Former des enseignants à une transmission de savoirs transversaux : de l’hyperspécialisation disciplinaire à la polyvalence
Résumé
Entre 2014 et 2018, existait au sein de l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE) d’Aix-Marseille Université, un module d’enseignement destiné aux futurs professeurs des écoles. Intitulé « Regards croisés », ce dispositif est né du constat que la formation des enseignants du premier degré est principalement abordée par une hyperspécialisation disciplinaire peu favorable à développer chez les professeurs des écoles une polyvalence efficiente. Notre étude porte surs l’impact d’une situation intégrative de formation auprès de futurs enseignants et l’analyse de leurs représentations sur les croisements disciplinaires afin de développer leurs compétences créatives et réflexives.
Texte intégral
1Entre 2014 et 2018 existait au sein de l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) d’Aix-Marseille Université un module d’enseignement destiné aux futurs professeurs des écoles, intitulé « Regards croisés ». Destiné aux étudiants qui envisagent de devenir professeurs des écoles, ce module a comme objectif de les former à une polyvalence réelle définie comme la capacité à organiser et à conduire avec des élèves les contenus et activités de l’ensemble des disciplines scolaires1. Il s’agit donc de guider les étudiants dans une réflexion sur une transmission transversale et pluridisciplinaire des savoirs. Le cahier des charges du module stipule que, parallèlement à ce travail réflexif, les étudiants doivent créer un projet d’apprentissage croisant en particulier des disciplines artistiques avec de l’histoire et/ou de la géographie. Si ce module interpelle les étudiants dans leurs représentations et appréhension du métier et des disciplines convoquées, il interroge aussi leurs enseignants, hyperspécialisés, sur leurs propres pratiques.
2Dès lors, la formation à la polyvalence nécessite de créer des contextes de formation où un savoir fondamental peut être abordé sous l’angle de plusieurs disciplines enseignées à l’école, en tenant compte des attendus de chaque cycle. Il s’agit d’élargir les conceptions que les futurs professeurs des écoles peuvent avoir sur l’éducation en les amenant à considérer leur enseignement dans une perspective où le savoir est un bien partagé par tous, et appartient à une culture qui fonde la société du xxie siècle. Par ailleurs, les étudiants sont engagés dans un travail collaboratif autour d’un projet pédagogique qui se déclinera en séances d’activités où les didactiques des disciplines se croiseront. Enfin, répartis en petits groupes, la formation aux, et par les « Regards croisés », les met en situation de concepteurs.
3Les « Regards croisés » ont été pensés comme une activité de formation interdisciplinaire où le projet d’enseigner un savoir devient un projet transdisciplinaire. Les objectifs des « Regards croisés » visent, outre la formation à la polyvalence, à interroger les futurs professeurs sur leurs connaissances dans l’ensemble des disciplines enseignées à l’école, à apprendre à trouver des personnes ressources en dehors des murs de l’école pour décloisonner le savoir et ouvrir les élèves à d’autres horizons de connaissances et de culture. Quel impact peut avoir, chez les étudiants candidats au professorat des écoles, une telle formation sur leur réflexion et leur pratique de la polyvalence ?
4Cet article présente quelques modalités de mise en œuvre de cette formation, avant d’en proposer une analyse à l’aide d’un modèle didactique, qui permet de comprendre l’organisation par les étudiants d’un tel projet, et de communiquer quelques résultats.
Les « Regards croisés » dans la formation des professeurs des écoles
5Le module de 20 heures par semestre est suivi par tous les étudiants inscrits en première année du Master des Métiers de l’Enseignement et de la Formation (MEEF) qui sont recrutés par concours pour enseigner à des élèves de la maternelle au cours moyen 2ème année soit à des enfants de 3 à 10 ans. Les « Regards croisés » peuvent être à connotation humaniste ou scientifique : chaque étudiant en suit deux dans l’année afin d’avoir les deux approches. L’histoire, la géographie, l’enseignement moral et civique, les arts plastiques, l’éducation musicale et chant choral, les sciences et vie de la terre et la technologie sont les enseignements convoqués par ces « Regards croisés » qui ont comme principal objectif d’amener les étudiants à mettre en lien, à partir d’un thème, des disciplines qui peuvent leur sembler éloignées les unes des autres mais qui permettent de travailler et de faire acquérir des compétences transversales. Deux cours magistraux présentant la philosophie et les objectifs du module sont suivis de travaux dirigés dans lesquels les étudiants sont mis en situation de concepteurs, de créateurs, dans le cadre de la pédagogie active. Les formés doivent, lors de ces travaux dirigés, produire un projet transdisciplinaire, transposable dans une classe. C’est en travaillant collaborativement (le plus souvent en trinôme) et selon un cahier des charges précis mais leur laissant le choix du cycle et de la classe qu’ils construisent leur projet.
6Intégré dans une unité d’enseignement intitulée « Éducation et culture », le module « Regards croisés » a pour objectif d’amener les étudiants à appréhender leur métier d’enseignant pour permettre à leurs futurs élèves d’accéder à une culture commune dans le cadre2, en particulier, du Parcours d’Éducation Artistique et Culturelle (PEAC). Inscrit dans la loi de refondation pour l’École de la République de juillet 2013, le PEAC doit « favoriser l’égal accès de tous les élèves à l’art à travers l’acquisition d’une culture artistique personnelle » en se fondant sur des enseignements et des projets les mettant en lien3. Il s’agit de développer chez les étudiants la capacité à penser l’École comme un lieu de transmission de la culture et de les conduire à construire « des actions éducatives centrées sur des secteurs d’activité qui favorisent l’approche concrète : les arts, la culture, le sport […] [et] situées quelquefois au carrefour de plusieurs disciplines ».
Une situation intégrative de formation
7L’ESPE d’Aix-Marseille Université ayant la particularité de dispenser sa formation sur quatre sites (Aix-en-Provence, Avignon, Digne-les-Bains et Marseille), les enseignants engagés dans le module « Regards croisés » ont toute liberté de proposer des thèmes de travail ancrés dans leur territoire et en fonction de leurs ressources locales ou du contexte4. Ainsi sur le site d’Aix-en-Provence, il a été proposé aux étudiants de travailler sur « Temps et espace à l’opéra », « Emprunt, empreinte : entre traces et références » mêlant éducation musicale et chant choral avec l’histoire, la géographie et l’enseignement moral et civique. « Ma ville, notre patrimoine » amenait les futurs enseignants à croiser l’histoire, la géographie et l’enseignement moral et civique aux arts plastiques5. L’étude présentée analyse le travail effectué dans le cadre du « Regard croisé » mené en 2017-2018 : « Emprunt, empreinte : entre traces et références ».
8Le projet demandé aux étudiants répond à un cahier des charges précis. Il doit tout d’abord préciser les enseignements convoqués relevant prioritairement de la culture humaniste (Histoire, Géographie, Éducation musicale et chant choral, Histoire des arts6, Enseignement moral et civique) sans pour autant exclure d’autres disciplines comme le français ou les sciences. Les objectifs de connaissances, de capacités et d’attitude attendus doivent aussi être réfléchis conformément aux textes officiels (programmes, socle commun de connaissances, de compétences et de culture) et adaptés au niveau de classe librement choisi par les trinômes. Ces derniers sont aussi amenés à penser à des mises en activité pouvant permettre aux élèves d’arriver à une production concrète, aboutissement de tout projet aidant à l’implication de tous les membres d’un groupe classe.
9L’évaluation consiste en une présentation orale devant les pairs du projet élaboré par trinôme en 10 minutes avec l’utilisation d’un logiciel de présentation. Afin de préparer au mieux les étudiants à leur futur métier, un des critères de réussite est que cette présentation soit accessible à des élèves afin de les engager dans le projet proposé. L’objectif principal étant de faire travailler les étudiants sur l’intérêt de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité, un autre critère est l’explicitation par le trinôme des liens établis entre les disciplines dont le jury doit pouvoir évaluer la maîtrise des savoirs fondamentaux de référence et les compétences transversales travaillées. Chaque trinôme présente aussi sa production artistique musicale et/ou plastique. Cette création entraine les étudiants à réfléchir sur les pratiques artistiques qu’ils auront à mener avec leurs élèves et à appréhender en amont la pédagogie à mettre en œuvre pour conduire leurs élèves à créer par eux-mêmes.
Les « Regards croisés » : une réflexion sur la polyvalence
10Bien que la pratique de la polyvalence soit présentée comme le cœur du métier du professeur des écoles, la formation reçue par les étudiants interroge sur cette notion polysémique. Dans le cadre des « Regards croisés », le choix a été fait de considérer la polyvalence comme :
« La maîtrise des connexions à instaurer entre les disciplines. […] La notion qui émerge est celle d’interdisciplinarité, qui permet de dépasser l’appréhension de la polyvalence comme simple juxtaposition de disciplines, […] pensée comme une capacité de proposer des contenus, tâches et activités propres à développer chez l’élève des compétences transversales (compétences méthodologiques, attitudes sociales et intellectuelles, maîtrise des concepts de temps et d’espace)7. »
11Or, la formation est dispensée par des enseignants disciplinaires, spécialistes d’un champ d’étude, intervenant dans des unités d’enseignements organisées en modules disciplinaires. La polyvalence travaillée se rapporte en fait à de la pluridisciplinarité définie comme une juxtaposition d’enseignements dont il faudrait être spécialiste.
12Les « Regards croisés » ont comme objectif de former à une polyvalence réelle en développant chez les étudiants la capacité à penser, à organiser et à conduire des projets pédagogiques transdisciplinaires. C’est peut-être en transformant les modalités de formation, ici l’obligation faite de « croiser » des savoirs de disciplines différentes, que les enseignants modifieront leurs pratiques professionnelles et appréhenderont donc « leur » polyvalence non plus comme une hyperspécialisation difficilement atteignable mais comme une réelle mise en réseau des enseignements afin de développer chez leurs élèves des compétences disciplinaires mais aussi transversales. Ainsi les conditions de la formation transforment et développent les modalités de travail en amenant les étudiants à considérer un savoir à enseigner sous plusieurs aspects. Ils élargissent leur conception sur la notion abordée et ils intègrent progressivement dans leur pratique des didactiques qu’ils n’utiliseraient pas dans une situation de cours habituelle. Cette formation décloisonne le regard que peut porter un futur professeur des écoles sur la manière de transmettre une connaissance, un savoir-faire, en l’obligeant à se décentrer par rapport aux conceptions de l’enseignement qu’ils ont en arrivant en formation. Ils enrichissent leur palette de gestes professionnels en empruntant aux différentes didactiques disciplinaires, et en adaptant leur style d’enseignant aux situations pédagogiques qu’ils ont créées. Ce faisant, ils arrivent à mieux identifier leurs préoccupations d’enseignant, et pensent l’organisation de leur cours en tenant compte de l’enchâssement des activités qu’ils soumettent aux élèves. Il s’agit de donner du sens aux activités scolaires, aux pratiques, pour permettre aux élèves de s’engager dans un travail qui les conduit vers l’acquisition de nouveaux savoirs, de nouveaux savoir-faire, ou d’approfondir des acquis.
13Ce travail de préparation de cours par les « Regards croisés » doit aider l’étudiant à élargir sa compréhension de la polyvalence dans sa pratique du métier de professeur des écoles par une approche pédagogique renouvelée qui permette aux élèves de saisir le sens des activités dans lesquelles ils sont engagés collectivement au sein de la classe.
Les préoccupations enchâssées des formateurs
14Si le module interpelle les formés sur leurs représentations du métier de professeur des écoles, ils ne sont pas sans effet sur leurs enseignants qui ont à repenser leur place et leur rôle de formateur. En nous appuyant sur les travaux de Dominique Bucheton et de Yves Soulé8 les intervenants de ce module ont adopté des postures qui ne sont pas toujours celles ayant cours dans l’enseignement supérieur. Si l’objectif est de développer la créativité et la réflexivité des futurs enseignants, afin de faire de même avec leurs élèves, leurs formateurs doivent être non plus dans le contrôle mais dans l’accompagnement et le lâcher-prise. C’est en partant d’un objet (ici un thème devant donner naissance à un projet pédagogique) que les formateurs accompagnent leurs étudiants.
15En procédant ainsi avec les étudiants, les enseignants veulent amener les futurs professeurs des écoles à penser leur gestion de classe selon les cinq préoccupations décrites par les auteurs – objets de savoirs et techniques, tissage, atmosphère, pilotage et étayage – pour les conduire à gérer les contraintes de la classe tout en maintenant des espaces dialogiques afin de faire comprendre, faire dire et faire faire à leurs élèves et ainsi donner du sens aux savoirs visés.
16La prescription large d’un thème de travail ne dit rien des objets de savoirs et des techniques que vont choisir les étudiants dans la conception de leurs « Regards croisés ». Ce cadre de départ ne renseigne pas sur les compétences et les capacités que possèdent les étudiants pour répondre aux orientations pédagogiques qu’ils auront choisies. En d’autres termes, les étudiants possèdent-ils les compétences nécessaires pour enseigner les savoirs qu’ils ont sélectionnés, sont-ils en capacité de pouvoir organiser leur transmission ? Ces deux questions sont posées dans le contexte d’un dispositif de formation où les étudiants ne sont pas des spécialistes des disciplines enseignées. Issus en grande partie de licences diverses ou en reconversion professionnelle, leurs connaissances académiques sont à la mesure de ce qu’on peut exiger à la fin du 1er cycle universitaire, et ils ne possèdent pas les connaissances en sciences de l’éducation nécessaires pour faire les liens entre savoirs académiques et savoirs pédagogiques ou didactiques. Ce constat amène les formateurs, qui interviennent en binôme lors des cours, à accompagner les étudiants dans la compréhension des savoirs convoqués, à penser un environnement didactique favorable à l’acquisition de ces savoirs, et à penser les dispositifs didactiques qui permettent aux élèves de comprendre, de dire, de faire sur la notion étudiée. Cette situation s’apparente à une mise en abîme qui conduit les formateurs à un accompagnement où le lâcher-prise favorise la réflexivité et la créativité des étudiants.
17Cette formation aux et par les « Regards croisés » modifie aussi les savoir-faire des professeurs en charge de ce dispositif. L’accordage entre enseignant-chercheur et formateur contraint le binôme à ajuster non seulement sa posture, mais aussi ses attentes, pour permettre aux étudiants d’avoir des espaces d’élaboration pour leur projet. Il ressort de cette situation une adaptation des questions épistémiques aux situations pédagogiques où la recherche, loin d’être déconnectée du monde de la formation, vient enrichir et nourrir la réflexion des futurs enseignants en ouvrant des espaces de réflexivité et de créativité.
18Ce cadre méthodologique nous sert aussi pour analyser les entretiens réalisés avec les étudiants afin de cerner l’évolution de leur pensée sur l’enseignement et le développement de leur pratique pédagogique dans le temps de cette formation.
Les « Regards croisés » et leurs effets sur les futurs professeurs des écoles
Contexte et méthodologie
19L’étude porte sur un groupe d’étudiants qui a participé aux « Regards croisés » intégré lors de l’année universitaire 2017-2018 au projet « Emprunt, empreinte : entre traces et références »9 auquel participaient des partenaires culturels et des artistes10.
20Nous avons choisi un groupe d’étudiants sur les neuf du site d’Aix-en-Provence pour mesurer les effets de ce module sur les représentations des enseignements mais aussi sur la réflexion sur la polyvalence. Nous avons filmé, avec leur accord, les 23 étudiants de ce groupe lors d’une séance de travaux dirigés et au cours de la présentation orale de leur travail au moment de l’évaluation. Ces vidéos ont ensuite été analysées dans le cadre d’entretiens d’auto-confrontation simple et croisée.
21Parallèlement, ce groupe témoin a répondu à un questionnaire portant sur leurs représentations de la polyvalence, du métier mais aussi de la fonction des disciplines dans la pratique professionnelle. Son objectif est de nous renseigner sur la conception qu’ont les étudiants des disciplines artistiques à l’école, la place qu’elles occupent dans leur environnement quotidien, et l’importance qu’ils accordent à ces disciplines au sein de leur futur enseignement. Par ailleurs, ce questionnaire indique les représentations sur les lieux culturels et leur fonction dans notre société, ou dans le cadre de l’école.
22Les étudiants se destinant à devenir professeurs des écoles forment un public spécifique dont l’échantillon est représentatif. L’hétérogénéité des parcours fait se côtoyer des personnes en reconversion professionnelle (7 étudiants sur 23) et des cursus universitaires plus classiques. Seuls quatre étudiants indiquent être titulaires d’un diplôme se rapportant à un des enseignements convoqués dans le projet « Emprunt, empreinte : entre traces et références », à savoir : musique, arts plastiques et danse. Nous pouvons donc supposer que pour les autres, le contact avec les pratiques artistiques en éducation musicale et chant choral, en arts plastiques ou en danse remonte au collège, voire au lycée pour les plus intéressés par ces disciplines.
Quelques résultats
23Les questionnaires permettent de voir que les représentations de ces enseignements sont très souvent marquées par leur expérience antérieure plus ou moins positive. L’histoire est souvent réduite à une « connaissance des dates » à apprendre par cœur ; les cours de musique comme un défouloir et les arts plastiques un enseignement difficilement compréhensible :
« Je n’ai jamais compris ce qu’on nous faisait faire […] coller des pots de yaourts ce n’est pas de l’art ! »
24Les entretiens ont confirmé ces représentations négatives et mis en évidence un manque d’expériences artistiques personnelles que ce soit au niveau des pratiques (seuls quatre personnes disent faire de la peinture, de la sculpture, de la danse et de la musique) ou de la culture générale (visites d’exposition, concerts, musées.). Ces représentations et ce vécu influencent le statut de ces enseignements dans la pratique professionnelle. Déjà soulignée par de nombreux auteurs11, il existe sans conteste une hiérarchisation des disciplines préjudiciable en particulier aux enseignements artistiques12. Ainsi 65 % des sondés ne pensaient pas que l’enseignement des arts puisse être important alors qu’ils sont tous convaincus de la nécessité de l’histoire et de la géographie tout en plaçant le français et les mathématiques comme fondamentaux :
« Pour moi c’était important mais pas indispensable. L’enseignement du français et des mathématiques, en revanche, c’était indispensable pour construire des citoyens de demain. »
« […] la musique et l’art plastique sont importants d’un point de vue culturel ; mais je ne suis pas certaine que la pratique notamment de la musique aide réellement un élève dans son instruction. Après je comprends que les élèves aient besoin d’exprimer leur personnalité. »
25Les « Regards croisés » ont fait évoluer les représentations des étudiants puisque un tiers d’entre eux déclarent que les enseignements artistiques participent à la « construction du citoyen », et sont des « outils d’apprentissage […] complémentaires » à l’histoire-géographie « s’éclair[ant] mutuellement et pouv[ant] permettre une meilleure compréhension ». Au-delà, ce sont toutes les images de l’enseignement qui étaient interrogées dans le module. Or, pour 60 % du groupe, les « Regards croisés » ont permis d’appréhender autrement leur futur métier :
« Auparavant chaque enseignement devait être cantonné à la discipline en question, je ne savais pas possible la capacité de mêler les mathématiques aux Arts plastiques ou la géographie à l’EPS par exemple. »
« Cela a permis de déconstruire l’idée de l’enseignement cloisonné : discipline par discipline que j’ai pu connaître en tant qu’élève au profit d’une approche que je trouve plus enrichissante tant pour l’enseignant que pour les élèves. »
26Enfin, les étudiants ayant participé aux « Regards croisés » dans le cadre du projet « Emprunt, empreinte : entre traces et références », et ayant pu rencontrer les artistes, participer à des tables rondes13 et aller au concert ou à des expositions14, déclarent que ce travail de conception articulant les savoirs et les didactiques de plusieurs disciplines a modifié leur conception de la polyvalence et leur rôle d’enseignant :
« Maintenant je perçois les enseignements artistiques comme un outil d’apprentissage pour les élèves car cela leur permet d’acquérir des compétences qui sont rattachées au socle commun de compétences et de culture. »
« Cela a permis de déconstruire l’idée de l’enseignement cloisonné : discipline par discipline que j’ai pu connaître en tant qu’élève au profit d’une approche que je trouve plus enrichissante tant pour l’enseignant que pour les élèves. »
Discussion
27Les liens entre les savoirs disciplinaires et la polyvalence, telle que nous la définissons ci-dessus, apparaissent évidents pour la majorité des étudiants qui se sont interrogés, lors des entretiens, sur la pertinence de leur formation qui ne les prépare pas à « voir que l’on pouvait enseigner des matières à travers un même thème et ainsi de décloisonner les matières entre elles. »
28Cette formation amène les étudiants à confronter l’ensemble de leurs connaissances dans des domaines différents. Ceux-ci deviennent connexes par le questionnement des savoirs à l’aune d’un regard épistémique renouvelé ou original et du croisement des didactiques convoquées. L’étudiant en formation au métier de professeur des écoles peut ainsi élargir son champ des possibles didactiques et pédagogiques en collaborant avec ses condisciples, en échangeant avec ses formateurs, en approfondissant ses connaissances et ses savoir-faire, et lui faisant découvrir les partenaires culturels qui collaborent avec l’Éducation nationale.
29Ce dispositif change les modalités de transmission du savoir, et cela à plusieurs niveaux. Les contraintes de formation en termes d’heures obligent les étudiants à trouver d’autres modalités de travail, ce qui est le but. Elles créent aussi d’autres modalités d’interactions entre les formateurs et les formés. La réflexion et la réalisation du projet des étudiants les obligent aussi à d’autres types d’échanges où les qualités, les compétences des uns enrichissent les connaissances des autres et leur savoir-faire. Sur ce point, la restitution du projet sous forme d’exposé qui sollicite des pratiques artistiques, amène les étudiants à concevoir des dispositifs de transmission originaux.
30Comme nous l’avons rapidement évoqué ci-dessus, si les « préoccupations enchâssées » des enseignants sont réinterrogées à chaque étape du processus par les formateurs, ce travail permet aux étudiants de les identifier au cours de l’élaboration de leur projet. Ce module met la transmission des savoirs et les gestes professionnels au centre. Dans le cas des formateurs, les questions que pose cette formation, tant sur les plans épistémique, pédagogique, didactique, soulignent la nécessité d’articuler la recherche à la formation. Dans le cas des étudiants, les futurs professeurs des écoles saisissent mieux le principe d’universitarisation de leur formation en corrélation avec la construction de savoir-faire lié au terrain.
31Pour autant, nous ne pouvons mesurer pleinement l’impact de cet enseignement mis en œuvre lors d’un semestre de Master, et qui n’est pas poursuivie en 2e année.
32Les réponses des étudiants au questionnaire mais aussi lors des entretiens montrent qu’un changement de regard est possible. Tous les étudiants de ce groupe se disent prêts à mettre en œuvre dans leur classe le modèle expérimenté dans les « Regards croisés » « pour mettre du sens, du lien aux enseignements » et « sortir du carcan classique éducatif » afin de « motiver les élèves » et surtout « aider les décrocheurs à trouver du sens ».
33L’expérience créatrice vécue par les étudiants qui ont eu à concevoir des projets transdisciplinaires leur a permis de développer une certaine réflexivité sur et dans l’action afin de résoudre les questions propres à l’exercice de leur métier. C’est par la pédagogie active qu’ils ont vécue en tant que formés, par les liens qu’ils ont eu à faire entre des enseignements qu’ils estimaient secondaires que les étudiants ayant suivi ce module peuvent appréhender la polyvalence de leur métier de telle manière qu’elle participe à la réussite des élèves.
34Les « Regards croisés » impactent les processus de transmission des connaissances à l’école en transformant le cadre de formation, en modifiant les rapports aux savoirs et savoir-faire dans les pratiques pédagogiques, en faisant évoluer le rapport formateurs-formés, comme nous l’avons observé. Ils font apparaître un modèle de transmission en rhizome qui remplace le modèle classique de la formation, et pousse les formateurs à collaborer entre eux et avec les étudiants. Les savoirs se diffusent dans des strates différentes et superposées dont la porosité offre à chacun la possibilité de réguler les tensions du milieu didactique.
35Enfin, les « Regards croisés » donnent du sens aux liens qui peuvent exister entre recherche, formation et terrain, en associant différents acteurs (chercheurs, formateurs, étudiants, artistes) et une pluralité de milieux professionnels (université, école, partenaires culturels) pour donner une lisibilité aux résultats de la recherche et de la formation dans l’ensemble des domaines que couvrent les sciences de l’éducation.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 G. Baillat et O. Espinosa, « L’attachement des maîtres de l’école primaire à la polyvalence : le cœur a ses raisons... ».
2 L. Espinassy et P. Terrien, « Professeur débutant dans les disciplines artistiques : de l’expérience artistique du professeur à celles de l’élève », p. 107-118.
3 http://eduscol.education.fr/cid74945/le-parcours-education-artistique-culturelle.html
4 Les « Regards croisés » de 2014 ont été avant tout consacrés à la Première Guerre mondiale en raison des commémorations liées au centenaire. Le site d’Avignon a travaillé sur cette thématique tout au long de ces quatre années lui donnant l’occasion de recevoir le label « Centenaire de la Grande Guerre ».
5 D’autres thématiques comme « Mémo Art » (arts plastiques et histoire) liée au Camp des Milles, « Ateliers scientifiques » (sciences et vie de la terre et technologie), « Métamorphoses » (arts plastiques et sciences) ont été proposées aux étudiants entre 2014 et 2018.
6 P. Terrien, « L’histoire des arts : une nouvelle discipline ? », p. 19-32.
7 E. Prairat et A. Rétornaz, « La polyvalence des maîtres en France : une question en débat », p. 596.
8 D. Bucheton et Y. Soulé, « Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant dans la classe : un multi-agenda de préoccupations enchâssées », p. 29-48.
9 Projet transdisciplinaire associant art, musique et danse dans le cadre d’un partenariat entre l’SPE Aix-Marseille Université et des acteurs culturels des Bouches-du-Rhône : https://sfere.hypotheses.org/10426
10 Les partenaires étaient le centre d’arts Fernand Léger de Port de Bouc dirigé par Laure Flores ; le ballet National de Marseille ; GMEM Centre National de Création Musicale de Marseille. Les artistes étaient Floryan Varennes (plasticien), Béatrice Mille (danseuse et chorégraphe), Christian Sébille, compositeur.
11 O. Donnat, P. Tolila, Le(s) public(s) de la culture.
12 http://cache.media.education.gouv.fr/file/08_-_aout/51/4/2017_DPrentree_fiche_17_801514.pdf E. Bussienne et S. Martin, « Les arts à l’école », http://www.cahiers-pedagogiques.com/Les-arts-a-l-ecole
13 https://sfere.hypotheses.org/10426.
14 http://pointcontemporain.com/floryan-varennes-motifs-belligerants-centre-darts-fernand-leger-port-de-bouc/
Auteurs
Professeur des universités, Sciences de l’éducation, EA 4671 ADEF ; SFERE-Provence (FED 4238)
Docteure en histoire, EA 4671 ADEF ; SFERE Provence (FED 4238)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016