Les questions de transmission posées par les associations mémorielles dans les dispositifs muséographiques
Résumé
L’élaboration de deux projets muséographiques liés à des conflits récents, autour de la Retirada d’une part et de la Résistance de l’autre, a mis en exergue un problème de transmission mémorielle. La rupture de transmission due à la disparition des témoins directs a imposé la recherche d’une place à assigner à d’autres acteurs de deuxième et troisième génération. Quel rôle accorder en particulier aux associations mémorielles, parfois puissantes et appuyées par le politique, face aux historiens dont elles contestent souvent le travail et la légitimité ? Force est de constater que la prise en considération des transmissions mémorielles pourrait venir éclairer les séquelles des conflits actuels. Comment garantir les conditions les mieux adaptées à cette transmission par la médiation du sensible et de l’émotion (deuil, résilience, fictions), incontournable, notamment en direction des jeunes publics ?
Texte intégral
1L’élaboration de deux projets muséographiques liés à des conflits, autour de la Retirada1 à Septfonds en Tarn-et-Garonne d’une part, et de la Résistance et la déportation en Haute-Savoie de l’autre, a mis en évidence un problème de transmission des connaissances portées jusqu’alors par les témoins directs. La rupture de transmission due à la quasi-disparition de ces témoins est venue interroger la place à accorder aux nouveaux interlocuteurs associatifs, positionnés comme les garants actifs et légitimes du « devoir de mémoire » dont ils se revendiquent.
Mettre la guerre en musée pour transmettre l’histoire et la mémoire
2Ces dernières années, le renouveau des musées liés aux guerres et conflits, ou la création de nouveaux dispositifs muséographiques, se sont opérés concomitamment à un renouvellement des membres des associations mémorielles. Pourtant, la place qui est accordée à ces associations, leur fonction traditionnelle de transmission de témoignages destinés aux jeunes générations a connu peu de changement. Dans le même temps, les historiens, les chercheurs, les enseignants, les conservateurs, puis les nouveaux intervenants que sont les muséographes, les scénographes, les médiateurs, ont fait évoluer leurs pratiques professionnelles, en accord avec l’actualisation de la connaissance scientifique, de la demande sociale et des publics. Dès lors, se pose la question du risque de décalage entre la place de ces associations mémorielles, généralement positionnées aux côtés des maîtres d’ouvrage publics, et les autres acteurs de l’histoire et de sa transmission. Or, la prise en compte des messages et valeurs portés par ces associations prend tout son sens à la lumière des conflits actuels, et bien plus encore dans la question qui émerge actuellement de la place à donner à la mémoire, l’expérience, l’émotion, que des thérapeutes comme Boris Cyrulnik éclairent et défendent. Dès lors, comment aborder ces transmissions mémorielles, en interaction avec la transmission de l’histoire et non en opposition ? Plusieurs expériences muséographiques ont nourri cette réflexion et permettent à présent de soumettre quelques évolutions questionnant cette forme de transmission.
Des musées pour des publics : de la réparation à la transmission
3Le choix délibéré de restreindre cette approche à notre cadre muséographique professionnel limite volontairement le contenu de cette analyse et mise en perspective ; elle a été formalisée pour répondre aux besoins d’une pratique concrète appelée par des réalisations de dispositifs muséographiques. Il s’avère nécessaire en préalable de qualifier ce que nous entendons par dispositifs muséographiques. Ces dernières années, l’évolution des musées liés à des conflits, et tout particulièrement à la Grande guerre2, l’ouverture de lieux de mémoire sous la forme de centres d’interprétation3, de parcours mémoire ou encore de réalisations multimédia ont remis le sujet des témoignages à l’ordre du jour. Parallèlement, la question des publics et tout particulièrement des jeunes et des visiteurs étrangers, ciblés par les actions de transmission, est devenue un paramètre de professionnalisme, et parfois un gage de réussite pour les institutions. Plus que jamais, collections d’objets témoins, documents d’archives, iconographies ont été sublimés, tout en étant restaurés, étudiés, valorisés et ces démarches validées par des conseils scientifiques, impliquant de multiples disciplines, et parfois des spécialistes étrangers. La scénographie de ces musées est venue rajouter la dimension esthétique, auparavant marquée d’une dramaturgie de reconstitution des scènes encore présentes dans les mémoires.
4C’est à cet endroit de la fiabilité
muséographique qu’est venue se poser la question des
témoignages et le rôle des associations mémorielles. En
effet, jusqu’à ces dernières années, la présence de
certains témoins des conflits – en grande majorité des
victimes atteintes physiquement et psychiquement –, était
intégrée à un certain nombre de visites, notamment pour
incarner auprès des jeunes la réalité des conflits, leurs
conséquences, et ce qui était prôné comme la
responsabilité du devoir de mémoire. Or, si de rares
témoins sont encore vivants, la grande majorité a
aujourd’hui disparu. La valeur, l’impact émotionnel, le
contact avec le réel, et surtout la légitimité de ces
témoignages ont constitué une constante majeure de la
mémoire des deux épisodes dont il est ici question ici, à
savoir l’exil massif de réfugiés vers la France, lors de
la guerre d’Espagne, et la Résistance lors de la Seconde
Guerre mondiale.
5Concernant le premier cas analysé, ces rares témoins directs de la guerre d’Espagne et de l’exil ont des souvenirs d’autant plus précis de leur vécu qu’ils étaient jeunes à l’époque. C’est le cas de ceux qui, en France, ont été internés dans des camps, séparés de leur famille, maltraités, et qui ont pourtant réussi à se construire une vie ici, marquée cependant par un impossible retour, ou alors dans des conditions souvent douloureuses. Les témoins de ce terrible conflit, dans lequel la France n’a pas joué le rôle que les victimes du franquisme auraient attendu, en ont été profondément et durablement marqués, pour plusieurs générations. Ils ont pourtant dû rester en France, héritiers, dans de nombreux cas, de la mémoire des engagements politiques contradictoires au sein de cette guerre, qui fut à la fois guerre civile, conflit européen et prémisse du conflit mondial, par l’engagement des pays alliés au franquisme, Allemagne et Italie, puis le rôle joué par l’URSS de Staline.
6Aujourd’hui, les associations mémorielles sont composées de témoins de deuxième et troisième génération, qui expriment encore les courants pluriels composant le Front républicain, unis pour s’opposer au coup d’État franquiste de juillet 19364. Par la suite, se sont ajoutés les épisodes de poursuite de la lutte antifranquiste après 1939, celle des guérilleros engagés aux côtés des Résistants français durant la Seconde Guerre mondiale, engagement contre le fascisme qui, pour plus de 5 000 Espagnols marqués du triangle bleu des apatrides, s’est dramatiquement terminé dans le camp de concentration de Mauthausen (Autriche). Les femmes ne furent pas épargnées, dirigées vers le camp de Ravensbrück (Allemagne).
7Ces associations, dont les membres sont Français en grande majorité, sont présentes sur de nombreux territoires, conduisent des actions dans différents domaines, patrimoniaux, culturels, sociaux, parfois en lien avec des milieux universitaires et pédagogiques. Les commémorations constituent à la fois des temps de souvenirs partagés, de cohésion sociale et d’expression des divergences politiques et mémorielles précédemment citées. Aujourd’hui, dans le territoire du sud-ouest concerné par le dispositif muséographique, un collectif national d’associations de 14 membres5 est présent, ainsi que les représentants locaux d’un autre collectif national, composé d’anciens guérilleros FFI6 et FTP, alliés des Résistants français. Engagés comme frères d’armes, ils avaient espéré que le combat contre le fascisme déboucherait sur une victoire en Espagne, qui n’eut pas lieu ; le rôle des guérilleros7 dans la Libération de la France a tardé à être reconnu8. L’absence de récit partagé et apaisé concernant la guerre d’Espagne maintient de fait ces clivages historiques et mémoriels en Espagne et jusqu’en France.
Le cas du camp d’internement de Septfonds
8Dans le cas du projet muséographique de la commune de Septfonds, conçu sous la forme d’un centre d’interprétation et de promenades de mémoire, plusieurs situations se sont présentées impliquant des associations mémorielles. La première s’est caractérisée par l’absence d’association organisée et agissant in situ et de façon permanente, aux côtés des acteurs publics, portant la mémoire du camp de Judes, un camp d’internement édifié en 1939 et qui reçut jusqu’à 18 000 réfugiés espagnols. La deuxième était la présence, dans un lieu emblématique et historique, la gare de Borredon par où arrivaient les réfugiés, d’une association d’anciens guérilleros, portant un message fortement victimaire et opposé à la démarche municipale. Cette gare est ouverte au public et l’association y accueille des visiteurs. La troisième situation était celle d’une première période durant laquelle différents représentants d’associations à vocation nationale étaient présents, mais le projet muséographique n’existait pas encore. Les autres associations mémorielles liées au camp d’internement – victimes polonaises, juives, communistes, résistantes – ne constituent pas une expression mémorielle permanente : elles sont uniquement présentes lors des commémorations annuelles du 8 mai.
9Le projet à vocation historique et muséographique a d’emblée pris en considération la réalité des différents acteurs, du plus silencieux au plus revendicatif, tout en suivant les préconisations et directives d’un conseil scientifique, dirigé par Geneviève Dreyfus-Armand et une association à vocation historique et scientifique, « Présence Manuel Azaña », présidée par l’historien Jean-Pierre Amalric. Les Archives départementales du Tarn-et-Garonne étaient étroitement associées au projet. La réalisation muséographique s’est structurée autour de contenus en capacité de servir une première étape de patrimonialisation, à savoir une réappropriation de cet épisode de l’histoire par les habitants et les personnes concernées par les mémoires liées au camp. Ce projet muséographique a, sans conteste, révélé le manque de travaux historiques publiés et diffusés9, des oublis et des silences, et un contexte mémoriel conflictuel exacerbé par cette réalisation en cours.
10La Maison des mémoires de Septfonds est en très grande partie dédiée à l’évocation de l’ancien camp d’internement implanté sur la commune en 1939, pour y enfermer ceux qui furent frappés du nom d’indésirables10. L’absence d’associations mémorielles directement et fortement impliquées dans le projet muséographique ne pouvait cependant occulter ou faire abstraction d’une réalité, même externe et hostile. Ainsi, la gare de Borredon a été mentionnée sur un des parcours de visite comme lieu de mémoire lié au camp, porteur d’un autre discours mémoriel.
11C’est en confrontant cette situation et ces réflexions sur les offres à présenter aux visiteurs et aux médiateurs (comme les enseignants) à l’autre situation muséographique décrite plus loin, que ce sujet s’est précisé et clarifié. Un dispositif muséographique ou interprétatif réunit, dans son montage, une équipe qui porte le projet – généralement une collectivité et ses partenaires institutionnels –, et une équipe de compétences muséographiques encadrée par un conseil ou des référents scientifiques. L’objectif poursuivi étant de faire connaitre l’histoire pour expliquer et valoriser les éléments constitutifs d’un patrimoine partagé, la communauté d’acteurs impliqués ou associés est par essence en accord de fond sur les messages transmis et les contenus élaborés les traduisant. Tout opposant à ces valeurs et principes ne pouvait de fait trouver sens à cette démarche de projet fondée sur la transmission de savoirs avérés, attestés par les témoignages croisés, les archives, et la vérification des données. Ainsi, dès sa conception, le dispositif muséographique s’est attaché à anticiper sur les interventions et collaborations comme avec « Présence Manuel Azaña », mais également sur les contradictions et contestations attendues d’autres associations mémorielles.
Le projet de musée de la Résistance et de la déportation de Haute-Savoie
12La seconde situation qui a nourri cette réflexion est un projet de Musée de la Résistance et de la Déportation, porté par une collectivité, le département de Haute-Savoie, une équipe de solides compétences et un conseil scientifique rigoureux. Gil Emprin a consacré un article très éclairant à ces liens entre associations des Glières et historiographie11. Pour mémoire, ce musée, fondé à Bonneville par des anciens de l’Armée secrète, a été donné au Conseil départemental par l’Amicale des Anciens Combattants de la Résistance (ANARC) qui s’est retrouvée dépositaire de collections d’objets de privés. La Haute-Savoie est le département français emblématique de la Résistance, dont témoigne l’épisode des maquisards du plateau des Glières12, tenu par l’Armée secrète, et aujourd’hui la nécropole nationale de Morette, avec ses 105 tombes, dont neuf renfermant les dépouilles de combattants espagnols. Ces combattants espagnols, entraînés depuis des années de lutte dans la guerre d’Espagne, s’étaient échappés des compagnies de travailleurs étrangers (CTE), dans lesquelles ils avaient été enrôlés comme appui de main-d’œuvre.
13Le site des Glières, visité par le général De Gaulle en 1944, marqué de la célèbre devise « Vivre libre ou mourir », accueille les visiteurs par un dispositif d’interprétation et de mémoire, mais surtout par une œuvre d’art, la célèbre sculpture d’Émile Gilioli, inaugurée par André Malraux en 1973. Le site de Morette, près de Thônes, est aussi doté d’un espace d’accueil et d’interprétation, aux côtés du Mémorial départemental de la Déportation créé en 1965 par l’Association des Déportés, Internés et Familles de disparus de Haute-Savoie et de la nécropole nationale des Glières, classée au titre des Monuments historiques. Là, dans un ancien chalet d’alpage datant de 1794, faisant office de Musée départemental de la Résistance, sont présentées des collections témoins, prises en charge par une association mémorielle. Jusqu’à ces derniers temps, aucune démarche muséographique professionnelle n’a été mise en œuvre pour gérer ces collections, ce musée assurant ses missions de « musée tombeau13 ». Ces sites incarnent l’héroïsme français, jusqu’au mythe parfois, au point qu’ils soulèvent aujourd’hui des questions chez des historiens de la Résistance.
14Autour de ce projet se trouvait un très grand nombre d’associations mémorielles, positionnées aux côtés des instances politiques et disposant ainsi du pouvoir de décision. La position des associations mémorielles était légitimée par ces dons de collections muséographiques et par le devoir de transmission aux jeunes générations au titre du « devoir de mémoire », puis par celui de la commémoration.
15Là comme ailleurs, la confrontation entre l’histoire et la mémoire avait marqué ce projet muséographique depuis de longues années, alors que plusieurs historiens avaient plus récemment conduit des études sur le sujet et que des ethnologues avaient mené un important travail de recueil de témoignages. Parallèlement, et durant les mêmes années, d’autres personnes ou associations donnaient leurs versions des faits, parfois en décalage ou contradiction avec le récit historique élaboré avec exigence, le dernier en date étant la synthèse élaborée par Fabrice Grenard pour le compte du Conseil départemental en 2016.
16Au cours de l’étude de programmation muséographique, les élus donnaient place et parole aux associations, d’une part pour honorer légitimement le don des collections, d’autre part pour donner la possibilité à ces membres associatifs de décider des fonctions et choix de transmission. Il s’est agi de l’Amicale des Anciens Combattants de la Résistance (ANACR), les Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (AFMD 74), la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes (FNDIRP), le Comité Haut-Savoyard des Associations de Mémoire de la Résistance et de la Déportation (CRD 74) et l’Association des Glières pour la mémoire de la Résistance, présidée par le général Jean-René Bachelet. Auparavant, le travail historique avait été construit par étapes, en même temps que le projet scientifique et culturel du musée, et le travail complexe sur les collections d’objets témoins de guerres et situations de conflits était poursuivi, avec toutes les précautions qu’exige leur état, le besoin de documentation et recherche de sens. À titre d’exemple, un seul objet, comme une paire de skis ou un vélo, présentait un caractère polysémique que seuls des professionnels pouvaient conduire par documentation et contextualisation. C’est précisément sur ce sujet de la conservation et la connaissance des collections que cette réflexion s’est avérée indispensable, dans le processus de transmission matérielle et immatérielle, constitutif de ce type de musées. De nombreuses associations mémorielles ont réuni et sauvé d’importantes collections d’objets liés aux guerres ; la valeur patrimoniale et mémorielle qu’elles leur conféraient relevait du seul statut de témoins d’un épisode qu’ils avaient vécu ou connu, ce qui n’était plus le cas pour leurs descendants, ou les autres membres associatifs. Aujourd’hui, au regard des contraintes et du besoin de la transmission, ces collections exigent, car il n’a pas toujours été fait, un très important travail d’identification, de documentation, de conservation, de restauration, de contextualisation, avant d’envisager une véritable transmission de ces informations essentielles.
17Beaucoup de ces collections d’objets sont en très mauvais état ; certains d’entre eux ne pourront jamais être réellement étudiés, d’autres ont pris une unique valeur marchande (militaria) dans les milieux de collectionneurs, aidés en cela par les ventes sur internet, les salons de collectionneurs et les incessantes commémorations qui maintiennent un marché dynamique des « objets et documents revivifiés », au détriment de la transmission muséographique publique. Il ne s’agit pas obligatoirement d’un constat ou d’un jugement négatif, car cette situation traduit la persistance de la valeur sociale et mémorielle de ces objets et documents, mais force est de constater que l’intérêt pour ces objets entretient également des nostalgies plus discutables, bien éloignées du désir d’histoire ou de mémoire.
18L’analyse de ces deux expériences muséographiques et l’observation d’autres cas similaires ont permis de conforter l’intérêt de cette problématique. Celle-ci a été éclairée d’une part par les récents programmes de recherche lancés autour de la mémoire des attentats de Paris par l’historien Denis Peschanski, responsable du programme 13-Novembre, d’autre part des situations rapportées par l’actualité autour de la mémoire des traumatismes des populations migrantes et notamment des enfants, rappelés par Boris Cyrulnik dans ses nombreux ouvrages. En effet, la mémoire récente ou en construction des populations traumatisées par des faits de guerre, d’attentats, de violence, de migrations forcées, nous semblait être en capacité, sinon de résoudre ces questions de transmission, mais tout au moins de les interroger sur de nouveaux registres. Imaginer les musées de demain, consacrés à ces faits de guerre, de conflits, de migrations, et leurs conséquences, permet de porter un regard rétrospectif sur la question des témoins. Par témoins, nous entendons en tout premier lieu les récits collectés auprès des personnes, toutes les formes de documentations matérielles et immatérielles (qui seront les sources de travaux des historiens de demain), mais aussi tous les objets du quotidien (armes, cuillères, bijoux, papiers et photos personnelles, couvertures, livres, symboles religieux, jouets, etc.). La réussite de la grande collecte lancée autour de la Première Guerre mondiale atteste de cet intérêt pour les supports d’histoire et de mémoire détenues par les familles et les milieux privés.
La transmission mémorielle s’enrichit de nouvelles disciplines
19Ce sont, après les intervenants de la première urgence de survie, les professionnels de la psychologie, de la psychiatrie, des neurosciences, des sciences cognitives, aux côtés des sciences sociales et humaines, et bien d’autres disciplines, qui détiennent sans aucun doute les principales clés de compréhension de la place actuelle des associations mémorielles des conflits passés. Des études comparatives avec d’autres pays enrichiraient ces réflexions, au-delà de la seule question de la transmission des conflits par les dispositifs muséographiques ; toutefois, des exemples de traitement ont été observés dans des musées14, des lieux de mémoire avec vocation de centre d’interprétation (sans objets) et de mémorial15, ou lors d’expositions temporaires. Des démarches ont été identifiées en Suisse16 et en Belgique17.
20Les objets, les documents ou les témoignages qui accompagnent ces objets assurent la fonction, auprès des visiteurs, de transmetteur de sens, de faits, de fonctions, d’émotions ou de sensations, puis d’adhésion, de question, de rejet ou de révolte parfois. Aujourd’hui, les techniques scénographiques permettent, grâce à l’éclairage et aux ambiances sonores et visuelles, de renforcer le message, de le diriger davantage vers la transmission historique, que vers la seule mise en vitrine qui prévalait auparavant. Le mannequin porteur du vêtement rayé de déporté est en cours de disparition, les objets sont traités et restaurés, les armes sont moins nombreuses dans les vitrines, l’iconographie n’est plus la même, les témoignages sont anciens, ou ne sont pas… Car si les témoins directs ont quasiment tous disparu, qu’en est-il des témoins indirects silencieux ? Les femmes, les enfants, les personnes âgées, les amis proches, les voisins, en résumé tous ceux qui ne sont pas dans les présentations muséographiques, ceux qui n’ont pas été pris en photo, ceux à qui personne n’a demandé de témoigner, ceux qui se sont tus et ont laissé leur entourage et leur descendance dans ce silence ? Qui sont tous ces héritiers de témoins de seconde et troisième génération, qui sont ces transmetteurs actifs de la mémoire des disparus, des victimes, des oubliés, souvent des proches, même sans lien de famille ? Ce sont eux aussi qui se font les défenseurs d’une transmission « authentique », les autres étant parfois soupçonnés ou accusés de « ne rien comprendre » à leurs légitimes propos ou revendications, de « ne pas l’avoir vécu », de ne pas savoir réellement ce qui s’est passé, de rappeler ce que les « historiens ignorent et ne comprendront jamais ».
21Ce que nous pouvons entendre de ces récits lancinants, tantôt plaidoiries, tantôt accusations, ce sont des souffrances transmises. La plupart des récits personnels ne sont pas écrits dans les livres, les douleurs ne sont pas toujours entendues. Les associations mémorielles actuelles deviennent dès lors les dépositaires de ces mémoires sourdes mais criantes, palliant parfois l’absence de reconnaissance de ces souffrances banalisées, celle des gens ordinaires. Toutefois, c’est aussi au côté de ces anonymes qu’entre dans le débat la dernière catégorie des protagonistes de ces mémoires de conflits, les militaires et belligérants, armés. Au cours de la guerre d’Espagne et dans les combats de la Résistance, de nombreux civils ont porté les armes qu’on ne trouve pas toujours parmi les trophées de famille. Les armes les plus meurtrières ne se trouvent pas dans des musées, comme les bombes qui détruisirent la ville de Guernica ou harcelèrent le maquis des Glières. Comment dès lors aborder cette question de l’objet qui donne la mort, sans récit tronqué et sans mise en vitrine glorifiée ?
Les associations mémorielles et le champ exploré des « valeurs »
22Chaque projet muséographique à construire devrait sans doute repositionner tous les objets-témoins en liens avec l’ensemble des protagonistes, comme certains musées l’ont pratiqué avec les témoins directs, mais comment procéder avec les associations de témoins actuels ?
23Comment dès lors procéder, pour améliorer, faire évoluer ou tout simplement revoir des discours sur ces transmissions muséales de guerres et de conflits ? Doit-on maintenir la mise à l’écart des associations mémorielles, doit-on accepter qu’elles se substituent aux historiens ou qu’elles soient positionnées dans un propos forcément conflictuel ou imposé par le pouvoir politique ? Quelle part peuvent-elles assurer dans les fonctions de transmission des conflits, dès lors qu’elles n’ont plus légitimité à témoigner de ce qui s’est réellement passé ?
24Pour enclencher avec plus de pertinence et d’anticipation ces dispositifs muséographiques en mutation ou à venir, il semble qu’il faille interroger trois grands pôles d’intervenants, dont le rôle serait d’accompagner les maîtres d’ouvrage publics : les archivistes et historiens, les spécialistes des conflits et connaisseurs (psychologues, psychiatres, anthropologues…) de la « chose militaire » (stratégie, armement…) et enfin les associations désireuses d’assurer une transmission mémorielle. Les équipes de compétences muséographiques internes et externes en charge des collections, devraient disposer de la possibilité d’aborder chaque évolution ou élaboration de dispositif muséographique par la sollicitation de ces acteurs auxquels s’ajoutent d’évidence les créateurs et les artistes. La pluralité des intervenants présente la difficulté de la concertation18 et de sa durée, voire de la conciliation, mais offre la garantie d’un équilibre histoire/mémoire/muséographie en tant que discipline de la transmission, dans une perspective évolutive. La dynamique d’un tel processus évoque les questions soulevées par Paul Ricœur autour du deuil, et du travail collaboratif de construction de la narration mémorielle19. C’est certainement dans les disciplines nouvellement mobilisées, au-delà de la philosophie ou de l’anthropologie par exemple, que la question des témoins associatifs (individuels) et associations mémorielles (collectifs) pourrait être repositionnée pour relire, actualiser et imaginer les nouveaux dispositifs muséographiques.
25Le visiteur d’un musée de société ne pourrait accepter d’erreur d’attribution, d’usage ou de fonction d’un objet qui lui est présenté ; comment serait-il possible d’imaginer un visiteur observant un objet comme une arme, sortie de son contexte d’utilisation et des éventuels effets sur des êtres humains ? Si les historiens et spécialistes de la transmission de savoirs techniques sont mobilisés pour contextualiser cet objet, pourquoi ne pas inclure, avec les précautions de méthode qui s’imposent, l’autre volet de la contextualisation anthropologique ou psychologique, que le témoin peut produire et transmettre comme la peur ou la fascination ou le désir de désarmement ? Ainsi, l’intégration de ces expressions émotionnelles est en capacité de venir enrichir les offres didactiques et pédagogiques, aux côtés ou en complément de la transmission des savoirs historiques des conflits. Il est en effet une transmission que chaque dispositif muséographique gagne à proposer, c’est celle des valeurs que de grands noms de la Résistance ou survivants de la déportation, comme Lucie et Raymond Aubrac, Simone Veil, Germaine Tillon et tant d’autres, comme les artistes et poètes tels Pablo Picasso ou Antonio Machado ont portées. Courage, humanisme, engagement, prise de risque ont conduit la vie de ces grands personnages comme celles de milliers de personnes demeurées anonymes. De nombreux membres d’associations mémorielles sont très attachés à défendre et transmettre ces valeurs intemporelles : il importe donc de prévoir des cadres d’interventions pour ces transmissions et leurs modalités, y compris en intégrant les objets, les documents, les témoignages d’un parcours muséographique qui donne place à cette expression.
26Le rôle social de ces musées est sans conteste conforté par ces fonctions de transmission citoyenne, incarnées par les valeurs portées par le Conseil national de la Résistance, les Droits de l’homme, ou les actions en faveur de la paix. Les nouveaux dispositifs muséographiques des musées d’histoire et de société permettent des rencontres différentes des musées d’art et n’imposent ni la contemplation ni le silence. Un niveau de discours vivant, incarné par des membres de ces associations mémorielles, des descendants de témoins des conflits ou des victimes récentes de conflits, pourraient se voir confier un rôle de transmetteurs que des grands-parents, arrière-grands-parents mais aussi des cousins, s’ils étaient encore présents, pourraient assurer. Leur discours serait alors à concevoir dans une nouvelle fonction de transmission qui soit un enrichissement mémoriel et cognitif.
Les jeunes deviennent à leur tour passeurs de mémoire
27L’éclairage du neuropsychiatre Boris Cyrulnik propose des pistes par son analyse :
« Ce qui est traumatisant pour ceux qui ont vécu cela, et plus encore pour la première génération d’après, devient intéressant pour les petits-enfants ou les arrière-petits-enfants. La distance affective prise par les arrière-petits-enfants peut rendre captivant, étonnant, un évènement qui s’est déroulé soixante ans plus tôt, c’est-à-dire trois générations20. »
28Par ailleurs, la création artistique a constitué un champ d’expression de très grande efficience : peintures, sculptures, littérature, poésie, chant, musique, ont exprimé, sublimé, et transmis le sensible et l’émotion. Le concept de résilience est venu expliquer et aider à l’écoute et au mieux-être, au mieux-vivre de victimes indirectes, voire très éloignées des temps de conflits. Les deuils demeurent parfois impossibles pour de nombreuses raisons : absence des corps, absence de réparation matérielle ou symbolique, absence d’histoire et de récit partagés. Ce sont tous ces champs de transmission qu’il paraît important d’investir afin de conférer une juste place à ces associations mémorielles, qui viennent rappeler, aux côtés de nouvelles démarches pluridisciplinaires, que le temps des vitrines sans expression émotionnelle et psychique est sans doute révolu. Des associations veulent transmettre ces savoirs, ce nouveau champ doit être clairement pris en considération et renouvelé dans ses expressions muséographiques, parce que le musée d’art ou de société constitue une des institutions culturelles emblématiques de nos sociétés et que, selon l’anthropologue David Berliner, « la transmission contribue nécessairement à la perpétuation du culturel21 » qui précise que « exposer la chaîne de la transmission, c’est se donner les moyens de retracer ce processus complexe et ses médiations multiples ». Il permet ainsi d’éclairer la manière dont les nouvelles expressions muséographiques peuvent tirer enseignement de certaines expériences, comme celle de ces jeunes22 passeurs d’histoire en direction d’autres jeunes. Il s’agit en effet d’élaborer des discours de transmission mémorielle qui ne cèdent ni à la tentation victimaire ni à une compassion émotionnelle excessive. De plus, ces récits créatifs ne pourront s’insérer ni dans le champ figé de la commémoration, ni dans celui de l’indéterminé devoir de mémoire.
29C’est au côté de cette rigueur que pourront trouver place des messages plus réparateurs et apaisés, dont le cadre aura été prévu par et avec des professionnels de plusieurs disciplines, sans ambiguïté pour les publics, parfois venus seulement vivre une expérience touristique. C’est aussi en écoutant et observant les victimes actuelles de conflits et d’exil que peuvent évoluer les relations des musées avec les associations mémorielles régénérées ou inexorablement dissoutes dans le temps.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Amalric Jean-Pierre et Dreyfus-Armand Geneviève (éd.), La guerre d’Espagne et la France, actes des Journées Manuel Azaña (Montauban, 7 et 8 novembre 2013), Toulouse, Framespa, 2013.
Berliner David, « Anthropologie et transmission », Terrain, no 55, septembre 2010, p. 4-19.
10.4000/terrain.14035 :Boursier Jean-Yves, Musées de guerre et mémoriaux, Paris, éditions des sciences de l’Homme, 2005.
10.4000/books.editionsmsh.936 :Cendoya-Lafleur Jessica, Lavorel Marie et Davallon Jean, « Patrimonialiser la mémoire de la guerre au musée : entre Histoire et témoignage », dans Tardy Cécile et Dodebei Vera (dir.), Mémoire et nouveaux patrimoines, éd. numérique, Marseille,
[URL : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oep/457]
Cyrulnik Boris, Entretien avec Denis Peschanski, Mémoire et traumatisme : l’individu et la fabrique des grands récits, Bry-sur-Marne, INA, 2012 (Les entretiens de Médiamorphoses).
Dreyfus-Armand Geneviève et Martinez-Maler Odette, L’Espagne, passion française, 1936-1975, guerres, exils, solidarités, Paris, Les Arènes, 2015.
Dreyfus-Armand Geneviève, L’exil des républicains espagnols en France : de la Guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel, 1999.
Emprin Gil, « Les associations d’anciens résistants et l’écriture de l’Histoire : Glières, une historiographie sous tutelle ? », dans Douzou Laurent (dir.), Faire l’histoire de la Résistance, PUR, 2010.
10.4000/books.pur.128682 :Grenard Fabrice, Guerre, occupation, collaboration et Résistance en Haute-Savoie (1939-1945), manuscrit rédigé dans le cadre d’une enquête commandée par le Conseil départemental de Haute-Savoie (2015)
Herangat de Zoé, « Réhabiliter leur mémoire ? Représentations des victimes de la Guerre Civile et du franquisme dans les musées d’Espagne », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, éd. numérique, Questions du temps présent
[URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/67836]
Moulinié Véronique, « L’exode et les camps pour pays. Les descendants de républicains espagnols en France », Ethnologie française, vol. 43, no 1, 2013, p. 31-41.
10.3917/ethn.131.0031 :Todorov Tzvetan, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004.
Notes de bas de page
1 Évènement lié à la guerre d’Espagne, désignant l’exil massif de Catalogne de près de 500 000 réfugiés vers la France.
2 Voir le très emblématique Musée de Meaux.
3 Lieu d’exposition présentant peu ou pas d’objets, organisé autour d’un discours explicatif, didactique, pédagogique, aujourd’hui équipé de dispositifs multimédias.
4 Élue en février 1936, la Seconde république espagnole, présidée par Manuel Azaña, fonde le socle de ce Frente popular (Front populaire) composé des anarchistes de la CNT, des socialistes majoritaires du syndicat UGT et les deux courants communistes dont le POUM antistalinien.
5 Les associations membres de ce collectif : IRIS – Mémoire d’Espagne Toulouse, ASEREF (Montpellier), Ateneo republicano du Limousin, Ay Carmela Bordeaux, Memoria andando (Decazeville), MER 47 (Agen), MHRE 89 (Yonne), MER Pau, MERR 32, Présence Manuel Azaña (Montauban), Terre de Fraternité (Saint-Girons), Terres de Mémoires et de luttes (Oloron Sainte-Marie), NO PASARAN (Frontignan).
6 Il s’agit de l’amicale des Anciens Guérilleros en France – AAGEF - FFI.
7 Ce fut le cas de José Antonio Alonso Alcalde, le commandant Robert, FFI, qui sortait du camp d’internement de Septfonds.
8 Anne Hidalgo, maire de Paris, les a honorés en 2017, lors du 14 juillet.
9 Les archives restées dans l’ancien camp d’internement ont été détruites en 1945, au moment de son démantèlement.
10 Cf. lois Daladier de 1938.
11 G. Emprin, « Les associations d’anciens résistants et l’écriture de l’Histoire : Glières, une historiographie sous tutelle ? », p. 187-199.
12 Soldats allemands et miliciens français alliés à la Gestapo s’y sont opposés à 465 maquisards, dont 59 Espagnols ; 149 perdent la vie lors des affrontements du 26 mars 1944. Ce plateau avait reçu d’importants parachutages venant d’Angleterre, de la France Libre.
13 Décrit par Pierrane Gausset, « Du musée tombeau au musée livre d’histoire », Musées de guerre et mémoriaux ».
14 Comme musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève, le CERCIL à Orléans, le CHRD à Lyon, le Musée de la résistance et de la déportation de Toulouse, le Musée de la paix de Guernica, le Musée de la Jonquera…
15 Mémorial de Rivesaltes, le Mémorial de la Shoah, Camp des Milles, Oradour-sur-Glane, Mailhé en Touraine…
16 Une initiative unique de la CICAD (Coordination Intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) est à l’origine de la rencontre entre des enfants de nazis et de déportés.
17 Projet TRANSMEMO, projet interdisciplinaire, mené par des historiens et des chercheurs en sciences sociales et cognitives, auprès de familles ayant vécu la Seconde Guerre mondiale.
18 Comme l’expérience du Musée de la Résistance et de la Déportation en Isère (MRDI) exposée dans l’article de Jessica Cendoya-Lafleur, Marie Lavorel et Jean Davallon, « Patrimonialiser la mémoire de la guerre au musée : entre Histoire et témoignage ».
19 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli.
20 B. Cyrulnik, Entretien avec Denis Peschanski, Mémoire et traumatisme : l’individu et la fabrique des grands récits.
21 D. Berliner, « Anthropologie et transmission ».
22 Expérience conduite dans la cadre du Concours national de la Résistance et de la Déportation (CNRD) par les élèves de 3ème du collège Joliot-Curie de Stains, relatée dans l’émission « La Fabrique de l’histoire », France Culture, 16 janvier 2018 : une odyssée pédagogique sur l’univers concentrationnaire (Buchenwald).
Auteur
Ethno-muséographe consultante et formatrice culture, Société de BORDA (Dax)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016