Les références à l’antique dans les inscriptions monumentales mésopotamiennes
p. 87-95
Résumé
En Mésopotamie, aux iie et ier millénaires av. J.-C., l’écriture monumentale est presque exclusivement archaïsante. Dans cet article, l’auteur s’interroge sur ce savoir paléographique enseigné par les anciens scribes mais aussi sur l’usage qu’ont pu en faire les commanditaires de ces inscriptions « à l’antique » aussi bien dans la production de monuments s’inscrivant dans une tradition légitime que dans celle de faux.
Texte intégral
Les rois archéologues
1On donne parfois aux rois babyloniens du ier millénaire av. J.-C. le surnom d’« antiquaires »1 : non seulement ils déterrent des traces du passé lors de travaux de rénovation ou de construction, mais ils ont parfois procédé à de véritables campagnes de fouilles en vue de retrouver des témoignages du passé. Ces campagnes avaient d’ailleurs parfois lieu à la suite de mises au jour accidentelles. Cet intérêt pour le passé est bien attesté pour Nabopolassar (à la fin du viie siècle avant Jésus Christ) et Nabuchodonosor II (début vie siècle), mais c’est surtout sous le dernier roi babylonien, Nabonide (milieu du vie siècle), que l’on connaît de telles entreprises. Dans des bâtiments datant du règne de ce dernier, on a mis au jour des objets plus anciens, soigneusement conservés parmi des objets contemporains, reliques précieuses d’un glorieux passé. De même, dans des bâtiments plus anciens, des traces de fouilles corroborent les dires de ce roi qui affirme avoir dégagé d’anciennes ruines.
2Mais ces rois ne se contentèrent pas de mettre au jour d’anciennes inscriptions, ils les font copier, et les archivent avec leurs propres œuvres. Certains rois se vantent d’être capables de lire ces textes antiques comme le roi assyrien Assurbanipal (milieu viie siècle) :
« J’ai appris ce qu’a apporté aux hommes le sage Adapa, les précieuses connaissances cachées de toute la science écrite ; j’ai été initié aux (textes) de présages du ciel et de la terre, je m’y suis adonné dans la compagnie des savants ; je suis capable de discuter la série (divinatoire) hépatoscopique avec les plus éminents spécialistes de la lécanomancie. Je résous les divisions et les multiplications embrouillées qui défient l’entendement. J’ai réussi à lire l’ingénieux sumérien et l’obscur akkadien, difficile à bien comprendre. Je suis capable de déchiffrer le mot à mot des pierres inscrites d’avant le Déluge, qui sont hermétiques, sourdes et emmêlées. »2
3Dans ces paragraphes, le roi se présente donc comme un érudit complet : formé dans toutes les sciences de l’ancienne Mésopotamie, jusqu’aux écritures les plus anciennes et les plus obscures. Mais pourquoi se vante-t-il d’avoir compris des inscriptions anciennes, quelles en sont les difficultés ? Et quels sont les enjeux de cette connaissance ?
4Si Nabonide, dernier roi d’une Babylonie quelque peu déclinante, qui fouille et conserve précieusement les témoignages d’un passé glorieux, se présente comme un véritable chant du cygne, il n’en va pas de même pour le roi assyrien Assurbanipal en pleine gloire de l’Assyrie. Dans les rapports aux antiquités, et à la production d’antiques, entretenus par des rois et des érudits, on découvre des motivations différentes.
Histoire de l’écriture cunéiforme
5Tout d’abord, avant de parler de rapport à l’antique, il nous faut définir ce que l’on entend par antique. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’antique dans les inscriptions babyloniennes et assyriennes et nous ferons dans un premier temps, un rappel très rapide de l’histoire de l’écriture mésopotamienne3.
6L’histoire de l’écriture mésopotamienne nait dans le Sud mésopotamien, à la fin du ive millénaire : elle est le véhicule d’une administration, devenue de plus en plus complexe, avec la formation des premières grandes villes… Après une succession de changements profonds, parfois de réformes importantes, après une vie de plus de trois millénaires, elle disparaît, le document le plus récent étant daté du ier siècle après notre ère.
7L’écriture mésopotamienne est d’abord pictographique, elle se présente comme des représentations plus ou moins figurées de mots et d’idées. Ces signes sont d’abord tracés dans l’argile, au moyen d’une pointe, mais rapidement, la technique change et l’on inscrira désormais les signes en imprimant un stylet de roseau dans l’argile, ce qui va donner à ces signes des formes de plus en plus abstraites, en forme de clous, dits « cunéiformes », s’éloignant des dessins d’origine. Les signes sont d’abord tracés dans des cases où l’harmonie de la présentation l’emporte souvent sur la syntaxe et le « bon ordre » des mots. Le support de prédilection de cette écriture est donc l’argile, et plus particulièrement la tablette d’argile, mais très tôt cette écriture, au départ outil de l’administration des villes sumériennes, va être détournée et utilisée dans la production d’objets de prestige : stèles, vases en métal précieux, reliefs de toutes sortes, statues et sceaux-cylindres… Sur ces nouveaux supports, elle va peu à peu se figer pour se distancer de l’écriture cursive contemporaine visible sur les tablettes.
8Pour ce qui est de l’écriture, une réforme très importante eut lieu au cours de la troisième année du règne d’un roi sumérien dénommé Šu-Suen (à la toute fin du iiie millénaire) : ces réformes allaient de pair avec de profonds remaniements dans l’administration, le calendrier, etc. Cette période a été suivie d’une succession de changements dans l’écriture au tournant de 2000 : entre la période de la 3e dynastie d’Ur, fin iiie millénaire, et la période de la 1re dynastie de Babylone, dite paléobabylonienne. Contrairement aux changements opérés pendant la période d’Ur III, presque exclusivement d’ordre orthographique, ceux survenus au cours de la période paléobabylonienne sont d’ordre graphique, avec apparition d’une distinction entre écritures monumentale et cursive4.
9Pour certains chercheurs, les changements culturels survenus à la suite de la chute de l’empire d’Ur III entrainent trois faits importants : une fragmentation politique, une nostalgie idéologique et la disparition du sumérien comme langue vivante. Ce sont ces trois développements qui seraient à l’origine de l’apparition d’une nouvelle classe de scribes fiers de leur art, désireux d’expérimenter et ayant un fort intérêt pour l’histoire de leur discipline.
10Lors de la période suivante, celle que nous appelons « la première dynastie de Babylone », et le règne du grand Ḫammurabi, au xviiie siècle, les scribes babyloniens – de langue donc akkadienne – apprennent le sumérien, langue savante mésopotamienne qui leur était étrangère, mais faisait partie intégrante de leur cursus de scribes, et ne cessent par la suite de copier les textes littéraires sumériens, voire d’en composer. Cette importance de l’ancienne culture sumérienne et cet apprentissage de la langue sumérienne se poursuivront tout au long des deux millénaires qui suivent, jusqu’aux dernières années de l’existence de l’écriture cunéiforme et de la culture mésopotamienne. Cela explique pourquoi, au viie siècle av. J.-C., le roi assyrien Assurbanipal s’enorgueillit de savoir lire l’ingénieux sumérien et l’obscur akkadien.
11L’écriture lapidaire est déjà archaïsante au début du iie millénaire av. J.-C., chez les Assyriens dès le xixe siècle5, peut-être même plus tôt. Sur les sceaux-cylindres qui, à cette époque, jouent auprès des élites un rôle comparable à un cachet… et parce que l’écriture même véhiculait un certain prestige culturel, on voit des inscriptions « archaïsantes » présentant un cunéiforme plus proche de celui attesté lors de la période précédente que contemporaine.
12Au xviiie siècle, avec le règne de Ḫammurabi, des intellectuels copient des textes non seulement en langue sumérienne, mais aussi parfois en écriture archaïsante sur tablette. Cette écriture se présente comme le fier héritier de l’écriture de l’époque d’Ur III, et dès lors, sera employée comme écriture de prestige, écriture lapidaire et monumentale. Il ne s’agit sans doute pas ici d’une permanence due au support comme on le présente souvent, mais plutôt d’une tradition figée en ce début du IIe millénaire qui marque l’âge d’or de la civilisation babylonienne ; le code de Ḫammurabi était encore copié au ier millénaire…
13Le célèbre « code de Ḫammurabi » présente une inscription dans une écriture lapidaire qui se distingue nettement de l’écriture cursive contemporaine, attestée sur argile. Les signes sont disposés dans des colonnes et dans des cases à la façon ancienne, mais sont en réalité écrits dans un ordre strict, où les phrases sont écrites en ligne de gauche à droite, comme il se doit dans l’écriture cunéiforme contemporaine. La graphie elle-même renvoie à l’époque d’Ur III et à la fin du IIIe millénaire. L’apparence donnée, tant par la graphie que par la mise en page, renvoie donc à une période ancienne, inscrivant ainsi ce monument dans une tradition : le texte lui-même, un code de lois, renvoie à un genre textuel attesté sous l’époque d’Ur III.
14C’est cette même écriture, faisant référence à l’époque d’Ur III, qui sera utilisée jusque sous Nabonide au vie siècle dans les inscriptions monumentales.
Écriture archaïsante ou écriture archaïque ? problèmes de méthodologie
15Il est souvent délicat pour les chercheurs modernes de distinguer l’écriture archaïsante de l’écriture archaïque. Certains scribes vont parfois intentionnellement donner un air ancien, même sur tablette d’agile, à une composition plus récente.
16On peut citer l’exemple d’une prière à Ištar, la déesse de la guerre et de l’amour : datée paléographiquement et linguistiquement de la période paléobabylonienne (xviiie siècle), d’après l’usage de quelques signes marqueurs, cette tablette a probablement été composée quatre ou cinq siècles plus tard au cours de la période appelée kassite6.
Historique de notre propre vision de l’écriture archaïque/archaïsante
17Pour nous modernes, la distinction entre écriture archaïque et archaïsante s’est faite assez tard. Si le cunéiforme était définitivement déchiffré en 1857, il faudra attendre encore 30 ans pour que les assyriologues établissent des tables paléographiques distinguant les différentes étapes de l’écriture cunéiforme.
18En 1898, François Thureau-Dangin écrivait :
« De nos jours, l'écriture archaïque a d'abord été connue principalement par les inscriptions archaïsantes de la basse époque. C'est un texte de Nabuchodonosor (commencement du vie siècle) et un autre de Samsi Rammân (fin du ixe siècle) qui ont fourni la plupart des formes archaïques contenues dans les syllabaires de Menant, Lenormant ou Delitzsch. Les découvertes de M. de Sarzec à Telloh firent, pour la première fois, connaître des inscriptions étendues ayant un caractère franchement archaïque. Amiaud, qui entreprit, avec une singulière pénétration, l'étude des documents mis au jour pendant les premières campagnes de fouilles, porta ses recherches principalement sur l'écriture de l'époque de GU-DE-A, et en consigna les résultats dans son Tableau comparé des écritures babylonienne et assyrienne. »7
19Dans ce syllabaire d’un nouveau genre publié par Amiaud et Méchinau8, on trouve, à côté de chaque signe, les références au texte, le plus souvent avec datation. Fossey, dans son syllabaire en quatre fascicules de 19269, reprend le principe de ce syllabaire et son ouvrage reste à ce jour le plus complet et le plus précis. Les manuels habituellement utilisés aujourd’hui sont davantage destinés à la pédagogie et à la reconnaissance des signes et/ou des valeurs des signes10.
20On trouve maintenant des syllabaires spécifiques de telle ou telle période ancienne, c’est-à-dire des répertoires de signes archaïques, mais depuis qu’on a établi la distinction archaïque-archaïsant, aucune étude systématique du cunéiforme archaïsant n’a été entreprise. On ne trouve aucun syllabaire11. Il s’agit pourtant de tout un pan de l’histoire de la paléographie cunéiforme qui est négligé, celle de l’écriture de prestige.
Transmission du savoir
21Si les érudits modernes négligent cette connaissance, il n’en va pas de même pour ceux des iie et ier millénaires av. notre ère qui consignaient ce savoir dans des tablettes de bibliothèque, à usage pédagogique. En effet, dès la deuxième moitié du IIe millénaire, on voit apparaître, parmi les corpus scolaires, des listes dites paléographiques, listes que l’on retrouvera jusqu’à la fin du Ier millénaire.
22Ces listes apparaissent au xiiie siècle avant J.-C.12 en trois lieux13 : Assur, Emar et Ougarit – ces deux dernières villes se trouvant en Syrie où le babylonien, lingua franca de l’époque, était écrit avec l’écriture cunéiforme, et utilisé dans tous les domaines mais restait cependant une langue étrangère. Ces listes paléographiques revêtent différentes formes et enregistrent des informations de niveaux divers.
23Les listes du iie millénaire se présentent ainsi : à côté de la version « moderne » d’un signe, le scribe a inscrit une ou plusieurs formes archaïsante(s)14. Ces formes archaïsantes se réfèrent plus ou moins à de véritables formes archaïques. Prenons l’exemple du signe BI (employé pour noter notamment les syllabes /bi/, ou /pi/, aussi bien que le mot « bière », etc.). Dans un des manuscrits mis au jour à Ras Shamra – ancienne Ougarit sur la côte méditerranéenne syrienne –, on observe que 3 formes sont similaires à certains exemples datant du début du IIe millénaire (5 siècles plus tôt) mais d’autres rappellent plus certainement des textes datant de la troisième dynastie d’Ur (fin IIIe millénaire).
24Le signe ḪA, utilisé notamment pour noter la syllabe /ḫa/ mais aussi le mot « poisson » montre des variations considérables, mais aucune de ces formes paléographiques recopiées par les signes du xiiie siècle ne semble véritablement attribuable à une tradition particulière d’après les listes de signes connues aujourd’hui.
25Si ces listes apparaissent à la fin du IIe millénaire, et plus particulièrement en périphérie de la Babylonie – même si l’on trouve peut-être quelques exemples contemporains ou légèrement plus tardifs à Babylone –, on peut se demander s’il y a eu une conscience de la perte du savoir paléographique, et s’il devenait nécessaire de l’enregistrer et de l’enseigner.
26Parallèlement, si dans la glyptique les inscriptions sont, de tout temps en Babylonie, presque systématiquement archaïsantes, on trouve dès le milieu ou la fin du xive siècle et de façon bien établie au xiiie siècle, des sceaux syriens inscrits en cunéiforme moderne. La glyptique assyrienne montre elle aussi une évolution parallèle dans l’emploi d’une écriture moderne à partir du xive siècle et définitivement moderne au milieu du xiiie siècle, le « savoir paléographique » s’étant peut-être en partie perdu ou passé de mode15. En Babylonie au contraire, cette période du Bronze récent (seconde moitié du IIe millénaire av. J.-C.) affiche un archaïsme souvent outrancier non seulement dans les inscriptions monumentales mais aussi dans les textes en écriture cursive.
27Après la chute du premier empire de Babylone, au xviie siècle, et une période obscure peu documentée, on retrouve en Babylonie, dans la seconde moitié du iie millénaire, une nouvelle dynastie émanant de populations kassites, de culture et de langue non babyloniennes. Cette période est marquée par une mise en valeur de la culture babylonienne plus ancienne, avec rattachement à la culture littéraire et érudite (aussi visibles dans les textes eux-mêmes que dans la paléographie16) babylonienne traditionnelle : les érudits kassites sont plus babyloniens que les Babyloniens, ce qui n’est guère surprenant si l’on considère leur besoin de légitimer leur position. Ils se sont acculturés au point que nous ignorons presque tout aujourd’hui de la langue kassite : nous connaissons seulement partiellement leur langue par l’onomastique, attestée dans les textes de la pratique et une liste scolaire.
28Pour le premier millénaire, on a mis au jour des listes paléographiques en Assyrie aussi bien qu’en Babylonie. La démarche assyrienne va cependant changer. Les scribes enregistrent toujours des formes graphiques « à l’ancienne », rappelant Ur III et la fin du IIIe millénaire, mais on voit apparaître deux nouveaux types de listes. Certaines présentent désormais des formes plus anciennes : au lieu des formes rappelant Ur III et l’écriture monumentale mésopotamienne utilisée depuis des siècles, on trouve des formes rappelant le cursif babylonien de l’époque de Ḫammurabi (xviiie siècle). Mais surtout, de nouvelles listes apparaissent, où les scribes remontent le temps, inscrivant ce qu’ils pensent avoir été des formes plus anciennes de l’écriture, voire originelles.
Usage de ces listes
29Certaines de ces listes du Ier millénaire présentent une forme se référant au xviiie siècle et une forme archaïque qui auraient pu être utilisées. On peut citer par exemple un cylindre datant de la période babylonienne tardive (VA 3117) écrit dans un ductus paléobabylonien parfait : texte comme écriture témoignent d’une véritable connaissance de l’ancien et de la volonté, au-delà des inscriptions monumentales, de légitimer des inscriptions en les inscrivant (à tous les niveaux) dans une tradition antique17.
La production de faux dans l’antiquité
30L’historienne de l’art Irene Winter s’interroge sur les motivations des rois « archéologues »18. Elle voit dans ce phénomène une analogie avec notre propre expérience moderne des fouilles archéologiques où les découvertes entraînent inévitablement différentes étapes : la découverte d’objets anciens, auxquels on accorde une certaine valeur comme témoins d’un « vrai passé », et enfin, ces trouvailles entrainent la production de faux, même si c’est probablement à des fins moins commerciales19.
Le « monument cruciforme »
31Il s’agit sans doute du plus fameux faux connu de l’histoire mésopotamienne :
« C’est une petite histoire à propos de name dropping dans l’ancienne Mésopotamie, à propos d’une intéressante perversion de l’histoire qui a utilisé deux noms anciens fameux pour arnaquer un roi chaldéen. »20
32C’est ainsi que M. Powell caractérise le « Monument cruciforme ». Si cet objet présente une paléographie « akkadienne », ou plus justement « akkadisante » (du xxive siècle), il a été trouvé en contexte néo-babylonien et daterait soit de la période paléobabylonienne, soit de la période néobabylonienne (avec un millénaire d’écart entre les deux dates proposées). D’après Powell, cet objet a été confectionné pour duper Nabonide et est probablement l’œuvre de hauts responsables du temple de l’Ebabbar, à Sippar. De bons arguments permettent de penser que ce faux date de l’époque de Nabonide, au Ier millénaire av. J.-C.21.
33Les motivations des faussaires ne relèveraient pas ici de l’image traditionnelle de la période des rois chaldéens caractérisée par un développement des recherches archéologiques, au service d’une passion pour un prestigieux passé. Ces faux n’avaient pas nécessairement pour origine la cour royale mais plutôt l’élite urbaine en fonction des intérêts de ces individus.
34Pour Irene Winter, si le but de Nabonide – ou de son scribe – était de valider son règne par des références à une glorieuse tradition, les modèles dont il disposait, qu’ils soient archaïques (les véritables antiques mis au jour dans les fouilles) ou archaïsants (comme le monument cruciforme), ont pu l’aider dans sa tentative de construire ou reconstruire la grandeur de Babylone. Comme elle le fait remarquer cette stratégie n’est pas propre à la Mésopotamie et se retrouve sans doute en bien des endroits.
Des inscriptions archaïsantes, pour quoi et pour qui ?
35Finalement on peut s’interroger sur l’image perçue par les spectateurs face à ces inscriptions archaïsantes. Francis Joannès souligne à propos des briques inscrites que :
« S’il s’agit d’une écriture “publique”, ce n’est (…) pas une écriture lisible ni visible » car les « inscriptions ne sont normalement pas visibles, puisque très souvent placées sur la partie inférieure des briques. »22
36À ce problème s’ajoute le fait que ces inscriptions sont la plupart du temps rédigées en caractères archaïsants et que seuls quelques érudits pouvaient lire ce type d’écriture. Pour l’auteur, il s’agit :
« D’une forme indirecte d’écriture du pouvoir et de manifestation de l’action royale : la plupart du temps non visible, destinée comme les documents de fondation à une lecture divine symbolique, elle ne fournit que peu de renseignements sur les actions du souverain. »
37On peut parfois entrevoir l’objectif de certains rois usant de tous les moyens à leur disposition pour afficher un message, d’autant plus visible que le texte reste illisible pour la plupart, même pour les scribes qui n’avaient généralement pas les moyens de comprendre les textes archaïsants exposés sur les monuments.
38Prenons ici l’exemple d’Idrimi, petit roi syrien du xve siècle qui tente de se donner une légitimité en se créant un passé historique avec un récit construit de héros fondateur de dynastie23. Si la statue qu’il a fait réaliser présente une iconographie syrienne, dans son souci de s’imposer comme souverain légitime en Syrie, il a fait conter son histoire à la façon de tout grand dynaste mésopotamien et a fait inscrire ce récit sur la statue même. Pour renforcer cette impression de légitimité, il a fait inscrire cette « geste » en langue babylonienne (que lui-même ne devait pas comprendre) et en caractères archaïsants. Il faut avouer que le résultat reste assez pauvre : le texte est dans un mauvais babylonien et la graphie archaïsante très « farfelue ».
39Cependant, le résultat pour le lecteur non éclairé est évident : une statue à son effigie porte un texte inscrit, ce qui est en soi prestigieux, à la façon des grands monarques mésopotamiens. Les inscriptions monumentales néo-assyriennes du Ier millénaire affichent bien souvent une graphie nouvelle et presque « carrée » et il est vrai que ces inscriptions, à l’inverse de toute tradition babylonisante et archaïsante, présentent une image totalement différente.
40Jean Nougayrol écrivit à propos de ces Néo-Assyriens qu’étant :
« Plus riches de projets que de souvenirs, (ils) assujettissent peu à peu leurs signes à une sorte de discipline militaire, qui fait “rentrer dans le rang” les éléments les plus capricieux : c’est le triomphe des parallèles et des angles droits. »24
41C’est en revanche sur un monument dont la forme rappelle une longue tradition venant du sud de la Mésopotamie et dans une graphie des plus conservatrice et archaïsante, et surtout se rattachant à la tradition babylonienne la plus classique, qu’Assarhaddon, à la suite du choc ressenti par les Assyriens après la destruction – impardonnable – de Babylone par Sennacherib, fait rédiger un texte décrivant comment il fit reconstruire Babylone 11 ans après, justifiant dans ce style légitime babylonien comment par un « pied de nez » (il lui suffisait de supposer d’intervertir l’ordre des signes) il a fait reconstruire cette grande capitale 11 ans après malgré le veto de son père qui condamnait Babylone a ne pas être reconstruite avant 70 ans.
42Même les rois assyriens les plus modernes, affirmant bien souvent une distance avec l’antique tradition babylonienne, ont su jouer de l’impact visible d’une écriture chargée d’histoire.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour une présentation détaillée et la bibliographie, voir I. Winter, « Babylonian archaeologists of the(ir) Mesopotamian past », p. 461s.
2 Traduction de R. Labat, « L’écriture cunéiforme et la civilisation mésopotamienne », p. 536-537.
3 Pour une synthèse récente et la plus complète, cf. C. Woods, G. Emberling et E. Teeter, Visible language : inventions of writing in the ancient Middle East and beyond.
4 N. Veldhuis, « Cuneiform : changes and development ».
5 M. Eppihimer, « Representing Ashur : the old assyrian ruler’s seals and their Ur III prototype ».
6 B. Foster, « Late babylonian schooldays : an archaizing cylinder », p. 79.
7 F. Thureau-Dangin, Recherches sur l’origine de l’écriture cunéiforme, p. vi.
8 A. Amiaud et L. Méchineau, Tableau comparé des écritures babylonienne et assyrienne archaïques et modernes avec classement des signes d’après leur forme archaïque.
9 C. Fossey, Manuel d’assyriologie : fouilles, écriture, langues, littérature, géographie, histoire, religion, institutions, art. Évolution des cunéiformes.
10 Et l’on peut citer les deux principaux : R. Labat et F. Malbran-Labat, Manuel d’épigraphie akkadienne (6e éd.), particulièrement précieux pour l’identification des signes, et R. Borger, Mesopotamisches Zeichenlexikon, plus utile pour les valeurs des signes et la bibliographie relative à ceux-ci.
11 Le seul chercheur s’étant véritablement intéressé à la question est P. Daniels qui a publié deux brèves études où il s’interroge sur ce désintérêt des modernes pour cette recherche : P. Daniels, « What Do the “Paleographic” Tablets Tell Us of Mesopotamian Scribes’ Knowledge of the History of their Script ? » et « Cuneiform Calligraphy ». Pour des études plus ponctuelles, cf. M. Rutz, « Archaizing Scripts in Emar and the Diviner Šaggar-abu » et C. Roche-Hawley, « On the Palaeographic “Syllabary A” in the Late Bronze Age ».
12 On aurait peut-être un exemple datant de la fin de la période précédent mis au jour à Sippar, en Babylonie (non vu par l’auteur).
13 Et, sans certitude, peut-être à Babylone (non vu par l’auteur).
14 Cf. C. Roche-Hawley, « On the Palaeographic “Syllabary A” in the Late Bronze Age ».
15 Pour une synthèse, cf. C. Roche-Hawley, « Remarques sur la paléographie des sceaux d’Anatolie et de Syrie au Bronze récent ».
16 Comme le signale N. Veldhuis, il est parfois difficile de distinguer le cunéiforme babylonien d’époque kassite de celui de la période précédente : « The paleographic distinction between late Old Babylonian and Kassite is notoriously difficult. Many of our tablets use, in fact, (late) Old Babylonian sign forms »., N. Veldhuis, « Kassite Exercises : Literary and Lexical Extracts », p. 70.
17 B. Foster, « Late Babylonian schooldays : an archaizing cylinder », p. 81. D’après lui, la qualité paléographique est « so good as to deceive early masters like Schroeder and Deimel. »
18 I. Winter, « Babylonian archaeologists of the(ir) Mesopotamian past », p. 462 : « I am inclined to see the ruler’s engagement as a reflection of a joint political-cum-religious strategy Embedded within a system of beliefs that included the exposure of signs of the past as a means of serving divine intention. »
19 Ibid, p. 461-462.
20 M.A. Powell, « Narām-Sîn, son of Sargon : ancient history, famous names, and a famous Babylonian forgery », p. 20.
21 Voir en particulier Ibid. et E. Sollberger, « The cruciform monument », ainsi que le résumé de la discussion dans I. Winter, « Babylonian archaeologists of the(ir) Mesopotamian past », p. 467.
22 F. Joannès, « L’écriture publique du pouvoir à Babylone sous Nabuchodonosor II ».
23 Pour une nouvelle étude du texte, voir l’article de J.-M. Durand, « La fondation d’une lignée royale syrienne. La geste d’Idrimi d’Alalah », p. 94-150, qui n’a pourtant pas commenté la paléographie de ce texte. Pour celui-ci, on se réfèrera à l’édition de S. Smith, The statue of Idri-mi et l’étude de M. Dietrich et O. Loretz, « Die Inschrift der Statue des Königs Idrimi von Alalaḫ ».
24 Cité dans R. Labat, « L’écriture cunéiforme et la civilisation mésopotamienne », p. 534.
Auteur
Chargée de recherche - UMR 8167, Orient & Méditerranée, Mondes sémitiques
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016