Au cœur des contacts linguistiques du Midi gaulois : langue et écriture paléohispaniques
p. 58-65
Résumé
Le semi-syllabaire paléohispanique dans sa variante levantine se retrouve, entre le ve et le ier siècle avant J.-C., sur tout le littoral méditerranéen de la péninsule Ibérique et jusque dans le Languedoc gaulois. Cette écriture connaît un essor important auprès des populations locales au moment de la colonisation romaine. L’étude de l’anthroponymie ibérique, celtique, latine et autre conservée dans les inscriptions paléohispaniques du Nord-Est de l’Espagne et du Sud-Ouest de la Gaule, notamment publiées dans les Monumenta Linguarum Hispanicarum, fournit des informations primordiales sur les contacts à l’œuvre au cours de la protohistoire récente. Cette communication visera à mettre en lumière ces contacts en spécifiant la nature des pratiques graphiques en usage. Le caractère véhiculaire probable de la langue ibérique est à préciser : doit-on penser à des populations ibères implantées sur place dont l’apanage serait l’écriture ? Doit-on envisager une ibérisation graphique et linguistique des populations celtiques locales ? C’est ce que nous étudierons.
Texte intégral
1Cette communication s’inscrit dans le cadre de la section traitant de la diffusion des écritures à l’époque protohistorique. Elle vise à éclairer, au prisme de l’une des écritures paléohispaniques, les différentes modalités de contacts linguistiques à l’œuvre dans le Midi gaulois. L’épigraphie paléohispanique concerne les langues et écritures présentes en péninsule Ibérique au cours du second âge du Fer. Ces écritures constituent un ensemble épigraphique à la variété hors du commun au cours de la Protohistoire récente.
2Il existe plusieurs langues et écritures paléohispaniques. Il ne sera ici question que de l’écriture la plus largement répandue : le semi-syllabaire paléohispanique dans sa variante levantine attestée, entre le ve et le ier siècle av. J.-C., sur tout le littoral méditerranéen de la péninsule Ibérique et jusque dans le Languedoc gaulois.
3Cette écriture tire son origine très probablement de l’écriture phénicienne. Elle est toutefois présente en Catalogne et en Languedoc à haute date : la plus ancienne inscription en écriture levantine retrouvée à ce jour est celle de Puig de Sant Andreu (Ullastret, Gérone ; MLH III C.2.30, sur un kylix du Petit maître d’Athènes). L’étude des documents connus, majoritairement constitués d’inscriptions dites de propriété, permet de considérer que la langue notée par cette écriture est utilisée dans le cadre privé, dans le cadre commercial et peut-être également dans le cadre votif1.
4Le domaine commercial est illustré par une petite quinzaine de plombs inscrits. L’un des documents les plus connus, le plomb de Pech Maho, est paradoxalement un document en langue et écriture étrusque et grecque2. Daté du deuxième tiers du ve siècle av. J.-C., le texte en langue ionienne mentionne entre autres trois individus ibères, permettant de déduire a minima une situation de plurilinguisme et d’intercompréhension (à défaut d’un bilinguisme assuré) entre les Grecs et les Ibères mais aussi les populations locales.
5Un siècle plus tard, un autre document sur plomb, le plomb paléohispanique d’Ampurias (daté autour de 200 av. J.-C.)3 montre une situation de diglossie similaire : un individu au nom celtique, (katulatie-n : le « héros du combat », ibérisation de la finale en -e et probable suffixe -en) semble être le destinataire ou le commanditaire de la transaction. À défaut de bien comprendre le texte, on peut considérer que *Katulatie est au cœur de transactions ibériques.
6L’épigraphie paléohispanique conserve ainsi la trace de contacts linguistiques entre plusieurs populations (ibérique, latine, celtique et autre) et connaît un fort essor au iie siècle av. J.-C., précisément à partir de la création de la Narbonnaise.
7Cette brève présentation vise, en mettant en relation les informations disponibles à partir des données épigraphiques, à préciser dans quel contexte avaient lieu ces contacts et quelle y était la part de l’ibère.
Les pratiques en usage
8Si l’on prend l’exemple du Languedoc ibérique préromain (soient principalement les sites d’Ensérune [MLH II, B.1], de Pech Maho [MLH II, B.7], Ruscino [MLH II, B.8]), on peut isoler trois types de pratiques graphiques :
marquage d’objets d’importation ;
documents « commerciaux » sur plomb ;
épigraphie de la production (spécifiquement les estampilles).
9Il existe bien sûr d’autres types de supports mais dans une bien moindre mesure4.
10Le marquage d’objets d’importation est le type épigraphique le plus courant, en tout cas celui où la documentation est la plus importante. Si l’on trouve environ une quarantaine d’inscriptions sur céramique attique5 et 75 inscriptions sur des amphores (gréco-italiques ou massaliètes) et une trentaine sur dolium, c’est clairement la campanienne qui reste le support privilégié d’inscriptions en Languedoc.
11Sur ce type de support, on a relevé à Ensérune 208 documents inscrits en écriture paléohispanique sur lesquels on a pu identifier environ 80 noms. Noms ibères et noms celtiques se trouvent en proportion équivalente (29 noms ibères, 27 noms celtiques) et sont très rarement répétés. On dénombre seulement 5 noms latins et aucun nom grec. À cela s’ajoutent une dizaine de noms qualifiés d’obscurs qui pourraient correspondre à l’anthroponymie que l’on considère « substratique ». Une dizaine de noms ne peuvent pas être identifiés avec certitude. Les noms correspondent à ce que l’on connaît du stock anthroponymique de la péninsule Ibérique pour les noms ibères et à celui du domaine celtique continental pour les noms celtiques.
12Qu’en est-il de la variété linguistique sur les autres types de supports, notamment sur les documents sur plomb ?
13Les documents sur plomb représentent le type épigraphique le plus connu du domaine paléohispanique et de l’usage distinctif de ce support dans le domaine ibérique.
14Il existe en Languedoc plusieurs documents sur plombs en écriture paléohispanique. On peut citer notamment les plombs ibériques de Pech Maho, trouvés dans un contexte d’entrepôts, non loin de l’endroit présumé où a été exhumé le célèbre plomb gréco-étrusque. Malgré un impossible accès au lexique, ils sont considérés comme des documents d’ordre économique, à cause de la présence du terme śalir6 sur l’un d’entre eux. Plusieurs noms propres sont lus sur ces plombs de Pech Maho. Sur PM 1, six sont ibériques (atinbin ; tikirsbin ; basbin ; iltirsar ; bilostibas ; belesbas7) et deux sont probablement gaulois : botuoris (cf. *boduo + rix, « le roi du combat ») et lituris (*Litu + rix : « le roi de la fête »). Ces deux anthroponymes, s’ils ne sont pas attestés par ailleurs, ont des composants fréquents et une composition régulière. Sur PM 6, on relève six noms propres dont un celtique nerto/Nertus8 et un latin (kuinto/Quintus).
15On peut citer également le plomb d’Ensérune (attribué à un contexte du iie-ier siècle av. J. C.) dont la compréhension est difficile mais qui semble débuter par la mention d’un individu celtique (katubare/*Catumaros avec indistinction entre le /m/ et le /b/ propre au passage au semi-syllabaire ibérique et ibérisation de la finale en -e) ou encore le plomb de Gruissan (ier siècle av. J.-C.), tout aussi obscur. Ces deux documents pourraient relever du même domaine, économique. Enfin, deux plombs trouvés en 2004 à Ruscino ont été édités en 20129. Datés d’environ 200 av. J.-C. si l’on en croit la forme des signes employés, ces deux plombs mentionnent une possible séquence métrologique et un élément signifiant peut-être « monnaie » (śalir). Les éditeurs ont proposé de lire également deux toponymes : l’un neroŕte est peut-être la première mention du nom de Narbonne et l’autre, taŕaka, serait une possible évocation de Tarraco, nom, pourtant latin, de Tarragone. On y lit enfin plusieurs anthroponymes ibériques10.
16La variété du corpus anthroponymique et toponymique se révèle donc aussi dans les textes sur plombs. Qu’en est-il enfin de l’épigraphie de la production ?
17On entend par épigraphie de la production plus spécifiquement les estampilles. On recense en Languedoc environ 25 estampilles11. Elles sont à trois exceptions près portées sur des dolia. On y trouve 4 noms celtiques (dont un répété 2 fois et un répété 4 fois sur deux sites distincts), 3 noms ibères et 1 nom « obscur »12. Il n’y a aucun nom latin.
18De l’ensemble de ces éléments, que pouvons-nous déduire des contacts à l’œuvre entre les populations présentes dans le Midi gaulois au moment de la création de la Narbonnaise ?
Les contacts à l’œuvre
Quels contextes ?
19La présence ibérique en Languedoc est importante mais la documentation s’arrête très nettement au niveau de l’Hérault13.
20À l’heure actuelle, il reste difficile d’expliquer la concentration considérable d’inscriptions paléohispaniques sur le site d’Ensérune. Il a été suggéré par Daniela Ugolini et Christian Olive que l’oppidum constituait la fin d’une route commerciale provenant d’Espagne, expliquant ainsi la forte présence ibérique aux iie-ier siècle av. J.-C.14 J’avais pensé pour ma part15 qu’il pourrait s’agir d’un centre de concentration et de redistribution des objets importés (tels que la céramique campanienne) auprès des populations locales.
21Cette hypothèse influe sur la fonction des inscriptions et sur la présence des populations sur place. S’il s’agit d’inscriptions de propriété, il faut penser que les Ibères en question étaient sur place. S’il s’agit d’inscriptions pour la redistribution, les Ibères et les individus au nom celtique dont on lit le nom en écriture ibère ne sont pas nécessairement sur le site même d’Ensérune mais aux alentours.
22Il me semble à présent que cette dernière proposition, celle d’un centre de redistribution, ne peut se maintenir. En effet, toutes les inscriptions sur céramique campanienne sont présentes à Ensérune même et non autour. Les prospections menées dans le Biterrois ne montrent que très peu d’inscriptions paléohispaniques autour d’Ensérune. Aussi cette concentration remarquable suggère-t-elle une présence ibérique importante à Ensérune (du moins du point de vue graphique) qu’il reste à expliquer. En effet la part ibérique dans le faciès des objets retrouvés à Ensérune est bien inférieure à celle de la céramique importée. Les autres sites sur lesquels ont été trouvées des inscriptions en semi-syllabaire levantin n’ont pas de point commun avec Ensérune mais peuvent en avoir entre eux. Pech Maho et Ampurias, par exemple, présentent un même visage de port ou de zone d’entrepôts et de marché qui expliquerait la présence des plombs à vocation économique et commerciale qu’on y a retrouvés.
Quels interlocuteurs ?
23Ensérune et Pech Maho présentent les mêmes trois types d’intervenants dans le cadre de ces échanges linguistiques. On peut ainsi identifier une part ibérique, une part celtique et une part encore assez indéterminée qui est considérée par Javier de Hoz comme pré-celtique (tantôt appelée « ligure » ou liguroïde, sans que ce terme soit satisfaisant). En outre, on peut trouver dans les inscriptions d’Ensérune comme dans celles de Pech Maho plusieurs noms latins. Plus au sud, vers Ruscino, il n’y a aucun nom celtique disponible, à la lecture de l’ensemble de la documentation épigraphique16. Il est à noter qu’à cette heure, aucun nom grec n’a été lu dans les inscriptions paléohispaniques de Catalogne ou du Languedoc.
Quelles langues parlaient ces individus ?
24Jürgen Untermann s’était déjà penché sur la question il y a une vingtaine d’années17. Y répondre reste encore très difficile et les avancées depuis ne sont pas nombreuses. Deux points sont plutôt assurés. D’une part, il est évident que tout le monde ne devait pas parler grec. L’utilisation de la langue grecque dans le plomb de Pech Maho, qui est rédigé dans un ionien assez technique, ne semble pas pouvoir être généralisée à l’ensemble de la zone considérée (en dehors des emporia notamment). D’autre part, à la fin de la période et suite à une romanisation des populations, tout le monde parlera latin. Restent deux solutions globales pour le moment antérieur à cette latinisation généralisée : langue ibère / langue gauloise. Bien entendu, aucune de ces options n’est monolithique et il est fort vraisemblable que l’on ait eu affaire à un mélange de plusieurs langues à la fois. Il ne faut pas oublier que, jusqu’à des époques récentes, en France comme en Italie par exemple, la variété des patois d’un canton à l’autre était très grande et que la multiplicité linguistique était largement la norme.
Première option : parlait-on ibère ?
25Au vu de la forte présence de l’écriture levantine, on serait enclin à penser que l’usage linguistique suit l’usage graphique. Les plombs inscrits montrent en effet clairement l’utilisation de la langue ibère sans doute directement sur place. Même si les plombs restent des objets transportables, on peut supposer, avec Javier de Hoz, la présence de groupes d’Ibères implantés localement et dont certains étaient en mesure d’écrire18. Il faudrait pouvoir préciser quand ces Ibères sont arrivés et comment et dans quelle mesure, si c’est le cas, ils ont transmis leur savoir.
26L’ibérisation linguistique du Languedoc est difficile à prouver. En effet, les inscriptions dont nous disposons sont pour la grande majorité des « marques de propriété », c’est-à-dire un nom personnel, suivi de suffixes identifiés comme indiquant la propriété ou la provenance (ar, en et ḿi). Or, sur environ 260 graffites de propriété identifiés à Ensérune19, la séquence complète -ar-en-ḿi n’apparaît que rarement20 et la majorité des inscriptions ne présentent aucun de ces suffixes. Aussi l’immense part de la documentation ne permet-elle pas d’affirmer une maîtrise complète de la langue ibérique, mais simplement une adaptation des noms à l’écriture paléohispanique.
27Cependant, la fréquence plus ou moins grande des suffixes n’est pas significative en soi car elle peut tout aussi bien correspondre à des modes locales ou temporelles qui ne sont peut-être d’ailleurs pas des signes dialectaux ou culturels21. En tout état de cause, la typologie des graffites sur céramique, du moins à Ensérune, est assez limitée car les marques sont très brèves et se limitent souvent à un signe ou deux maximum, laissant le doute quant à la nature de l’inscription : abréviation d’un nom personnel, marque d’un autre type (métrologique…)22. Seuls les plombs sont des documents qui permettent d’affirmer la maîtrise d’une langue avec toute sa grammaire et sa syntaxe. En dehors de ces quelques documents, rien n’indique que la langue ibère était couramment parlée sur place.
Seconde option : parlait-on gaulois ?
28Au vu de la présence celtique dans l’anthroponymie retrouvée, il est possible d’affirmer que la population du Midi protohistorique parlait gaulois. Toutefois, aucun document en langue gauloise n’a été retrouvé en Languedoc23. L’appropriation de l’écriture grecque pour noter la langue des Gaulois est un phénomène exclusivement provençal. Aucun exemple analogue n’a pu être retrouvé à l’ouest de l’Hérault. À ce jour, seuls des noms d’individus apparaissent dans les inscriptions préromaines du Languedoc, laissant comprendre qu’il y avait une autre logique que celle de la Provence et que les Celtes languedociens ont eu une autre attitude face à l’écriture que leurs voisins. Le nombre conséquent de noms gaulois dans l’épigraphie paléohispanique laisse également entendre qu’il y avait un intérêt pour les Celtes du Midi à participer de cette épigraphie.
29Le tableau suivant propose une comparaison des éléments celtiques identifiés en écriture levantine (principalement à Ensérune) avec ceux lus en écriture gallo-grecque. On peut relever les différences d’adaptation dues au semi-syllabaire ibérique : perte des aspirations, pas de géminée, pas de suite consonantique, peu de notation des nasales. La comparaison entre les deux traitements permet d’apprécier également ce que les scripteurs ont pu entendre au moment même du passage à l’écrit de ces noms.
Élément gaulois | Écriture levantine | Gallo-grec |
anectlo- | anetilike (B.1.39) | ανεχτλο-ιαττηος (G-268) |
ate- | atetu (B.1.26) | ατε-σθας (G-3) |
blando- | balante[ (B.1.125) | βλανδο-ουικουνιαι (G-146) |
ca(r)ddi- | kartiriś (B.1.28) | καρθι-λιτανιος (G-1) |
kasike (B.1.33) | κασσι-ταλος (G-206) κασσικεα (G-211) | |
caro- | karunikum (K.1.3, I-17) | καρομαρο[ς] (G-269) |
catu- | katu (B.1.92) katubare (B.1.373) | κατου-<ου>αλος (G-210) |
-cengo- | eskinke (B.1.268) | εσ-κεγγο-λατι (G-13) εσ-κιγγο-ρειξ (G-207) |
com | kobakie (B.1.53) | κομ-βοδ[ουος] (G-260) |
in- | itutilte (B.1.9) | [ιν]-δου[τι]οριξ (G-111) ειν-δο[υ]τιο-ρειξ (G-70) |
geno- | ]keno[ (B.1.169) | κογ-γεννο-λιτανος (G-1) |
litu- | litu (K.1.3-I-57) | λιτου-μαρεος (G-69) |
-maros | katubare (B.1.373) | [--]-μαρος (G-50) |
medu- | mesukenos (K.1.3, I, 4) | μεδουρειξ (G-71) |
seni- | senikate (B.1.286) | σενικιος (G-219) |
smertu- | smeraz (en étrusque, B.1.2) | σμερτου-ρειγιος (G-3) |
touto- | touto (B.1.74) | τοουτουνιαι (G-163) |
uiro- | uiŕoku (K.1.3, I-5) | ουιρου[… (G-249) |
30Que pouvons-nous donc conclure sur les conditions d’utilisation de l’écriture et de la langue que nous venons de présenter ?
Quelles conditions d’utilisation de l’écriture et de la langue ?
31L’hypothèse de la langue ibère comme langue véhiculaire en usage dans le Sud de la Gaule n’est pas évidente. Plus qu’une langue utilisée uniquement dans le cadre du commerce (hypothèse effectivement fortement suggérée par les documents sur plombs), le corpus épigraphique dans son ensemble suggère davantage l’existence d’implantations anciennes d’au moins plusieurs groupes d’individus ibères dans la région. Ces Ibères auraient maîtrisé l’écriture.
32Par ailleurs, les inscriptions montrant des noms latins adaptés à l’écriture paléohispanique24 indiquent que les populations n’avaient pas cessé de parler leur langue. Il faut donc penser les Ibères sur place comme des intermédiaires, peut-être bilingues, étant en mesure de maîtriser l’adaptation de langues indo-européennes (le gaulois et le latin) à un système graphique initialement non (ou mal) adapté. Michel Bats25 propose de comprendre ces intermédiaires comme l’équivalent de kapeloi dans le monde grec26. Cette implantation est avérée à Pech Maho, où le matériel et le faciès archéologique vont dans ce sens. La présence de témoins ibères lors de la transaction enregistrée sur le plomb gréco-étrusque vers 425 av. J.-C. pourrait tout à fait correspondre au rôle du kapelos. À Ensérune, l’implantation ibérique est plus complexe à démontrer, car le faciès culturel ibérique est accompagné d’une forte présence gauloise. De plus, l’existence d’un document assez exceptionnel, donnant à lire un nom celtique en écriture étrusque sur une coupe de céramique claire (sans doute locale), vient encore compliquer un peu plus le tableau27. Les Celtes locaux auraient-ils eu le choix dans le système graphique à employer ? On ne peut l’affirmer sur des bases aussi fragiles.
33Pourrait-on aller plus loin et penser que la présence ibérique a donné lieu à une ibérisation graphique (à tout le moins) des populations celtiques gauloises sur place ? Le fait que les estampilles d’Ensérune portent majoritairement des noms celtiques pourrait aller dans ce sens. Cependant, si ibérisation graphique il y avait eu, il n’est pas possible de démontrer une ibérisation linguistique à l’heure actuelle : les très rares occurrences de suffixes ibères associés à ces noms gaulois mentionnées plus haut ne permettent pas d’affirmer que la langue ibère était également maîtrisée par ces populations celtiques.
34L’objet de ce congrès est de traiter des questions de langues et de communication. L’écriture paléohispanique levantine, assez méconnue, se révèle un exemple intéressant pour la compréhension des contacts et des phénomènes de communication au cours de la Protohistoire récente. Même si, pour l’instant, le caractère très fragmentaire de nos connaissances ne nous permet pas l’accès aux aspects lexicaux de cette langue, les données purement épigraphiques permettent d’apprécier le rôle important de cette écriture dans les réseaux d’échanges et de contacts entre les différentes populations du Midi de la Gaule et du Nord de la péninsule Ibérique. Elles permettent également de mettre en lumière la variété des langues parlées à cette époque, y compris celles pour lesquelles nous n’avons que quelques noms obscurs.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 La seule inscription d’ordre véritablement votif connue à ce jour est l’inscription de La Joncosa (Jorba, Anoia, Barcelona). Trouvée dans un contexte du iie-ier siècle av. J.-C., elle porte sur sa surface externe 350 signes inscrits avant cuisson.
2 Editio princeps : M. Lejeune, J. Pouilloux et Y. Solier, « Étrusque et ionien archaïques sur un plomb de Pech Maho (Aude) ».
3 Editio princeps : E. Sanmarti, « Une lettre grecque sur plomb trouvée à Emporion (Fouilles 1985) » et E. Sanmarti et R.A. Santiago, « La lettre grecque d’Emporion et son contexte archéologique ».
4 On dénombre seulement quatre inscriptions sur pierre en Languedoc : une à Pech Maho (MLH II, B.7.1, sur « ciste »), une à Ruscino (MLH II, B.8.1, sur le socle probable d’une statue) ; une conservée à Cruzy (*B.11.1, publiée par J. Untermann en 2002 : « Dos nuevos textos ibéricos del sur de Francia ») mais provenant d’Ensérune et une plaque de grès trouvée à Tourouzelle près de Lézignan publiée en 2005.
5 42 inscriptions sur céramique attique : 30 à Ensérune, 2 à Pech Maho, 1 à Montlaurès et 9 à Ruscino.
6 śalir est l’un des rares termes ibériques qui ont pu se voir attribuer un sens : argent, monnaie. Voir N. Moncunill, « Lèxic d’inscripcions ibèriques (1991-2006) », p. 274.
7 Les deux derniers existent sous forme latinisée dans la Turma Salluitana (CIL I, 709).
8 Nerto : cet élément onomastique celtique est courant en première position (Nertomarus, notamment attesté en Bétique CIL II-05, 209 = CILA III-02, 459 = HEp05, 480 en Lyonnaise [AE 1949, 75] mais surtout en Pannonie et en Germanie) comme en seconde (Comnertus, CAG-07, p. 309 = ILN-06, 47 et CIL XIII, 1061). Il s’agit d’un dérivé en -to d’une racine *h2ner- que l’on retrouve dans ἀνέρ ou encore Néron : « force, vigueur, puissance ».
9 I. Rébé, J. de Hoz, et E. Orduña Aznar, « Dos plomos ibéricos de Ruscino (Perpignan, P.-O.) ».
10 biuŕarkiŕ ; bastibas ; peut-être iltiŕailtune+[ ? et, moins assuré, banauŕbesbe.
11 20 à Ensérune même, une à Pech Maho, une à Montlaurès, une à Ruscino et une à Mailhac.
12 Noms celtes : B.1.351 : tesile ; B.1.352 : uaśile ; B.1.353 : u]a[ś]ile ; B.1.357 : botuŕ[ B.1.358 : bo]tuŕo ; B.1.359 : botuŕ[ ; B.1.364 : latubaŕe ; B.4.9 : boturenḿi. Noms ibères : B.7.32 : biurboboki*[, ]ritikerbon et B.8.20 : aŕkibotibekau. Obscur : B.1.367 : tuŕtulaŕ[ka.
13 Les trois inscriptions ibériques trouvées à Lattes sont très probablement déplacées.
14 Chr. Olive et D. Ugolini, Carte archéologique de la Gaule, 34/5, Le Biterrois, p. 378.
15 C. Ruiz Darasse, « Ibère : langue véhiculaire ou écriture de contact ? ».
16 L’élément -bare sur le plomb publié en 2012 restant encore sujet à beaucoup de doutes.
17 J. Untermann, « Quelle langue parlait-on dans l’Hérault pendant l’Antiquité ? ».
18 J. de Hoz, « Las funciones de la lengua ibérica como lengua vehicular », p. 58.
19 J. de Hoz, Historia lingüística de la Península Ibérica en la Antigüedad II, p. 401.
20 Seulement deux occurrences à Ensérune : B.1.36 : anaioś arenḿi avec un nom latin (anaioś = Anaeus), et B.1. 292 : ]nśareḿi)
21 J. de Hoz, Historia lingüística de la Península Ibérica en la Antigüedad II, p. 263.
22 J. de Hoz, Historia lingüística de la Península Ibérica en la Antigüedad II, p. 402.
23 Pour être précis, il faut toutefois mentionner le plomb d’Elne (MLH II, B.9 Anhang) dont la chronologie est problématique et qui est très probablement un document déplacé, répondant à une autre logique, celle du domaine gallo-grec, présent en Provence.
24 Par exemple : MLH III, B.1.125 : balante (Blandus) sur campanienne A ? ou MLH II, B.1.327 : kaie (Caius) sur amphore.
25 M. Bats, « Entre Ibères et Celtes : l’écriture à Ensérune dans le contexte de la Gaule du Sud (ve-iie siècle av. J.-C.) », p. 134 : « En terminologie grecque, ces Ibères apparaissent, dans leurs fonctions, plus proches des kapeloi que des emporoi, et, dans leur statut, comme des “métèques”. »
26 Selon le Liddel-Scott : « κάπηλος, ὁ (also ἡ, AP9.180 [Pall.]), A. retail-dealer, huckster, Hdt. 1.94, 2.141, Sophr.1, etc.; opp. ἔμπορος, Lys.22.21, X.Cyr.4.5.42, Pl.R.371d, Prt.314a; also opp. the producer (αὐτοπώλης), Id.Sph. 231d, Plt.260c; applied to Darius, Hdt.3.89; κ. ἀσπίδων, ὅπλων, a dealer in . . , Ar.Pax447, 1209. ».
27 J. de Hoz, « A Celtic personal Name on an Etruscan Inscription from Ensérune, previously considered Iberian (MLH II, B.1.2b) ».
Auteur
Docteur en Sciences de l’Antiquité de l’École pratique des Hautes Études, IVe section
Ancien membre de l’École des hautes études hispaniques et ibériques de la Casa de Velázquez (Madrid)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016