Aux franges de l’histoire et de la critique, l’enseignement de la théorie de l’architecture à l’École des beaux-arts (1894-1968)
Résumé
Pour leurs cours de théorie donnés à l’École des beaux-arts au xxe siècle, Julien Guadet (1934-1908), Georges Gromort (1870-1961) et André Gutton (1904-2002) s’appuient sur un corpus de références mis en lumière par leurs publications, respectivement Éléments et théorie de l’architecture (1901-1904), Essai sur la théorie de l’architecture (1942) et Conversations sur l’architecture (1952-1962). Une analyse croisée de ces textes interroge le rapport qu’entretient la théorie de l’architecture avec l’histoire et la critique. Si le cours s’appuie sur l’histoire pour asseoir une connaissance du passé et émettre des principes applicables à la composition architecturale, la scientificité de cet enseignement peut être questionnée tant celui-ci revêt une dimension critique. L’étude des corpus d’œuvres choisies par les enseignants révèle la nature du cours de théorie en tant que potentiel enseignement critique de l’histoire, et cela en particulier lorsque sont convoquées les œuvres contemporaines. La dialectique théorie/histoire/critique est également observée dans le contexte de la réforme de l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts en 1968 ; si celle-ci entraîne la suppression de la chaire de théorie, il convient de s’interroger pour savoir si la culture architecturale qu’elle proposait est également éradiquée.
Texte intégral
1De la réforme de 1863 qui, sous l’impulsion de Viollet-le-Duc (1814-1879), bouscule l’École des beaux-arts1, l’historiographie retient essentiellement la création de trois ateliers intérieurs d’architecture dirigés par des professeurs nommés par l’École. D’autres effets, comme la suppression des cours de théorie de l’architecture et d’histoire de l’architecture – alors remplacés par un cours d’histoire de l’art et d’esthétique confié à Viollet-le-Duc – annoncent pourtant le signe d’une évolution du rapport à l’histoire dans la formation des architectes, d’ailleurs remis en débat un siècle plus tard, à l’aune des évènements de mai 1968. Ainsi Julien Guadet (1834-1908), nommé à la chaire de théorie de l’architecture réintroduite en 1874, précise-t-il dans sa leçon d’ouverture, en 1894, que son enseignement n’est ni un cours d’histoire ni un cours d’histoire de l’architecture2.
2Appuyé sur un corpus de références choisi dans les édifices du passé, le cours de théorie permet d’asseoir une culture architecturale ; selon la méthode développée par les enseignants, il entretient un rapport ambigu entre l’histoire et la critique. Quelle place est accordée à l’histoire dans l’enseignement de la théorie de l’architecture et de quelle manière est-elle mobilisée ? Le cours s’apparente-t-il à une théorie de ou sur l’histoire de l’architecture ? Par les choix qu’ils opèrent pour la sélection d’un corpus, les enseignants énoncent-ils une théorie, la théorie ou leur théorie de l’architecture ? Peut-on alors parler d’un cours d’histoire critique ?
3Un travail de thèse3 a éclairé le contenu et l’évolution du cours de théorie de l’architecture au xxe siècle à partir des publications de Julien Guadet, Georges Gromort (1870-1961) et André Gutton (1904-2002), respectivement Éléments et théorie de l’architecture (1901-1904), Essai sur la théorie de l’architecture (1942) et Conversations sur l’architecture (1952-1962). À partir d’une lecture croisée de ces ouvrages, il s’agit d’observer la place accordée à la dimension historique dans l’enseignement de la théorie et la manière dont elle est mobilisée par ces enseignants. L’analyse des « constructions scientifiques4 » – les corpus – permet ensuite d’interroger la nature du cours de théorie en tant que potentiel enseignement critique de l’histoire, particulièrement lorsque des œuvres contemporaines sont convoquées. Enfin, la dialectique théorie/histoire/critique est mise à l’épreuve du temps, car si la réforme de l’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts en 1968 entraîne avec elle la suppression de la chaire de théorie, il convient d’observer si la culture architecturale qu’elle proposait est également éradiquée.
L’histoire au service de l’enseignement de la théorie de l’architecture
4Guadet, Gromort et Gutton appuient leurs enseignements respectifs de théorie de l’architecture sur les notions de temps et d’espace5. Ils se confrontent à la difficulté de resituer l’histoire de l’objet dans la longue durée et de construire un récit qui explore le domaine bâti dans des dimensions plurielles et complémentaires, d’ordres constructif, esthétique et social. Leur recours à l’histoire s’opère toutefois différemment. Guadet, qui dispense le cours de 1894 à 1908, ne tient pas à « enfermer l’étude de l’architecture dans les lisières d’une étude historique6 » et construit son cours en privilégiant une double approche, typologique et constructive7. S’il craint que l’histoire n’enferme l’expression architecturale dans des formes anciennes, et rapproche en cela l’histoire de l’archéologie, il convoque l’histoire dans deux cas : d’une part au sujet des programmes hérités de l’Antiquité (les bains, le théâtre, les ponts) en livrant une étude fournie sur leur évolution constructive et fonctionnelle, d’autre part concernant les édifices religieux en des termes esthétiques et culturels car, dit-il, il n’est pas possible de répondre à la question « où en est la théorie de l’architecture religieuse ?8 ».
5Gromort, qui enseigne de 1937 à 1940, assume une approche chronologique de l’architecture sous le point de vue des « rapports de l’esthétique et de la construction9 ». De l’Antiquité aux Temps modernes, il se concentre sur « l’évolution générale des formes10 » qui sont le reflet des époques et cultures qui les ont vues naître. Il accorde une valeur importante aux formes du passé qui ont persisté jusqu’à l’époque contemporaine, qui pourraient encore être reproduites et qui, de fait, revêtent un caractère intemporel. À travers elles, il veut apprendre aux élèves à discerner « dans les monuments, ce qui ne meurt pas11 ». L’histoire – matérielle et culturelle – constitue une dimension pleinement intégrée à la théorie l’architecture.
6Le cours de Gutton, professeur de théorie de 1949 à 1958, combine les approches précédentes puisque les types d’édifices sont présentés dans une perspective historique12. Partant du constat que la « relation directe entre l’œuvre architecturale et l’histoire d’un pays13 » a toujours existé, Gutton s’inscrit dans la lignée du Zeitgeist, littéralement « l’esprit du temps14 ». Il recherche alors ce qui, dans l’histoire du temps présent, connaît une évolution assez importante pour qu’elle impacte le processus de création des architectes. Ce rapport entre l’architecte et l’historien, et entre l’architecture et l’histoire, est consciemment évoqué par Gutton qui prévient :
« Nous resterons architectes, dans nos pensées, dans nos paroles et dans nos écrits, et nous n’aurons pas la prétention d’être historien15. »
7Les enseignements de théorie interrogent par ailleurs le lien entretenu avec la composition, c’est-à-dire entre l’assimilation de connaissances et de modèles fondés sur une culture historique offerte par le cours de théorie et la production architecturale au sein des ateliers. Selon Guadet, le professeur de théorie apporte les bases d’une culture incontestée, « nécessaire […] et séculaire16 », tandis que le patron d’atelier demeure le « maître absolu de sa doctrine, […] et de ses utopies17 ». Le règlement confie au professeur de théorie la charge de formuler les concours d’émulation mais l’interdit de diriger un atelier pour éviter tout conflit d’intérêts. Cependant, un lien entre théorie et composition demeure : Guadet et Gutton donnent les outils nécessaires pour composer, c’est-à-dire les données programmatiques utiles pour concevoir des ensembles à l’échelle architecturale ou urbaine, tandis que Gromort procède à une démonstration de la composition, assimilant son cours à une sorte de théorie de la composition.
Le corpus de références : une construction scientifique pour une histoire critique ?
8Guy Dhoquois, dans des travaux consacrés à la « théorie de l’histoire18 », souligne que la théorie « nous résume la façon dont les choses fondamentales se sont passées, [mais qu’]elle ne nous dit pas au fond pour quelle raison19 ». Si l’on peut souscrire à la première partie de sa définition concernant les enseignements des théories de Guadet, Gromort et Gutton – puisque chacun restitue les temps forts de l’histoire de l’architecture au fil du temps – la seconde est en revanche discutable, puisque ces trois enseignants procèdent à des choix d’édifices qu’ils jugent représentatifs de leur démonstration et réhabilitent en cela bien souvent la dimension historique. Les trois enseignants puisent les références les plus anciennes dans la période de l’Antiquité (citons la basilique Saint-Clément et le Panthéon à Rome, le Parthénon et les Propylées à Athènes) car elles traduisent des qualités immuables qui perdurent dans le temps. Pourtant, leurs approches relèvent d’une dimension critique dès lors qu’ils justifient les critères leur permettant de retenir tel ou tel édifice afin de construire – (in)consciemment – un argumentaire critique.
9Guadet constitue son corpus à partir des « exemples universellement admirés, sans exception de styles ni d’époques, sans affirmer ni imposer de préférences ou des exclusions20 », convoquant les « exemples les plus remarquables à toutes les époques et dans tous les pays21 ». À travers cette démarche, il livre ainsi, comme le souligne Simona Talenti, « la Grande Histoire, les Grands artistes et les Grandes architectures22 ». Pour le cas des édifices français, lorsqu’il affirme puiser dans « l’inventaire […] du patrimoine23 », Guadet fait référence – sans l’expliciter – aux édifices classés Monuments historiques dès l’ouverture de la première liste en 1840.
10À l’inverse de Guadet, qui présente une typologie qu’il illustre par des édifices jugés représentatifs, Gromort choisit les projets qu’il considère caractéristiques des périodes de l’histoire. Il retient délibérément ceux qui « sans conteste se sont imposés à l’admiration de tous24 », construisant, selon l’expression d’Antoine Prost, une vision « objet-période25 ». Il évoque ainsi :
« En Égypte la grande pyramide et l’entrée des salles hypostyles, en Grèce les péristyles des temples, à Rome l’imposante masse du Colisée… Puis la nef de Monreale en Sicile, et ce palais des Doges qui fait l’orgueil de Venise ; retenons, dans les grands palais de la Renaissance, la demeure des Farnèse, et, à Gênes, le palais Durazzo ; des conceptions plus modernes : l’Arc de triomphe, la bibliothèque Sainte-Geneviève, la longue façade des Invalides elle-même26. »
11Gromort développe une pensée qui peut être affiliée d’une part à celle de John Ruskin (1819-1900), cité d’ailleurs dans sa bibliographie, tant il mesure la valeur et la perfection d’un édifice à son caractère mémoriel et monumental27, d’autre part à celle d’Aloïs Riegl (1858-1905) à qui il emprunte la notion de « valeurs28 ». Les « valeurs esthétiques » développées par Gromort – telles que l’unité, la symétrie, la proportion, le caractère, le style, la matière – peuvent influencer l’architecture et « décider de sa réussite ou de son insuccès29 » (fig. 1).
12Si Gutton mêle les approches de ses prédécesseurs, puisqu’il construit une histoire des types d’édifices, il peut également être rapproché d’Hippolyte Taine (1828-1893) car il choisit des architectures qui sont « le reflet de l’état social du moment30 ». Il retient les trois « plus belles époques de l’art31 » – l’Antiquité, le Moyen Âge et le grand siècle – pour lesquelles il n’identifie pas uniquement les édifices français emblématiques mais élargit le corpus à de nombreuses références puisées dans le répertoire d’une architecture dite ordinaire, rurale et internationale.
La contemporanéité des œuvres ou l’ambiguïté du rapport à l’histoire
13L’ouverture du corpus à la production contemporaine constitue une évolution significative du cours de théorie, car le positionnement vis-à-vis des œuvres du temps présent interroge la dimension critique introduite à l’enseignement. Guadet ne souhaite pas évoquer d’édifices contemporains pour deux raisons. Il estime d’abord insuffisante la distance historique permettant d’en vérifier la qualité, car seul le temps révèle le caractère éternel d’une œuvre. Il refuse ensuite d’émettre un jugement sur la production de ses contemporains et préfère s’abstenir de faire appel aux « œuvres des artistes vivants32 ». Il s’accorde toutefois des exceptions pour illustrer des solutions apportées à des problèmes nouveaux d’ordre sanitaire, technique et fonctionnel. Il cite notamment le groupe scolaire Saint-Lambert de Roger Bouvard (1875-1961) et la nouvelle Sorbonne de Paul Nénot (1853-1934) respectivement achevés en 1900 et 1901 (fig. 2). Guadet souligne la qualité du plan du premier projet qui, grâce à la réunion des cours, permet un « très grand volume d’air central au bénéfice de la salubrité33 » ; il retient pour le second la capacité de l’architecte à avoir soigneusement « étudié les besoins de l’enseignement supérieur34 ».
14Gromort limite également les références contemporaines, car il estime que les qualités immuables de l’architecture ne peuvent être perçues qu’à travers les édifices du passé. Il dresse ainsi une « liste des édifices de tout ordre dont les élèves […] doivent connaître les caractéristiques essentielles35 », qui conjugue périodes historiques et programmes, comme « Antique », « Résidences (Renaissance) », ou encore « Architecture religieuse », « Théâtres » et « Architecture pénitentiaire » (fig. 3). Estimant qu’il est du ressort du patron d’atelier d’« initier petit à petit – et prudemment – aux solutions contemporaines36 », Gromort choisi des édifices qui datent « de plus d’un siècle […] [car] il est indispensable que l’on connaisse ces solutions, pour être à même de se rendre compte, en connaissance de cause, des modifications qu’elles ont subies37 ». Il lui parait « absurde38 », dans le cadre de son enseignement, d’initier les jeunes gens à l’architecture moderne ou contemporaine, car « ce qui était vérité hier reste vérité aujourd’hui39 » et que les principes directeurs de l’architecture ne sont soumis à aucune mode. Il ne mobilise en effet dans son cours que quatre édifices contemporains : les hangars d’Orly d’Eugène Freyssinet (1879-1962), achevés en 1923, qui témoignent d’un « grand œuvre de l’époque contemporaine40 » malgré une « austérité scientifique […] [qui] exclut le sentiment41 » ; l’Institut d’art et d’archéologie de Paul Bigot (1925-1928), l’École de puériculture de la faculté de médecine de Paris de Charles Duval (1873-1937), Emmanuel Gonse (1880-1954), Alexis Dresse (1891-1979) et Léon Oudin (1881-1957) et le dépôt auxiliaire de la bibliothèque nationale de Versailles de Michel Roux-Spitz (1932-1934) – respectivement achevés en 1928, 1933 et 1936 – appréciés pour la « simplicité […] [de leur] parti42 » et leur « parfaite unité43 ».
15Gutton intègre au contraire abondamment les références contemporaines à son cours. Il souhaite préserver l’héritage de l’architecture des siècles révolus tout en rendant l’architecture contemporaine historique, car elle traduit un état de la culture présente. La dimension critique du cours de Gutton est perceptible à travers deux aspects : la publication de ses propres réalisations, comme la cité Rueil achevée en 1962, ainsi que la rédaction de commentaires subjectifs sur les œuvres sélectionnées. Il critique notamment l’unité d’habitation de Marseille en s’adressant à Le Corbusier (1887-1965) :
« Faut-il que vous imposiez, sans transition, à vos semblables, une méthode de vie en même temps que votre architecture ?44 »
16Il reconnait en revanche « un cadre plus humain pour la vie des hommes, une échelle plus vraie, une variété plus grande dans les dispositions des immeubles, en un mot, moins de monotonie et plus de caractère » au grand ensemble de Vernouillet signé par Gustave Stoskopf45 (1907-2004). La scientificité de l’enseignement de Gutton peut être questionnée, tout comme la dimension critique qui tend davantage vers la polémique.
1968 et la fin de l’enseignement de la théorie de l’architecture ? Vers une théorie critique du projet d’architecture
17L’agitation qui saisit l’École des beaux-arts dans les années soixante assène un coup au cours de théorie que n’honore plus son titulaire depuis 1959, Louis Aublet (1901-1980). Exigeant de lui sa démission46, les élèves parviennent à faire supprimer cet enseignement en 1965, remettant d’ailleurs davantage en cause les sujets des programmes des concours d’émulation – jugés désuets et inappropriés aux difficultés rencontrées par la jeune génération inquiète de son avenir – que le contenu même du cours. Remplacé par quelques conférences, le cours n’est pas automatiquement réhabilité dans les programmes des trois groupes d’ateliers A, B et C créés en 196547, comme c’est le cas pour la discipline historique dont la diversité des enseignements mis en place jusqu’en 1968 traduit, comme le souligne Anne Debarre48, l’ouverture à un questionnement sur l’architecture et l’occasion de manifester pour les Unités Pédagogiques (UP) – décrétées autonome sur le plan pédagogique49 – un positionnement vis-à-vis de l’héritage de la formation Beaux-Arts.
18Le groupe C, connu pour son esprit contestataire et réunit dans une aile du Grand Palais pour imaginer une « réforme expérimentale50 » de l’enseignement de l’architecture51, introduit pourtant en 1966, aux côtés des enseignements historiques, un cours de théorie dispensé par Charalambos Sfaellos (1914-2004), ingénieur diplômé de l’ENP et docteur de l’université de Paris qui défend une approche fonctionnaliste de l’architecture contemporaine52. À la rentrée 1967, il postule sans succès au cours d’histoire critique de l’architecture contemporaine dont la mise en place marque la volonté de l’administration de renouveler la discipline historique par la critique53. Sfaellos poursuit alors son cours de théorie de l’architecture, qu’il publie en 1969 sous l’intitulé L’expression de l’architecture dans l’espace et dans le temps54 (fig. 4). Remettant sans doute en cause la forme traditionnelle du cours magistral, associée à une forme passive de l’enseignement, il propose des « conversations55 » – terme emprunté à Gutton qui introduit des conférences dites « conversations sur l’architecture » en parallèle de son cours dès 1953 – pour « dissiper certains malentendus ou certaines interprétations fausses des théories existantes56 ». Dénué de corpus, détaché d’une approche typologique ou esthétique, le cours de Sfaellos prend ses distances avec les cours de ses prédécesseurs et se libère d’une certaine tradition de l’enseignement de la théorie de l’architecture en soutenant qu’« une conclusion est valable pour l’architecture de toutes les époques […] : son devoir est de créer de l’espace adapté à sa fonction57 ». S’il prétend ne formuler aucune doctrine mais « analyser la formation de la doctrine […] et les besoins qui ont provoqué ce reclassement des valeurs jusqu’ici considérées comme immuables58 », il n’en propose pas moins une « méthode à résoudre les problèmes du domaine bâti59 » basée sur des « principes-guides60 » que sont la pensée unitaire de l’œuvre, l’articulation fonctionnelle et formelle, la considération des conditions humaines et des données naturelles et matérielles.
19Adossé à l’histoire, le cours de théorie de l’architecture, pilier de la formation des architectes avant 1968, offre les bases d’une culture architecturale en situant la production bâtie dans le temps et dans l’espace. Au service de la composition, il livre des préceptes applicables à la pratique architecturale à partir d’un corpus qui traduit une dimension critique induite de la part des enseignants, eux-mêmes architectes et engagés dans le débat architectural contemporain. À l’aune des évènements de 68, l’histoire et la théorie, assorties d’une dimension critique, connaissent un regain d’intérêt auprès d’une nouvelle génération qui voit en elles le moyen de reconquérir la figure de l’architecte-intellectuel61. Comme le souligne Bernard Huet (1932-2001) qui joue un rôle important dans l’organisation de l’enseignement après 1968, « sans théorie, pas de critique62 ». Ainsi la critique permet-elle de situer et de comprendre l’œuvre dans le mouvement de l’histoire, et de susciter le débat en renouvelant les discours qui alimentent la production architecturale (fig. 5). La pratique et le vocabulaire évoluent : la recherche d’un bon parti disparait au profit des variantes du projet – terme qui évince celui sans doute trop daté de composition. Le point de rencontre entre l’histoire et le projet laisse place à la « critique opératoire » telle que la définit Manfredo Tafuri (1935-1994). Les évènements de 1968 ne constituent pas uniquement une rupture vis-à-vis de la tradition académique mais prolongent le lien entre histoire/théorie/architecture et permettent à la théorie de se réinventer dans une dialectique avec le projet.
20Dans les actuelles Écoles nationales supérieures d’architecture, héritières de l’École des beaux-arts, le cours de théorie n’est pas totalement exclu des programmes mais a été considérablement réduit, dans des proportions différentes selon les écoles. Il est cependant associé au domaine du projet – ce que distinguait justement Guadet – dans le champ des « théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine ». La question peut être posée : revient-il aujourd’hui à l’enseignement du projet en atelier ou à celui de l’histoire de l’architecture, inscrit dans le champ de « l’histoire et cultures architecturales », d’assurer le lien entre histoire, théorie et projet ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 A. Bonnet, L’enseignement des arts au xixe siècle. La réforme de l’École des beaux-arts de 1863 et la fin du modèle académique.
2 J. Guadet, « Leçon d’ouverture au cours de théorie de l’architecture à l’École des beaux-arts », p. 400.
3 A. Diener, « L’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts au xxe siècle. Une lecture des règlements et de la pédagogie (1863-1968) ».
4 G. Ragot, « Se tenir hors de l’histoire », p. 134.
5 A. Diener, « Le cours de théorie de l’architecture à l’École des beaux-arts au xxe siècle : approches et supports pédagogiques ».
6 J. Guadet, L’enseignement de l’architecture ; conférence faite à la Société centrale des architectes, p. 20.
7 J. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des beaux-arts. Le premier volume est consacré aux « principes directeurs » et aux « éléments de l’architecture ». Les deuxième et troisième volumes sont consacrés à des « filiations architecturales », c’est-à-dire les types d’édifices suivants : l’habitation, les édifices d’enseignement et d’instruction publique, les édifices administratifs et politiques, judicaires et pénitentiaires, les édifices destinés aux affaires et aux activités commerciales, les chemins de fer, les bains et les théâtres (volume 2), et aux édifices religieux (volume 3). Le dernier, consacré à l’exercice professionnel, est pensé comme un « guide de l’architecte encore inexpérimenté ».
8 J. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des beaux-arts, p. 3.
9 Titre de la quatrième partie de son ouvrage.
10 G. Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de 1937 à 1940, p. 277.
11 Ibid., p. 104.
12 A. Gutton, Conversations sur l’architecture, cours de théorie de l’architecture professé à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Le premier volume est consacré à L’édifice dans la ville (1952), le deuxième à La maison de l’homme (1954), le troisième aux édifices religieux et culturels (1956), le suivant aux écoles, lycées, facultés et universités (1959) et le dernier à L’urbanisme au service de l’homme (1962).
13 A. Gutton, Conversations sur l’architecture, cours de théorie de l’architecture professé à l’École nationale supérieure des beaux-arts, vol. 1, p. 64.
14 Notion formulée dans les années trente par des philosophes allemands. Voir notamment H. Broch, Geist und Zeitgeist.
15 A. Gutton, Conversations sur l’architecture, cours de théorie de l’architecture professé à l’École nationale supérieure des beaux-arts, vol. 6, p. 149.
16 J. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des beaux-arts, vol. 1, p. 178.
17 Ibid.
18 G. Dhoquois, « La théorie de l’histoire », p. 95-99.
19 Ibid., p. 96.
20 J. Guadet, « Préface ».
21 J. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des beaux-arts, vol. 1, p. 3.
22 S. Talenti, L’histoire de l’architecture en France : émergence d’une discipline (1863-1914), p. 49.
23 J. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des beaux-arts, vol. 1, p. 16.
24 G. Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de 1937 à 1940, p. 251.
25 A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, p. 117.
26 G. Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de 1937 à 1940, p. 251.
27 J. Ruskin, Seven lamps of architecture.
28 A. Riegl, Der moderne Denkmalkultus.
29 G. Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de 1937 à 1940, p. 46.
30 A. Gutton, Conversations sur l’architecture, cours de théorie de l’architecture professé à l’École nationale supérieure des beaux-arts, vol. 1, p. 25.
31 Ibid., p. 30.
32 J. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des beaux-arts, vol. 1, p. 86.
33 Ibid., vol. 2, p. 194.
34 Ibid., p. 240.
35 G. Gromort, Lettres à Nicias, p. 208.
36 Ibid., p. 210.
37 Ibid.
38 G. Gromort, Essai sur la théorie de l’architecture : cours professé à l’École nationale supérieure des Beaux-arts de 1937 à 1940, p. 115.
39 Ibid.
40 Ibid. p. 382.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 251.
43 Ibid.
44 A. Gutton, Conversations sur l’architecture : cours de théorie de l’architecture professé à l’École nationale supérieure des beaux-arts, vol. 6, p. 164-165.
45 Ibid., p. 170-171.
46 Arch. nat., AJ/52/1034, lettre de Paul Palatchi, grand massier des architectes, adressée à Nicolas Untersteller, directeur de l’École des beaux-arts, le 8 juin 1960.
47 Arrêté du 20 décembre 1965.
48 A. Debarre, « Les enseignements d’histoire dans la formation des architectes : des Beaux-Arts aux UP parisiennes, des pédagogies diversifiées (1965-1973) », p. 54-67.
49 Le décret du 6 décembre 1968 officialise la création de 12 UP : 5 à Paris et 7 en lieu et place des anciennes écoles régionales d’architecture (celle de Montpellier est créée en remplacement de l’atelier d’architecture de l’École des beaux-arts de Montpellier).
50 Arch. nat., AJ/52/812, « Éclaircir » (note manuscrite non datée estimée à l’année 1965).
51 A. Diener, « L’installation des architectes au Grand Palais : une “réforme expérimentale” (1965-1968) ».
52 Ch. Sfaellos, Le Fonctionnalisme dans l’architecture contemporaine.
53 Arch. nat., AJ/52/1028, lettre de J.-M. Martin, chargé de mission pour la section architecture de l’École des beaux-arts, adressée à Mr Sfaellos, le 15 juin 1967. Le cours d’histoire critique de l’architecture contemporaine est donné par Pierre Joly pour le groupe A, José Charlet pour le groupe B et Ionel Schein pour le groupe C.
54 Ch. Sfaellos, L’expression de l’architecture dans l’espace et dans le temps.
55 Ibid., p. 1.
56 Ibid.
57 Ibid, p. 14.
58 Ibid, p. 2.
59 Ch. Sfaellos, L’expression de l’architecture dans l’espace et dans le temps, p. 24.
60 Ibid.
61 J.-L. Violeau, Les architectes et mai 68, p. 100-136.
62 B. Huet, « Les enjeux de la critique ».
Auteur
Maître de conférences, Institut de Géoarchitecture, université de Bretagne Occidentale, Laboratoire Géoarchitecture (EA 7462, UBO) et associée à ARCHE (UR 3400, UDS)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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2016