafonnées à 20 % des dépenses. La baisse du plafond de subventionnement est compensée, dans les zones rurales fragiles et les zones de montagne, par une subvention du Fidar (Fonds interministériel de développement et d’aménagement rural). |
Dans le cadre de la décentralisation, le soutien à la construction agricole apparaît clairement comme une priorité pour certaines régions. En Midi-Pyrénées, la convention État-Région (1982-1983) comporte un plan de relance des bâtiments d’élevage qui en fait une priorité pour le développement agricole régional. | |
1993-2012 | Adoption du Plan de maîtrise des pollutions d’origine agricole (PMPOA) dont l’objectif est d’accompagner les éleveurs par le financement de diagnostics et de travaux permettant de mettre les élevages aux normes environnementales concernant la ressource en eau. En 2002, une seconde phase du Programme de maîtrise des pollutions liées aux effluents d’élevage (PMPLEE) est adoptée (décret no 2002-26 du 4 janvier 2002) et couramment nommée PMPOA 2. Selon les secteurs géographiques, ce programme s’est achevé soit en 2009, soit en 2012. |
1er janv. 2005 | Adoption d’un plan de modernisation des bâtiments d’élevage (PMBE) qui vise à conforter les exploitations sur le plan économique dans un contexte d’adaptation à la réforme de la PAC et, d’une façon générale, à favoriser l’adaptation des filières d’élevage. |
1er janv. 2015 | Le Plan de modernisation des bâtiments d’élevage (PMBE) est remplacé par le Plan pour la compétitivité et l’adaptation des exploitations agricoles (PCAE). |
Doc. P. Madeline.
17Dans le contexte des débuts de la PAC, la finalité du soutien public à la construction suivait une finalité productive unique. Quelques décennies plus tard, dans un contexte agricole et rural profondément transformé, les objectifs de productivité restent des éléments moteurs pour la construction de bâtiments d’élevage. Mais le nouveau contexte social et économique des campagnes réévalue la place de la construction agricole dans des espaces devenus multifonctionnels.
Le logement des animaux dans des campagnes multifonctionnelles
18Dans les années 1970, l’amorce d’un retour des populations urbaines vers leurs périphéries et la confirmation du phénomène les décennies suivantes ont permis de rompre avec un exode rural séculaire. L’agriculture s’inscrit dans des campagnes multifonctionnelles, c’est-à-dire des campagnes où l’agriculture n’est plus qu’une composante parmi d’autres des réalités sociales, économiques et spatiales. Si elle reste une composante majeure des ressources productives des campagnes, les fonctions résidentielles et touristiques de même que les fonctions de nature construisent de nouveaux rapports des sociétés à l’espace. Leurs effets sur la construction agricole sont indéniables.
Le renouvellement des constructions : priorité à des considérations productives
19La dynamique de construction agricole est d’abord le reflet de l’évolution des structures d’exploitation. Partout, un même constat s’impose : quelles que soient les orientations de production, les dernières décennies se caractérisent par l’agrandissement des structures. Dans un mouvement qualifié de « concentration » des exploitations, on assiste à la diminution du nombre de structures et, dans le même temps, à l’agrandissement de celles qui subsistent. Les effets sur la construction sont directs : dans des structures de plus en plus grandes, les besoins en bâtiments répondent à différentes obligations : des bâtiments pour loger les animaux, des bâtiments pour abriter le fourrage mais aussi le matériel. L’essor des stabulations pour les troupeaux laitiers ou à viande, comme le renouvellement des poulaillers et des porcheries accompagnent l’agrandissement et la spécialisation des structures d’exploitation. La dynamique de construction est donc une réponse à des considérations productives. Ainsi, des structures adaptées autorisent une motorisation des tâches qui réduit la peine au travail et libère l’éleveur pour d’autres tâches. Elles améliorent les conditions de logement des animaux dont les effets bénéfiques sur les conditions sanitaires sont attestés20. Elles ont aussi des conséquences sur la productivité qui bénéficie de meilleures conditions de logement. Mais au-delà de ces considérations productives, la dynamique de construction obéit à de nouvelles exigences.
Des constructions agricoles au cœur des campagnes résidentielles
20Si le moteur de la construction agricole reste la dimension productive, d’autres aspects ne peuvent plus être ignorés dans l’analyse de la dynamique de construction. Dans des campagnes devenues résidentielles et pour certaines récréatives, de nouvelles préoccupations accompagnent la construction agricole.
21Parmi ces préoccupations, il faut citer en premier lieu le respect des règlements d’urbanisme qui prévaut pour l’ensemble des constructions nouvelles mais qui, pour l’activité agricole, présente des aspects singuliers. Au-delà des servitudes légales (risques naturels et inscrits, passages de réseaux) et du respect des distances par rapport aux routes, aux limites de propriétés, les obligations d’alignement, la prise en compte de la proximité des tiers, la spécificité des constructions nécessitent le visa d’un architecte pour les constructions à usage agricole de plus de 800 m². En même temps, des considérations paysagères et environnementales encadrent l’immobilier agricole plus particulièrement pour l’élevage : le respect de la distance aux cours d’eau, des sources, des puits et des captages d’eau ; respect de la hauteur des constructions et avis sur leur aspect extérieur. L’ensemble des éléments réglementaires inscrivent bien la construction agricole dans un cadre social et environnemental renouvelé. Dans cette perspective, l’outil de travail est un lieu de vie et un outil de production, c’est aussi un lieu de vie des animaux dont l’empreinte dans le paysage est marquante, c’est enfin un objet qui doit répondre à des attentes multiples : des attentes productives, paysagères et environnementales.
22Le constat n’est pas nouveau. Très tôt, les géographes ont mis en avant les effets paysagers générés par les nouvelles constructions : la forme, le volume des bâtiments, la couleur des matériaux utilisés21. Le constat d’une standardisation des constructions agricoles a généré un vocabulaire de la répulsion et de la banalisation paysagère22. Étant donné l’importance de l’approche paysagère chez les géographes ruralistes, toute une génération de chercheurs, spectatrice de la mise en chantier de bâtiments standardisés, a dénoncé le délitement de l’ancien ordonnancement du bâti jusqu’à en réduire l’intérêt géographique. C’est dans ce contexte que la France a connu sa plus grosse vague de construction agricole. La répartition des constructions cartographiées pour la période 1980 et 2002 montre bien l’ubiquité du phénomène23. On a construit partout, mais plus encore dans les zones d’élevage. Parmi celles-ci, on identifie bien l’ouest de la France et dans une moindre mesure, les montagnes fromagères de moyenne et haute altitudes.
23Le constat répond bien à une double nécessité : le besoin en abri pour le cheptel et le stockage du fourrage et du matériel dans des structures qui s’agrandissent. Une partie de cette dynamique est à mettre à l’actif d’une mesure réglementaire. L’adoption d’un Plan de maîtrise des pollutions d’origine agricole (PMPOA) plus simplement appelé « mise aux normes des bâtiments d’élevage » a largement contribué à ce constat. Si le lien entre la mise aux normes et la construction n’est pas direct, les aides publiques réservées à la mise aux normes des bâtiments ont encouragé, dans de nombreux cas, des investissements beaucoup plus importants de la part des éleveurs pour la construction de bâtiments neufs. De façon indéniable, l’incitation financière à la mise aux normes a été un encouragement pour les éleveurs à se doter d’un outil de travail performant. Mais cette incitation, justifiée par des raisons environnementales et productives, a conduit bon nombre d’entre eux à un niveau d’emprunt qui a pu se révéler insupportable, et conduire à des catastrophes, lors de la crise du lait de 2009. Après la phase initiale du PMPOA puis son prolongement, les subventions publiques à la construction se sont poursuivies. Avec le Plan de modernisation des bâtiments d’élevage de 2005 destiné à soutenir des investissements lourds, la compétitivité des structures est mise en avant. Enfin, depuis 2015, un Plan de compétitivité et d’adaptation des exploitations agricoles poursuit le soutien à la construction. Il vise en priorité les activités d’élevage particulièrement touchées par la crise économique. Toutes ces initiatives illustrent bien l’importance de la dimension constructive de l’agriculture, et spécifiquement des activités d’élevage.
24La dynamique de construction agricole obéit à plusieurs types de considérations. Elles sont d’abord liées à l’activité agricole. Les aspects démographiques et structurels comme l’agrandissement des structures et leur spécialisation ou encore l’évolution des techniques de production ont des conséquences directes sur l’évolution du bâti. Elles sont aussi le reflet des transformations démographiques et sociales des campagnes. La prise en compte de plus en plus importante des activités d’élevage sur l’environnement explique l’épisode massif de construction des dernières décennies du xxe siècle. Les aides financières destinées à la mise aux normes de bâtiments d’élevage ont en effet déclenché, indirectement, une vague de constructions sans précédent. Dans des campagnes de moins en moins peuplées d’agriculteurs, la construction agricole obéit donc à de nouvelles fonctions : aux fonctions productives se greffent des fonctions résidentielles et environnementales dont l’incidence ne doit pas être négligée.
Bibliographie
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10.3406/noroi.1969.1661 :Notes de bas de page
1 P. Martin (de), La maison rurale des hautes terres d’Auvergne sud orientale.
2 A. Demangeon, « L’habitation rurale en France. Essai de classification des principaux types », p. 352-375 ; « Un questionnaire sur l’habitat rural », p. 289-292 ; « Essai d’une classification des maisons rurales », p. 44-48.
3 R. Livet, Les nouveaux visages de l’agriculture française.
4 J. Pitié, « Pour une géographie de l’inconfort des maisons rurales », p. 461-490.
5 R. Brunet, Les campagnes toulousaines. Étude géographique, p. 433-454.
6 Ministère de l’Agriculture. Enquête sur les bâtiments d’habitation et d’exploitation agricoles (1965-1966), 209 p.
7 Ibid, Introduction, p. 1.
8 Ministère de l’Agriculture. Enquête sur les bâtiments d’habitation et d’exploitation agricoles (1965-1966).
9 J. Boichard, L’Élevage bovin en Franche-Comté, p. 472.
10 J. Bérenguer, De l’Ardenne à l’Argonne. Progrès et régressions dans le monde agricole, p. 250 à 291.
11 J. Bonnamour, Le Morvan. La terre et les hommes. Essai de géographie agricole, p. 157 et 159.
12 A. Frémont, L’élevage en Normandie. Étude géographique, p. 217.
13 J. Dufour, Agriculture et agriculteurs dans les campagnes mancelles. Le devenir des régions agricoles, p. 158.
14 Ibid.
15 G. Macé, Un département rural de l’Ouest. La Mayenne, p. 451.
16 Comme le montrent des clichés pris par J.-P. Moreau, La Vie rurale dans le Sud-Est du Bassin parisien entre les vallées de l’Armançon et de la Loire, planche XXX a.
17 A. Delamarre, « Les bâtiments modernes d’élevage en France », p. 139-158.
18 L’unité de gros bétail (UGB) est une variable créée à partir de coefficients permettant de comparer entre eux les différents animaux et de les additionner. Ex. une vache laitière = 1 UGB ; une brebis-mère d’un an = 0,15 UGB.
19 P. Brunet, Atlas des paysages de France, p. 165.
20 V. Courbalay, M.-C. Meunier-Salaün, A. Dubois, M.-E. Caille, V. Michel, Les outils d’évaluation et de gestion du bien-être en élevage : quelles démarches pour quels objectifs ?, p. 253-260.
21 R. Calmès, Les campagnes des Ségalas et du Lévezou. Développement et progrès agricoles, p. 138.
22 P. Madeline, Construction agricoles d’hier et d’aujourd’hui. Essai de géographie sociale.
23 P. Madeline, « L’évolution du bâti agricole en France métropolitaine : un indice des mutations agricoles et rurales », p. 33-49.
Auteur
Professeur de géographie, université de Caen-Normandie, Laboratoire ESO - Caen - UMR Espaces et SOciétés 6590 – CNRS
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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2016