Géographie scolaire, géographies universitaires : deux mondes ?
Résumé
La géographie est une science écartelée dont les assises ont été profondément modifiées dans les années 1980, lorsqu’il fut considéré qu’elle était une science sociale, et pour certains uniquement une science sociale. La géographie scolaire en subit encore les effets, puisque la dimension naturaliste de la géographie a pratiquement disparu des programmes d’enseignement. Face à la diversité des approches savantes de la géographie universitaire, la géographie scolaire, qui obéit à d’autres logiques, en particulier à la volonté politique de l’État, peut apparaître parfois réduite à de simples discours, assez ou très superficiels. Il est donc possible de considérer que la géographie scolaire et les géographies universitaires représentent deux mondes qui tendent progressivement à s’éloigner l’un de l’autre. Des arguments dans ce sens (maquettes universitaires, programmes des lycées et collèges, modes de recrutement…) sont avancés, et bien entendu, peuvent faire l’objet de débats.
Texte intégral
Libres propos…
1Il n’est pas rare que l’on entende, concernant les étudiants qui entrent en première année de licence, des propos peu amènes :
« Ils ne savent rien, l’été a effacé le baccalauréat, ils ne savent pas localiser, ils apprennent les quelques croquis par cœur… »
2Ces constats sont également souvent ceux des professeurs de lycée et plus encore des professeurs des classes préparatoires qui, pourtant, reçoivent les étudiants les plus déterminés (ou les meilleurs). Ces « libres » propos, récurrents, disent le malaise de l’éducation nationale avec un baccalauréat si « généreux » qu’il n’a plus guère de sens. Ils disent aussi celui, également fréquent, des jurys des concours de recrutement qui s’effarent des innombrables lacunes des candidats. Ils sont au fond un bilan assez peu flatteur… Si on les tient pour le résumé de longues années d’enseignement.
Et pourtant…
3C’est le bilan de 7 ans de géographie dans l’enseignement secondaire. C’est le bilan de manuels de géographie de plus en plus « séduisants ». C’est enfin le bilan de professeurs « de mieux en mieux formés », nous dit-on !
Et pourtant…
4La géographie est souvent omniprésente dans l’actualité, et les programmes d’enseignement cherchent à s’en rapprocher… Mais est-ce la bonne solution ? Qui ne voit qu’il existe pour l’histoire de nombreuses revues « grand public », mais que l’on cherche vainement l’équivalent pour la géographie, plus difficile à vendre ? Plus ingrate à appréhender, dotée d’une « image » assez peu flatteuse et enracinée dans le fait que « les Français ne savent pas leur géographie » ! Cette remarque renvoie à bien des questions et parmi celles-ci celle qui suit : n’y a-t-il qu’une seule géographie ou plusieurs, l’une propre à l’enseignement supérieur, la géographie des universitaires et l’autre propre à l’enseignement scolaire. Un examen s’impose donc qui, en aucune manière, ne saurait être un réquisitoire.
Retour sur un parcours d’universitaire
5Un bref retour sur mon propre parcours peut en montrer plus le caractère opportuniste qu’une ambition clairement assumée. J’ai toujours voulu être professeur, d’histoire d’ailleurs plutôt que de géographie. J’ai donc voulu transmettre un savoir, le nourrir de mes études et de mes lectures puis de mes recherches. Ainsi présenté, cela peut sembler simple, mais ce ne le fut pas. Passionné d’histoire plus que de géographie ? Il a fallu l’année de propédeutique pour que je découvre une autre manière de faire de la géographie et sans doute aussi pour que je prenne la dimension de mes lacunes en histoire. D’ailleurs, lors de l’agrégation, mes notes d’histoire étaient médiocres. Il faut croire que l’orientation vers la géographie s’inscrivait dans une sorte de nécessité. Ce fut la rencontre avec des professeurs (ils l’étaient tous dans l’esprit de jeunes étudiants qui ne distinguaient que le talent et ignoraient encore les subtilités de la carrière universitaire), des professeurs passionnés et passionnants qui « transmettaient » une certaine vision du monde, chacun dans sa spécialité. La géographie était « classique », elle s’inscrivait dans la droite ligne des pères fondateurs, celle de Paul Vidal de la Blache (il en restait partout, jusque dans les classes primaires, les grandes cartes murales, la France en relief, mais aussi les spécialités régionales, l’élevage et le camembert bien plus que les villes) ; celle de De Martonne également, chaque maître régionalement encore installé… Et respecté. Des savoirs assumés, tels qu’ils apparaissent dans le guide des études rédigé un peu après la crise de 1968 par André Meynier, plus fondamentalement pédagogue que chercheur. Une division classique, géographie physique, géographie humaine et géographie régionale, trois piliers, mais d’inégale résistance. Une géographie physique qui fournissait les bataillons de « professeurs » et au sein de laquelle dominait la géomorphologie, une géographie humaine moins assurée de ses fondements et une géographie régionale que l’on abordait selon la logique de l’époque qui voulait que l’on parte des caractéristiques physiques de l’ensemble régional analysé, une démarche au fond assez « déterministe ». Une démarche largement acceptée plus par réalisme de carrière que par une analyse approfondie qui attendait encore qu’émerge une analyse spatiale qui allait ébranler l’édifice assez bancal ci-dessus commodément décrit.
6Agrégé, j’ai passé une année dans un collège de Normandie, j’y côtoyais d’anciens instituteurs devenus professeurs d’enseignement général de collège (PEGC) qui enseignaient benoîtement une géographie que leur dictait le manuel, la crainte de l’inspection sans doute et une absence de curiosité qui n’était que le reflet d’une absence totale de formation. Là où en 5ème j’abordais le Proche-Orient dans sa globalité, chacun traitait successivement les quatre États que le manuel regroupait en deux pages, Liban, Syrie, Israël et Jordanie. Sans doute étais-je peu conscient des pesanteurs de l’enseignement scolaire. Deux années suivirent, au Lycée Carnot à Tunis, plus âpres mais plus enrichissantes. Un premier pas dans l’enseignement supérieur à travers des cours de climatologie (que personne n’aimait faire, je pense) puis l’esquisse d’une recherche orientée vers les côtes qu’un passage de 6 années à l’École normale supérieure du Bardo me permit d’approfondir… Toutefois, j’ai longtemps navigué à l’estime. Parcourir l’ensemble des côtes tunisiennes pour relever, de coupe en coupe, une stratigraphie qui marquait, par la position altimétrique, par la présence de matériel marin différents « niveaux de la mer » pour le Quaternaire. Une quête enrichissante, mais dont je sentis assez vite qu’elle ne me convenait guère, en dépit des encouragements de quelques spécialistes réputés. J’orientais alors mes travaux sur le nord de la Tunisie, entre la frontière algérienne et la région de Bizerte, la côte, certes, mais si dépourvue de marques anciennes de la mer que c’était une impasse, rien ici des belles coupes que faisaient connaître au Maroc Gaston Beaudet ou encore Gérard Maurer. Je poussais donc vers l’intérieur des terres, dans les Mogods et en Kroumirie, pratiquement terres inconnues des chercheurs. J’y passais bien du temps, avec toujours le plaisir de la marche, de l’observation minutieuse des formes en quête des conditions de mise en place des volumes. Démarche classique menée pendant plusieurs années, par missions après un retour en France en 1979. Je n’ai pas soutenu cette thèse, mais j’ai publié bien des articles au fond initiateurs pour ceux qui, je le croyais, allaient suivre mes traces.
7Revenu sur le terrain en 2008 à l’occasion du Congrès de Géographie de l’UGI qui se tenait à Tunis, j’ai retrouvé sans trop de nostalgie ce terrain que nul après moi n’a plus arpenté. J’avais changé d’orientation, conscient que pour moi la géomorphologie était une impasse et que si géomorphologie il devait y avoir, elle devait aussi s’inscrire dans les pas des sociétés humaines. J’ai parcouru une sorte de chemin de Damas qui m’a mené à une thèse de doctorat consacrée, en 1993, à « la gestion de la nature littorale en France atlantique, étude comparative : Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni et États-Unis d’Amérique ». Une thèse pionnière qui abordait les rapports entre l’homme et la nature sur les littoraux, l’érosion et ses modes de traitement, la protection et la conservation des milieux fragiles, sous la houlette benoîte d’André Guilcher et les encouragements permanents de Roland Paskoff. Une thèse aux conclusions pratiques puisqu’elle me confrontait aux élus du littoral, aux corps d’ingénieurs en charge de la lutte contre la mer, aux juristes aussi. Et tout cela en enseignant au sein de l’Institut de Géographie de l’Université de Nantes. Si une thèse ambitionne de « transmettre des savoirs », c’était le cas ; à la fois aux étudiants, mais également par des participations à des stages de formation, aux techniciens et aux ingénieurs, aux élus également. Sans passion, sans conviction, la transmission du savoir reste stérile. J’ai la faiblesse de croire qu’elle ne le fut pas !
À la recherche des « phares » de la discipline et des contenus
8Reste-t-il des références incontestables dans la géographie française ? Il est permis d’en douter. Si la production scientifique des géographes est abondante, elle témoigne à la fois d’une grande vitalité et d’une réelle dispersion et cela pour plusieurs raisons. D’une part, l’organisation même de la profession de géographe universitaire tend à la production scientifique et, aujourd’hui, avec une forte pression pour que les géographes publient dans des revues internationales à comité de lecture… Et en anglais. D’autre part parce que les nouvelles modalités de la thèse, désormais courte, font que les candidats sortis des masters sont assez nombreux et que, de fait, le recrutement dans les départements de géographie s’est fait sur des logiques nouvelles. Les jeunes maîtres de conférences sont issus des équipes de recherche dont les programmes sont précisément validés par les instances universitaires et singulièrement par les unités mixtes de recherche (UMR) du CNRS. Une certaine liberté règne encore dans les jeunes équipes ou les équipes d’accueil, pouvant inscrire autour de jeunes professeurs titulaires d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) des champs nouveaux et innovants. Un jeune docteur en géographie a donc vocation à être recruté dans un département de géographie ou une équipe du CNRS (ou encore de l’IRD, de l’INRA…) : il ne saurait être prioritairement motivé par l’enseignement et, d’une manière générale, ce n’est pas pour cela qu’il a été recruté. Une vraie révolution a donc accompagné la mutation autour de la thèse. À l’ancienne, les agrégés étaient nombreux, tous entendaient préparer une thèse sur une durée plus ou moins longue, une partie abandonnait tout projet en recherche en cours de route, mais tous, ayant passé le CAPES et l’agrégation de géographie, avaient encore pour mission d’être des enseignants et des chercheurs. Certes, les concours de recrutement n’ont jamais dans l’absolu garanti que les lauréats étaient tous d’excellents pédagogues (vieux procès en sorcellerie…), mais au moins les qualifiaient-ils pour préparer les questions de concours et dominant leur sujet, faire des cours de 25 heures dans le premier cycle (la licence). On peut, sans faire de procès d’intention, observer qu’il n’en va pas de même aujourd’hui ! Même si les universités ont réduit la voilure – contraintes budgétaires – il est courant que des questions de licence (18 heures plutôt que 20 ou 25) soient traitées par plusieurs intervenants ! La cohérence de la formation ne semble pas sa qualité principale.
9Des « phares » ? C’est affaire de goût personnel sans doute. Entendons par là des géographes ayant réellement apporté un regard global nouveau à la discipline. Personnellement, j’en vois deux dont l’essentiel des travaux s’inscrit dans la décennie 1985-1995. Le premier, c’est Roger Brunet, le second Philippe Pinchemel. Le manuel du second est bien connu, La face de la terre : éléments de géographie. Partant du « renouvellement » de la géographie dans les années 1950-1960, il remarque que :
« Cet aggiornamento ne semble pas avoir produit les effets attendus. La géographie a donné l’impression de renoncer à l’affirmation classique de son unité : ses branches traditionnelles ont dérivé, les unes vers les sciences naturelles, les autres vers les sciences économiques et sociales. Et le contenu de la géographie devient une association bâtarde d’écologie, de démographie, de sociologie enrobée d’histoire… En outre, ces nouvelles géographies changent rapidement de curiosité, leurs partisans renient ce qu’ils vénéraient la veille, retrouvent des vertus à ce qu’ils venaient de dénigrer. Le tout s’accompagne de querelles idéologiques et d’un goût prononcé pour la phraséologie hermétique. »
10Voilà un constat cinglant et il n’est pas certain que ce jugement abrupt ne soit plus de saison, même si cette Face de la terre propose des grilles de lecture et des outils conceptuels de nature à mieux cimenter les diverses approches des géographes, au moins universitaires, mais l’écrire ainsi serait oublier le rôle majeur de Pinchemel au service d’une géographie scolaire : que transmettre à des non-spécialistes pour quelle culture et, partant, pour quels savoirs ?
11Autre phare, plus controversé, Roger Brunet. Controversé en partie du fait de ses querelles avec Yves Lacoste, autre phare sans doute à qui l’on doit la renaissance de la géopolitique. Controversé également du fait de l’usage parfois irresponsable qui a été fait des chorèmes, en particulier dans l’enseignement secondaire. Mais à Roger Brunet, on doit aussi les « mondes nouveaux » écrits en collaboration avec Olivier Dolfuss, premier volume de la Géographie Universelle publiée chez Belin. Une autre manière de lire et de dire le monde, car « quand change le monde, il est besoin de repères nouveaux… (et) le monde fait système, car la dimension des problèmes est devenue mondiale ». Pour les deux auteurs, « la géographie comme science change autant que la géographie comme état du monde », une manière de repositionner la discipline qui souffre d’une « lacune béante : celle d’un corps de référence scientifique, de mise en ordre et d’interprétation, d’un grand ouvrage permettant de faire le point et de s’orienter ». Voilà qui est dit, avec ambition diront les uns, avec une certaine dose de prétention vaniteuse diront les autres. Il n’empêche qu’avec cette nouvelle forme de déchiffrement du monde, la géographie universelle marque une étape que l’on ne pourrait dire dépassée encore aujourd’hui… Tant elle a marqué la géographie scolaire !
12On ne peut non plus ignorer l’importance que se donnent les deux directeurs du dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Ce dictionnaire est relativement récent, sa dernière édition date de 2013. Il est incontestablement ambitieux et « sans prétention excessive », ce qui peut se discuter dès lors qu’ils stigmatisent quelque peu « des géographes institutionnels classiques » supposés manifester de la « défiance pour toute pensée réflexive formalisée ». Procès d’intention vis-à-vis de géographes qui peuvent aussi s’inquiéter de voir fleurir des « concepts » dont la clarté n’est pas la qualité première en dépit de l’affirmation des auteurs selon laquelle ce serait cette même clarté qui serait en priorité recherchée. « Le » Levy-Lussault porte la marque de ses auteurs ; en cela il est parfaitement respectable. Il s’inscrit en partie dans la logique des travaux menés par l’équipe Reclus et son principal animateur, Roger Brunet. Il affiche un fort penchant pour une géographie sociale qui fit l’objet de débats dans les années 1980-1990, moins par son contenu défini que par sa volonté de rompre avec une géographie « physique » ou « naturaliste » que l’on entend retrouver dans le dictionnaire sous la forme d’une petite pirouette à travers un troisième courant qui « réintègre les apports de la géomorphologie, de l’hydrologie, de la climatologie, de la biogéographie et, plus généralement, des sciences de la nature, dans une géographie reconstruite comme science sociale ». En quelque sorte une partie de la « nouvelle géographie de l’environnement » évoquée par les deux auteurs. Au plan de la recherche universitaire, rien de choquant, mais il faut aussi savoir que ce dictionnaire est le produit d’un réseau (pour ne pas dire d’une école) dont on n’est pas certain qu’il soit encore central dans la géographie en France ; mais aussi d’un réseau qui ne manque pas de jouer des « enjeux » de pouvoir. Recteur d’académie présent à Saint-Dié, j’ai entendu dans une réunion provoquée par un éminent inspecteur général en charge du primaire, un « jeune géographe » dire qu’il fallait intégrer du Levy-Lussault dans la formation des élèves du primaire, sans doute pour rendre la notion d’espace plus sensible à ces jeunes esprits en friche ! Le souci n’est pas de distinguer ce qui est bien et ce qui ne le serait pas, mais bien de se demander quels liens sont tressés entre la géographie des universitaires et celle de l’enseignement scolaire.
Géographie universitaire : quelle préoccupation pour l’enseignement scolaire ?
13Pour comprendre le sens de cette entrée, il faut avoir à l’esprit les constantes références depuis plus de 10 ans à la politique d’orientation pratiquée par le ministère. 10 ans c’est assez long, des ministres ont passé, des recteurs ont passé puisque l’on demandait à ces derniers de mettre en place les structures qui devaient permettre une meilleure orientation des élèves. Quand on pense à ParcoursSup et aux difficultés rencontrées en 2018, on n’est pas forcément optimiste. Et pourtant la liaison Lycée-Université est à l’ordre du jour depuis assez longtemps sans que l’on ait trouvé une solution satisfaisante et durable. La géographie n’échappe nullement à cette question qui peut sembler d’ordre général, mais si l’on songe aux modalités du recrutement des enseignants, si l’on songe à la formation des maîtres, si l’on évoque plus encore la formation continue des enseignants, on est bien au cœur du sujet. Cependant, cette question renvoie plus à la formation qu’au contenu de l’enseignement de la géographie dans les lycées et collèges (voire dans le primaire). Un constat : depuis plus de vingt ans, le recrutement des professeurs d’Histoire et de Géographie via les concours montre que les historiens constituent entre 85 et 90 % des enseignants recrutés. À quelle géographie se sont-ils formés ? Il est bon de s’y arrêter un court instant. Il me souvient avoir il y a une quinzaine d’années plaidé pour une bivalence dans la formation : parité entre l’histoire et la géographie dans un parcours qui devait aboutir à mieux former les futurs enseignants. Le ministère (la DGSUP) y fit opposition : l’argument étant qu’il ne fallait pas construire un « cylindre ». Réponse assez sotte puisqu’un parcours supposait des bifurcations permettant des « réorientations » à partir de la licence puis des masters. Sans doute aussi les historiens firent-ils de la résistance, soucieux de garder à leur domaine de recherche une certaine cohérence. Passons… Le résultat est que la formation de base pour les historiens est pratiquement réduite à peu de chose, or, ils sont la clé d’un bon enseignement de géographie dès lors que l’on sait la faible proportion de licenciés en géographie qui pensent devenir professeurs. L’aménagement, la géomatique entre autres ont capté de longue date une large partie des géographes. Il n’y a pas lieu de s’en plaindre, mais cela repose pleinement la question de la formation dès l’entrée à l’université.
14La licence d’histoire à Bordeaux propose aux étudiants des parcours entre majeure, mineure et options. En trois ans, le volume des enseignements de géographie est de 36 heures (L1 et L2) à quoi s’ajoutent 54 heures de cours magistraux (CM) et autant d’heures de travaux dirigés (TD) sur des thématiques que l’on pourra dire « classiques ». Reste à savoir si les cours sont confiés à une seule personne ou comme souvent à plusieurs enseignants. En soi, une base relativement complète pour un futur enseignant d’histoire et de géographie.
15À Nantes et pour la licence de géographie, la maquette montre déjà une orientation plus ouverte vers l’aménagement, avec là aussi la même organisation en majeure, mineure et options. Comparativement à Bordeaux pour les historiens, la part de l’histoire est très limitée et entre même en concurrence avec d’autres disciplines (sociologie…). L’offre de formation est le reflet de l’existence de deux grosses UMR multisites de l’ouest de la France : la préoccupation principale est de former les étudiants aux bases de ce qui fait le cœur de chaque UMR, par exemple, la mer et les littoraux ou la géographie sociale. On conçoit que les étudiants susceptibles de s’orienter vers les métiers de l’enseignement ne soient pas légion !
16Quant à la suite, elle passe par les ESPé et la préparation aux concours qui restent encore le fait des universités (on n’aura pas la cruauté de présenter sur une décennie le nombre de candidats reçus aux agrégations… Et il en va ainsi presque partout en France en dehors de Paris et de Lyon, poids des ENS). Sur les attendus de l’ESPé de Nantes : rien à redire, ce ne sont que des principes d’organisation à orientation « professionnelle ». Les maquettes sont plutôt muettes sur les contenus des enseignements, on manque d’informations sinon par les habituels ragots d’étudiants plus enclins à dénigrer aussi bien l’enseignement dans le cadre des Universités que celui qu’ils disent « subir » dans le contexte des ex-IUFM transformés en ESPé. Là encore, un bon audit des inspections générales ne serait pas inutile, mais il semble que le rapport demandé au printemps à Monique Ronzeau et Berenard Saint-Girons (ancien recteur et ancien directeur du supérieur au ministère) ait été assez vite enterré.
17Le tableau est donc gris, il témoigne certes des continuités universitaires dans un contexte qui est plus celui d’une séparation nette avec l’enseignement scolaire. La géographie des universitaires n’est qu’une figure imposée pour ces derniers. La recherche, et principalement la recherche au sein des équipes, l’emporte sur tout le reste. Bien des universitaires ne se préoccupent plus de transmettre des Savoirs utiles pour l’enseignement scolaire. Il y a là comme un phénomène de distension tectonique ; deux continents s’éloignent.
La géographie scolaire, une question de programmes, une question de manuels ?
La géographie scolaire est encadrée
18L’écrire ainsi c’est aussi souligner combien ce même encadrement n’existe nullement dans l’enseignement supérieur. C’est même une des raisons de la délicate articulation scolaire-universitaire. On ajoutera également, même si on doit y revenir, que de nombreux universitaires, maîtres de conférences ou jeunes professeurs qui ont passé une habilitation à diriger des recherches n’ont jamais passé de concours de recrutement (Capes/agrégation). Ils ont été recrutés par des commissions de spécialistes qui jugent à partir de dossiers de recherche et dans l’intérêt des équipes de recherche du lieu où le candidat espère exercer. Tout dialogue entre le jury et le candidat est pour l’essentiel réduit à de très rares questions « pédagogiques », car l’essentiel est dans l’apport scientifique. Les questions de préparation aux concours sont réservées aux PRAG (agrégés affectés dans le supérieur) dont le service est lourd et dont on peut penser qu’ils ont une petite idée de ce qui attend le futur professeur de géographie (et d’histoire…). Autrement dit, la plupart des enseignants du supérieur ignorent à peu près tout du fonctionnement du scolaire ; à part ceux qui sont invités à participer aux journées de formation continue des enseignants qui dépendent de l’offre académique (et sur laquelle il y aurait beaucoup à dire…). Liberté totale d’un côté et forte spécialisation dans la recherche, avec des incontournables, mais aussi des sujets à la mode du temps, la promotion par la recherche à travers des instances purement universitaires. De l’autre, un cadre, des corps d’inspection. Deux mondes qui ont trop rarement l’occasion de dialoguer. En sorte que l’harmonie ne règne pas forcément.
La géographie scolaire est gérée comme un ensemble au sein de la politique d’éducation des élèves
19Là où l’université cherche, l’école éduque, en fonction du niveau des élèves, en fonction de la volonté du gouvernement de mettre l’accent sur tel ou tel aspect de la formation de l’élève et, dans une démocratie, les changements politiques ne peuvent pas ne pas avoir de conséquences sur les objectifs attendus, après des années de mise en œuvre pour les uns et de contestation plus ou moins radicale pour les autres. C’est toute la question des programmes d’enseignements pour des disciplines aussi essentielles à la formation des citoyens que l’histoire et la géographie. On peut le regretter, mais depuis des années, ces querelles qui ne sont pas toutes subalternes viennent perturber le corps enseignant et contribuent à un scepticisme qui n’est guère encourageant pour l’élève même si ces querelles lui passent largement au-dessus de la tête. Il faut donc y regarder de plus près.
Adoptés, les programmes deviennent la base de l’enseignement : contenus et objectifs en sont le cœur
20Des instructions qui paraissent au Journal officiel encadrent les programmes. Évidemment, rien de tel dans l’enseignement supérieur. Ces instructions sont-elles lues ? D’expérience, cela vaudrait enquête comme il serait intéressant de savoir si dans les ESPé, elles font l’objet de présentation (ce qui serait le moins) et de commentaires dès lors qu’il ne s’agirait pas de les caricaturer.
21Ce cadrage peut être illustré à propos de la classe de seconde en géographie (trois documents, Bulletin officiel du 4 avril 2010, le cadrage DGESCO-Inspection Générale, les thèmes, les objectifs pour la classe). Il va de l’esprit général du programme à ses articulations presque jusqu’au détail. Et s’il est de bon ton de rappeler la grande liberté des enseignants, on peut craindre qu’ils ne s’enferment dans le cadre préétabli, par paresse pour les uns, par crainte pour les autres (« l’inspection » dont on rappellera qu’elle ne concerne chaque enseignant en gros une fois tous les quatre ans).
Le préambule dit l’esprit : qu’attend le ministère de l’histoire-géographie en classe de seconde ?
22L’écriture est assez conformiste :
« Au collège, les élèves ont acquis des connaissances, des notions, des méthodes, des repères chronologiques et spatiaux. Ils ont pris l’habitude d’utiliser des démarches intellectuelles. Il ne s’agit pas au lycée de reprendre à l’identique le parcours chronologique et spatial du collège en l’étoffant, mais de mettre en œuvre une approche synthétique, conceptuelle et problématisée1. »
23Un peu de jargon derrière lequel on peut mettre beaucoup de choses… ou rien du tout ! Au vrai « les programmes d’histoire-géographie permettent la compréhension du monde contemporain par l’étude des sociétés du passé qui ont participé à sa construction et par celle de l’action des sociétés actuelles sur leurs territoires ». Ce qui suppose une bonne intégration de ce qui a été acquis en 3ème… sinon on peut se demander justement s’il ne serait pas préférable de présenter le monde actuel pour en rechercher les racines. Cette inversion serait tout aussi logique.
24En classe de seconde, le programme de géographie est dans l’air du temps : sociétés et développement durable. Une problématique qui a émergé dans la décennie 1990-2000. Elle correspond bien à une volonté de faire cadrer la politique française avec les attentes de la communauté internationale (ONU, Unesco…). Cette question est « citoyenne » : le texte du Bulletin officiel (BO) dit que « la démarche géographique participe à la construction d’une citoyenneté éclairée et responsable qui constitue une des priorités du lycée ». Rien à redire : l’État (le ministère) commande, le thème initié dans l’enseignement supérieur par des géographes est repris assez rapidement dans l’enseignement scolaire. Cependant, là où les universitaires pensent aller « vers une géographie du développement durable », l’Éducation nationale cadre de manière assez stricte et il ne peut guère en aller autrement. Enseigner le développement durable, c’est selon le BO :
« S’interroger sur la façon dont les sociétés humaines améliorent leurs conditions de vie et subviennent à leurs besoins sans compromettre les besoins des générations futures. »
25Avec un minimum d’esprit critique (que l’on peut observer dans les contacts avec de nombreux enseignants) on peut se demander si l’on est dans le dogme, dans la construction d’une sorte de catéchisme, ou d’une réelle interrogation sur ce qui est, ce qui est possible et forcément ce qui est négatif. On devine que c’est mettre l’enseignant dans l’embarras. D’autant que ce développement durable est aussi un fil rouge pour le collège et que les élèves, en général pas dupes, peuvent n’adhérer qu’avec une certaine distanciation à ce qui leur est proposé ! Encore leur faudrait-il fermer les yeux sur les « belles » photographies prises par Yann Artus-Bertrand… Et sur lesquelles on bute à chaque fois qu’on passe dans les couloirs des établissements. Belles certes, mais aussi « éloquentes », car elles illustrent plus les et la misère du monde contemporain. Un recteur (retraité géographe) aurait pu en son temps y lire comme une sorte de matraquage ! il n’est guère laissé aux élèves la possibilité de penser autrement. Aux enseignants dans ce cas de repenser les faits proposés par le programme et par… les manuels. Autre sujet qu’il faut bien aborder.
Géographie des manuels, géographie des professeurs ?
26La question est d’importance. Les éditeurs scolaires et les enseignants se renvoient souvent la balle. Ceux du moins qui participent à la construction de ces manuels dans des maisons d’édition assez peu nombreuses pour se partager un marché particulièrement important et (sûrement) lucratif (Magnard, Belin, Nathan, Hachette…). Les éditeurs sont contraints par les programmes et les enseignants contraints par les éditeurs : affaire de temps (délais très brefs souvent), affaire de concurrence. Il faut faire des choix. Fini le temps où le manuel était l’œuvre d’un seul auteur : aujourd’hui, ce sont des équipes, entre dix et vingt auteurs souvent sous la responsabilité d’un coordinateur, la plupart du temps un inspecteur pédagogique régional (IPR). Le règne des inspecteurs généraux n’est plus si apparent que par le passé. Sauf à savoir quelle est leur réelle responsabilité dans l’élaboration des programmes, jeu subtil entre le politique d’une part et l’administration de l’éducation nationale d’autre part (DGESCO, corps d’inspection…). Fini en tout cas le règne des universitaires au sens classique, professeurs et maîtres de conférences : pour prendre deux exemples, le manuel Belin de la classe terminale de 1987, collection Knafou, intitulé « le Système Monde » et bien dans l’esprit de la nouvelle géographie universelle de Roger Brunet comptait 5 auteurs, tous universitaires, les manuels les plus récents correspondant au programme de 2010 sont pratiquement tous rédigés par des enseignants de lycée (pour le cycle du lycée), les universitaires y sont pratiquement absents.
27Désormais, la responsabilité principale est celle des professeurs de classes préparatoires, choisis par les inspecteurs généraux. Cela mérite réflexion, car c’est un bon indice d’une dissociation de plus en plus nette entre la géographie des universitaires et celle des professeurs de l’enseignement scolaire. Faut-il le regretter ? L’évolution même du monde universitaire depuis l’apparition de la nouvelle thèse suivie de l’habilitation à diriger des recherches, le recrutement de ces nouveaux docteurs qui pour la plupart ne sont plus ni agrégés ni certifiés fait que le contenu même des programmes de l’enseignement scolaire est ignoré dans le supérieur (comme le fonctionnement même de l’éducation nationale). Le poids des professeurs de classes préparatoires, des IG et des IPR renforce la mise en place de politiques strictement liées aux impératifs de l’enseignement scolaire. Les références dans les manuels aux travaux des universitaires sont rares (et souvent peu utilisables) parce que le contenu même des manuels a beaucoup changé. Le manuel occupe donc une place cardinale dans l’image qui est donnée de la géographie, mais la question de savoir à qui ces manuels sont destinés peut être écartée. Ils servent en principe aux élèves et aux enseignants. Il faut reconnaître qu’ils sont en général bien faits, ils sont séduisants, multicolores, bien illustrés, plutôt correctement rédigés. Les reproches sont faciles à faire : ils sont lourds (mais à la mesure de l’ambition des programmes), ils contiennent souvent des erreurs factuelles (faute de temps pour la relecture sans doute…), des définitions très incertaines à l’exemple de ces « territoires » mis à toutes les sauces (comme dans le monde politique), mais jamais définis dans les glossaires. Ils sont aussi parfois aux limites de la propagande par assimilation à l’instruction civique, on l’a vu pour le développement durable. Ils sont sûrement trop ambitieux et il est de bon ton de considérer que si les candidats au CAPES et même à l’agrégation possédaient une bonne assimilation des manuels de seconde, première et terminale pour la géographie, leur préparation pour les écrits et pour les oraux du concours en serait assez facilitée. Mais on rappellera qu’ils sont faits pour des élèves qui n’ont, pour la plupart, pas l’ambition de devenir professeur de géographie !
28Ces manuels se ressemblent du fait qu’ils sont contraints par le détail des programmes. La différence tient évidemment aux équipes pédagogiques, à la construction des chapitres, au choix des exemples et des documents. En cela, on mesure à la fois la grande ouverture possible, dans la logique d’un enseignant-géographe, et la (trop) grande diversité des exemples et des illustrations, si nombreux que seul le professeur en charge de la classe saura (ou devrait savoir) comment les choisir et comment les utiliser. Compte tenu de l’abondance des documents (cartes et textes) et surtout des illustrations, le manuel n’est au mieux qu’un beau livre d’images, mais il illustre très bien, par comparaison avec des manuels datés d’il y a 20 à 25 ans, les glissements dans la géographie scolaire.
29La richesse du manuel est facile à démontrer si l’on prend l’exemple du Hachette de Terminales. Dans le thème 2, les dynamiques de la mondialisation, le chapitre 2 décrit la mondialisation en fonctionnement : en quoi la mondialisation organise-t-elle le monde et soulève-t-elle parfois des débats ? À l’appui, 3 études de cas (Nutella, la caméra GoPro, et le jean, produit mondialisé), et 2 cartes pour « un monde de flux, des acteurs aux intérêts divergents ». Suit le cours en 3 double-pages et trois parties, la mondialisation en mouvement, processus, réseaux et flux (1), la mondialisation en action, le rôle des acteurs (2), la mondialisation en question, des débats intenses. Le thème se clôt sur trois exemples, comment les émigrés indiens participent-ils à la mondialisation (1), en quoi les mafias russes sont-elles des acteurs de la mondialisation (2), comment l’ONG Greenpeace dénonce-t-elle les excès de la mondialisation (3). Avouons que dans l’absolu, c’est excellent, mais que reste-t-il à l’élève de tout cela dès lors que la richesse apparente masque à peine une réelle confusion ? Il y faut d’excellents professeurs, suffisamment bien informés pour appréhender la question et suffisamment bien formés pour faire passer l’essentiel… de ce qui rapproche tout de même un peu cette géographie scolaire d’une sorte de… journalisme, le détournement en quelque sorte d’une géopolitique bien pensée et bien construite !
30Avant d’aborder un dernier point, essentiel, sur la formation des maîtres et les concours de recrutement, il faut également se pencher sur le paradoxe d’une géographie portée à l’analyse environnementale et aux risques sans que les fondements du système terre dans sa dimension physique soient clairement abordés.
31Bon nombre de professeurs d’histoire-géographie des lycées regrettent la disparition de la géographie physique. Ce serait une bien longue (et triste) histoire d’en exposer la genèse, dans les arrière-cuisines du ministère et dans l’ombre de Claude Allègre. Ce ne fut pas sans remous chez les universitaires, les uns se réjouissant de voir cette « géographie physique » noyée dans le nouveau contexte de la géographie science sociale, les autres se rappelant combien l’épreuve du commentaire de carte à l’agrégation leur avait paru d’autant plus désuète qu’ils en furent (sans doute) les victimes. L’agrégation, depuis lors, a évolué et refondu toutes les appellations anciennes : cela n’a pas bouleversé la qualité des recrutements d’agrégés. Pour autant, c’est l’ensemble de la formation des professeurs qui en a subi les effets, la part d’enseignement de la géographie physique diminuant ou disparaissant, en particulier dans l’offre faite aux historiens. Autant dire que dans l’enseignement scolaire, les effets furent dramatiques à l’heure où pourtant montaient quelques périls, réels ou fortement dramatisés autour du « réchauffement climatique », autour des « catastrophes » et des « risques ». Peut-on vraiment traiter des risques naturels sans un minimum de formation à des questions aussi complexes, peut-on ne traiter des risques qu’à travers leur dimension sociale sans altérer l’intelligence des faits en tirant les explications uniquement vers le social ? Le résultat est hélas dans la plupart des manuels. On va le voir, même s’il est bon de préciser que la DGESCO dans le BO no 4 du 29 avril 2010 rappelle, à propos du développement durable (classe de seconde) que l’enseignant :
« Doit s’attacher en particulier à mettre en relief les approches complémentaires des programmes de géographie, de sciences de la vie et de la terre et des sciences physiques et chimiques, par exemple à propos de thèmes tels que la nourriture, l’alimentation, l’eau et l’énergie. »
32Ce bémol est presque risible : les risques ne sont pas mentionnés et quand on connaît un peu l’enseignement scolaire, le « partage » disciplinaire est très rarement mis en œuvre parce qu’il n’est pas dans la culture des professeurs ! Chacun estimant avoir déjà beaucoup de difficulté à conduire le programme à son terme sans perdre un temps jugé inutile. En sorte qu’un regard attentif sur quelques manuels permet de s’étonner de ce qui est présenté.
33L’eau est une « ressource essentielle » et l’ouverture du chapitre chez Nathan juxtapose la terre craquelée en Australie sur laquelle se désolent (sans doute) deux agriculteurs tandis qu’au-dessus on présente Atlantis Paradise Island, l’un des plus importants aqualands du monde aux Bahamas. Chez Belin, on oppose une oasis saharienne en Libye à un autre parc aquatique à Edmonton au Canada. Deux entrées choc, mais pour démontrer quoi ? L’extrême abondance dans les pays développés face à la pénurie, mais le choix des parcs aquatiques pose d’entrée la question du gaspillage de manière à peine hypocrite ! Les pages suivantes insistent sur les déséquilibres dans l’accès à la ressource sans aucune carte de répartition des précipitations, sans aucune explication par la circulation atmosphérique générale, sans que les pivots de cette circulation soient présentés. Un désert sans anticyclone permanent, c’est… étonnant. On a bâti une géographie scolaire à laquelle manque une jambe, c’est… absurde !
34Autre exemple, les « espaces confrontés aux risques majeurs », tel manuel entre dans le thème par une couverture du Courrier international : « le temps des catastrophes », on force la note, on joue sur l’émotion, cela s’appelle aussi le « politiquement correct », d’autant qu’en présentant une replantation de mangrove en rangs serrés comme à l’armée, on méconnaît les modes de croissance de ces formations végétales. On débouche ainsi sur la leçon de catéchisme du développement durable comme seule solution aux problèmes généraux de la planète ; en particulier au « réchauffement climatique » ! Entendons-nous bien, le reproche ne saurait être fait aux enseignants, mais à ceux qui ont imposé cette façon de concevoir une sorte de géographie « citoyenne » ou « civique » sans en présenter aussi et nécessairement les entrées de la géographie physique. Le professeur n’est pas un journaliste, il ne peut faire entrer de l’émotion là où l’approche doit être raisonnée : les tempêtes n’ont pas partout la même intensité, les séismes sont dramatiques dans l’image qu’ils donnent de l’état du bâti en particulier, mais ils n’ont pas lieu n’importe où, et leur puissance fait que la capacité des hommes à les maitriser est forcément limitée, même si le séisme est révélateur de l’état d’une société. Il en va ainsi pour les littoraux et les risques : si l’on construit en bord de mer, on court un risque face à la dynamique naturelle. Si on prend des mesures sages, on ne construira pas ou on construira assez loin du trait de côte.
35À ce stade de la réflexion, on doit constater l’ambition des programmes et, partant, la course au volume des manuels en histoire et en géographie. Avec le regard distancié d’une pratique sur le long terme de la géographie, on constate que la richesse documentaire ne peut satisfaire que celui qui a été correctement formé. C’est bien sûr valable pour le professeur, mais forcément aussi pour l’élève. Tant de matière pour des acquis sans cesse critiqués à chaque étape dans le cursus, cela pose une question de fond, celle, récurrente, de la formation des professeurs, mais aussi d’une certaine conception des programmes puisque ce qui est vu en 4 ans au collège et revu (mais « approfondi ») au lycée. Que les élèves aient parfois l’impression de redites n’est guère surprenant : en déduire que « l’apprenant » cher aux « pédagogistes » n’apprend pas grand-chose serait sûrement allé trop loin dans la critique.
36La formation des professeurs reste une boîte noire pour qui ne peut enquêter au cœur des Espé. Ce phénomène n’est pas nouveau, car le partage entre les Universités et les IUFM ne s’est jamais fait clairement. Les universitaires ont une bonne part de responsabilité dans ce constat, faute d’avoir pensé la formation des maîtres au-delà des concours. Et les rivalités sur chaque site entre universitaires et « formateurs » des IUFM ont encore ajouté au désordre et ce n’est pas le U d’IUFM qui y changea grand-chose. D’autant que la montée en puissance des sciences de l’éducation a pu donner à penser qu’elles étaient les seules à apporter les bonnes solutions : une manière de rappeler le vieux conflit entre les « instituteurs » et les « agrégés », ces derniers pétris de savoirs, mais incapables de les faire passer. Querelle de boutiquiers d’obédience syndicale !
37Pour cerner les choses aujourd’hui, il faut lire ce que disent les présidents des concours de recrutement et constater ce que sont les questions mises aux concours.
« Le concours joue un rôle d’avant-garde, porteur d’innovations dont les effets d’entraînement influencent largement les enseignements en amont et en aval. Aujourd’hui, il constitue un élément important du repositionnement de la géographie dans les systèmes scolaires et universitaires… Son premier objectif est de sélectionner des candidats porteurs des problématiques scientifiques et des méthodes de la géographie d’aujourd’hui… Une science sociale, rôle des acteurs territoriaux, approches culturelles des questions de géographie, nouvelles interrogations sur les rapports homme-nature2 ! »
38En 2011, le concours est « à l’avant-garde » parce qu’il est porteur d’innovations qui doivent avoir des effets amont-aval. Autrement dit, le concours est une étape « globalisante » dans un long processus qui, à l’amont doit s’inscrire dans une continuité (les études supérieures, mais aussi les acquis de l’enseignement scolaire et à l’aval doit contribuer à irriguer l’enseignement, universitaire sans doute, mais scolaire sûrement, car l’agrégation cherche d’abord à recruter des enseignants de haut niveau. Une trentaine par an, l’avant-garde est mince et comme les agrégés depuis bientôt 20 ans ne sont plus qu’une minorité dans les recrutements du supérieur, on mesure l’écart avec les besoins de recrutement !
39Reste donc la grande masse des recrutés pour l’histoire et la géographie, le CAPES. Les épreuves : la « composition » relève d’un traitement scientifique du sujet proposé (classique), mais la seconde épreuve « intègre à parité une épreuve professionnalisante »… Elle comprend deux parties, la première est une « analyse critique » d’un dossier de documents. Un commentaire composé n’étudie pas les documents les uns après les autres, mais les présente de manière critique pour les rapprocher et les confronte de manière à faire ressortir les informations principales, les représentations de leurs auteurs ou institutions d’origine, leur fonction et leur autorité, leurs éventuelles postérités et usages historiographiques, etc. C’est agir en historien ou en géographe.
40La seconde partie est dite « exploitation adaptée à un niveau donné » est un écrit de synthèse fondé sur l’analyse critique précédemment réalisée et visant à la transmission d’un savoir raisonné à la classe. Le niveau de celle-ci est déterminé par le candidat qui est aidé par des annexes relatives aux programmes d’Histoire Géographie de l’enseignement secondaire. Le candidat est amené à expliciter la pertinence d’une telle séquence dans un programme d’enseignement. Des objectifs de cours sont ainsi proposés dans cette introduction, lesquels débouchent sur la présentation des ressources que le candidat estime devoir mobiliser en situation d’enseignement, à savoir des notions, des connaissances et, pour la géographie une production graphique dont on justifie l’utilisation en classe de niveau choisi…
Rapport de Vincent Duclert, président de la session 2016 du CAPES externe « rénové »
41Ces propos renvoient aux réalités de l’enseignement scolaire et, quelque part tout de même, aux manuels dont ils justifient par avance l’usage. Vincent Duclert présente clairement les enjeux : avoir de bons professeurs suppose que ce soient de bons professionnels. La composition (la « vieille » dissertation sans doute) reste donc classique et inscrite dans la logique des questions proposées aux candidats ; la seconde épreuve est « professionnalisante » et s’appuie sur l’analyse critique de documents. Elle est l’application exacte à la fois des intitulés du programme et des pratiques des manuels. Le président a soin de dire au futur enseignant qu’il ne doit pas aborder « successivement » les documents, mais les comparer, en faire une analyse critique : manière de reconnaître que devant l’abondance des documents fournis par le manuel, à quoi s’ajoutent les propres choix de l’enseignant en exercice, le tri doit être fait. On serait tenté de dire que c’est heureux, mais cela suppose une excellente formation et surtout une excellente culture en histoire et en géographie puisqu’il s’agit de fournir à la classe un « savoir raisonné ». La seconde partie de l’épreuve est intéressante et pose à la fois la question des stages professionnels en lycée et collège et celle, plus problématique de celle qui est donnée dans les ESPé, boîte noire comme exposé ci-dessus. Si le candidat n’a guère pratiqué en classe, il paraît assez curieux de lui demander de choisir un niveau raisonné pour cette classe après avoir lu « les annexes relatives aux programmes d’HG dans l’enseignement scolaire ». Ce que dit Vincent Duclert est un idéal, mais c’est aussi un formatage qui est confirmé dès lors que sont publiées les questions de concours et l’abondante littérature qui désormais les accompagne. Il fut un temps où les questions paraissaient brutes au BO, sans éclairage des jurys qui entendaient laisser aux candidats assez de liberté. Désormais le cadrage est d’importance : plusieurs pages souvent. Est-ce entièrement rassurant ? N’est-ce pas ainsi reconnaître que l’esprit d’initiative échapperait à la plupart des candidats ? Ou pire, admettre que la capacité des candidats à faire preuve d’initiative a forcément diminué avec le temps. Dans la grande masse des recrutés par concours (plusieurs centaines chaque année), si les têtes de concours sont toujours d’excellente qualité, on ne saurait dire la même chose de l’ensemble des recrutés ; un casse-tête pour les recteurs et les corps d’inspection qui nécessite à son tour que soit complètement repensée la formation continue des professeurs !
42Il est à l’évidence difficile de conclure. Cette contribution traduit des positions personnelles. Il s’appuie sur des lectures, des enquêtes, mais sur un sujet si vaste qu’il dépasse la personne d’un universitaire qui fut aussi recteur d’académie pendant 6 ans. Le bilan ne peut être que contrasté et il serait bien imprudent de ne s’attacher qu’à la lettre de cette contribution. Il existe bien des sujets de satisfaction : les programmes de géographie sont plutôt cohérents même si on peut espérer une plus grande originalité entre le collège et le lycée (les élèves ont souvent le sentiment de la répétition) ; ces programmes sont actualisés et les questions de concours restent toujours dans une logique qui lie le supérieur et le scolaire. On constate aussi un effort évident pour mieux « former » les professeurs à travers les modalités du concours. Ce qui ne va pas sans ambiguïté. Il existe depuis quelques années une tendance lourde à recruter au CAPES sur les programmes de l’enseignement scolaire et bientôt à ne recruter que sur ces programmes. L’Université n’est, de son côté, pas innocente de cette dérive et devrait y être très attentive ! C’est même là le principal sujet d’inquiétude. On constate, pour le CAPES qui recrute l’essentiel des professeurs, une régulière diminution du nombre des universitaires dans les jurys (et on ne poussera pas l’indulgence jusqu’à demander combien d’universitaires qui ne sont ni certifiés ni agrégés siègent dans les jurys…). On constate que la proportion des historiens de formation tend à croître encore, mais aussi que le bilan des heures de formation à la géographie dans leur cursus serait plutôt à la baisse. Ce qui ne veut pas dire que ces « historiens de formation » ne font pas d’excellents cours de géographie. Comme les horizons des géographes s’éloignent de ceux des historiens à l’université (par le jeu de débouchés plus nombreux en dehors de l’enseignement), l’évolution finit par poser la question du lien entre les deux disciplines (sujet presque tabou) et in fine, de la formation continue des professeurs d’histoire-géographie. Vaste programme qui renvoie aux plans académiques de formation, autre boîte noire et souvent très noire des recteurs et des inspecteurs pédagogiques régionaux. Face à ce constat, la question des programmes est moins prégnante que celle des manuels, pour l’élève et pour le professeur. Le manuel est un support… Mais il est aussi un marché et une vitrine. Le manuel est inflationniste, trop « riche », trop « illustré », il ajoute à l’embarras des élèves qui n’ont pas, bien entendu, que l’histoire et la géographie à étudier ; mais plus encore il ne peut satisfaire tous les professeurs qui ne maîtrisent pas tous également leur discipline. Il est même un trompe-l’œil, fascinant au premier regard, mais inquiétant par le risque de dispersion ou de confusion. Il conviendrait que les paillettes du journalisme contemporain soient moins abondantes, et que le réalisme l’emporte sur l’angélisme (le développement durable se prête bien à ce constat). Le fait que l’enseignement soit voulu par l’État n’exige pas qu’il devienne parfois une sorte de catéchisme laïc… Il est vrai que l’enseignant est « libre » ! Dernier constat : la volonté d’éliminer toute géographie « physique » témoigne d’une incohérence dont souffrent bien des enseignants, l’eau sans sa répartition à l’échelle mondiale débouche sur des caricatures « idéologiques » et les risques ne sont plus qu’un phénomène social livré au voyeurisme des médias !
43Les erreurs du passé se paient aujourd’hui par une sorte de confusion mentale à propos des faits de nature… Autrement dit, le nouveau Conseil national des programmes aura bien du pain sur la planche…
Notes de bas de page
Auteur
Professeur (émérite) de Géographie, Université de Nantes, Recteur d’académie honoraire
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016