L’homme préhistorique, Janus linguistique : la représentation du langage préhistorique dans la seconde moitié du xxe siècle français
p. 247-259
Résumé
Les préhistoriens s’accordent sur l’existence du langage dès la Préhistoire. Si l’école se tait sur ce sujet, l’évacuant de ses manuels, la fiction en revanche s’en empare. Passé au travers de son prisme, que devient alors ce postulat dans la France du second xxe siècle ? Comment imagine-t-on le langage des temps premiers ? C’est à ces questions que désire répondre cet article en convoquant littérature, bande dessinée et cinéma. Pour tous ces médias, Homo sapiens est également loquens et la langue qu’ils lui prêtent est étonnamment moderne, alors que les noms dont ils l’affublent nous sont, à l’inverse, totalement étrangers. La raison profonde d’une telle dichotomie se trouve dans la volonté, de la part des auteurs, de démontrer l’alliage d’humanité et d’animalité dont nos ancêtres sont pétris.
Texte intégral
1Pour Jean-Marie Hombert, directeur scientifique des Origines des langues et du langage, le langage, parce qu’il est « miroir de l’âme, moyen de communication avec autrui, élément de sociabilité, signe de reconnaissance et d’appartenance à une communauté », parce qu’on le dit « spécifique à notre espèce », « fascine et intrigue »1.
2Cette fascination, les préhistoriens la partagent-ils ? La réponse est loin d'être univoque. En effet, si l'on peut affirmer, comme le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin que la question du langage « a commencé à se poser […] dès les débuts de la paléoanthropologie, dans la seconde moitié du xixe siècle »2, bien rares pourtant sont les livres de préhistoire à évoquer cette question. Si Louis Figuier, auteur d’un des livres de vulgarisation sur la Préhistoire les plus connus du xixe siècle, déclare en 1870 que « l’instinct sociable de l’homme, qui le pousse à entrer en communication avec ses semblables, s’était déjà manifesté » dès l’« époque du renne »3, il ne va pas jusqu’à en déduire l’existence d’un langage préhistorique, puisqu’il ne consacre aucune ligne aux paroles de nos ancêtres, donnant l’impression de vouloir éviter le sujet. Un demi-siècle après, on retrouve la même prudence, ou le même mutisme, dans L’Humanité préhistorique de Jacques de Morgan paru en 1921. Louis-René Nougier avec sa Géographie humaine préhistorique, en 1959, et Marie-Henriette Alimen dans son Atlas de Préhistoire, en 1969, ne sont pas plus loquaces. Catherine Perlès, dans le Dictionnaire de la Préhistoire dirigé par Leroi-Gourhan, se plaint encore, à la fin des années 1980, que « le langage est le grand absent de la préhistoire »4.
3Ce regret pourtant sonne comme un programme. Et c’est ainsi qu’il semble avoir été compris car on constate, dans les deux dernières décennies du xxe siècle, qu’il n’est pratiquement plus d’ouvrages de préhistoire à ne pas consacrer plusieurs lignes à cette épineuse question5. Sujet longtemps contourné par les linguistes, comme par les préhistoriens, le langage originel semble avoir retrouvé la faveur des uns et des autres dans les dernières décennies du xxe siècle. Confrontées à la même question, comment l’école et la fiction réagissent-elles ?
Muet à l’école, bavard dans la fiction
4Pour ce qui concerne l’école, la réponse est sans ambiguïté : les programmes et les livres de classe ignorent volontairement ce sujet (voir le tableau n° 1).
Tableau n° 1 : Le langage préhistorique dans les manuels scolaires de l’enseignement primaire et secondaire (en %).
Décennies | Enseignement primaire | Enseignement secondaire | Total |
1940 | 0 | 0 | 0 |
1950 | 4 | 17,6 | 9,5 |
1960 | 0 | 13,6 | 8,1 |
1970 | 11,1 | 11,1 | |
1980 | 14,3 | 0 | 9,7 |
1990 | 0 | 14,3 | 8,7 |
Total | 4,9 | 11,1 | 8,1 |
5Même si l’enseignement secondaire accorde deux fois plus de place au langage préhistorique que dans le primaire, la proportion de manuels évoquant cette question est extrêmement faible : aucun au Cours Moyen dans trois décennies sur cinq et, au total, moins d’un sur dix tous niveaux confondus. De plus, ce pourcentage ne cesse de diminuer dans les trois dernières décennies du siècle. Pourtant, c’est à cette période que linguistes et préhistoriens commencent à vaincre leurs réticences et consacrent lignes, chapitres, voire ouvrages entiers à ce sujet. La prudence scientifique s’impose aux concepteurs des programmes, comme aux auteurs des manuels, même lorsque celle-ci n’est plus de mise. Dans la transposition didactique, dans ce processus subtil qui mène du savoir savant au savoir enseigné, tant l’obéissance du second au premier que la force d’inertie de l’institution scolaire sont considérables, le préhistorique est donc, par défaut, un être muet pour les écoliers et les collégiens de la seconde moitié du xxe siècle. La désincarnation scolaire est à l’œuvre.
6Il en est tout autrement de la fiction (voir le tableau n° 2).
Tableau n° 2 : La littérature, la bande dessinée, le cinéma et le langage préhistorique (en %).
Décennies | Avec langage | Sans langage | |
1940 | Littérature | 80 | 20 |
1950 | Littérature | 25 | 75 |
1960 | Littérature | 80 | 20 |
Bande Dessinée | 100 | 0 | |
Cinéma | 75 | 25 | |
Total | 88,5 | 11,5 | |
1970 | Littérature | 100 | 0 |
Bande Dessinée | 100 | 0 | |
Cinéma | 100 | 0 | |
Total | 100 | 0 | |
1980 | Littérature | 100 | 0 |
Bande Dessinée | 100 | 0 | |
Cinéma | 100 | 0 | |
Total | 100 | 0 | |
1990 | Littérature | 95,2 | 4,8 |
Cinéma | 66,7 | 33,3 | |
Total | 91,7 | 8,3 | |
Total | Littérature | 86,3 | 13,7 |
Bande Dessinée | 100 | 0 | |
Cinéma | 84,6 | 15,4 | |
Total | 95 | 5 |
Exemple de lecture : 80 % des romans des années 1940 que nous avons recensés dotent leurs personnages d’un langage.
7Muet sur les bancs de l’école, l’homme premier devient bavard à l’écran, dans les livres et dans les bulles. Si l’on considère, comme tout un chacun, que le langage fait l’Homme, alors le préhistorique ne deviendrait-il pas pleinement humain qu’après avoir franchi la frontière séparant le savoir de l’imaginaire ? Cette hypothèse peut sembler exagérée ; elle n’en est pas moins légitime tant la différence de traitement est grande entre l’enseignement et la fiction. Aucune aventure de Rahan et de Tounga n’est exempte de dialogues. Très rares sont les films dans lesquels les acteurs ne parlent pas. Même Les trois âges, un film muet réalisé par Buster Keaton en 1923, met en scène des préhistoriques dotés de la parole. À la seule exception des années 1950, il n’est pratiquement pas, non plus, de roman sans parole : la Préhistoire, qui voit la naissance de l’Homme, assiste aussi, en littérature, à celle des mots. Rien d’étonnant à cela. Comment rédiger un roman d’aventure – car le roman préhistorique appartient sans conteste à ce genre – sans dialogue ? ou, pour le moins, sans supposer l’existence d’une langue ? Comment prétendre s’adresser à de jeunes lecteurs sans faire parler les personnages ? Comment leur permettre de s’identifier à eux ? L’affirmation de la contemporanéité du langage et de la Préhistoire est donc une constante littéraire, mais la raison en est le plus souvent implicite. Pour plusieurs romans à partir des années 1970, elle se fait explicite. Pour Cavanna :
« Tout à fait au début, l’Homme ne parlait pas. D’abord, il ne savait pas. Et puis, il n’avait pas besoin. Les relations humaines encore rudimentaires ne nécessitaient que des échanges d’idées très simples auxquels pourvoyaient aisément quelques gestes […] Mais bientôt la vie devint plus compliquée. Les progrès foudroyants de la technique exigeaient un tel vocabulaire que parler par gestes était une fatigue et une perte de temps. »6
8Suivant en cela l’un des lieux communs de l’imagination conditionnée que relève Wiktor Stoczkowski7, le langage serait ainsi fils de l’outil. Il le serait tout autant du couple, couple qui accouche de la parole pour Edmond Haraucourt :
« Étant deux, ils parlèrent. Le besoin de communiquer suscita l’exercice normal d’une fonction qui était possible […]. Le cri qui sortait de la bête, à force de se répéter identiquement, gagna un sens précis et devint un mot ; quatre ou cinq de ces cris divers, et le couple avait, à son insu, inventé le langage. »8
9Les étudiants cobayes du voyage temporel intérieur décrit dans Les origines de l’Homme en font l’expérience :
« Des sons aux résonances de cavernes profondes sortaient [de leur] corps […]. Ils communiquaient entre eux d’une voix brute et rauque […] La parole naissait […]. La parole de l’homme, la parole de la femme, mélange de cri, de mélodie, d’amour. »9
10Le couple et la technologie seraient ainsi, à lire les romanciers, les maïeuticiens du verbe : tendre et pragmatique patronage pour une activité partagée tant par les poètes que les industriels. Mais si les hommes parlent, quels mots leur fait-on prononcer ?
Une langue étonnamment moderne
11Le « romancier d’Histoire » est, comme l’explique Zoé Oldenbourg, « un chercheur d’une langue nouvelle au moyen d’un appauvrissement, ou d’une orientation particulière, du vocabulaire »10. Car, et c’est la thèse défendue par Krzysztof Pomian,
« On ne fait jamais parler les personnages dans la langue qu’ils sont supposés avoir pratiquée quotidiennement, si seulement cela risque de rendre le roman incompréhensible. »11
12La recherche du romancier des temps premiers est beaucoup plus ardue que celle de ses collègues « d’Histoire » : il ignore tout de la langue que ses personnages sont « supposés avoir pratiquée quotidiennement ». Une langue dont on ne sait même pas, encore au début du xxie siècle, si elle a toujours existé puisque, à en croire Jean-Jacques Hublin :
« Peu d’indices suggèrent une apparition très ancienne du langage articulé. En fait, il n’y a guère que pour les Homo sapiens récents que l’on dispose de tout un faisceau d’arguments démontrant des capacités linguistiques similaires à celles des populations actuelles. […] Après 40 000 ans BP en Europe, […], les Homo sapiens possèdent donc un langage moderne. »12
13Mais, même pour eux, même pour Cro-Magnon, les mots sortis de leur bouche semblent inaccessibles à la science. Les propos de Christophe Coupé, linguiste au Laboratoire de Dynamique du Langage du CNRS, résument bien le consensus existant au sein de sa discipline en ce début du xxie siècle :
« Il n’est pas possible d’obtenir des reconstructions [du langage] raisonnablement fiables au-delà d’une limite d’environ 8 000 ans dans le passé » ; « il paraît donc illusoire d’imaginer retrouver la trace des premiers mots ou sons produits par les premières langues, ou de prouver l’existence d’une unique langue initiale. »13
14Le romancier de la Préhistoire se trouve donc d’emblée placé face à un obstacle méthodologique autant que poétique : quelle langue donner à ses personnages alors qu’il ignore tout d’elle, et qu’il l’ignorera vraisemblablement toujours ? Comme le relève Roberta de Félici :
« On dirait qu’il est tout à fait libre de créer n’importe quel genre de langage pour ses personnages. En revanche, l’exigence de la vraisemblance devient ici encore plus contraignante. En effet, on risque soit d’atteindre facilement au ridicule ou à l’anachronisme si l’on opte pour un langage trop élaboré ou très cultivé, soit de devenir inintelligible si l’on opte pour un langage trop différent de celui du lecteur. »14
15Comment naviguent les auteurs de fiction entre ces deux écueils que sont l’anachronisme et l’inintelligibilité ?
16La réponse des auteurs de romans et de bande dessinée est simple : leurs personnages s’expriment comme leurs lecteurs. Peu de romanciers s’expriment sur ce choix, mais, lorsqu’ils le font, ils expliquent toujours qu’il faut voir dans la langue utilisée une traduction de l’originale. Dans une note en bas de page de La horde de Gor, paru en 1967, et dont la présence illustre bien la gêne du romancier, Jean-Claude Froelich explique qu’il « transcri[t] en français courant le langage rudimentaire, concret et imagé de Gor »15. En 1977, Louis Mirman reconnaît, en incipit au Silex noir, qu’« il y a douze mille ans […] les gens parlaient », qu’« ils avaient un mot clair pour désigner chaque objet, des phrases pour communiquer […]. Bref, une langue… que personne ne connaît ». Dans ces conditions, « l’histoire de Finn et de Lia [les héros du livre], de leurs amis et de leurs ennemis, en est, en quelque sorte, traduite. Aussi fidèlement que possible »16. Enfin, dans son avant-propos à La déesse mère, sorti en librairie en 1997, Cavanna estime qu’il n’a « pas cru devoir faire s’exprimer [ses] “primitifs” par des grognements plus ou moins articulés ou en un “petit-nègre” pittoresque ». Ainsi, ses « personnages parlent donc comme vous et moi : c’est une traduction fidèle ! »17. Pourquoi cette traduction ?
17Pour Roy Lewis, dans Pourquoi j'ai mangé mon père, la réponse est simple : il s’agit de faire rire. C’est Théodore Monod qui fait découvrir ce roman anglais à son ami Vercors, à la fin des années 1980. D’après le témoignage de l’auteur des Animaux dénaturés, le célèbre biologiste « voulant [lui] en citer des passages, ne put y parvenir tant il s’étranglait de rire »18. Il est vrai que le langage utilisé par Lewis est si proche du nôtre que, face à l’anachronisme qui en résulte, tout lecteur ne peut faire autrement que s’étrangler de rire. Tout comme s’étrangla, mais pas de rire, le mari de tante Barbe :
« Tante Aglaé avait perdu son mâle du fait d’un lion, tante Amélie d’un rhinocéros velu et tante Barbe d’un boa constrictor. “Il a voulu l’avaler à tout prix, pleurnichait-elle. “Ça va te faire du mal”, je lui disais ; mais est-ce qu’il m’écoutait ? Pensez-vous : “C’est comme manger des orvets”, qu’il disait. Et moi : “Au moins coupe-le en morceaux ! Mais non, il suffisait que je lui dise une chose pour qu’il fasse le contraire. “Et lui, qu’il disait, est-ce qu’il découpe les choses qu’il mange ? Alors pourquoi pas moi, qu’il disait, ce qu’il fait je peux bien le faire aussi”. Malheur, bien sûr qu’il n’a pas pu ! Même pas la moitié. Mais quand cette tête de mule a dû convenir que j’avais raison comme d’habitude, hélas, c’était trop tard. Que cela te serve de leçon, mon garçon ! concluait-elle, car elle racontait toujours cette histoire à un enfant en train de s’étrangler par paresse de mâcher avant d’avaler. »19
18Il n’empêche : malgré le succès de son livre, Roy Lewis constitue un cas très à part en littérature et il faut chercher hors du territoire du rire les raisons à l’utilisation d’un langage proche du nôtre. On peut en citer deux. La première se veut pragmatique. Cela facilite la tâche de l’écrivain et du lecteur : plus simple à écrire, le roman est plus simple à lire. La seconde raison tient du symbole, du principe : l’homme préhistorique s’exprime comme son lecteur, car entre eux point de différence. Ce Cro-Magnon de papier parle comme nous, car il est nous. Abolissant le temps, réunifiant notre espèce, le langage sert alors de trait d’union entre le passé et le présent. Plus qu’un parti pris stylistique, placer des mots contemporains dans la bouche des préhistoriques est la manifestation d’une philosophie, celle qui enseigne qu’au-delà des différences, et cela depuis ses premiers balbutiements, l’humanité est une.
19Mais à toute règle il faut des exceptions. La plus courante est à chercher dans les salles obscures. À toutes les décennies, à l’exception de la dernière du siècle, le cinéma recourt à un langage différent du nôtre. Il est vrai que l’image lui facilite grandement la tâche : le geste, l’attitude, la mimique suppléant le mot, le spectateur peut comprendre en voyant, ce qui, bien évidemment, est impossible pour le lecteur. Ce sont deux réalisateurs, Jean-Jacques Annaud avec La guerre du feu en 1981 et Jacques Malaterre dans Ao le dernier Néandertal sorti en 2010, qui, à l’écran, poussent l’expérience le plus loin. Annaud demande à Anthony Burgess « d’inventer quelques mots qui se passent de sous-titres parce que les gestes sont suffisamment éloquents »20. Pourquoi inventer une langue ? Parce que c’est, selon le réalisateur, le seul moyen pour rendre le film crédible :
« On ne peut pas faire parler les acteurs avec un langage contemporain car, d’une part, on appuie alors sur le dialogue qui, encore aujourd’hui dans nos campagnes, est un mode d’expression minoritaire et, d’autre part, cela donne toutes les facilités au détriment du comportement, ce qui a le défaut majeur de véhiculer des pensées toutes contemporaines. En minorant le dialogue et donc en donnant la primauté au comportement et à l’action, on fait un film plus crédible que si l’on passait par l’usage de la langue. »21
20Dans le lexique donné aux acteurs du film, Annaud affirme que :
« The audience is not going to understand right away the whole dialogue : it is not what we are looking for, and it would not be appropriate for a film which must be understood through the images. »22
21Pour Annaud, le geste l’emporte sur le mot. Le préhistorique est davantage un être agissant que pensant : tel est le postulat de son film, discutable et discuté dès sa sortie.
22Trente ans plus tard, ce ne sont pas du tout les mêmes raisons qui poussent Malaterre à doter ses préhistoriques d’un véritable langage. À la question « pourquoi avoir inventé un langage précis », le réalisateur répond :
« Parce qu’aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire que nos ancêtres parlaient. J’ai écrit des dialogues en français adaptés au contexte préhistorique, avec des pensées simples et uniques. Je me suis inspiré du langage nomade, notamment mongol, qui, réduit au strict minimum, est un langage utile. [...] Faire des dialogues en français permet aux acteurs de donner du sens aux scènes qu’ils vont devoir dire. Je voulais également qu’ils aient un véritable lexique pour qu’ils puissent improviser. Le langage libère le corps. Si on n’a pas de mot, on commence à faire du mime, ce que je ne voulais pas. Le mot permet d’accéder à l’émotion. Pour créer ce “langage préhistorique”, nous [Pierre Pelot et Malaterre] nous sommes appuyés sur les similitudes existant entre les différentes langues actuelles (maman se dit ainsi presque de la même façon dans le monde entier) et les correspondances ethniques. […] Les mots que nous prêtons ainsi à nos personnages ont été inventés, mais avec une imagination rigoureuse au service de l’émotion, de la dramaturgie. »23
23Le langage est, ici, une sorte d’hommage aux Néandertaliens. Le mot l'emporte sur le geste. L’Homme des temps premiers est un être pensant à part entière. On le voit, la philosophie des deux films est radicalement contraire. À la différence d’Annaud pour qui le langage choisi est une façon de montrer ce qui nous éloigne des préhistoriques, un outil pour en faire des êtres très proches de l’animal, Malaterre leur donne la parole afin de nous convaincre du contraire, c’est-à-dire de leur proximité. Impression renforcée par le fait que, pour constituer ce lexique, le réalisateur et le romancier Pierre Pelot vont aller chercher dans les langues actuelles et « ethniques » (celles des peuples que l’on qualifiait il n’y a pas si longtemps de « primitifs »). Même la voix off, utilisée de façon systématique, a le même objectif :
« J’ai écrit et tourné le film en me disant qu’il y aurait une voix off, [...]. Le spectateur comprend le film sans elle, mais sans elle peut-être ne peut-il aller aussi loin dans l’intimité du personnage, dans la compréhension de l’histoire. Elle est là pour lui tenir la main. Avec la voix off, je voulais également qu’il comprenne que Néandertal avait une pensée élaborée, des sentiments, des émotions, une philosophie. »24
24Chez Annaud le mot animalise et sépare, chez Malaterre il humanise et réunit. En littérature, les romanciers inventant une langue sont très rares. On peut même affirmer, sans crainte d’exagérer, qu’il n’en existe qu’un. Certes, dans les années 1960, Jean-Claude Froelich s’aventure sur cette voie, mais timidement, se contentant, sur un ton très didactique, de présenter quelques mots prétendument préhistoriques :
« Briant profita des bonnes dispositions du chef de famille pour apprendre quelques mots tels que emaste, femme ; emaste tipi, petite fille ; aoura, enfant ; askor, hache ; rala, grattoir ; ralana, racloir ; etc. »25
25Cependant, dans le cours de l’aventure, les personnages finissent par parler une langue en tous points semblable à la nôtre. Le seul romancier à avoir inventé de toutes pièces une langue est Pierre Pelot pour sa série Sous le vent du monde publiée en cinq tomes dans la seconde moitié des années 1990 et au début du xxie siècle :
« Oorh interrompit le geste. Désignant Aaknah de sa main tendue et ouverte paume vers le ciel, il dit :
- Aaknah vâ ata’ata iwah. Aaknah ouô’iwa-biak’ata’ata iwah.
[…] La gorge de Aaknah, au fond de sa bouche, se serrait comme sous la douleur d’un coup porté. Un tremblement picotant montait dans sa peau, chauffait tous ses cheveux. D’une voix rauque, déchirée, il dit qu’il n’avait pas attrapé ata’ata iwah, qu’il ne l’avait pas tué. »26
26Cette langue est si différente que, pour la comprendre, il faut consulter le glossaire placé en fin de volume. Entre la recherche de l’exotisme et la facilité de compréhension, Pelot a fait son choix, appliquant à la lettre ces mots d’Antonin Artaud :
« Tout vrai langage est incompréhensible. »
27Froelich, Annaud et Malaterre partagent cet avis (voir le tableau n° 3).
Tableau n° 3 : Quelques exemples de noms communs préhistoriques dans la littérature et au cinéma.
Noms | J.-C. Froelich, Voyage au pays de la pierre ancienne, 1962, Magnard jeunesse, 1996 | J.-C. Froelich, La horde de Gor, 1967, Magnard jeunesse, 1996 | J.-J. Annaud, La guerre du feu, 1981 Lexique d’Anthony Burgess | P. Pelot, Avant la fin du ciel, Denoël, 2000 | J. Malaterre, Homo sapiens, 2004 Lexique de Pierre Pelot |
Cerf | Lama | Edroü | Uog-moraghi | ||
Eau | Our | Nyoum | Wodh | Nik | Iroah Nakitr’a |
Enfant | Aoura | U’urehwêh U’urehwêtoh | H’nan Nîn Oo-ough-te | ||
Feu | Ard | Fii | Na-kahm Pa-i-rrhe | Ohr | O’hadoour O’hr Oourh Rran-o’h |
Femme | Emaste | Gin | Urehwêtoh | Doaban X’loh | |
Fort | Makou | Mag | Ot’ênik | Nar | |
Homme | Kisonak | Ulam | Urehwêwêh | Doahan N’loh Xuah |
28Bien évidemment, la langue choisie diffère selon les auteurs : les mots du Voyage au pays de la pierre ancienne n’ont rien en commun avec ceux d’Homo sapiens, et le Naoh de Jean-Jacques Annaud s’exprime dans des termes radicalement différents de ceux de Gor. Plus encore, si la langue préhistorique varie selon les auteurs, elle change également chez un même auteur : pour des mots identiques, Froelich et Pelot proposent ainsi, à quelques années d’écart, des traductions fort différentes.
29Mais, au-delà de ces différences, il est un point commun à toutes ces œuvres. Avec de tels vocabulaires, le lecteur et le spectateur se retrouvent en terre inconnue. Le dépaysement est total : rien ne rattache ce qu’ils lisent, ni ce qu’ils écoutent, à ce qu’ils disent. On chercherait en vain des similitudes entre le français contemporain et les mots de ces préhistoriques. Sans vouloir tirer de conclusions trop générales d’un corpus aussi mince, il semblerait même que le dépaysement croisse avec les décennies. Pour étranger qu’il soit, le langage que Froelich donne à ses personnages est néanmoins d’une prononciation plus simple que celui d’Annaud et, surtout, de Pelot. Pour ce dernier, on ne peut qu’être frappé par la complexité de la traduction de mots pourtant aussi simples que ceux cités en exemple : l’utilisation très répandue de l’apostrophe, du h muet ou aspiré et de l’accent circonflexe, la multiplication des consonnes, la répétition des voyelles rendent leur prononciation et donc leur compréhension extrêmement difficiles.
30Annaud donne même pour consigne à ses acteurs :
« All the words must be said with DIFFICULTY, AWKWARNESS, and very SLOWLY. »27
31Les mots doivent sortir difficilement de la bouche des préhistoriques pour entrer difficilement dans l’oreille des spectateurs et lecteurs. Pourquoi cette recherche de la difficulté ? Pourquoi demander tant aux uns et aux autres ? Jean-Jacques Annaud apporte lui-même la réponse :
« This is very important for the direction of the film and must be kept in mind while reading the script : this indicates the effort of man to escape animality. »28
32Les mots viennent difficilement parce que la Préhistoire accouche de l’humanité difficilement. L’hominisation est un effort de l’Homme sur lui-même. Comment le représenter mieux qu’en contraignant lecteurs et spectateurs, en leur compliquant la tâche ? Ils doivent faire l’effort de comprendre afin de se faire une idée des difficultés que l’homme préhistorique dut surmonter.
33Le préhistorique parle donc, soit, mais dans une ou plusieurs langues ? Aucun scientifique ne peut le dire, cependant l’histoire biblique de la tour de Babel est dans toutes les mémoires, y compris dans celle, semble-t-il, des auteurs de fiction. Avant le châtiment divin sur les hommes de Babel, il n’existe qu’une seule langue, celle d’Adam. Puis, c’est parce qu’ils commettent le péché d’orgueil que Dieu jette la discorde entre eux : désormais, ils ne pourront plus se comprendre. À la langue originelle, pure, sacrée, succèdent des langues marquées du sceau de la faute. Il est frappant de constater que tout au long de la seconde moitié du xxe siècle, les auteurs de fiction situent la très grande majorité de leurs aventures avant cet épisode dramatique. La main de Dieu ne s’abattra donc pas sur les préhistoriques de papier. Leur langue est unique. Pourquoi ? Est-ce pour montrer qu’en ces temps, rien ne sépare les hommes, que la concorde règne ? Non, car on constate, par ailleurs, que c’est l’agressivité qui dicte les rapports des préhistoriques de fiction. Dans les romans, comme dans les films, posséder un langage unique ne protège en rien contre la guerre. Ne donner qu’une seule langue à leurs personnages, ne serait-ce pas la solution de facilité pour les auteurs qui, de cette façon, ne seraient pas contraints de déployer des trésors d’imagination afin de concevoir différents vocabulaires, grammaires, etc. ? Ne serait-ce pas également un gage de lisibilité plus aisée pour lecteurs et spectateurs ? Vraisemblablement. Un langage unique leur permettrait ainsi de suivre plus facilement les aventures qui leur sont contées, tout simplement. Il existe une troisième hypothèse, plus philosophique. S’il n’existe qu’une seule langue, c’est parce qu’il n’existe qu’un seul homme. Si les préhistoriques ne parlent que d’une seule voix, n’est-ce pas parce qu’ils ne forment qu’une seule et même humanité ? Certes une humanité percluse de violence, mais une humanité embarquée sur un même navire, destinée à un même sort. Le but de la Préhistoire de fiction serait ainsi de faire la démonstration de ce qui fait l’unité de l’espèce, au-delà des inévitables contingences.
34La question de la langue de ces Cro-Magnon de fantaisie n’est pas qu’un simple problème de création artistique. Elle est lourde de sens. Elle véhicule une image très nette de nos ancêtres, une conception très précise du printemps de l’humanité : celle d’un temps de germination. Nous sommes ce que nous fûmes. Nous étions déjà ce nous sommes.
Des noms barbares
35Quel que soit le romancier, et plus largement l’auteur de fiction, le choix du nom pour un personnage n’est jamais anodin. Il est « une des armes narratives de l’écrivain », d’après Jean-Louis Vaxelaire, et Philippe Hamon souligne :
« Le souci quasi maniaque de la plupart des romanciers pour choisir le nom ou le prénom de leurs personnages. »29
36Alors que rien ne prouve, ni même ne laisse supposer, que les hommes préhistoriques avaient des noms, les auteurs de Préhistoire n’échappent pas à ce qui semble être la règle. Reste à savoir quel est leur choix. La complexité et la modernité du langage préhistorique se retrouvent-elles dans l’onomastique ? Oui et non.
37Qu’il s’agisse de la littérature, de la bande dessinée ou du cinéma, les noms des personnages, comme ceux des tribus, ne ressemblent en rien aux noms propres en usage dans la seconde moitié du xxe siècle (voir le tableau n° 4).
Tableau n° 4 : Quelques exemples de noms de personnages et de tribus préhistoriques dans la littérature, la bande dessinée et au cinéma.
Décennies | Littérature | Bande dessinée | Cinéma | ||||||
Hommes | Femmes | Tribus | Hommes | Femmes | Tribus | Hommes | Femmes | Tribus | |
1940 | Naoh, Yug | Djêha, Ouchr | Kzamm, Oulhamr | ||||||
1950 | Akroûn, Urm | Amhao, Glâva | Gwah, Tzoh | ||||||
1960 | Deïwo, Magh | Muta, Tibirane | Guerse, Kisonak | Rahan, Tounga | Maraha | Swurg, Oak-ro | Ahot, Sakana | Khaku, Loana | Rock |
1970 | Finn, Rob-Sen | Eï-Mor, Grite | Ariès, Ou-loâ | Granook, Nyoko | Ohama, Inoo | Tholk, Uru | Bolum, Sabbala | Ajor | Bolou, Galou |
1980 | Broud, Jondalar | Ayal, Shram | Hudi, Siour | Maok, Freuk | Houkaï, Ulcha | Orka, Wronk | Faum, Norg | Ebra, Uka | Ivaka, Ulam |
1990 | Ika, Ué-ll’ô-veh | Iawaho, Outu | Boah, Xuah | ||||||
2000 | Abar, Aô, Marah, Tûd | Âki-naâ, Aweïda, Chaân, Gia | * | Faudraug Kozamh Laghou Thuriaq | Mana Vo’ Hounâ | * | Ao D’leth | Aki Evolet | * |
Afin de ne pas encombrer au-delà du raisonnable notre tableau, nous n’indiquons pas les références des œuvres dans lesquelles nous avons puisé ces exemples.
38Ce qui est la norme en matière de vocabulaire devient l’exception lorsque les auteurs abordent l’anthroponymie : si la langue qu’utilisent les préhistoriques de fiction est familière aux lecteurs et spectateurs, leurs noms doivent délibérément leur paraître étranges. Rien ne les raccroche à quelque chose de connu. Ainsi, romanciers et cinéastes organisent la coexistence, des années 1940 à nos jours, de deux effets contraires : par la langue utilisée, ils permettent l’identification avec les personnages ; avec les noms propres, ils la rendent difficile, voire impossible. Comment un Français de la seconde moitié du xxe siècle pourrait-il en effet s’identifier avec un individu se nommant Ouchr, Tholk ou Iawaho ? Le nom commun se veut un trait d’union alors que le nom propre fait barrage. Cette dichotomie linguistique est tout à fait révélatrice du socle sur lequel est construite la représentation de la Préhistoire. L’homme préhistorique est notre semblable, il parle donc comme nous. Il est différent, il ne répond pas au même état civil. Il est pareil et autre à la fois.
39Autre paradoxe : si les noms propres frappent par leur étrangeté, ils surprennent par la simplicité de leur structure. Étrange, dans cette Préhistoire fantasmatique, ne signifie pas complexe. Sur l’ensemble de notre période, pour les personnages masculins et féminins, comme pour les tribus, la majorité des patronymes sont composés de deux syllabes uniquement, et cela dans tous les médias, à l’exception des femmes dans Rahan et Tounga. Si l’alchimie aboutissant au baptême des préhistoriques de papier demeure mystérieuse, il est un fait très clair : au moment de donner un nom à son personnage, dans les années d’après-guerre comme à la fin du millénaire, c’est la recherche de la simplicité qui conduit l’auteur. Pourquoi ? Le doterait-il d’un nom simple pensant, à tort ou à raison, que son auditoire le considère comme un être simple ? Pour ne pas le dérouter, pour ne pas le décevoir, il lui apporterait ce qu’il attend. La simplicité attribuée à la pensée en ces temps premiers aurait-elle pour corollaire la simplicité des noms ? Il est troublant de constater qu’il en est de même pour les préhistoriens eux-mêmes. Si, dans le cadre du laboratoire ou de la monographie scientifique, il n’est question que de fossiles nommés Afar Locality 288, Homme du Similaum ou Sahelanthropus tchadensis, ces mêmes fossiles deviennent Lucy, Otzi ou Toumaï quand il s’agit de les présenter au public. Le passage du nom savant au nom vulgaire se fait au prix d’un indéniable appauvrissement, appauvrissement jugé indispensable pour la lisibilité de l’information. La simplicité des noms préhistoriques de fantaisie, surtout féminins, est d’autant plus frappante quand on les compare aux prénoms les plus usités en France. Si un peu plus de 52 % et 48 % des patronymes de fiction, respectivement masculins et féminins, ne possèdent que deux syllabes, ces pourcentages changent nettement quand ils concernent les Français de la seconde moitié du xxe siècle. Un rapide recensement des vingt prénoms les plus donnés depuis 194030 montre qu’à 65 % pour les hommes et 25 % pour les femmes, ils sont composés de deux syllabes. Il semblerait donc que les hommes préhistoriques sortent de l’imagination des auteurs avec des noms plus compliqués que ceux des lecteurs et spectateurs. En revanche, la situation s’inverserait quand elle s’applique aux femmes, les personnages féminins portant des noms beaucoup plus simples que les Françaises. Même dans cette onomastique de fantaisie le machisme ferait sa loi.
40Sans vouloir trop solliciter nos sources, ni couper les cheveux en quatre, ce machisme semble bien être en œuvre jusque dans les initiales choisies. Est-ce un hasard si l’on observe que sur les quinze initiales dominantes de prénoms masculins, neuf se trouvent dans le premier tiers de l’alphabet, dont le A présent dans quatre décennies ? Est-ce encore le hasard qui veut que, pour le même tiers, on ne trouve que trois initiales féminines sur les dix initiales dominantes ? Si cette constatation était isolée, si elle ne répondait à aucune autre observation, alors on se garderait de toute conclusion, ne pouvant faire la part entre le hasard et l’acte délibéré. Mais ce qu’elle met en valeur se rajoute à bien d’autres remarques du même genre. La représentation du langage à la Préhistoire apporte la démonstration de la soumission de la femme à l’homme. À l’homme préhistorique le début du classement, à la femme préhistorique la fin : même par son nom, le mâle précède encore une fois sa compagne.
41Enfin, dernière distinction entre Monsieur et Madame Cro-Magnon : la sonorité du nom (voir le tableau n° 5).
Tableau n° 5 : La sonorité dominante dans les noms des personnages préhistoriques dans la littérature, la bande dessinée et au cinéma.
Décennies | Personnages masculins | Personnages féminins | |||
Sonorité | % | Sonorité | % | ||
1940 | Littérature | - | Consonne | 75 | |
1950 | Littérature | Consonne | 57,2 | - | |
1960 | Littérature | Consonne | 60,6 | Voyelle | 52,9 |
Bande Dessinée | Consonne | 81,2 | - | ||
Cinéma | Voyelle | 60 | Voyelle | 60 | |
Total | Consonne | 62,5 | Voyelle | 55,6 | |
1970 | Littérature | Consonne | 58,7 | Voyelle | 85,7 |
Bande Dessinée | Consonne | 69,5 | Voyelle | 100 | |
Cinéma | Consonne | 100 | Voyelle | 100 | |
Total | Consonne | 73,3 | Voyelle | 94,7 | |
1980 | Littérature | Voyelle | 52,4 | Voyelle | 70 |
Bande Dessinée | Consonne | 83,3 | Voyelle | 75 | |
Cinéma | Consonne | 62,8 | Voyelle | 100 | |
Total | Consonne | 65,9 | Voyelle | 84,8 | |
1990 | Littérature | Voyelle | 55 | Voyelle | 62,5 |
Cinéma | - | Consonne | 66,7 | ||
Total | Voyelle | 54,8 | Voyelle | 60,7 | |
Total | Littérature | Consonne | 52,5 | Voyelle | 61,4 |
Bande Dessinée | Consonne | 74,2 | Voyelle | 89,5 | |
Cinéma | Consonne | 61,3 | Voyelle | 85,2 | |
Total | Consonne | 61,5 | Voyelle | 69,1 |
Exemple de lecture : dans les romans des années 1950 que nous avons recensés, une majorité de noms de personnages masculins (57,2 %) comptent plus de consonnes que de voyelles. Le tiret signifie que les deux sonorités sont à égalité
42Des années 1940 à nos jours, avec une assez remarquable constance, le sexe du personnage est très clairement indiqué par la sonorité de son nom. Cette règle ne souffre guère de dérogations. Le patronyme est déjà une description. Il ne peut, il ne doit, exister aucune ambiguïté. Incontestablement, la consonne est masculine, à la seule exception des années 1990, et la voyelle féminine. Les romanciers, comme les auteurs de Bande Dessinée et les cinéastes, choisissent tel prénom plutôt qu’un autre pour le héros ou l’héroïne, car ils ont en tête, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en soient conscients ou pas, des stéréotypes immémoriaux sur l’homme et la femme. L’homme est le chasseur, le guerrier, celui qui nourrit et protège ; il lui faut donc un nom à la hauteur de sa tâche. La consonne, dure, agressive, ferait ainsi viril. À l’inverse, la femme est la mère, l’épouse, celle qui élève, nourrit et aime ; son nom doit avoir toute la douceur qui sied à une si tendre tâche. La voyelle, plus ronde en bouche, plus douce à l’oreille, serait la marque du beau sexe. Bel exemple d’imagination conditionnée, le choix de la sonorité véhicule donc un message sexiste, octroyant à chaque moitié de l’humanité un rôle, une posture particuliers. Mais, il n’y a là rien de préhistorique, même en fiction. Encore une fois, la représentation de la Préhistoire ne fait que reprendre à son compte de vieux préjugés ancrés dans les imaginations.
Janus biologique, Janus linguistique
43Postuler l’existence d’un langage à la Préhistoire est scientifiquement fondé. La représentation de la Préhistoire ne peut donc être taxée d’anachronisme. Mais, savoir quel est ce langage est inaccessible à la science, peut-être même pour toujours. Cela n’empêche pas la fiction préhistorique, ignorant cet obstacle épistémologique, de doter ses personnages non seulement d’une langue, mais également de noms. Nonobstant la jeunesse de son espèce, le préhistorique parle, il ne babille pas. La fantaisie comble ainsi les vides de la science, mais d’une bien curieuse manière. Assurément, il est étonnant de constater que, pour toute la seconde moitié du xxe siècle, vocabulaire et onomastique s’opposent. Autant le premier est familier aux lecteurs et spectateurs, élaboré et unique, autant la seconde est étrange, simple et sexiste. Mélange de barbarie et de modernité, le langage que la fiction prête à l’homme préhistorique renvoie de lui une image double, à la limite de la schizophrénie. Il n’y a là rien d’étonnant. L’un des a priori les plus prégnants sur la Préhistoire est celui qui en fait une période pendant laquelle l’Homme s’extirpe, non sans mal, de son animalité pour atteindre à l’humanité. Mais, s’il devient humain, il n’a pas encore totalement tué l’animal qui est en lui, l’animal d’où il vient, l’animal qui lui colle toujours à la peau. Doter le préhistorique d’un langage intrinsèquement ambigu ne ferait que renforcer cette proximité épidermique. Nous sommes ce que nous disons. Janus biologique, le préhistorique se doit d’être Janus linguistique.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 J.-M. Hombert, « Introduction », p. 10 et p. 11.
2 J.-J. Hublin, « La langue des premiers hommes », p. 102.
3 L. Figuier, L’Homme primitif, p. 113. C’est nous qui soulignons.
4 A. Leroi-Gourhan, Dictionnaire de la Préhistoire, p. 628.
5 P. Semonsut, Le passé du fantasme, p. 297.
6 Et le singe devint con, 1972, Livre de poche, 1988, p 22-23.
7 W. Stoczkowski, Anthropologie naïve, anthropologie savante, p. 106.
8 E. Haraucourt, Daâh, le premier homme, p. 59.
9 A. Germain, Les origines de l’Homme ou les aventures du professeur Coppensius, p. 66-67.
10 Z. Oldenbourg, « Le roman et l’histoire », p. 140.
11 K. Pomian, « Histoire et fiction », p. 116.
12 J.-J. Hublin, « La langue des premiers hommes », p 116-117.
13 C. Coupé, « L’impossible quête de la langue mère », p. 174 et p. 186.
14 R. de Félici, « Émotions et langages dans le roman préhistorique de J.-H. Rosny Aîné », p. 253.
15 J.-C. Froelich, La horde de Gor, p. 72. C’est nous qui soulignons.
16 L. Mirman, Le silex noir, p. 4. C’est nous qui soulignons.
17 Cavanna, La déesse mère, p. 11. C’est nous qui soulignons.
18 R. Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, p. 9.
19 Ibid, p. 35.
20 Le Figaro, 7 décembre 1981.
21 Notre entretien d’avril 1998.
22 Quest for fire (working title). English-Ulam vocabulary. « Le public n’a pas à comprendre tout de suite tout le dialogue : ce n’est pas ce que nous recherchons et cela ne serait pas approprié pour un film qui doit être compris par les images » (notre traduction).
23 Notre entretien de novembre et décembre 2010.
24 Ibid.
25 J.-C. Froelich, Voyage au pays de la pierre ancienne, p. 78.
26 P. Pelot, Le nom perdu du soleil, p. 104-105.
27 Quest for fire (working title). English-Ulam vocabulary. « tous les mots doivent être dits avec DIFFICULTÉ, MALADRESSE, et très LENTEMENT ». En majuscules dans le texte. (notre traduction).
28 Ibid. « cela est très important pour la réalisation du film et doit être présent à l’esprit pendant la lecture du script : cela montre l’effort de l’homme pour sortir de l’animalité ». (notre traduction).
29 Respectivement : J.-L. Vaxelaire, Les noms propres. Une analyse lexicologique et historique, p. 667. P. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », p. 147.
30 Voir http://www.linternaute.com/femmes/prenoms/1940-2004/index.shtml
Auteur
Docteur en Histoire (Paris IV-Sorbonne)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016