Écriture chinoise et gestes ngaatjatjarra : métaphores et processus sémiotiques dans l’expression du temps
p. 9-19
Résumé
Je compare ici les gestes d’une culture aborigène australienne (Ngaatjatjarra) et les caractères de l’écriture chinoise relatifs à l’espace et au temps en m’appuyant aussi bien sur les recherches les plus avancées dans le domaine de la gestuelle que sur mes études sur le geste australien et la genèse de l’expression scripturale de la temporalité en chinois. Je cherche à démontrer que les signes gestuels et écrits relatifs à l’expression du temps, les uns comme les autres de nature iconique et/ou indicielle sont le résultat d’une même démarche cognitive, les uns travaillant avec la matière même du corps et dans l’impermanence (les gestes), les autres aboutissant à une matérialisation objective permanente (l’écriture).
Texte intégral
1Ma recherche principale porte sur l’expression gestuelle de l’espace et du temps en ngaatjatjarra, un dialecte de la langue du désert de l’Ouest australien. Je m’attache dans cette contribution à comparer certains des gestes que j’ai recueillis à des sinogrammes représentant les mêmes notions.
2Pour comprendre l’effort cognitif accompli par ces deux anciennes cultures, la culture chinoise et la culture aborigène australienne, je me référerai à la classification traditionnelle des sinogrammes établie par Xu Shen dès le iie siècle. Je m’appuierai également sur l’échelle des signes proposée par Charles S. Peirce entre 1885 et 1903 distinguant comme on le sait entre indices, icônes et symboles et sur la subdivision qu’il a lui-même établie en 1902 dans la catégorie des icônes (divisées elles-mêmes en images, diagrammes et métaphores). À quelles métaphores ces deux cultures, l’une à travers la gestualité, l’autre à travers l’écriture idéographique, ont-elles eu recours pour représenter le non matériel, l’insaisissable que sont le présent, le passé et le futur ?
3Pour des raisons à la fois rituelles (cérémonies d’initiation et périodes de deuil) et pratiques (chasse en particulier) les Aborigènes qui peuplent l’Australie depuis 30 à 40 000 ans ont développé des langages gestuels hautement complexes. Ainsi dans certaines tribus du Centre et du Nord, à partir du moment où des jeunes quittent le camp commun aux hommes et aux femmes pour se préparer, en compagnie des hommes uniquement, à la cérémonie liée à la circoncision, ils doivent garder le silence jusqu’à ce que leur initiation soit achevée et ne peuvent communiquer que par gestes. Ceux-ci étaient également utilisés à la chasse quand la prise d’une proie telle qu’un kangourou ou un émeu ne pouvait être que collective et nécessitait une coordination silencieuse pour s’en approcher le plus possible avant de l’atteindre. Cependant, ce sont sans doute les tabous liés à deux contextes, le deuil et la relation entre belles-mères et gendres réels et classificatoires, qui expliquent le développement de langages gestuels élaborés.
4En effet :
« Les femmes et les hommes en relation belle-mère/gendre ne peuvent se parler… De leur côté, les veuves qui sont soumises au vœu de silence pendant la durée du deuil, soit jusqu’à deux ans, emploient alors un langage gestuel, radka-radka, ‘main-main’, pour lequel Kendon (1988) a relevé 1500 signes. » 1
5Ce même auteur relève :
« Qu’en dehors du deuil, le langage gestuel sert aux femmes pour parler de choses secrètes liées à la vie rituelle, soit à des questions sexuelles, soit pour échanger de simples commérages. »
6Dans son ouvrage Sign Languages of Aboriginal Australia (Langages gestuels de l’Australie aborigène), Adam Kendon résume ainsi le rôle et les usages des langages gestuels qu’il étudie :
« Ils se sont développés comme des alternatives à la parole dans des périodes de deuil ou quand le silence doit être observé lors de rites d’initiation masculins. Ils sont aussi largement utilisés dans des situations ordinaires, à la fois comme substituts de la parole, quand cette dernière n’est pas à propos, et comme compagnons, apparaissant souvent en lieu et place de la gesticulation ordinaire. » 2
7Les Ngaatjatjarra dont j’étudie la langue, la culture et les gestes de temps et d’espace depuis 1987, ne sont entrés en contact avec les Européens qu’à partir des années 60. En 1992, à Tjukurla, le lieu de leur résidence, situé en Australie de l’Ouest au sud-ouest du Lac Hopkins, la majorité ne parlait que leur propre langue.
8Maintenant je vais emprunter la voie tracée par Xu Shen auteur principal des « liu shu » (six classes graphiques) au deuxième siècle de notre ère pour, à partir de la classification des caractères chinois qu’il a établie, étudier parallèlement l’étymologie, quant à l’expression du temps, des termes de l’expression écrite de l’Empire du Milieu et des gestes des Ngaatjatjarra du désert de l’Ouest australien.
Le zhi shi : symbole indicatif ou idéogramme
« On le regarde et on le comprend, en l’examinant on comprend ce qu’il signifie. » 3
9Caractères chinois :
shang (au-dessus) 上
xia (au-dessous) 下
10Geste aborigène (ngaatjatjarra) : en haut, au-dessus :
« katu, claquement des doigts, poussée de la main vers le haut et pointer l’index à la fin de chaque claquement. » 4
11Les symboles indicatifs appartiennent à la catégorie des déictiques, signes de type indiciel, pouvant provenir d’un langage gestuel.
« L’indice remplit une fonction déictique, il est suggestif et sous-entend » « là, c’est… » ou « est là ».
12L’indice n’affirme rien ; il dit seulement : « là ». Il se saisit pour ainsi dire de vos yeux et les force à regarder un objet particulier et c’est tout. Le caractère dit au lecteur que « le dessus est ici. » 5
Présent chinois : première représentation
13maintenant 今 (jin)
C’est un symbole indicatif.
14Il est composé de :
dont les traits ci-dessus représentent la notion d’assemblage ou d’une jonction de différents éléments,
15et du signe :
représentant, lui, le contact.
16D’après Wiegler, cette combinaison exprime le moment actuel, la notion d’actualité, de présence6.
17N.B. : Pour la deuxième représentation du présent chinois, voir plus loin.
Présent ngaatjatjarra : le geste Kuwarri ou Walykunya
18Kuwarri ou walykunya peut être accompagné du geste suivant : la main, doigts en pyramide vers le bas, est secouée latéralement. L’oscillation peut renvoyer à une motivation d’approximation couvrant une zone temporelle incluant auparavant, maintenant et un peu après, d’où les sens : maintenant, un peu avant maintenant, un peu après, aujourd’hui. S’appuyant sur mes recherches, l’anthropologue Jean Chesneaux (2005) commente ainsi ce présent « d’allée et venue » :
« Ce présent est donc “duratif”, il est l’opposé même du présent de la tradition augustinienne qui, dans le livre XI des Confessions, se réduisait à un atome de temps si insaisissable qu’à peine surgi du futur, il serait englouti par le passé. »7
19C’est en désignant le sol comme en français et dans d’autres langues (geste indiciel) que le locuteur ngaatjatjarra localise le présent à ses pieds mais en y ajoutant un mouvement d’oscillation.
Le xiang xing : pictogramme
« Le dessin reproduit l'objet, il faut en interroger les contours » Xu Shen
20Caractères chinois
1) femme (nu) 女
Le caractère nu qui représente une forme humaine agenouillée ou accroupie, les mains croisées devant le corps, signifie « femme ». C’est un pictogramme.
2) mère (une femme et ses seins) : (mu) 母
3) soi-même, à partir de : (zi) 自
Xu Shen : « Le nez. Zi représente la forme du nez ».
21Gestes aborigènes (ngaatjatjarra) :
1) La femme : « minyma, le petit doigt tendu en position courbe, les autres doigts et le pouce fermés ; balancement » (Miller).
2) La mère : « ngunytju, saisir la poitrine entre le pouce et l'index et éventuellement le majeur, et secouer doucement deux ou trois fois », (Miller).
3) Soi-même : « ngayulu, pointer son nez ou la poitrine de l'index ou du majeur » (Miller).
Futur chinois
« Le futur est ce qui vient. »8
22Lai, 来 à l’origine figure un épi.
« Céréales de bon augure, blé et orge que les Chou recevaient en présent, un grain et deux barbes (autre version, deux grains et une barbe) » Xu Shen
23Au départ 来 est donc un pictogramme qui, par la suite, à cause de son homonymie avec le verbe « venir », a signifié ce dernier. Il s’agit de ce qu’on appelle un caractère emprunté. Selon la définition de (définition de Xu Shen) :
« On prend un caractère et s’appuyant sur sa prononciation, on lui donne un sens nouveau. »
24Le verbe exprimé par lai est « un verbe d’aboutissement, indiquant que le mouvement de l’action se fait en direction du locuteur » (Dictionnaire Ricci). Le caractère 来 a les interprétants suivants : « venir », « arriver », « à venir », « prochain », « futur ». Le futur peut aussi s'écrire 未来, à 来 s'ajoute 未 (wei) dont le sens est « pas encore » ; l'image est celle d'un arbre qui n'est pas arrivé à son sommet. Chesneaux traduit le caractère 未来 par « le pas encore advenu ». C'est un agrégat logique.
Futur ngaatjatjarra : le geste Ngula
25Comme les autres gestes de temps, ce geste peut fonctionner seul en tant que signe ou peut être associé au mot ngula dont le sens est : dans un moment, la prochaine fois, dans le futur, plus tard.
26Description de Miller (1970) : main refermée en poing, pouce en haut, mouvement de haut en bas à 2 à 3 reprises effectué à partir du coude. Cette description recoupe le geste que j’ai recueilli en 1992 à Tjukurla. Toujours dans le corpus de gestes relevé par Wick R. Miller (1970) dans les Warbuton Ranges, territoire alors habité par les Ngaatjatjarra, le geste pour wana, le bâton à fouir, avait la configuration suivante : faire un poing avec les deux mains, un pouce dressé, une main par-dessus l’autre ; mouvement de bas en haut légèrement vers le corps (comme si on utilisait ce bâton).
27Une hypothèse que m’a suggérée Geneviève Calbris : ce geste pour représenter le futur pourrait être mis en rapport avec un comportement quotidien des femmes aborigènes, celui de la marche à la recherche de la nourriture : le geste de ngula reproduirait celui de la personne maintenant le bâton à fouir tandis qu’elle avance.
28On notera avec intérêt que l’anthropologue Roth avait relevé ce geste parmi les Aborigènes du Centre et du nord-ouest du Queensland en 1897 ; il avait, selon lui, les sens suivants : « sit down » (asseyez-vous), « by and by » (tout à l’heure) et « wait a bit » (attendez un moment), selon bien sûr le contexte de l’énoncé. La description que donne Roth du geste n° 182 (le pouce au-dessus du poing fermé, un mouvement vertical et aigu à partir du coude) correspond bien à celle qu’on peut donner du geste G32.
29Comme le relève Koechlin :
« La gestuelle par son inertie au changement – ce qui prouve bien qu’on a affaire à un système – est un bon matériau pour l’historien. »9
30C’est donc à partir d’un objet concret associé à la marche et à la quête incertaine de nourriture, et au geste qui peut lui être associé qu’une représentation du futur a pu s’imposer. Le geste pour ngula serait donc l’aboutissement d’un processus sémiotique partant d’un pictogramme associé à un geste (relation indicielle) pour parvenir d’abord à une première représentation, celle de la marche, puis dans un deuxième temps à un symbole pour représenter le temps (futur). Ceci n’aurait rien d’étonnant pour des chasseurs-cueilleurs dont la recherche quotidienne de nourriture les amenait à parcourir constamment des itinéraires récurrents.
31À ce point de notre étude, nous devons prendre en compte trois remarques de Daria Toussaint :
1) « L’image pictogrammique ne représente pas une chose mais la perception qu’on a décidé de retenir dans telle culture à tel moment de son histoire »,
2) « Cang Jie, cet inventeur mythique de l’écriture chinoise muni de sa double paire d’yeux, s’inspirant des traces laissées dans le ciel par les éclairs, et sur terre par les pattes des oiseaux, nous fait également voir le caractère indiciel des pictogrammes. Les signes graphiques sont tout autant des indices que des icônes. Ou plutôt ce sont des fragments d’icônes, des tracés iconiques partiels qui permettent l’imagination d’une chose. Plus exactement encore, non d’une chose, mais des images qui représentent toujours nécessairement les aspects d’un objet, c’est-à-dire la forme laissée par une certaine perception plutôt que la forme même de l’objet »,
3) « Mais surtout, nous avons défini l’icônicité du pictogramme, non comme la figuration réaliste d’une chose par un signe, mais comme la transcription, sous forme d’esquisse, d’un vécu d’expérience »10.
Le xing sheng : complexe phonique ou idéo-phonogramme
32« On prend un caractère qui exprime une notion, on le combine avec un autre qui exprime un son » (caractère composé) :
33Par exemple :
Rivière : he 河
Fleuve : jiang 江
34Ces deux caractères sont précédés de la clef de l’eau :
et se distinguent par le caractère qui indique la prononciation correspondant à chacun des signifiés.
35Le xing sheng (forme-son) ou complexe phonique ou idéo-phonogramme est un caractère composé.
36La notion de clé : la clé est un caractère simple à valeur plus ou moins sémantique, qui fonctionne soit indépendamment avec son sens original, soit dans une combinaison avec un autre caractère pour former un agrégat logique dont l’interprétant est fixe, soit encore précédant un autre caractère dit « phonétique ».
Passé chinois
« Le passé se confond avec le dépassé, parce que la vie est un flux, que l’Univers est en mouvement, que l’acte est une marche, que la conduite est une voie à parcourir. »11
37Il est représenté par un idéo-phonogramme : guo 過
38La notion est ici représentée par la clé de la marche et le son (guo) par un caractère qui n’indique que le signifiant sonore du signifié « passé ». Le sens de « guo » est traverser.
39Le passé peut aussi être représenté aussi avec deux caractères : 過 (traverser) + 去(quitter)
過去 (guo-qu)
« Le guo-qu (le passé) du chinois fait doublement appel à des mouvements physiques : guo, c’est franchir, et qu, s’en aller. Autant d’expédients linguistiques qui viennent pallier le fait central de la non-représentabilité, de la non-disibilité directe du temps. »12
Le hui yi ou agrégat logique
« Associe des caractères et des sens, on comprend la combinaison » Xu Shen
40Exemples : 1) tuo 妥 sens étymologique : calmer une femme en colère en abaissant la main sur elle. Sens actuel : compromis. 2) hao 好 une femme qui a un enfant c’est ce qui est bon, c’est ce qu’on aime, d’où le sens de bien, de vertueux.
41Soulignons que ces associations iconiques de caractères ne peuvent faire sens que dans le contexte d’une culture :
« Si un signe est indice c’est qu’il est phénoménologique. Si un caractère composé à gauche du pictogramme ‘poisson’ et à droite du pictogramme ‘eau’ signifie ‘pêche’ ou ‘pêcher’ c’est que ses composants iconiques n’ont pas une valeur objectiviste, sinon ce caractère signifierait quelque chose comme ‘poisson dans l’eau’.
yu 漁
La clé de l’eau 氵 et le poisson 魚 nous plongent dans une expérience globale. Pour l’être humain qui doit se nourrir, cette association d’images conduit à celle d’un poisson pêchable. Le signifiant retient des saillances perçues et se charge de prégnances. On n’est pas loin d’un des traits de la théorisation linguistique de René Thom. Le caractère chinois, en tant qu’indice, active l’idée, ou plutôt l’image d’une expérience, ici de la pêche. »13
Maintenant : deuxième représentation
42現在 (xianzai)
Addition de deux caractères : 現 (1) + 在 (2)
1 玉 (jade) + 見 (voir)
2 在 : 才 (talent) + 土 (terre)
431) Selon Wiegler, les interprétants de 玉見 sont : « le scintillement du jade », « visible », « maintenant », « à présent ». C’est un agrégat logique.
玉 : trois plaques de jade reliées par un fil.
見 « Voir ». construit avec Mu (clé n° 109 : œil), placé au-dessus de Ren (clé n° 10 : homme).
442) 在 contient la clé de la terre 土 et le caractère 才 représentant une racine forcant son chemin au-dessus du sol (d’où le sens de force spirituelle, de talents, de don). Pour Xu Shen, l’asssociation de ces deux caractères 才 et 土 est un agrégat logique qui a le sens suivant : « être là, exister. Le caractère se compose du lieu où l’on est et des qualités propres ».
le caractère zai ou tsai 才
Xu Shen interprète ainsi ce signe : la première percée de la végétation. Le trait vertical figure la montée et le trait horizontal qui le traverse la poussée des branches et des feuilles. L’autre trait horizontal figure le sol. « Les premiers sens de ce caractère sont : être, exister, capacité, aptitude qualité naturelle. Zai ou Tsai a été utilisé pour exprimer à l’instant même, alors »14. Une de mes informatrices chinoises me suggère aussi « venir de faire ».la clé de la terre 土
« La terre crache la multitude des éléments des choses qui croissent. Des deux traits horizontaux, l’un représente le sol, l’autre l’intérieur du sol, le trait vertical figure les plantes qui sortent de la terre »15. Pour Xu Shen, qui nous explique ainsi l’origine de ce caractère, 土 est donc un pictogramme.
Passé aborigène : le geste Kutjulpirtu
45Description du geste qui peut accompagner ou se substituer à kutjulpirtu : la main sur le côté décrit des ellipses verticales ponctuées à leur sommet par un claquement des doigts, voir figure ci-contre. Le claquement des doigts est à rapprocher de celui qui apparaît dans d’autres gestes de nombreux langages aborigènes australiens relevés par Kendon, indiquant des extrêmes de temps ou d’espace, mais une autre interprétation, comme nous le verrons ci-après est envisageable et/ou superposable à l’interprétation d’une distance dans le temps.
46Selon Lizzie Marrkiliyi Ellis, ma principale informatrice ngaatjatjarra, ce mot et ce geste pris isolément ou en couple peuvent signifier :
47a) le Temps du Rêve
b) le passé lointain
c) le temps de l’enfance
48Le concept aborigène traduit généralement en anglais par Dreamtime ou Dreaming est exprimé dans la langue du Désert de l’Ouest par le mot tjukurrpa.
« D’un côté tjukurrpa est une ère enveloppée dans les brumes du temps »16.
49C’est la création, quand des êtres venus du ciel ou émergeant de la terre, dans un acte d’auto-création, dessinèrent à travers leurs itinéraires le paysage, fixèrent les lois de la nature, créèrent des hommes et des femmes, leur apprirent à vivre et à survivre, comme à danser et à accomplir des rites, puis disparurent, la plupart du temps en se transformant en un aspect du paysage, ou en animal tel qu’un oiseau, un reptile ou un poisson (d’après Neville). Mais par ailleurs, toujours selon Bell, tjukurrpa :
« C’est seulement deux ou trois générations avant la génération actuelle, s’avançant concurremment avec le présent : l’héritage a été transmis aux vieilles personnes, aux grands-parents décédés. C’est cet aspect du tjukurrpa qui rend toute tentative d’établir une ligne de base ethnographique vaine, tjukurrpa n’est pas un point de référence, lointain, mort et fixe, c’est une force vive et accessible aux vivants d’aujourd’hui juste comme elle l’était dans le passé. Là, réside donc un potentiel structural de changement, et pour les Aborigènes, la voie d’intégrer le changement avec leur cosmographie. »17
50Deux traits pertinents du geste : cercles répétés et claquement des doigts ont retenu très tôt mon attention : aussi en 1995 à Copenhague, j’ai cherché à établir un lien entre l’espace parcouru des Ngaatjatjarra et leur expression gestuelle du temps. L’espace des Ngaatjatjarra, et plus généralement celui des Aborigènes du désert de l’Ouest, qui ont occupé le même lieu avec les mêmes comportements (au moins pendant des centaines d’années), correspond à un territoire de chasseurs-cueilleurs parcourant sans cesse des itinéraires courbes pour retourner périodiquement à des points d’eau permanents. J’ai émis l’hypothèse que le geste pourrait être en rapport diagrammatique avec l’espace parcouru des Ngaatjatjarra : le claquement pourrait correspondre au retour régulier au point d’eau le plus permanent. Je reproduis ci-dessous le diagramme du geste correspondant à kutjulpirtu, et celui qu’a reproduit sur le sable Lizzie Marrkiliyi Ellis pour illustrer les déplacements récurrents des Ngaatjatjarra autour du point d’eau le plus fiable de leur environnement.
51L’objectif principal de cette comparaison entre caractères chinois et gestes ngaatjatjarra à propos de l’expression du temps débutait par cette question : à quelles métaphores ces deux cultures, l’une à travers la gestualité, l’autre à travers l’écriture idéographique, ont-elles eu recours pour représenter le non matériel, l’insaisissable que sont le présent, le passé et le futur ? Nous avons vu que pour maintenant, en plus de l’utilisation d’un déictique 今 comme le ngaatjatjarra, le chinois a retenu une combinaison de caractères associant le visible et la première percée de la végétation 現在. Pour le passé, le chinois le visualise comme un espace que l’on a traversé en marchant ou que l’on quitte après l’avoir franchi. Quant au ngaatjatjarra, le geste produit renvoie lui aussi à l’espace parcouru. Pour finir, le futur est représenté en chinois par le caractère 来 dont le sens est venir : en effet, pour le locuteur « le futur est ce qui vient ». Quant au ngaatjatjarra, la représentation gestuelle du futur est apparemment liée dans cette culture de chasseurs-cueilleurs à la marche inlassable des femmes en quête de nourriture, munies de leur bâton à fouir.
52Quant aux processus sémiotiques qui ont permis aux Chinois comme aux Ngaatjatjarra de représenter soit graphiquement soit gestuellement les pôles du temps, nous pouvons à présent les identifier grâce à la classification de Xu Shen d’un côté, et de l’autre à celle de Peirce.
53Nous relevons plusieurs démarches dans l’élaboration des signes de l’une et l’autre culture avant qu’ils deviennent des symboles (définition), la première est indicielle et elle marque notre ancrage dans le monde. Le présent s’appuie donc sur l’espace que nous occupons au moment où nous parlons : le geste ngaatjatjarra pour maintenant comme le geste français désigne le sol sous nos pieds, de plus il dessine un champ temporel. Le symbole indicatif chinois 今 souligne à la fois le contact et la réunion de l’être, de l’espace et du temps.
54La deuxième démarche est de nature iconique : 1) soit que l’inventeur du geste ou du signe ait eu recours à la reproduction gestuelle ou dessinée du motif (image) ; 2) soit qu’il ait combiné image et indice pour aboutir à la signification recherchée ; 3) soit enfin qu’il ait eu recours à un diagramme pour représenter à l’intérieur d’une métaphore, une donnée d’expérience.
55Exemples :
dans l’idéo-phonogramme 過 la clef de la marche (qui précède l’indication de la prononciation) renvoie à un homme qui marche à grands pas. C’est un pictogramme, une image. De même en ngaatjatjarra, pour l’expression du futur immédiat ou lointain, c’est un geste qui a été reproduit : celui du mouvement que fait en marchant une femme tenant son bâton à fouir. C’est aussi une image.
Ces images dans le caractère comme dans le geste ne renvoient pas seulement à la réalité qu’elles représentent. Elles ont une valeur indicielle en ce sens qu’elles renvoient l’une au temps passé, car dans la culture chinoise « le temps passé se confond avec le dépassé », l’autre au futur car dans la culture ngaatjatjarra il est attente de nourriture incertaine. Comme nous l’avons vu précédemment, les signes tant scripturaux que gestuels sont « la transcription, sous forme d’esquisse, d’un vécu d’expérience ».
Nous avons noté, pour la représentation gestuelle du passé par le locuteur aborigène, une relation possible de nature cognitive entre la forme du geste correspondant au passé et la manière dont les Ngaatjatjarra ont parcouru l’espace qui était le leur jusqu’à l’occupation européenne. C’est au diagramme, la dernière figure iconique après la métaphore et l’image, que les Aborigènes Australiens de l’Ouest ont eu recours pour représenter leurs itinéraires récurrents.
56L’analyse des caractères chinois et des gestes ngaatjatjarra dans l’expression du temps, maintenant symboles – car les usagers ignorent leur étymologie et leur histoire – confirme l’usage de métaphores en majorité liées à l’espace (l’ancrage spatio-temporel, la nature, la marche, les déplacements, les parcours, la vue) pour représenter l’invisible. Peirce dans sa correspondance avec Lady Welby en 1905 avait déjà avancé l’hypothèse qu’à l’origine du langage, les interlocuteurs en présence avaient été conduits par les circonstances à exprimer des relations temporelles à partir de leurs analogies avec celles de l’espace, et ce justement, ajoutait-il à travers les gestes. Ce qui ressort de notre étude, c’est que ces deux cultures, très éloignées d’une de l’autre mais très anciennes toutes les deux, ont créé des signes scripturaux ou gestuels en utilisant les mêmes processus sémiotiques.
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Notes de bas de page
1 B. Glowczewski, Du rêve à la loi chez les Aborigènes, p. 197.
2 A. Kendon, Sign Languages of Aboriginal Australia, p. 3 (traduction de l’auteur).
3 Xu Shen, Explication et analyse des caractères, voir Paul Morel, Le Champ du Signe.
4 W.R. Miller, Western Desert Sign Language, p. 3.
5 Yin Yon Da, Reflections on Ideographs, p. 108.
6 L. Wieger, Chinese Characters, p. 45 & 48.
7 J. Chesneaux, La tripartition du champ temporel comme fait de culture, p. 8 et 16.
8 C. Larre, La perception empirique du temps et conception de l'histoire, p. 53.
9 B. Koechlin, La réalité gestuelle des sociétés humaines, p. 204.
10 D. Toussaint, Phénoménologie d’une langue et de son écriture, 1) p. 300, 2) p. 304, 3) p. 311.
11 C. Larre, La perception empirique du temps et conception de l’histoire, p. 53.
12 J. Chesneaux, La tripartition du champ temporel comme fait de culture, p. 9.
13 D. Toussaint, Phénoménologie d’une langue et de son écriture, p. 104.
14 P. Morel, Le champ du signe, p. 4.
15 P. Morel, Le champ du signe, p. 87.
16 B. Bell, Daughters of the Dreaming, p. 90.
17 B. Bell, Daughters of the Dreaming, p. 91.
Auteur
Université de Franche-Comté, maître de conférences honoraire
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016